Henry Gréville
Ariadne
BeQ
Henry Gréville
Ariadne
roman
La Bibliothèque électronique du Québec
Collection À tous les vents
Volume 924 : version 1.0
Ariadne
Édition de référence :
Paris, E. Plon et Cie, 1882.
La première classe était plongée dans les douceurs de l'étude, comme d'ailleurs l'institut tout entier. Le lourd soleil d'août brillait sur les toits de tôle verte et se reflétait dans les vitres des immenses fenêtres à demi fermées ; un souffle d'orage grondant au loin arrivait par bouffées, et la voix somnolente du professeur détaillait les causes de la décadence de la maison d'Autriche aux élèves à moitié endormies. Les trois premières de la classe, les plus intelligentes, spécialement favorisées du maître, griffonnaient assidûment les brouillons qui devaient leur valoir des notes brillantes aux examens de fin d'année, – ceux qui précéderaient leur sortie de l'institut, et, par conséquent, leur retour dans la famille. La dame de classe, vieille fille pédante et guindée, continuait au crochet un interminable couvre-pieds dont personne dans l'établissement n'avait vu le commencement, et, de temps à autre, son œil vigilant et soupçonneux parcourait les rangs de son troupeau juvénile.
Soudain, dans ce milieu somnolent, correct et routinier, il arriva un événement extraordinaire, dont n'avaient jamais été témoins les murailles de l'institut de demoiselles placé sous le patronage de S. A. I. madame la grande-duchesse X... Le professeur resta bouche bée, les élèves pouffèrent de rire, et la dame de la classe se leva de toute sa hauteur, surprise et indignée... pendant que les dernières vibrations d'une gamme chromatique, filée avec une douceur exquise par une belle voix de contralto, allaient s'éteindre sur les cartes murales frissonnantes d'indignation entre leurs rouleaux de bois noir.
— Ranine ! tonna la dame de classe.
La jeune fille ainsi interpellée par son nom de famille, suivant l'usage des instituts, se tint debout, la tête basse, prête à recevoir sa mercuriale.
— Venez ici, Ranine, dit la dame de classe ; – ici, – son index menaçant indiquait la chaire en bois verni où trônait d'un air ahuri le professeur encore mal revenu de sa stupéfaction, – venez ici et faites vos excuses à M. le professeur.
La délinquante s'approcha à tout petits pas, les bras pendants, la tête baissée, écrasée, pour ainsi dire, sous le poids non de sa honte, mais de son opulente chevelure blond cendré, aux reflets dorés comme les épis lors de la moisson.
— Pourquoi vous permettez-vous de chanter pendant l'heure de la leçon ? interrogea la dame de classe, sans attendre même que la coupable fût arrivée auprès d'elle.
Celle-ci fit encore deux pas, s'arrêta devant la chaire, leva timidement ses yeux gris foncé sur le professeur, et sans répondre directement :
— Je vous prie, monsieur, dit-elle d'une riche voix de contralto, je vous prie sincèrement d'agréer mes excuses. Je ne voulais pas troubler la leçon, je ne l'ai pas fait exprès.
La classe entière avait attendu la fin de cette phrase dans le recueillement de la malignité qui espère, – recueillement auquel rien ne peut se comparer. Le dernier mot provoqua une tempête de fou rire, fort heureusement contenue par la présence de la redoutable dame de classe.
— Comment ! pas exprès ! s'écria celle-ci au comble de l'indignation. Est-ce qu'il arrive de ne pas chanter exprès ? Vous vous moquez de vos supérieurs, Ranine, cela vous coûtera cher.
La jeune fille secoua légèrement ses épaules nues qu'encadrait à merveille la robe brune très décolletée, uniforme des instituts de Russie.
— Je n'y peux rien, dit-elle ; je regrette, mademoiselle et monsieur, d'avoir causé du scandale, mais ce n'est pas ma faute ; quand j'ai envie de chanter, cela me fait mal ici, – elle porta la main à son cou rond et blanc comme de la crème, – et il faut que je chante ; sans cela, j'étouffe.
Le professeur, de plus en plus ahuri, regarda la dame de classe comme pour s'assurer de la lucidité d'esprit de mademoiselle Ranine ; mais la dame de classe avait fourré héroïquement son crochet au cœur de sa pelote de coton, indice des plus grandes colères, et s'était croisé les bras par-dessus le couvre-pieds.
— C'est bien, mademoiselle, nous en reparlerons, proféra-t-elle majestueusement. Retournez à votre place.
Ariadne Ranine, en retournant à sa place, la dernière et la plus mauvaise, récolta sur son passage bon nombre de quolibets charitables.
— Je vous disais donc, mesdemoiselles, reprit le professeur en ajustant sur son nez camus un pince-nez récalcitrant, que, parmi les causes de la décadence de la maison d'Autriche, il faut mettre en première ligne...
Mais cette gamme chromatique, inopinément survenue au milieu des malheurs de la maison d'Autriche, l'avait si fort bouleversé, qu'il oublia deux causes importantes de cette fatale décadence ; il s'en aperçut, pataugea, fit une leçon déplorable et mit un zéro à mademoiselle Ranine ; – or, le zéro et « très mal », c'est absolument la même chose. La pauvre fille n'avait pourtant pas ouvert la bouche, – hormis pour chanter.
La leçon terminée, la classe tout entière s'envola dans les vastes corridors qui servent de promenoirs, et, naturellement, la gamme chromatique fut le sujet de tous les entretiens. Ariadne, pour la première fois depuis sept ans qu'elle habitait l'institut, se vit entourée et pressée de questions.
— Pourquoi as-tu chanté ? Tu voulais lui faire niche, dis ? Est-ce que tu avais parié que tu chanterais ?
— Non, répondit une grande brune aux yeux moqueurs ; c'était pour séduire le maître par les accents enchanteurs de sa voix.
Ariadne secoua négativement la tête.
— Je ne veux séduire personne, moi. Je sais très bien que je n'ai rien de séduisant, mais j'aime à chanter, cela me fait du bien, et, quand l'envie m'en prend, c'est plus fort que moi, il faut que je chante.
— Quelle poseuse ! crièrent en chœur les compagnes charitables. Tu sais que cela ne va pas passer comme cela. La Grabinof est allée faire son rapport à madame l'inspectrice ; tu peux t'attendre à être mandée chez madame la directrice ! On va peut-être te renvoyer !
— Je n'y peux rien ! répéta la jeune fille avec son indifférence stoïque. Elles me renverront si elles veulent ; je ne puis pas les obliger à me garder !
Ariadne Ranine n'était pas intéressante, du moment où il n'y avait ni révolte ni parti pris dans son fait. On lui tourna le dos, et elle se retrouva bientôt dans son délaissement habituel.
Pendant ce temps, la Grabinof, comme disaient irrévérencieusement les demoiselles de l'institut, avait été faire son petit cancan, – dans les maisons d'éducation cela s'appelle un rapport, ailleurs aussi, je crois bien. Madame l'inspectrice, après s'être bien et dûment indignée, avait pris clopin-clopant le chemin de l'appartement de madame la directrice. Elle avait les jambes enflées ; d'aucunes prétendaient que la nature se vengeait ainsi de la torture des brodequins à laquelle la bonne dame soumettait ses pieds depuis sa tendre enfance.
La grande-duchesse protectrice titulaire de l'institut de N... était représentée, fort à son détriment, par madame Batourof, veuve d'un général aide de camp de l'empereur, mort au service, des suites de ses blessures. Ces titres à la reconnaissance du souverain avaient valu à la veuve le poste éminemment enviable et envié de directrice d'un des plus beaux instituts de Russie.
Ce poste n'était pas seulement honorifique : il rapportait d'abord de fort beaux émoluments, un logement magnifique au centre de la ville, une voiture et des chevaux entretenus aux frais de l'État ; puis la nourriture, le bois, l'huile, le service obséquieux et absolument gratuit d'une valetaille nombreuse, assez payée de ce qu'elle pouvait voler pour ne pas chicaner les maigres appointements que donne le gouvernement. De plus, la directrice avait le droit de contrôle et de révision absolu et sans appel sur les comptes présentés chaque mois par l'économe de l'établissement... Honni soit qui mal y pense ! D'ailleurs, depuis vingt-sept ans qu'elle administrait l'institut, – les économes n'avaient pas la vie si dure, et il en était mort plusieurs pendant ce laps de temps, – depuis vingt-sept ans, jamais ce fonctionnaire et la directrice n'avaient eu maille à partir ensemble. La directrice, dépourvue de toute fortune personnelle, avait élevé, doté et marié trois filles ; quatre fils étaient entrés au service militaire : il faut croire qu'ils émargeaient convenablement, car chacun d'eux avait chevaux et équipages ; de nombreuses nichées d'enfants avaient trouvé à se caser convenablement. Où était le mal ?
À vrai dire, on eût pu trouver un revers à ce brillant tableau. Les demoiselles de l'institut étaient toutes de bonne famille, presque toutes placées dans l'établissement par la munificence impériale, ou tout au moins admises sur une haute recommandation, en échange d'une belle et bonne pension ; ces jeunes filles devaient avoir contracté dans le giron maternel les habitudes de friandise et de goinfrerie les plus révoltantes, car on les entendait se plaindre le plus souvent possible de la mauvaise qualité et de la piètre quantité des aliments.
On les amenait roses et potelées ; sept ou huit ans après, – car la règle de l'établissement leur interdisait le retour dans leur famille pendant les vacances, – on les rendait aux mères étonnées, maigres, émaciées, anémiques, douées d'appétits bizarres pour la craie ou les pelures de concombres.
— Ce sont les fortes études, disaient les dames de classe souriantes : ces chères enfants ont tant travaillé pour passer de brillants examens ! Elles ont outrepassé leurs forces !
En réalité, les jeunes filles n'avaient ni plus ni moins travaillé que d'autres, mais elles avaient si peu mangé à l'époque de la croissance que deux ou trois années ne suffisaient pas toujours à faire disparaître les teints de cire et les yeux cernés des jeunes « institutes ». Par contre, la Providence étendait visiblement sa main sur la famille de madame la directrice : onze petits enfants, joufflus et superbes, venaient le dimanche lui apporter leurs hommages et s'asseoir à sa table somptueusement servie.
La Grabinof et l'inspectrice trouvèrent madame la directrice dans son cabinet, à la place où depuis vingt-sept ans elle écoutait les doléances de ses subordonnées. La même placidité régnait sur son visage grassouillet, où la ruse avait creusé un cercle de fines rides alentour des yeux ; le regard avait cette invariable expression de bienveillance banale et voulue, derrière laquelle on trouvait, sans beaucoup creuser, la plus froide indifférence, le cynisme du moi le plus effroyable ; mais, parmi ceux qui avaient l'honneur de fréquenter madame la directrice, bien peu étaient capables de déchiffrer son regard, et moins encore auraient osé le faire.
— Eh bien ! ma chère, que me voulez-vous ? proféra madame Batourof de sa voix grasseyante et un peu enrouée, aussitôt qu'elle aperçut la Grabinof. Quelles nouvelles de notre première classe ?
L'essaim de dames de classe en robes bleues qui entourait le fauteuil directorial s'entrouvrit pour laisser passer la nouvelle venue et se referma sur elle.
— Un incident fâcheux a marqué cette après-midi la leçon du professeur d'histoire. Ranine s'est mise à chanter tout à coup. Vous jugez le scandale, Votre Excellence ! C'était inouï !
Un murmure d'horreur, respectueusement contenu par la présence auguste de la directrice, accueillit cette étrange nouvelle.
— Asseyez-vous donc, ma chère, fit madame Batourof en indiquant seulement alors un siège à l'inspectrice, qui souffrait le martyre sur ses pieds gonflés et serrés.
— Elle a chanté ? reprit-elle en s'adressant à la Grabinof. Et qu'est-ce qu'elle a chanté ? Des paroles inconvenantes ?
— Non, Votre Excellence ; une gamme seulement.
Les assistantes en robes bleues, toutes debout, toutes coiffées de bonnets à rubans bleus, levèrent les yeux au ciel. Le ciel ne sembla point s'en émouvoir.
— Une gamme ? répéta la directrice ; une simple gamme ?
— Chromatique, Votre Excellence, rectifia la Grabinof.
Les mains des dames de classe se levèrent presque toutes d'un commun accord vers les astres absents, puis retombèrent avec l'expression du désespoir.
— Que donne-t-elle pour raison ? demanda la directrice après avoir réfléchi un moment.
— Elle dit que ce n'est pas sa faute, et qu'une impulsion irrésistible la pousse à chanter... C'est une très mauvaise élève, Votre Excellence.
— Oui, je sais, dit l'Excellence lentement, en réfléchissant ; une fille pauvre, orpheline ; pas de famille, pas d'aptitudes... Elle est jolie, blonde ?
— Oui, Votre Excellence, blonde ; pour jolie... je ne sais pas, je ne la trouve pas jolie ; nous avons dans la première classe des demoiselles qui sont véritablement des beautés de premier ordre : Rozof, Naoumof, Orline...
— Oui, je sais, interrompit la directrice avec un sourire caustique, les représentantes de nos plus grandes familles sont des beautés parfaites ; mais parmi les demoiselles pauvres il y a aussi de jolies personnes. Il est même bon qu'il y en ait. Ranine est jolie. Une voix superbe ?
— Oui, Votre Excellence, dit obséquieusement la Grabinof, qui n'osait plus contredire.
— Elle chante à la chapelle et participe aux leçons de chant ?
— Oui, Excellence.
Madame Batourof réfléchit un moment, puis, congédiant du geste la dame de classe ébahie :
— Vous me l'enverrez après le thé, dit-elle. Je veux lui parler moi-même.
La Grabinof sortit ; si une telle expression n'était pas absolument bannie du langage bienséant, nous dirions qu'elle était totalement interloquée.
Ariadne était plongée dans la méditation, ou plutôt ne pensait à rien, en attendant l'arrêt qui ne pouvait manquer de la frapper ; les punitions ne lui faisaient pas peur ; elle avait goûté de toutes et ne s'en était pas trouvée beaucoup plus mal, à tout prendre. Quelques travaux de plus, des réprimandes, quelques récréations de moins, tout cela importait peu à son esprit paresseux. Ariadne était ce qu'on appelle une mauvaise élève ; elle n'aimait la science ni pour elle-même ni pour les avantages qu'elle confère. À voir les récompenses tomber toujours sur les têtes privilégiées des élues de la fortune et de la naissance, elle avait pris en dédain le labeur patient de ses compagnes de rang plus humble qui travaillaient pour apprendre. De tout l'institut, Ariadne était la plus pauvre et la plus obscure ; il n'est donc pas étonnant qu'elle n'eût pas beaucoup d'estime pour les avantages que procure l'instruction. Pour elle, l'instruction ne devait et ne pouvait avoir que des épines.
Elle n'aimait au monde que deux choses : la leçon de chant et les stations à la chapelle de l'institut. La leçon avait bien aussi ses mécomptes ; mais, si partiale que fût la maîtresse de chant, elle ne pouvait s'empêcher de rendre justice à la voix magnifique, au goût inné de mademoiselle Ranine. Cependant, toujours louer cette élève eût été faire tort aux autres, moins bien douées par la nature, et il fallait bien trouver quelque chose à blâmer.
— Vous êtes ridicule, Ranine ; vous chantez cela comme si vous jouiez l'opéra, dit-elle un jour à Ariadne.
Les jeunes filles étudiaient, pour quelque solennité domestique, un chant à quatre parties dont les paroles, certes, ne justifiaient pas le sentiment profond que mettait Ariadne à l'exécution de son solo.
— C'est qu'elle aspire à l'Opéra, madame, répondit une belle jeune fille qui chantait irréprochablement faux. Ranine veut être cantatrice.
— Elle fera bien, en ce cas, d'apprendre à écrire plus correctement le français, répliqua la maîtresse de chant, de sa voix la plus sèche. Allons, mesdemoiselles, recommençons, et un peu moins d'expression, Ranine, s'il vous plaît.
De ce jour, Ariadne s'efforça de chanter le plus simplement et le plus froidement possible les exercices de solfège dans lesquels elle mettait auparavant tant de chaleur et tant de passion. Elle apaisa les vocalises, diminua l'ampleur des tenues, modéra l'expression des plates et insignifiantes paroles qu'il lui était permis de chanter, en un mot se donna toute la peine imaginable pour chanter mal. Elle ne put y parvenir entièrement, mais au moins elle obtint de récolter moins de quolibets sur sa vocation dramatique.
À la chapelle, c'était autre chose. Elle aimait passionnément la chapelle. Cette petite église d'institut, aux murailles peintes d'un rose pâle extrêmement faux, aux images de saints proprement encadrées dans l'iconostase de bois très bien doré, pleine d'ouvrages en tapisserie, en broderie sur soie, en perles de verre, de toutes les niaiseries enfin que peut inventer le désœuvrement de quatre cents jeunes recluses, cette église ouvrait à Ariadne la porte d'un monde nouveau.
Le chœur liturgique de cette chapelle était formé des belles voix de l'institut ; le diacre et deux chantres veillaient à perfectionner l'exécution des versets et répons, mais leur tâche était aisée : l'admission au chœur étant une faveur accordée seulement sur une demande expresse, on était bien sûr de n'y voir que des élèves de bonne volonté. Seule, Ariadne avait été désignée d'office depuis trois ans déjà. La puissance et la sonorité de son contralto la rendaient indispensable ; elle était pour ainsi dire la base fondamentale du chœur.
Aussitôt que, debout devant la porte fermée du Saint des saints, le diacre, de sa voix profonde, entamait le premier verset de l'Ecténia (prière avant l'Offertoire), Ariadne fermait les yeux et se laissait entraîner vers un monde meilleur. Les cordes les plus graves de sa voix veloutée soutenaient le quatuor harmonique qui répétait à chaque verset : « Seigneur, ayez pitié de nous ! » Lorsqu'une de ces modulations étrangement douces qui font relever la tête aux profanes prolongeait le répons pour laisser ensuite les sons s'éteindre doucement sur une résolution mineure, triste et vague comme le son d'une harpe éolienne, la riche voix d'Ariadne prenait un accent de prière et de supplication.
Pour elle, la liturgie n'était pas un assemblage de mots canoniques, répété chaque dimanche, chaque fête, – et Dieu sait si les fêtes sont nombreuses dans le rituel gréco-russe ! Elle mettait dans ces accents de prière toutes les aspirations étouffées durant la longue semaine. Dans les hymnes qui font partie des offices, elle chantait avec âme les paroles slavonnes presque dénuées de sens ; elle y mettait la profondeur d'expression d'une martyre qui confesse sa foi ; toute la passion contenue en son être encore imparfaitement développé s'en allait par là et s'épurait en montant vers la voûte avec l'encens.
Jusqu'au printemps de cette année-là, Ariadne n'avait pas trop souffert. Toujours la dernière dans ses études, elle avait fini cependant par arriver à la première classe, celle qui précède la sortie. Encore un an, elle aurait dix-sept ans et elle serait rendue à sa famille.
Ce mot « famille » était une cruelle dérision pour mademoiselle Ranine. Son père et sa mère l'avaient laissée orpheline avant qu'elle sût se tenir sur ses petits pieds incertains. Une tante accablée d'enfants l'avait hébergée par charité ; puis l'institut lui avait ouvert ses portes, en rechignant, si l'on en croyait les visages divers, mais tous semblables d'expression, qui avaient accueilli l'entrée d'Ariadne. La tante était morte, les cousins étaient dispersés : sept années d'institut séparent du monde des vivants les filles sans famille et sans fortune, conséquemment sans amis... Ariadne sortirait dans un an, pour aller où ?
Elle ne l'avait jamais demandé à personne. Son âme fière et sauvage n'avait jamais connu la douceur des confidences. Si elle avait pleuré sur son isolement, l'oreiller qu'elle avait mis sur sa bouche pour étouffer ses pleurs avait été seul à le savoir. Elle sortirait de l'institut, on l'adresserait sans doute à quelque dame charitable, avec un peu d'argent donné par la bienfaisance du gouvernement à une élève sans ressources, – et là, elle verrait comment est fait le monde, et ce qu'elle pourrait attendre de lui.
Mais tout à coup une soif impérieuse, irrésistible, était née en elle et lui avait créé un besoin nouveau. Elle voulait chanter, elle avait besoin de chanter. Soudain, pendant les classes, pendant l'étude, à la récréation, au réfectoire, la nuit dans le silence du dortoir, elle sentait un chatouillement à la gorge, et les notes prisonnières demandaient à s'écouler à flots pressés. La contrainte horrible que s'imposait Ariadne pour retenir les vocalises, l'effort surhumain qu'elle devait faire pour clore ses lèvres entrouvertes malgré elle, devint un supplice inconnu probablement jusqu'alors à tout le monde. Elle maigrit, pâlit sous l'effort ; son caractère changea, elle devint morose. La crainte de faire esclandre un jour ou l'autre et d'attirer sur elle les foudres du cabinet directorial devint une véritable obsession.
Heureusement, l'été était venu ; la récréation dans le vaste jardin ombragé de tilleuls séculaires donna à Ariadne un peu de la liberté sans laquelle elle eût fait une maladie. Presque toujours seule, elle allait et venait à pas lents dans l'allée la plus écartée, et chantait à demi-voix tout ce qui lui passait par la fantaisie.
C'étaient des airs sans paroles, sans rythme, sans mesure. Elle laissait couler le trop-plein de son âme bien doucement, comme une colombe captive qui ose à peine roucouler ; elle murmurait les mélodies que lui inspirait son imagination d'écolière ignorante et recluse. Elle filait les sons les plus ténus, ménageait son haleine et sa voix pour porter les gammes jusqu'au haut de l'échelle vocale sans être entendue. Elle passa ainsi trois mois délicieux, pendant lesquels sa beauté s'épanouit, et son âme oppressée sembla refleurir.
Mais l'automne vint de bonne heure, comme toujours en Russie : avec le mois d'août on interdit les promenades du soir ; quand la journée était pluvieuse, on supprimait celle du matin. Les oppressions et les angoisses recommencèrent pour Ariadne et allèrent si loin qu'un jour, après plusieurs nuits orageuses et plusieurs journées de souffrance, la jeune fille ne put se contenir et causa le scandale que nous avons raconté.
La Grabinof trouva donc son élève dans un état d'indifférence qui lui inspira soudain une colère démesurée.
— Qu'est-ce que vous faites là ? dit-elle brusquement de sa voix retentissante, juste dans l'oreille d'Ariadne, de manière à blesser son tympan délicat.
La jeune fille tressaillit, regarda sa persécutrice d'un air dédaigneux et répondit :
— Je ne fais rien.
— Précisément ! N'avez-vous pas honte de rester toujours à rien faire ? Si vous aviez un peu de sentiment, vous vous occuperiez à quelque chose...
— À vous broder des pantoufles, par exemple, comme mademoiselle Samarine, ou à faire des rangées à votre couvre-pieds, comme mademoiselle Sérof. Je le voudrais, mademoiselle, mais je n'ai pas d'argent pour acheter les pantoufles, et vous ne m'aimez pas assez pour me permettre de travailler auprès de vous à ce cher couvre-pieds. Ce n'est pas ma faute si vous ne m'aimez pas et si je n'ai pas d'argent de poche.
Mademoiselle Grabinof blêmit de rage, chercha une réponse acérée et, ne la trouvant point, s'en alla pleine de fiel.
Après le thé du soir, maigre régal, au moment où les jeunes filles profitaient de leur dernière récréation, la dame de classe sortit de sa chambre, ouverte sur le corridor-promenoir.
— Ranine, cria-t-elle de sa voix la plus perçante, vous êtes mandée chez madame la directrice.
Tous les yeux malins et méchants se tournèrent vers Ariadne, qui se leva tranquillement, déposa le livre d'étude qu'elle lisait, et prit lentement le chemin du grand escalier. Les regards la suivirent.
— On va la renvoyer, murmura une voix compatissante.
— Elle n'aurait que ce qu'elle mérite, répliqua sèchement la Grabinof.
— Vilaine bête, la Grabinof, chuchota une indépendante à l'oreille d'une autre ; est-elle assez méchante aujourd'hui ! Je voudrais qu'elle eût sur le nez !
— Cela viendra peut-être, répondit l'autre. Viens-tu dans le réfectoire cette nuit ?
— Chut ! fit l'indépendante, qui s'appelait Olga.
Elle regarda autour d'elle et murmura très bas :
— Pas cette nuit, mais demain soir.
Les deux amies s'en retournèrent du côté de la dame de classe.
— Eh bien, chère mademoiselle Grabinof, dit Olga, ce couvre-pieds, il y a bien longtemps que je n'y ai fait une petite rangée ! Prêtez-moi votre crochet, chère demoiselle, allons, donnez vite.
— Pas ce soir, ma bonne amie, pas ce soir, il est trop tard ; mais demain si vous voulez, répondit mademoiselle Grabinof en roulant le précieux ouvrage.
— La vieille momie, elle prend cela pour argent comptant ! Tu sais, dit Olga à l'oreille de sa compagne, ce couvre-pieds, elle l'avait commencé pour sa noce avec le prince Miravanti-Fioravanti, cet ambassadeur italien du temps de Pierre le Grand, qu'elle devait épouser ; – mais il avait déjà trois femmes en pays étranger !
Les deux bonnes amies, riant, se poussant, se pinçant, chuchotant, allèrent rejoindre les autres à la porte du dortoir, où, par une malice ordinaire et quotidienne, sous prétexte de politesse, elles se faisaient de grandes révérences et s'empêchaient mutuellement d'entrer.
Le long des grands escaliers, des grands corridors, au travers des vastes salles, Ariadne, qui ne se pressait pourtant guère, avait fini par arriver à l'antichambre de l'appartement directorial. Un soldat de service, revêtu d'une pseudo-livrée de petite tenue, se leva devant elle et ouvrit la porte d'un salon d'attente. Là, une femme de charge, confidente de sa maîtresse, se tenait constamment, refusant ou livrant le passage. Elle fit signe d'entrer à Ariadne, restée muette sur le seuil. La jeune fille fit quelques pas, ouvrit un des battants d'une porte à demi recouverte de grands rideaux de laine, entra, fit une révérence, referma le battant sur elle, et attendit, la tête baissée, les mains pendantes le long de son corps jeune et harmonieux.
— Qui est là ? demanda la directrice.
— Ranine ! répondit la coupable.
— Approchez ! fit la directrice d'une voix moins sévère que ne s'y attendait Ariadne.
Elle obéit et arriva jusque sous la lumière d'une grande lampe couverte d'un abat-jour, qui éclairait imparfaitement la vaste pièce aux tentures lourdes et massives.
Le fond du cabinet était occupé par un grand canapé en bois sculpté, de couleur foncée, recouvert, comme tous les meubles, d'une étoffe de damas bleu moyen. Le bleu étant la couleur réglementaire des instituts, cette couleur se retrouvait partout ; là où elle était commandée, c'était l'uniforme ; là où elle ne l'était pas, c'était une galanterie, une pensée gracieuse, offerte à qui ? Au règlement, selon toute probabilité, car nul ne sait à qui cela pouvait être agréable. Donc, les rideaux énormes qui cachaient les embrasures des fenêtres, les portières qui drapaient les portes, tout était bleu, d'un bleu tolérable le jour, mais qui, le soir, devenait noir et funèbre.
Une autre lampe, ou plutôt un quinquet, de la forme la plus élégante, mais revêtue d'un réflecteur, – or, les réflecteurs vus de dos n'ont rien de particulièrement gracieux, – éclairait à merveille un superbe portrait en pied de la grande-duchesse protectrice de l'établissement, situé au-dessus du canapé où trônait toujours madame Batourof. Les mauvaises langues se demandaient en cachette si les fleurs placées sous le portrait et sans cesse renouvelées s'adressaient à la directrice fictive ou à la directrice réelle. Deux autres portraits, ceux de l'empereur et de l'impératrice, également en pied, se faisaient vis-à-vis sur les deux parois avoisinantes. Ceux-ci n'avaient pas de quinquet.
En arrivant près de la lampe, Ariadne s'aperçut que madame Batourof n'était pas seule. Enfoncée dans un grand fauteuil, les mains placidement croisées sur les genoux, une dame d'environ cinquante ans fixait sur la jeune fille un regard scrutateur, mais dépourvu de malveillance. Celui que jetaient sur elle les yeux noirs et perçants de madame Batourof était aussi plus curieux que réprobateur. Ariadne reprit intérieurement possession de son impassibilité.
— C'est vous qui avez chanté pendant la classe ? demanda la directrice.
— Oui, madame la supérieure, répondit Ariadne.
Ce titre de supérieure est acquis de droit aux directrices de ces établissements, bien que leurs fonctions soient absolument laïques.
— Quel motif vous a poussée à causer ce scandale ? demanda madame Batourof de sa voix calme et un peu enrouée.
Mademoiselle Ranine baissa la tête, elle ne pouvait répondre. Il eût fallu raconter ses angoisses, le besoin irrésistible qui la poussait à chanter... c'était trop long, – et puis à quoi bon ? Ne valait-il pas mieux se laisser punir ?
— Répondez ! fit la supérieure sans colère.
— J'ai besoin de chanter, je souffre quand je dois me taire, répondit, bien malgré elle, la délinquante sans lever la tête.
— Où souffrez-vous ?
Ariadne indiqua sa gorge.
— Et maintenant, en ce moment, souffrez-vous ?
La jeune fille inclina affirmativement la tête.
— Chantez !
Ce mot fut dit tranquillement, comme si c'eût été la chose la plus simple que de se mettre à chanter ainsi au milieu d'une réprimande officielle. Ariadne regarda le visage impassible de la directrice. Elle ne plaisantait pas ; la jeune fille voulut faire une question, mais elle ne trouva pas les mots et resta muette, les yeux grands ouverts, tout son beau visage étonné tourné vers la lumière et recevant en plein la clarté presque aveuglante du quinquet.
— Vous chantez à la chapelle ? demanda la dame qui n'avait jusque-là donné aucun signe de vie.
— Oui, madame, répondit Ariadne, mise aussitôt à l'aise par la voix douce et bienveillante de cette nouvelle interlocutrice.
— Chantez l'hymne à la Vierge.
— Je ne sais que ma partie, répondit doucement mademoiselle Ranine.
— Chantez-la, fit la directrice.
Ariadne ouvrit la bouche, et aussitôt l'appartement se remplit d'une vibration chaude et sonore. Un frisson parcourut les objets eux-mêmes ; différentes babioles de cristal placées sur des étagères, les bobèches des candélabres et les cristaux du lustre vibrèrent d'une trépidation harmonieuse aux sons de cette voix si ample, si riche, et si douce pourtant qu'elle saisissait le cœur comme dans une étreinte de chair vivante.
Ariadne chantait lentement sa partie de contralto ; ses yeux, perdus dans le vague, avaient pris une expression de fixité étrange ; on eût dit qu'elle regardait en dedans d'elle-même quelque objet mystérieux, quelque apparition solennelle, mais non mystique. Ce qu'elle voyait n'était pas du ciel.
Elle chantait presque sans mouvement des lèvres, la bouche largement ouverte pour laisser sortir les sons, la tête un peu renversée en arrière, les bras pendants, calme, immobile et comme en extase.
Quand elle eut fini l'hymne, elle se tut, baissa la tête et attendit.
Le charme de cette voix était si puissant, qu'il avait vaincu la colère ou la raillerie ; la supérieure échangea un regard avec la visiteuse, et, dans ce regard, il y avait plus que de la surprise : l'admiration y avait sa bonne part.
— Savez-vous autre chose que la liturgie ? demanda la supérieure.
— Je sais les vocalises de l'école de chant.
— Chantez très lentement une gamme mineure, dit tout à coup la dame aux cheveux gris. Très lentement, vous commencerez au la du diapason.
Ariadne ouvrit de nouveau la bouche. Est-ce la bonté qui vibrait inconsciemment dans la voix de la vieille dame, qui avait éveillé en elle une source d'émotions cachée ? Elle vocalisa la gamme demandée avec un tel accent de prière, d'invocation passionnée que, lorsque sa voix mourut sur le la aigu de l'octave, un frisson passa sur le corps des deux femmes, comme si elles avaient entendu la plainte d'un ange.
— Descendez à présent ! dit la supérieure.
La voix d'Ariadne, avec l'accent de la colère et du plus sombre désespoir, descendit encore et s'arrêta avec une vibration lente et prolongée sur le mi grave.
— C'est prodigieux ! murmura la visiteuse en se laissant retomber dans son fauteuil, d'où l'attention l'avait un instant soulevée.
— Elle a une voix très remarquable, en effet, corrigea la directrice ; mais ce n'est pas une raison pour troubler les classes. Vous avez causé un grand scandale.
— J'ai fait mes excuses à notre dame de classe et à notre professeur, répondit mademoiselle Ranine. Je vous les présente humblement, madame la supérieure.
Elle avait incliné la tête, mais avec tant de dignité, que la visiteuse en fut touchée.
— Pour l'amour de moi, dit-elle en italien à la directrice, faites-lui grâce. Cette enfant sera une grande artiste.
— Pour l'amour de vous, soit ! répondit madame Batourof en souriant.
Elle était bien aise de prendre ce prétexte pour une clémence à laquelle elle était résolue d'avance.
— Vous irez tous les jours, pendant la récréation de midi, à la salle de musique, et vous chanterez seule, proféra la supérieure de l'air dont elle eût infligé la plus terrible punition. Allez !
Ariadne, ébahie, regarda les deux femmes ; le front de la directrice indiquait la sévérité. La visiteuse avait souri et semblait heureuse de ce dénouement imprévu.
Suivant l'usage, Ariadne s'inclina et baisa la main de la supérieure, qui se laissa faire ; puis, mue par une impulsion passionnée, elle prit la main de l'autre dame et la porta à ses lèvres. Puis, enfin, revenant au sentiment des convenances, elle fit une révérence et se dirigea vers la porte. Au moment où elle allait l'atteindre, la visiteuse, qui lisait en elle probablement, lui dit :
— Chantez une vocalise !
Ariadne s'arrêta sur place et entonna sur-le-champ la plus brillante et la plus aérienne de ses vocalises de solfège. Toute sa joie y passa ; les trilles et les arpèges se succédaient pressés et joyeux comme des oiseaux qui prennent leur volée. Quand elle eut fini, sans reprendre haleine :
— Je vous remercie, madame, dit-elle.
Aussitôt la porte se referma sur elle, et elle glissa légère et rapide jusqu'au dortoir, où elle se hâta d'enfouir ses rires et ses larmes de joie dans le creux de son oreiller, son confident ordinaire.
— Je ne suis pas fâchée, disait au même moment la directrice à son amie, de vexer un peu mademoiselle Grabinof. Depuis quelque temps elle se plaint de tout le monde. Cela va lui donner sur le nez !
Ainsi se trouva réalisé le souhait de la belle rieuse brune.
L'étonnement fut grand lorsque, le lendemain, on vit mademoiselle Ranine se diriger vers la salle de musique, et plus grand encore lorsque la Grabinof, qui voulait la retenir, reçut en pleine poitrine cette réponse proférée à haute et intelligible voix :
— C'est par ordre de madame la supérieure, et, d'ailleurs, vous n'êtes pas de service aujourd'hui, mademoiselle.
Mademoiselle Grabinof faillit tomber à la renverse, mais elle se redressa pour courir aux informations. Comme, en effet, elle n'était pas de service, attendu que, dans les instituts, les dames de classe sont alternativement occupées un jour sur deux, elle eut tout le temps de chercher et d'obtenir les renseignements qu'elle désirait. Ariadne n'était pas punie, car il était impossible de considérer comme un châtiment cette heure de chant tant désirée, qui pouvait plutôt passer pour une récompense. Il fallait qu'il y eût quelque chose là-dessous ! Aussi mademoiselle Grabinof se promit-elle de dépenser toute son activité pour arriver à découvrir ce qu'il pouvait y avoir.
Au moment où les jeunes filles allaient rentrer en classe, dans le tumulte des cinq dernières minutes, un bruit insaisissable parcourut le promenoir de la première classe ; quatre ou cinq demoiselles, parmi les plus âgées et les plus belles, coururent au palier du grand escalier, qui permettait de voir jusque dans le vestibule, et se penchèrent sur la rampe.
En ce moment, deux jeunes officiers, amis d'un des fils de la directrice, ôtaient en bas leurs paletots, avant d'entrer, pour rendre leurs hommages à la vénérable dame.
Des regards se croisèrent, un vague sourire, quelques mouvements des lèvres furent échangés entre les visiteurs et les jolies curieuses.
— Bonjour, monsieur Michel, cria une voix enfantine, vous êtes adorable.
Un murmure confus de rires et de reproches enjoués couvrit la voix de l'effrontée. Le jeune homme ainsi interpellé regarda en l'air et répondit audacieusement :
— À votre service, mademoiselle !
— Une dame de classe ! Ce mot circula dans les groupes, les rieuses quittèrent l'escalier, mademoiselle Grabinof apparut trop tard, comme l'autorité elle-même, roide, busquée, pincée, son couvre-pieds sous le bras.
Au même instant, sur les marches tapissées de drap rouge de l'escalier, Ariadne apparaissait, son cahier de musique à la main, pâlie, fatiguée par l'exercice vocal immodéré qu'elle venait de prendre, mais avec ce regard heureux et comme éclairé d'une flamme intérieure qui accompagne et suit l'extase.
— Je vous y prends à faire du scandale et à parler avec les jeunes gens qui viennent voir madame la supérieure ! s'écria la Grabinof qui avait saisi un fragment de mot échappé à une imprudente ou chuchoté par une délatrice.
Ariadne la regarda d'un air si stupéfait, qui devint aussitôt si dédaigneux, que la vieille fille tressaillit de rage.
— Si jamais je puis t'attraper, toi, murmura-t-elle. Et elle alla transporter son couvre-pieds avec ses rancunes chez une autre dame de classe également libre ce jour-là, qui demeurait au troisième étage, avec les petites. C'était sa bonne amie, et elles prenaient le café ensemble chez l'une ou chez l'autre, « les jours blancs », c'est-à-dire ceux où elles n'étaient point de service.
Le premier soin de mademoiselle Grabinof fut de raconter à sa chère Annette l'injustice dont elle était victime.
— Figure-toi, ma chère, – ces dames se tutoyaient, – que madame la supérieure, non seulement n'a pas puni Ranine, mais encore lui a donné la permission de chanter pendant une heure toutes les après-midi.
— C'est affreux ! s'écria la chère Annette en ajoutant un morceau de sucre à son café. Et qu'est-ce que tu as dit ?
— Que veux-tu que j'aie dit ! Je n'ai rien dit du tout, d'autant plus que personne ne m'a rien fait savoir. C'est par cette horrible fille elle-même que j'ai appris les ordres de madame la supérieure.
— On ne t'a rien fait dire ? insista l'amie étonnée.
Mademoiselle Grabinof sentit la nécessité de faire une petite rectification.
— L'inspectrice m'a communiqué la décision de madame la supérieure. Sans cela, crois-tu que j'aurais laissé cette grande filasse aller à la salle de musique tantôt ?
La chère Annette savait de longue main qu'il ne fallait pas prendre absolument au pied de la lettre les assertions de son amie ; aussi n'insista-t-elle point sur cette légère erreur.
— Et, continua la bonne âme, figure-toi qu'en revenant de sa musique elle a eu le temps d'échanger des œillades et des compliments avec les deux Mirsky.
— Quels Mirsky ?
— Les frères Mirsky ; ils venaient faire visite à madame la supérieure.
La chère Annette garda un instant le silence, puis elle finit sa tasse de café et la reposa sur la soucoupe. Au moment où elle saisissait le manche de la cafetière pour s'en offrir une seconde, elle leva sur son amie des yeux très intelligents, bien que légèrement éraillés.
— Les Mirsky viennent toujours pendant la récréation. As-tu remarqué cela ?
La Grabinof tressaillit et regarda aussi fixement son amie que si celle-ci eût été une réduction efficace de la tête de Méduse.
— Non, fit-elle lentement, je n'avais pas remarqué ; mais c'est vrai.
— Eh bien ! ma chère, fais attention à cela et à beaucoup d'autres choses.
La dame de classe fut si frappée par le ton dont son amie avait prononcé ces paroles énigmatiques, qu'elle oublia de sucrer sa seconde tasse de café et fit la grimace en le goûtant.
— C'est très sérieux, reprit Annette piquée au jeu par cette grimace ; vous n'avez pas l'œil assez ouvert dans votre classe, et pourtant vous avez là un lot de jolies filles qui ne demandent qu'à faire des sottises.
— Ranine ? fit mademoiselle Grabinof, ramenée à son idée fixe.
Annette haussa les épaules.
— Ranine n'a pas le sou et ne connaît personne. Ce ne sont pas les filles pauvres qui font des sottises à l'institut. J'ai été aussi dame de classe de première, et j'en ai vu de toutes les couleurs. Mais je crois bien que tes demoiselles sont en train de t'en faire voir de plus belles que tout ce que j'ai jamais connu.
— Madame Banz est une oie ! dit mademoiselle Grabinof, caractérisant ainsi d'un mot le caractère querelleur et bruyant, mais superficiel, de la dame de service qui partageait avec elle l'honneur périlleux de mener à bien la première classe.
— Ce n'est pas uniquement la faute de madame Banz. Tu as bien ta petite responsabilité. Comment ! grâce à l'excellent système de nos instituts qui fait monter les dames de classe avec leurs élèves, tu as vu grandir toutes tes péronnelles, tu les connais depuis l'âge de dix ans, et tu ne sais pas reconnaître celles qui sont capables de te jouer un mauvais tour ?
— Mais, balbutia la Grabinof bouleversée de cette accusation directe, sauf Ranine qui ne vaut absolument rien, ce sont toutes des demoiselles bien élevées, aimables...
— Sais-tu ce qui va t'arriver un de ces quatre matins ? dit Annette impatientée. Non ? Eh bien ! tu perdras tes vingt-deux ans de service et tu seras mise à la retraite avec une demi-pension !
— Pourquoi, seigneur Dieu ? s'écria la malheureuse Grabinof, qui sentit ses cheveux se dresser sous son bonnet.
— Parce que tu ne veux ou ne sais rien voir, car, en vérité, je me demande si tu n'y mets pas de la bonne volonté, à voir le mal qu'il faut se donner pour t'expliquer...
— Mais que se passe-t-il donc ? cria la Grabinof folle de terreur, en agitant ses bras comme un télégraphe du bon vieux temps.
Annette regarda sa chère amie, et ce coup d'œil la convainquit de la bonne foi de la malheureuse. Alors, se penchant à son oreille, elle lui chuchota une petite phrase très courte, dont l'effet fut foudroyant. Mademoiselle Grabinof se laissa retomber sur sa chaise, aussi verte qu'un jeune concombre encore mal mûr.
— Dans ma classe, mon Dieu ! fit-elle à voix basse. Dans ma classe ? Et leurs noms ?
— Leurs noms ! Mais c'est toi qui devrais me les dire !
Mademoiselle Grabinof se tordit les mains avec un geste tragique.
— Comment as-tu appris cela ? dit-elle lorsqu'elle eut recouvré un peu – très peu – de sang-froid.
— Par ma femme de chambre (chaque dame de classe a sa femme de chambre qu'elle choisit et paye, et l'on peut s'imaginer quelle variété d'éléments haineux cette disposition introduit dans les instituts). Févronia est au mieux avec un des soldats qui sont chargés de veiller au service de propreté des réfectoires ; elle prétend même qu'il a l'intention de l'épouser. En attendant, il n'a pas de secrets pour elle, et tous deux ont fait leurs gorges chaudes. On peut dire que voilà des demoiselles bien gardées !
Mademoiselle Grabinof poussa un long soupir.
— Comment savoir leurs noms ?
— Ceux des jeunes gens ? Mais suppose que ce soient les deux frères Mirsky. C'est assez plausible.
— N'y en a-t-il que deux ?
Annette se mit à rire.
— Permets-moi de te faire observer encore une fois que tu intervertis les rôles, et que c'est toi qui devrais me renseigner. Je crois néanmoins qu'ils sont trois.
— Qui les laisse entrer ?
— Tout le monde. Avec la clef d'or, tu sais !...
Elles soupirèrent ensemble, cette fois. Jamais aucune clef, ni d'or ni d'argent, n'avait essayé d'ouvrir les grilles qui abritaient la vertu de ces pauvres déshéritées, – déshéritées vraiment, car il leur manquait même ce dernier charme de la femme : la bonté.
— Que faire ? gémit la Grabinof. Je vais aller raconter cela à madame la supérieure, car un tel opprobre...
Annette haussa les épaules d'un air de commisération.
— Ma pauvre amie, dit-elle avec douceur, ton malheur te fait perdre la tête, ou bien tu n'es pas pratique. Ce système ne t'a pas assez bien réussi avec mademoiselle Ranine pour que tu l'appliques une seconde fois ! Suppose qu'on ne veuille pas que ce soit arrivé... Que feras-tu ?
Mademoiselle Grabinof n'essaya pas de trouver ce qu'elle ferait en pareille circonstance : elle joignit ses mains osseuses et suppliantes, et les allongea au bout de ses bras velus jusque auprès du cœur de son amie.
— Conseille-moi, ma chère Annette, je m'incline devant ta sagesse supérieure à la mienne. Je ferai ce que tu me diras.
L'amie triomphante commença une série d'exhortations et de conseils qui se prolongea jusqu'à la fin des classes.
— Et maintenant, conclut Annette au moment où un grand brouhaha, s'élevant de partout à la fois, annonçait le départ des professeurs, va lever les plans de bataille.
Les deux bonnes amies s'étreignirent avec la confiance et la tendresse de deux belles âmes liguées pour une grande cause, et mademoiselle Grabinof, semblable à une biche effarée, se hâta de descendre vers l'étage inférieur.
Le dortoir de la première classe était plongé dans le calme du premier sommeil. Les lits blancs sans rideaux, drapés dans leurs housses immaculées, s'allongeaient à la file dans la haute salle éclairée aux deux extrémités par des lampes-veilleuses suspendues devant les images saintes. Les corps souples et gracieux des jeunes filles se dessinaient à peine sous les couvertures, et les têtes brunes ou blondes, recevant toutes la même clarté indécise, perdaient leur personnalité dans ce vague crépuscule.
La dame de classe dormait aussi, derrière un paravent, à l'entrée du dortoir, dans une petite chambre assez semblable à la niche de Cerbère. Ce système devait lui permettre de surveiller les entrées et les sorties ; mais vingt ans de surveillance émoussent bien des facultés !
Onze heures venaient de sonner à la grosse horloge placée au-dessus de l'escalier, et le son retentissant du timbre se prolongeait encore sous les arceaux des grands corridors voûtés ; une des jeunes dormeuses se mit sur son séant, puis posa ses pieds nus à terre, chaussa ses pantoufles, enfila sa robe de chambre, et, sans trop se préoccuper du bruit qu'elle pouvait faire, s'en alla délibérément à travers le dortoir jusqu'à la porte qui donnait sur le promenoir. C'était Olga.
À son passage, elle frappa légèrement sur l'épaule d'une de ses compagnes endormies, qui suivit son exemple et ne tarda pas à se trouver debout près d'elle ; une troisième les attendait et les joignit.
Toutes trois alors, payant d'audace, ouvrirent la porte dont les gonds bien huilés ne produisirent pas le plus léger son, et elles se trouvèrent dans le corridor.
Un léger frisson, froid ou crainte, passa sur les trois indépendantes, car elles se rapprochèrent instinctivement et se prirent par la main. La clarté diminuée des grandes lampes suspendues éclairait tristement les énormes promenoirs, le tapis de lisière extrêmement épais éteignait le bruit des pas ; cependant un léger frôlement, comme un grignotement de souris, les fit s'arrêter plus d'une fois pendant qu'elles se dirigeaient vers le grand escalier.
Il fallait descendre un étage, parcourir en sens inverse un autre promenoir et entrer dans le réfectoire situé à l'extrémité du vaste bâtiment. Tout cela fut accompli avec une précision et une assurance qui dénotaient une certaine habitude de cette promenade.
Les trois espiègles entrèrent dans le réfectoire, et là elles trouvèrent trois charmants garçons, tous les trois officiers de la garde, âgés au plus de vingt ans et disposés à rire de leur mieux du bon tour joué aux duègnes. Ils avaient couru moins de risques pour entrer que les jeunes filles pour arriver là. Une petite porte du réfectoire communiquait avec les cuisines, les cuisines avec la cour, et la cour avec une grande porte cochère donnant sur la rue. Cette porte ne fermant qu'à onze heures, et jusque-là chacun étant libre d'aller et de venir pour rendre visite au nombreux personnel d'un tel établissement, rien n'était plus simple que d'entrer. Pour sortir, quelques précautions de plus étaient nécessaires ; mais, en payant bien le soldat sans armes qui gardait la porte, que n'eût-on pas obtenu ?
Chacune des trois jeunes rôdeuses avait donc son amoureux plus ou moins bien reçu. Le réfectoire était très peu éclairé, car toute la lumière venait d'une lanterne sourde cachée sous un banc et tournée du côté de la muraille ; mais les couples amis n'avaient pas besoin d'un somptueux éclairage pour s'entendre. Ils s'assirent sur des bancs, les uns en face des autres, et la conversation commença.
On parla de bien des choses : d'abord des dames de classe, qu'on arrangea comme il convient, puis du scandale causé par cette grande sotte de Ranine.
— Tiens, c'est une idée, dit un des jeunes gens. Comment est-elle faite, cette Ranine ? Je serais curieux de la voir.
Cette curiosité saugrenue fut punie par une petite bouderie et une querelle d'amoureux. Les autres jeunes filles ayant insisté sur la nécessité d'une réconciliation, la belle offensée permit à son chevalier de baiser sa main généreuse qui daignait pardonner, et tout alla pour le mieux.
Les conversations tendaient à devenir plus intimes, les couples s'étaient rapprochés, et pourtant on continuait à causer des choses de l'institut ; de quoi ces jeunes filles eussent-elles pu parler ? Et quel sujet plus bizarre et plus curieux pouvaient-elles trouver pour alimenter la causerie ?
— C'est donc bien bon, la craie ? demandait un jeune homme avec un certain dégoût mêlé de curiosité.
— C'est excellent, quand ça croque sous la dent, vous savez ? Nous prenons toujours les morceaux qui restent après la leçon, et l'on se les partage. Nous avons bien soin de les entourer avec de belles manchettes en papier doré découpé. Les maîtres se figurent que c'est par politesse pour eux ! Pas du tout, c'est pour que leurs vilains doigts sales ne touchent pas à la craie, puisque nous voulons la manger.
— Oh ! vous ne me ferez pas croire, interrompit un autre officier, que vous n'avez pas un petit faible pour quelqu'un de vos maîtres, un joli garçon comme le professeur de chimie, par exemple...
— Lui ? repartit vivement la perverse innocente, non, pas lui, il est trop timide ; mais notre maître d'allemand ! on l'adore, celui-là : il a reçu au moins dix-huit déclarations l'hiver dernier. C'était une coqueluche ! toute la classe y a passé !
— Ah ! Et vous aussi sans doute ? repartit l'amoureux d'un ton de belle humeur.
Il reçut pour sa peine un petit soufflet, – pas trop petit, – et de ce côté-là il fallut aussi faire la paix.
— Et vous ? demanda à voix basse le troisième visiteur à son amie qui croquait à belles dents un sac entier de pralines. Inutile de dire que nos jeunes gens n'étaient pas venus les mains vides ; une grande corbeille pleine de provisions de toute espèce avait fait son apparition dès le commencement et gisait presque vide aux pieds des causeurs.
— Moi ? quoi, moi ?
— Avez-vous adoré quelque professeur de musique ?
— Non, répondit la jeune gourmande ; j'ai adoré notre diacre l'année dernière ; il était si beau avec ses longs cheveux châtains bien ondés sur ses épaules ! il ressemblait au Christ qui est sur la porte de l'iconostase, vous savez ! Et puis il avait une manière si imposante de dire à la messe : « Priez le Seigneur ! » Ça me résonnait là !
La jeune fille mit la main, non sur son cœur, mais sur ce qu'on appelle vulgairement le creux de l'estomac. C'est peut-être là que, toute sa vie, elle était appelée à ressentir les plus fortes impressions.
— Et maintenant ? continua l'amoureux, non sans un peu de jalousie.
— Maintenant, naturellement, c'est vous que j'adore !
Une semblable assertion en un pareil moment méritait bien quelques paroles de tendresse qui ne se firent pas attendre.
Cependant, ces jeunes gens dont le plus âgé n'avait pas vingt ans, avons-nous dit, ces jeunes filles que leur genre de vie livrait pieds et poings liés à la séduction, ne franchissaient pas les limites d'une gaminerie un peu forte. Ils étaient amenés là non par un amour idéal, non même par un entraînement moins pur, mais simplement par révolte contre la loi, la règle, par amour du fruit défendu, par plaisir de tromper qui de droit. C'était le triomphe de la perversité, mais de la perversité enfantine.
— Il est temps de remonter, dit Olga ; c'est l'heure où madame Banz éternue.
Il fallut expliquer comment madame Banz éternuait, – ce qui prit quelques minutes, – puis on se fît des adieux, plus légers que tendres. Les jeunes filles bâillaient sans se gêner, la politesse seule empêchait les messieurs d'en faire autant.
— Que faut-il vous apporter la prochaine fois ?
— Des harengs salés et des oignons, – beaucoup d'oignons. Et puis, douchka1, apportez-nous du champagne.
— C'est cela, du champagne et un pâté de foies gras ; nous souperons ensemble.
Sur cette noble résolution, le groupe se sépara.
En remontant à leur dortoir, les jeunes filles, fatiguées par le manque de sommeil, n'étaient pas aussi légères qu'à leur premier passage. L'une d'elles se heurta dans l'escalier, et la croix de baptême en or qu'elle portait sur sa poitrine, au bout d'une chaîne assez longue, suivant l'usage, heurta la rampe.
À ce bruit, la tête longue et menue de la Grabinof se glissa à l'étage supérieur.
Elle avait aussi passé la nuit hors de son lit, mais nul motif attrayant n'avait écarté le sommeil de ses yeux, et elle s'était endormie sur la marche de l'escalier. À la lueur de la lampe, elle reconnut les trois coupables, et un tressaillement d'horreur la secoua de la tête aux pieds.
— Les trois meilleures, se dit-elle, les trois plus jolies, les trois plus nobles et plus riches. Seigneur, où allons-nous ?
Sans attendre la réponse du Seigneur, elle alla se coucher dans son propre lit, où elle jouit d'une insomnie affreuse, fruit de ses tristes pensées. Hâtons-nous d'ajouter qu'elle ne souffrit pas autant qu'on aurait pu le craindre, soutenue par deux éléments divers : le petit à-compte sur sa nuit qu'elle avait pris sur l'escalier, et la joie qu'elle éprouverait à dévoiler à tous la stupidité de madame Banz.
Le lendemain matin, ou, pour mieux dire, le même jour, mademoiselle Grabinof reprenait son service dès l'aube ; les nuits agitées ne l'embellissaient pas, car elle avait une de ces physionomies qui ne gagnent rien aux émotions vives. Aussi, dès la première faim calmée, à l'heure du thé national, les jeunes filles s'empressèrent-elles de s'informer avec tendresse de la santé de leur chère dame de classe. Comme on peut s'y attendre, ce fut une des promeneuses nocturnes qui entama ce chapitre.
— Vous avez l'air fatigué, chère mademoiselle, lui dit Olga. Auriez-vous passé une mauvaise nuit ? Vous n'étiez cependant pas de service !
Tant d'astuce, tant d'aplomb, et tant de naïveté feinte, de candeur dans le ton de la voix ! Mademoiselle Grabinof se sentit tressaillir de colère.
— Vous êtes toute jaune ce matin, reprit une autre. Vous serait-il arrivé quelque désagrément ?
Ariadne, qui mangeait silencieusement son petit pain blanc, leva les yeux sur mademoiselle Grabinof. Elle avait bien la conscience d'avoir causé du désagrément à la dame de classe ; mais de là à l'avoir fait devenir toute jaune, il devait y avoir quelque différence ! Pour juger à quel point l'aimable demoiselle était jaune, la jeune fille se hasarda à lever les yeux. Elle rencontra un regard plein de haine concentrée qui la fit pâlir.
— Oui, proféra l'irascible Grabinof, on m'a fait du désagrément, mais il y a une justice en ce monde, en attendant l'autre.
Tous les yeux se portèrent vers Ariadne, qui sentit bouillonner en elle un sentiment de colère et de mépris pour la sottise humaine. Ce sentiment, hélas ! n'était pas nouveau pour elle, et chaque fois il revenait plus amer et plus fort. Mais elle ne pouvait que se taire et patienter ; c'est ce qu'elle fit.
La matinée se passa sans encombre. Les trois jeunes criminelles avaient l'air bien endormi ; la leçon de géographie leur parut longue, et leurs réponses ne furent pas des plus brillantes ; mais ces défaillances n'étaient pas rares, et le professeur n'en fut point offusqué.
La récréation et le dîner étant survenus par là-dessus, tout semblait devoir aller pour le mieux dans le meilleur des mondes, lorsque Ariadne, qui s'en allait à son heure de chant, heurta avec le coin de son portefeuille à musique le dossier d'une chaise sur laquelle reposait, grande ouverte, la boîte à ouvrage de mademoiselle Grabinof, au milieu du corridor. La boîte tomba avec son contenu de menue mercerie, et, pour comble de calamités, le précieux couvre-pieds s'entortilla si bien autour des pieds de la chaise, que plusieurs mailles du crochet furent défaites, et le peloton de fil s'en alla rouler à quelques pas.
— Vous l'avez fait exprès ! s'écria la Grabinof en bondissant vers son couvre-pieds qu'elle prit sur son cœur, ainsi qu'une tendre mère étreint son enfant ravi à la dent dévorante d'un animal féroce.
— Vous savez bien que non ! dit tranquillement Ariadne, qui, à genoux sur le parquet, remettait méthodiquement en ordre le contenu de la boîte.
— Un démenti ! Votre conduite mérite d'être punie, mademoiselle ! C'est trop d'insubordination ! Je vous prive pour aujourd'hui de votre heure de chant !
Ariadne, toujours à genoux, la tête baissée, avait écouté sans broncher la verte semonce de la dame de classe ; mais au dernier mot elle se releva et déposa sur la chaise la boîte fatale.
— Mon heure de chant, dit-elle d'une voix où la colère mettait des vibrations passionnées, c'est une punition infligée par madame la supérieure Elle seule peut la lever. Le moment est venu d'obéir à ses ordres, je vais à la salle de musique. Si madame la supérieure lève ma punition, vous aurez la bonté de me le faire savoir.
Et, sans plus s'inquiéter de la rage qu'elle laissait derrière elle, Ariadne s'en alla d'un pas tranquille jusqu'au bout du corridor. Lorsqu'elle eut franchi la porte et qu'elle se vit seule, elle courut jusqu'à la salle de musique, s'enferma, et, serrant dans ses bras le piano à queue près duquel elle s'était laissée glisser à genoux, elle coula des larmes amères, larmes de fierté blessée, de bons sentiments froissés, larmes de colère autant que de douleur.
— Méchante, méchante fille ! répétait-elle en sanglotant. Pourquoi tout le monde me veut-il du mal, à moi qui ne fais de mal à personne ? C'est parce que je suis pauvre !
Elle ne pleura pas longtemps : la colère l'oppressait et étouffait la douleur. Elle s'assit devant l'instrument, plaqua trois accords fermes et prolongés, puis entama l'éternel solfège... L'éternel solfège lui parut écœurant jusqu'au dégoût. Elle s'arrêta, ferma le livre et laissa tomber ses mains inertes. Voilà qu'elle n'aimait plus le chant à présent ? Parviendrait-on à la dégoûter même de la musique, sa seule consolation ?
— Il y a autre chose que le solfège, se dit Ariadne, et ses doigts encore inhabiles, errant sur les touches, retrouvèrent bientôt l'harmonie bizarre et solennelle des hymnes religieuses qu'elle chantait à la chapelle, et sa voix les accompagna.
Puis elle continua à chanter sans paroles de vagues mélodies nées de son émotion.
Elle ne savait rien de la musique profane, rien de ce qui se chantait au dehors ; aussi son inspiration, née en dehors de toutes les formes connues, avait-elle quelque chose d'étrange et d'extatique.
Elle chantait ; sa voix grave et puissante jetait des appels passionnés au ciel qui ne voulait pas d'elle, au monde qui la dédaignait ; à tout ce qu'elle aurait pu aimer et bénir ; aux maîtres qui l'avaient laissée à l'écart, lui jetant à peine les bribes de la science qu'ils distillaient avec tant de soin pour les élèves du premier banc ; à la supérieure, que les jeunes filles appelaient « maman », et qui n'avait eu de bienveillance pour elle que l'avant-veille, depuis sept années qu'Ariadne la regardait avec tendresse et vénération ; à ses compagnes où elle n'avait trouvé que moqueries cruelles ; à tout, tout, tout ce qu'on aime et qu'on implore !
Oui, Ariadne aurait aimé et vénéré tout ce qui s'aime et se vénère ; elle avait reçu à sa naissance – don plus précieux que ceux des fées – un cœur tendre, une imagination enthousiaste, une âme d'artiste, en un mot. Elle avait aimé, hélas ! tout ce qui l'entourait, et tout s'était refusé à sa tendresse. Qui pouvait avoir besoin de sa tendresse ? Chacun n'avait-il pas d'autres soins, d'autres amitiés, d'autres soucis ? Dieu seul n'avait rien refusé. Mais Dieu était loin, les amertumes de la terre étaient proches, et c'est à tout ce qu'on peut aimer sur la terre qu'Ariadne adressait son invocation ardente.
Elle chanta, chanta encore ; une émotion irrésistible la prit à la gorge et jeta un flot de pleurs dans ses yeux brûlants ; elle chanta pourtant, la voix brisée par les sanglots, et un torrent de mélodie poignante, désespérée, roula sous la voûte retentissante de la salle de musique.
Ses larmes coulaient de ses joues pâlies jusque sur le clavier, et elle chantait toujours, s'accompagnant au hasard, et ce qu'elle chanta ce jour-là fut sublime. Mais elle ne s'en souvint jamais.
À la fin, brisée, anéantie, elle laissa mourir les accords sous ses doigts, et pencha sa tête alanguie sur le pupitre. À son grand étonnement, une paix profonde, bien supérieure au calme qu'elle avait connu jusque-là, avait passé dans son âme. Elle se sentait soudain prête à tout affronter, à tout subir. D'élève, elle venait de passer maître.
Sentant vaguement qu'elle était là depuis bien longtemps, elle reprit son cahier et regagna le corridor. Ô surprise ! le corridor était vide ! Dans les classes fermées on entendait la voix des professeurs qui péroraient à cœur-joie. Stupéfaite et pleine de frayeur, Ariadne courut à l'escalier pour voir l'heure... Avant qu'elle eût atteint les degrés, l'horloge sonna lentement trois heures.
Trois heures ! c'est-à-dire que la leçon, commencée depuis une heure, devait durer encore vingt minutes. Impossible d'entrer dans la classe sous l'œil curieux et moqueur de ses compagnes, sous le regard cruel de mademoiselle Grabinof, sous l'interrogation méticuleuse du professeur pédant. Avouer qu'elle avait chanté à en perdre le sentiment de l'heure, montrer à ces gens bêtes ou méchants son visage pâli par l'extase récente ? Impossible. Mieux valait courir tous les risques. Elle s'assit sur une marche du grand escalier et attendit.
Maintes fois d'autres jeunes filles avaient dépassé le terme fixé en jouant du piano pendant les récréations ; mais celles-là avaient des amies : au dernier moment une compagne arrivait en courant, dire : On sonne ! La dame de classe elle-même réparait cet oubli et faisait prévenir la musicienne trop zélée.
Mais pour cela il fallait avoir une amie, ou tout au moins n'être pas mal avec la dame de classe... Ariadne n'avait rien à attendre de personne.
Cet oubli, que mademoiselle Grabinof eût dû prévenir, parut à la jeune fille gros de menaces terribles.
— Elle a comploté quelque chose contre moi, se dit-elle ; elle veut me faire renvoyer, c'est certain.
Le renvoi de l'institut, pour Ariadne, c'était quelque chose d'à peu près semblable à l'exposition d'un nouveau-né sous une porte cochère. Elle se trouvait également sans ressources, sans vêtements, sans asile... C'était la Néva en perspective, après deux ou trois jours consacrés à ressentir les horreurs de la faim et du froid. Ariadne n'envisageait pas et ne pouvait pas envisager d'autre terme à ses souffrances.
Au lieu de se sentir abattue, elle éprouva de nouveau ce grand calme qui était tombé sur elle dans la salle de musique, et qui l'avait quittée devant la porte de sa classe. Une illumination subite se fit en elle.
— Je chanterai ! se dit l'orpheline sans fortune. Et son cœur fut soudain plein de confiance. Elle avait un ami, un protecteur : l'art, qui venait de lui apparaître dans l'extase de son rêve éveillé.
Pendant qu'Ariadne s'oubliait dans la salle de musique, mademoiselle Grabinof n'avait pas perdu son temps. Ramassant son cher couvre-pieds, elle avait transporté dans sa chambre, qui ouvrait sur le promenoir, tous les menus objets dispersés dans l'accident, puis, parcourant le vaste corridor de son œil d'aigle, elle attendit qu'un joli groupe, surnommé les Trois Grâces, fût à portée de la voix.
Les Trois Grâces marchaient en se donnant le bras, car la règle des instituts de Russie n'interdit point ces gracieuses familiarités, si naturelles et si douces, qu'un esprit brutal proscrit cruellement dans les établissements de France. Au moment où, passant devant le cerbère, elles baissaient la voix, comme de juste, le cerbère les appela sans affectation.
— Venez ici, belles demoiselles !
Les belles demoiselles levèrent la tête avec un ensemble parfait et virent dans les yeux du cerbère qu'on ne passerait point, même en jetant un gâteau, c'est-à-dire un compliment. Elles entrèrent toutes trois dans la chambre de la dame de classe, et celle-ci referma doucement la porte sur ses prisonnières.
C'était une jolie chambre, haute de plafond. Les murs étaient couverts de portraits. Chez madame la supérieure, c'est la grande-duchesse qui avait la place d'honneur ; chez les dames de classe, c'était madame la supérieure. Admirons ici les effets de la hiérarchie. La femme de chambre de la dame de classe mettait à son tour en évidence la carte photographique de sa maîtresse. Rien de plus juste en effet.
Les chaises, le canapé, les tables étaient couverts de menus objets, fruits des heures oisives des jeunes filles, plutôt que de leur enthousiasme. La lumière entrait à flots par une énorme fenêtre cintrée ; l'appui de cette fenêtre était orné de plantes à feuillage vivace ; tout était gai et avenant dans l'antre du cerbère, et cependant les Trois Grâces sentirent un petit frisson leur passer dans le dos lorsque la porte se referma si doucement sur elles. Mademoiselle Grabinof fermait rarement sa porte quand elle était de service, et celles qui avaient joui de l'honneur du tête-à-tête ne se montraient pas pressées de raconter l'entrevue.
La dame de classe revint auprès de ses chères élèves et les regarda tranquillement, puis dit d'une voix douce :
— J'ai passé la nuit sur le grand escalier.
Deux des coupables rougirent soudain de la tête aux pieds. Leurs bras et leurs épaules, mal couverts par la pèlerine de percale, devinrent d'une couleur à faire envie aux fraises des bois. La troisième, la plus résolue, – c'était Olga, naturellement, – regarda mademoiselle Grabinof d'un air étonné et lui dit avec assurance :
— Quelle drôle d'idée avez-vous eue de passer la nuit sur l'escalier ?
Intérieurement, la vieille fille ne put s'empêcher d'admirer le sang-froid de son élève, et s'avoua à elle-même qu'elle n'en aurait pas eu autant à sa place ; mais l'occasion n'était pas favorable pour lui faire des compliments.
— Je vous ai vue sortir, ma chère, dit-elle, et je vous ai vue rentrer.
— Où allions-nous ? demanda la jeune indomptée.
— Au grand réfectoire, où trois messieurs vous attendaient.
— Chère demoiselle, dit la coupable du ton le plus persuasif, vous avez fait un mauvais rêve et vous aurez pris froid, bien certainement ; c'est pour cela que vous vous figurez avoir passé la nuit sur l'escalier.
Mademoiselle Grabinof secoua la tête négativement sans se départir de son calme.
— Non, ma chère ; je n'ai rien rêvé, et je m'en vais de ce pas prévenir madame la supérieure. D'ici là, vous resterez dans ma chambre, dont je mettrai la clef dans ma poche, et l'on vous empêchera de prévenir vos complices, de sorte que nous prendrons ces messieurs lors de leur prochaine visite.
La jeune fille avait pâli au nom de la supérieure, mais son orgueil indomptable lui fit prendre le dessus. Elle descendait d'une race illustre ; sûre de son nom, de son titre et de sa fortune, elle ne craignait pas grand-chose en ce monde.
— Et vous, chère mademoiselle Grabinof, vous tomberez dans la disgrâce de madame la supérieure pour n'avoir pas eu plus tôt l'idée de passer la nuit sur l'escalier.
À cette réplique malsonnante, la dame de classe perdit le calme qu'elle s'était fabriqué de pièces et de morceaux, et son emportement naturel reprit le dessus.
— Malheureuses que vous êtes ! s'écria-t-elle, vous me bravez ici même ! Je puis vous faire chasser honteusement de cet établissement, asile des vertus, que vous déshonorez par vos intrigues scandaleuses...
La jeune fille redressa fièrement la tête.
— Nous ne déshonorons rien, dit-elle avec hauteur. Une espièglerie sans conséquence n'est pas un déshonneur, même pour l'établissement qu'honorent vos vertus, mademoiselle. Vous ne pouvez pas supposer qu'une descendante des Rurik ait pu déshonorer quoi que ce soit, surtout elle-même.
Ce n'était plus la duplicité maligne de son langage ordinaire, c'était une insolence de haut parage, qui sentait sa véracité d'une lieue. En se voyant si bien soutenues, les deux compagnes, plus timides, reprirent courage et firent bonne contenance.
— Espièglerie si vous voulez, repartit la dame de classe qui sentit le besoin de céder un peu ; toujours est-il que de semblables espiègleries ternissent la réputation des jeunes demoiselles. Vous ne vous seriez pas permis de pareilles espiègleries dans vos familles...
— Dans nos familles on nous laisserait libres de voir les jeunes gens et de causer avec eux ; ici l'on s'ennuie à périr, rétorqua la jeune fille.
— Vous êtes à l'institut, répliqua la Grabinof impatientée, et, pendant que vous y êtes, vous êtes tenue d'en observer les règlements. Je vais porter plainte à madame la supérieure, de votre conduite d'abord, et de votre insolence ensuite.
— Et moi, fit la révoltée en frappant du pied, si l'on veut me renvoyer, j'adresserai une supplique à l'empereur, qui est mon parrain, et je lui dirai que notre seul but, en recevant ces messieurs, était d'obtenir un peu de nourriture qu'ils nous apportaient en cachette, parce que nos portions, que la bonté impériale a faites amples et généreuses, sont réduites à rien par le grappillage de nos supérieurs ! C'est pour manger, mademoiselle, que nous allions au réfectoire, conclut la jeune fille en regardant la Grabinof dans le blanc des yeux. C'est pour manger ! Oui. Voyons, dis, toi, fit-elle, en s'adressant à la plus gourmande des trois, est-ce que ce n'était pas pour manger ?
— Oh ! si, soupira le pauvre estomac mal content.
— Voilà, mademoiselle, faites ce qu'il vous plaira. Cependant, j'avoue que notre imprudence pourrait nous causer des ennuis, et à vous aussi, chère mademoiselle. Je crois qu'il vaudrait mieux vous abstenir de scandale. Nous sommes assez punies par votre réprimande et par le mal que nous vous avons causé ; veuillez, chère mademoiselle, laisser dormir cette affaire, et comptez que nous vous serons pour toujours soumises et... reconnaissantes.
Ce mot fut souligné, juste assez pour porter, assez peu pour paraître naturellement amené. La paix ne fut pas longue à conclure. Les coupables écoutèrent une interminable mercuriale que mademoiselle Grabinof prolongea tant qu'elle put trouver dans sa mémoire des expressions appropriées à la circonstance. Il fut convenu qu'on ne retournerait plus au réfectoire la nuit ; que les jeunes gens apprendraient, par celui qui les laissait entrer, qu'il fallait renoncer à leurs expéditions secrètes, et que désormais les Trois Grâces soutiendraient envers et contre tous l'excellente dame de classe qui voulait bien leur épargner la honte d'un scandale public orné de toutes ses conséquences. Cette dernière clause fut présentée en termes moins précis, mais elle n'en fut pas moins bien établie entre les parties contractantes.
— Et maintenant, conclut la Grabinof, vous allez me dire le nom de ces messieurs...
Un haussement d'épaules, qui signifiait le plus clairement du monde un : Allons donc ! des moins respectueux, fut la réponse de la belle insoumise.
— ... Et le nom du soldat qui les laisse entrer ? insista la vieille fille.
Elle obtint la même réponse muette et éloquente. Mademoiselle Grabinof éprouva une forte tentation d'aller trouver la supérieure ; mais son orgueilleuse élève produisit aussitôt un revirement dans cette âme moins fortement trempée que celles des Romains d'autrefois.
— Vous ne voudriez pas, mademoiselle Grabinof, exiger de nous une délation qui serait une lâcheté ! Ce n'est pas vous qui pourriez nous demander cela. Cette question était une épreuve, je le vois bien, malgré votre air sévère, et vous êtes fière que nous ayons résisté... Acceptez ce petit rien comme l'hommage d'une élève respectueuse qui sent ce qu'elle vous doit, et aussi comme un gage des bons sentiments que vos paroles ont fait naître dans son cœur.
La cloche sonnait, la noble délinquante serra vigoureusement dans ses bras la Grabinof stupéfaite, lui passa au poignet un cercle d'or qu'elle venait de détacher de son bras, et, dans sa précipitation, ne manqua point de pincer dans le fermoir un peu de la peau sèche et flasque de la dame de classe. Un petit cri de douleur, un autre petit cri d'effroi, des excuses, des baisers, quelques promesses, et, avec une précipitation fiévreuse, toutes les demoiselles s'élancèrent dans le promenoir, où le professeur, chauve et majestueux, apparaissait déjà, prêt à franchir le seuil de la classe.
— Ranine, où est Ranine ? Elle a oublié l'heure, crièrent quelques voix compatissantes.
La Grabinof jeta un coup d'œil autour d'elle, s'aperçut qu'Ariadne manquait, et resta un quart de seconde la main sur la poignée de la porte. Fallait-il l'envoyer chercher ? Son regard indécis tomba sur le bracelet d'or, symbole de fidélité et de vasselage. On ne sait quelle pensée diabolique traversa le cerveau de la vieille fille, mais elle poussa la porte et alla s'asseoir tranquillement à sa place, avec l'inévitable couvre-pieds qui gagna très vite quelques rangées de plus.
Pendant que le professeur faisait au tableau une démonstration compliquée, la plus jeune des Grâces dit à l'oreille d'Olga :
— Est-ce que tu vas leur faire dire de ne pas venir ?
— Mon Dieu, que tu es bête ! fut toute la réponse qu'elle put obtenir.
— Adieu le champagne ! soupira la seconde, qui aimait les douceurs.
— Pourquoi donc ? répondit fièrement l'aînée : nous irons demain soir. Madame Banz dort comme une marmotte ; et elle ronfle, encore !
— Je n'irai pas ! murmura la faible jeune fille.
— Sotte ! répondit son aînée. J'irai, moi !
Le professeur l'ayant appelée au tableau, la belle insoumise fut forcée d'en rester là et d'aller prendre des mains du maître la craie emmaillotée de papier doré. Mais son explication du problème ne fut pas brillante, on peut le croire.
La soirée du lendemain fut fertile en événements : depuis bien des années, sauf les visites de l'empereur et de l'impératrice, l'institut n'avait pas été témoin de tant de choses extraordinaires.
D'abord, Ariadne fut mandée chez la supérieure, pour avoir manqué sans excuse valable à la classe de mathématiques. Cette fois, l'insoumission était flagrante ; on ne peut pas s'attarder au point de venir plus d'une heure en retard ! Et la Grabinof, en faisant son rapport, avait eu soin d'appuyer sur la déclaration d'Ariadne elle-même, qui avait avoué n'être revenue qu'à trois heures.
La jeune fille trouva chez la supérieure la même dame en cheveux gris qui avait été témoin de sa première réprimande.
Madame Sékourof était la voisine plus que l'amie de la directrice ; mais une longue habitude l'amenait là dans la soirée plutôt par ennui de son foyer solitaire que par sympathie bien vive pour la vieille supérieure.
De son côté, madame Batourof éprouvait une estime très sincère et presque respectueuse pour son amie qui, sans grande fortune, trouvait le moyen de faire beaucoup de bien ; elle avait une foi illimitée dans son jugement et prenait toujours ses conseils dans les occasions difficiles. Elle les suivait rarement, devons-nous ajouter ; mais elle le disait elle-même avec un soupir :
— La théorie de la vie et la pratique font deux, ma chère !
À son entrée, Ariadne rencontra le regard clairvoyant de ces yeux bons et intelligents, et se sentit soudain fortifiée. De son côté, la vieille dame devina aussitôt que, si la jeune fille comparaissait pour la seconde fois en si peu de temps devant son juge, ce n'était pour aucune faute vraiment répréhensible. Le regard honnête d'Ariadne ne bravait pas la censure et ne payait pas d'audace ; mais il était de ceux qui ne se baissent pas sous l'outrage immérité.
— C'est encore vous, mademoiselle ? proféra la supérieure avec sévérité. Vous êtes donc incorrigible ?
— Je me suis oubliée, madame, répondit Ariadne, je vous fais mes excuses. Personne n'est venu me chercher, et je n'ai pas de montre.
— Vous chantiez donc bien haut que vous n'avez pas entendu sonner l'heure de la classe ?
— Je n'ai pas entendu.
Au souvenir de son extase, les yeux d'Ariadne avaient repris cette fixité qui la rendait si étrange. Il lui semblait entendre encore les sons de cette musique céleste, née d'elle-même, qui l'avait emportée au-delà du réel.
— Eh bien ! mademoiselle, puisque vous oubliez l'heure, vous n'irez plus chanter : nous trouverons une autre punition pour vous. Allez !
Ariadne s'inclina en silence et se dirigea vers la porte. À mi-chemin, une impulsion irrésistible lui fit tourner la tête vers madame Sékourof ; celle-ci, qui la suivait de l'œil avec un air attristé, lui fit un petit signe amical. Ariadne, on ne sait pourquoi, se sentit le cœur moins oppressé et retourna d'un pas moins tardif à l'éternel promenoir où la Grabinof triomphante l'attendait à la façon de l'araignée qui attend une mouche.
Quand les deux dames furent seules, madame Sékourof garda pendant un moment le silence.
— C'est une fille bien extraordinaire, dit-elle très doucement afin de ne pas rompre le fil des pensées de sa voisine, si par hasard celle-ci pensait à autre chose.
— Oui, répondit la directrice avec une promptitude qui prouva qu'elle avait suivi un cours d'idées analogue. Seulement, elle a une chose contre elle : sa pauvreté. Chez une fille de grande maison, cette originalité serait un grand charme ; chez une fille sans fortune, c'est un tort grave.
— N'a-t-elle absolument rien ?
— Rien.
— Mais où ira-t-elle en sortant d'ici ?
La supérieure fit un geste vague qui signifiait : n'importe où.
— Je suis sûre, insista madame Sékourof, que, si on lui donnait un bon maître, elle ferait une artiste de premier ordre ; elle a une voix extraordinaire, et avec cela une chaleur concentrée qui la rendraient, je crois, très propice à la scène.
— Vous voilà bien avec votre marotte de théâtre ! Vous vendriez vos dernières robes pour un opéra nouveau ! dit en souriant la directrice.
— Pas absolument. Mais cette jeune fille m'étonne. Est-elle d'un caractère difficile ?
— Jusqu'ici l'on ne s'était jamais plaint d'elle. Mais vous savez, cette dernière classe nous donne parfois bien du tourment... C'est l'âge des révoltes et autres choses...
La supérieure se tut et réprima un soupir.
Depuis quelques jours, avant même l'entretien de la Grabinof avec sa chère Annette, des rumeurs insaisissables étaient venues se concentrer dans cette espèce de cornet acoustique qu'on appelait le cabinet directorial. On avait reparlé d'une vieille histoire, désormais oubliée, qui avait failli coûter à la supérieure sa place et ses ressources ; l'histoire était vieille de vingt ans au moins. Pourquoi l'avait-on tirée de l'oubli ?
Et puis, voilà que de sottes femmes de chambre s'étaient mises aussi à parler d'ombres qui se promenaient dans les salles de service. On prétendait que le portier était toujours ivre depuis quelque temps ; tout cela en soi était peu de chose, et pourtant la directrice, qui connaissait toutes les épines de son métier, n'avait pas l'âme tranquille.
— Ranine est exaltée, reprit-elle, car il importait de ne pas laisser lire dans son âme, même à une ancienne et fidèle amie, même à la plus discrète des femmes ; ces filles exaltées finissent mal pour la plupart.
— Oui, quand on ne leur donne pas les moyens de tourner leur exaltation vers les sommets de l'idéal. La Malibran aussi était exaltée, et toutes celles qui se sont fait un nom dans les arts.
— Voyons, ma bonne, on ne peut pourtant pas fonder des bourses au Conservatoire pour toutes les filles qui se prennent d'idée de chanter !
— Pour toutes, non ; mais cela existe pour quelques-unes. Heureuses celles qui les obtiennent ! Voudriez-vous me laisser causer avec cette jeune fille ?
— Volontiers ! Mais attendez quelques jours si vous avez l'intention de la gâter. Je ne voudrais pas que ce fût immédiatement après mes réprimandes.
— C'est trop juste, répondit madame Sékourof. Je vous en reparlerai dans quelque temps.
La conversation effleura quelques sujets, mais sans se fixer. Chacune des deux dames avait l'esprit ailleurs, et elles se séparèrent bientôt. Madame Sékourof emporta dans sa bonne âme libérale et enthousiaste la pensée de faire une artiste d'Ariadne, et la directrice s'enferma dans les souvenirs de cette vieille histoire qu'on lui avait rappelée si mal à propos les jours derniers. C'était dans le réfectoire qu'on avait surpris les coupables... Ce réfectoire n'était vraiment pas gardé ! Mais qui pouvait s'imaginer que le démon de la perversité pousserait une jeune fille à sortir du dortoir, à tromper la surveillance d'une dame de classe et à traverser cet énorme bâtiment ?... Il fallait que le génie du mal fût bien fort. Cependant les faits étaient là ! Il avait fallu renvoyer la jeune fille.
Onze heures sonnèrent ; la directrice, mue par une inquiétude secrète, se leva péniblement de sa bergère. Elle avait soixante-six ans révolus, et ses jambes engourdies par sa vie sédentaire n'aimaient pas les longues promenades. Elle sortit cependant de son salon et trouva dans sa salle d'attente sa fidèle femme de charge, aussi rigide, aussi refrognée que jamais.
— Vous, madame ! s'écria-t-elle, vous n'avez pas sonné pourtant ?
— Non, viens avec moi, Groucha, prends une lampe : nous allons faire une ronde.
Groucha, effrayée, regarda sa maîtresse. Une ronde ! voilà quinze ans qu'on n'en faisait plus ! Dans les années qui avaient suivi le fâcheux événement récemment tiré de l'oubli, la supérieure avait prodigué les rondes et les inspections ; mais, depuis, la surveillance s'était ralentie : la sécurité est un bien bon oreiller ; et deux ou trois ans s'étaient écoulés sans que l'idée de faire une ronde eût seulement effleuré la pensée de la directrice.
— Oui, Groucha, je dis bien : une ronde. Allons !
Groucha, revenue au sentiment de ses devoirs, prit une lampe d'une main, offrit l'autre bras comme appui à sa maîtresse, après lui avoir jeté un châle sur les épaules, et les deux femmes entrèrent dans le grand vestibule.
Tout était calme. Les lampes brûlaient paisiblement ; les marches du grand escalier, tapissées de drap écarlate, s'enfonçaient dans une demi-obscurité, mais sans mystère ; la grande horloge battait la fuite du temps à coups égaux, et les soldats de service, – car les instituts sont desservis et gardés par des soldats en congé illimité, – les soldats ronflaient, tranquillement couchés sur les bancs de bois qui garnissaient le péristyle. Le suisse, solennel le jour avec son uniforme écarlate galonné d'aigles noirs et blancs sur fond jaune, dormait dans sa chambre, voisine du grand tambour qui garantit la porte d'entrée. Nul ne veillait sur l'institut ; mais n'était-il pas capable de se garder tout seul ? Les bonnes serrures, les portes de chêne et les épaisses murailles ne constituaient-elles pas une défense suffisante ?
— Voilà comment nous sommes gardées ! soupira la supérieure. Allons, Groucha, par ici.
Au lieu de se diriger vers les dortoirs, comme elle s'y attendait, la suivante vit avec étonnement sa maîtresse prendre le chemin du réfectoire. Se rappelant qu'en effet c'était là que, vingt ans auparavant, on avait appris la vérité, elle reconnut en son for intérieur le bon sens de sa maîtresse. Groucha croyait bien qu'il y avait quelque chose, et, comme elle détestait également toutes les dames de classe, elle n'était pas fâchée de prévoir quelques désagréments pour au moins l'une d'entre elles.
Elles avançaient lentement ; la supérieure s'arrêtait devant chaque porte ouvrant sur le vaste corridor et constatait d'un coup d'œil qu'aucun filet de lumière ne passait à travers les joints. L'appartement de l'inspectrice était ouvert, suivant le règlement, mais tout le monde y dormait du meilleur sommeil.
Enfin les deux femmes s'arrêtèrent devant le réfectoire ; la supérieure prêta l'oreille avec une sorte de crainte superstitieuse. Allait-elle ou non entendre des voix comme alors ? Non, rien. Plus rassurée, elle ouvrit la porte, et, dans la pénombre, elle vit devant elles trois belles têtes intelligentes et effarées, trois jeunes officiers qui se levèrent brusquement à son apparition et restèrent cloués à leur place.
Le silence le plus effrayant régna un moment. Le visage de la vieille femme avait pris une expression d'indignation et de fureur qui la rendait terrible.
— Vous ici, messieurs ! dit-elle enfin en foudroyant les Mirsky de son regard. Vous, que j'accueillais avec confiance, à qui j'offrais le pain et le sel ! Vous ! des voleurs d'honneur, qui vous introduisez la nuit dans cet asile pour débaucher les enfants que Dieu et le Tsar m'ont confiées ! Vous ! Ah ! messieurs !
En ce moment, elle ne jouait pas un rôle ; tout sentiment mesquin était loin de son cœur. Elle se détourna avec un geste de dégoût si auguste et si grand, que les jeunes gens ne purent que baisser la tête et murmurer :
— Pardon !
Les yeux de la vieille dame tombèrent sur le panier de victuailles, d'où sortaient les goulots des bouteilles de champagne promises, et elle haussa les épaules avec un geste de mépris.
— Certes, reprit-elle, mes filles sont coupables, bien coupables, et je ne chercherai point à les excuser ; mais ce n'est pas elles qui sont entrées nuitamment chez vous, trompant la surveillance et corrompant les gardiens ! Qu'espériez-vous, messieurs ? Êtes-vous venus au moins dans le but de consacrer par le mariage des promesses obtenues ? Mais elles, ces enfants, savent-elles seulement ce que vous êtes ? Leurs positions, leurs fortunes sont-elles en rapport avec les vôtres ?
— Nous ne sommes point guidés par l'intérêt, ma tante, dit le troisième officier qui s'était tenu jusque-là dans l'ombre, et, d'ailleurs, seul, je venais pour une jeune fille ; mes camarades ne faisaient que m'accompagner.
— Vous, mon neveu ! Ah ! c'en est trop, fit la tante indignée. Quel est le nom de celle que vous attiriez ici ?
— Je ne puis vous le dire, ma tante. Vous le saurez sans doute facilement, mais ce n'est pas ma bouche qui doit le proférer.
Madame Batourof resta silencieuse un moment, puis prit rapidement son parti.
— Venez,, messieurs, il ne faut pas que le règlement soit violé plus longtemps. C'est moi qui vais vous faire ouvrir la porte, car on ne doit pas croire ici que la supérieure peut être trompée. Elle ouvre et ferme les yeux quand il lui plaît.
Se dirigeant aussitôt vers la porte qui reliait le réfectoire aux communs, elle appela d'une voix forte :
— Quelqu'un !
Le soldat de garde se présenta aussitôt, défait, blême et tremblant.
— Reconduis ces messieurs, dit la supérieure, et viens me parler demain matin. Messieurs, vous voudrez bien rester au régiment comme si vous gardiez les arrêts, jusqu'au moment où je vous ferai savoir ce que j'aurai décidé.
Les trois officiers s'inclinèrent profondément devant madame Batourof, qui leur répondit par un bref signe de tête, puis ils sortirent, et elle resta seule avec Groucha au milieu de la salle.
— Dieu m'a épargnée pour cette fois, dit-elle en faisant le signe de la croix ; au moins n'ai-je pas vue mes filles dans leur honte. Groucha, il faut que je sache leurs noms demain matin. Informe-toi !
La supérieure, soutenue par sa servante, parcourut encore une fois les corridors, gravit l'escalier et se livra à des investigations prudentes dans les dortoirs. Tout était dans un ordre parfait. Une odeur d'éther assez prononcée régnait aux abords de la chambre de mademoiselle Grabinof, mais les dames de classe sont souvent nerveuses, et cette odeur n'avait rien d'insolite à l'institut. La supérieure passa outre et rentra chez elle, l'esprit chagrin.
Mademoiselle Grabinof n'avait pas eu besoin d'éther pour elle-même cependant, bien que ses nerfs eussent été soumis à une assez forte alerte. Elle était certainement pleine de confiance dans la bonne foi de ses élèves, et leur promesse de ne point s'échapper la nuit du dortoir la rassurait pleinement ; aussi nul ne pourrait expliquer pourquoi, au lieu de se coucher tranquillement comme tout le monde, puisqu'elle n'était pas de service ce jour-là, elle se mit en embuscade derrière la porte de sa chambre qui donnait en face du dortoir.
Elle se reprochait cette veille, car elle était très lasse des deux mauvaises nuits précédentes, et cependant un intérêt secret la retenait : elle avait presque la certitude de voir quelque chose cette nuit-là.
En effet, peu après onze heures, elle entendit ouvrir doucement la porte, bien doucement la porte du dortoir, et Olga, l'aînée des Grâces, apparut, un peu inquiète, sa jolie tête tendue, l'oreille aux aguets, pour s'assurer de l'impunité... Elle n'avait pas fait trois pas, que mademoiselle Grabinof se plaça devant elle, muette et menaçante, comme l'ange qui gardait le Paradis terrestre. La jeune fille tressaillit, mais avec une présence d'esprit extraordinaire :
— Chère mademoiselle, vous n'êtes pas couchée ? Tant mieux, je venais vous demander des gouttes. J'ai un accès d'étranglement nerveux, je souffre horriblement. Donnez-moi des gouttes, je vous en prie !
Elle se frottait le cou avec tant de grâce, avec un geste si naturel, que mademoiselle Grabinof, bien persuadée au fond que tout cela n'était qu'un affreux mensonge, ne put faire autrement que de l'emmener dans sa chambre et de lui préparer un verre d'eau sucrée.
— Pourquoi ne vous êtes-vous pas adressée à madame Banz ? demanda la dame de classe soupçonneuse, tout en faisant fondre le sucre avec une petite cuiller. C'est votre dame de service, et votre devoir était de la réveiller au lieu de sortir du dortoir.
— Chère petite mademoiselle, repartit la friponne, est-ce que madame Banz a un cœur ? Elle a une écrevisse cuite à la place, bien sûr ! D'abord, elle ronfle si fort qu'il n'y a point moyen de la réveiller, elle prend tout ce qu'on lui dit pour ses propres ronflements ; et puis, elle n'a ni bonté, ni complaisance ! Ce n'est pas comme vous, ma chérie ! Et puis encore, vous savez bien que nous sommes liées d'amitié à présent. Je ne veux plus rien devoir qu'à vous.
Madame Grabinof lui présenta un verre avec quelques gouttes d'éther et la reconduisit jusqu'à son lit, la prévenant que, si elle se sentait encore malade, elle n'avait qu'à venir la trouver, attendu qu'elle laisserait sa porte ouverte toute la nuit et serait sur pied au moindre bruit. Cet avertissement charitable fut le meilleur de tous les calmants pour mademoiselle Olga, car, à peine seule au milieu du dortoir endormi, elle se mit à rire en pensant à la sotte figure que devaient faire les trois jeunes gens en bas. Ses deux compagnes furent bientôt auprès de son lit pour obtenir des détails de son escapade ; elle leur raconta sa déconvenue.
— De sorte qu'il n'y a rien à manger, soupira l'estomac sensible ; tu avais promis de nous apporter quelque chose !
— Si tu veux que j'aille te chercher des gouttes calmantes, répondit Olga, il y en a encore dans le flacon de mademoiselle Grabinof !
Dix minutes après, tout le monde dormait dans le dortoir, excepté Ariadne, qui réfléchissait à son triste avenir. Ces petites scènes nocturnes ne la troublaient pas ; il y avait bien longtemps qu'elle avait pris l'habitude d'être le témoin impassible et muet.
Le lendemain matin, en s'éveillant, l'institut tout entier apprit qu'on avait trouvé « du monde » au réfectoire, la nuit.
Le panier de gourmandises était resté à l'abandon, et le premier qui l'avait trouvé se l'était approprié, non sans se demander d'où il venait. Le soldat de service, sûr d'être renvoyé et puni par-dessus le marché, avait réclamé au moins quelque petite consolation sous forme de victuailles, et l'avait obtenue. Aussi, quand la directrice se souvint de cette pièce de conviction et l'envoya demander, il se trouva qu'il n'était jamais entré de panier semblable dans l'institut ; au moins, personne ne l'avait vu.
Qui parla le premier de cette aventure ? Comment le bruit courut-il de couloir en couloir ? Nul ne saurait le dire, mais, à sept heures du matin, les Trois Grâces savaient à n'en point douter que leur secret était découvert.
— Bah ! j'avais toujours pensé que cela finirait par là ! dit philosophiquement Olga, en réponse aux lamentations de ses compagnes.
— Mais nous allons être renvoyées !
— On n'avoue pas ! proféra la jeune fille en peignant, sans se presser, les nattes merveilleuses de ses cheveux moirés qui lui tombaient plus bas que le genou. On n'avoue jamais ! Ce sont les imbéciles qui avouent !
— Mais, alors, on punira toute la classe !
— On ne renvoie pas toute une classe, c'est ça qui ferait du scandale ! Sois tranquille, madame la supérieure est plus en peine que nous de la manière dont tout cela va finir !
Cette jeune personne, profondément versée dans la science du cœur humain, se trouvait avoir parfaitement raison : la supérieure eût donné beaucoup pour que nul, hormis elle, n'eût eu connaissance de l'affaire. Elle alla même jusqu'à regretter l'inspiration qui l'avait conduite au réfectoire, et, dans son inquiétude, elle se décida à envoyer chercher madame Sékourof, dont les conseils étaient toujours si excellents au fond et si impraticables dans la forme.
— Il y a donc du nouveau chez vous ? dit celle-ci en entrant.
— Comment ! fit la directrice, tombant des nues ; vous savez ?
— Je l'ai appris en me levant. Voyons, est-ce toute une classe séduite par tout un régiment, ou bien n'est-ce qu'une abominable plaisanterie ?
Madame Batourof mit son amie au fait, sans rien lui déguiser, car c'était une conscience avec laquelle il fallait parler clair.
— Et vous ne savez pas le nom des demoiselles ? demanda madame Sékourof quand elle eut tout entendu.
La supérieure réfléchit un moment.
— Je me demande, dit-elle ensuite, si je ne ferais pas mieux de ne pas le savoir.
— Il faut le savoir à tout prix ; la chose est trop connue, grâce à ce monde de rapporteurs et de cancanières qui grouille autour de vous. Il faudra une satisfaction à l'opinion publique.
— On la lui donnera ! soupira madame Batourof.
Cinq minutes après, Groucha apparut à la porte. Sa maîtresse devina qu'elle avait quelque chose à lui apprendre, et sortit un instant. Elle revint, la figure tellement bouleversée que madame Sékourof en fut effrayée.
— Qu'y a-t-il ? un nouveau malheur ?
— Non, non, ma chère amie ; mais je suis bouleversée ! je viens d'apprendre leurs noms.
— Eh bien !
— Impossible de les dire, même à vous. Jugez de ma position !
— Mais est-ce bien certain ?
— Absolument sûr. La femme de chambre de ce dortoir-là savait tout depuis la rentrée des classes, et ce matin, prise de frayeur, elle est venue se confesser à Groucha.
— Ce sont de grandes familles ?
La supérieure fit un signe affirmatif.
— Conseillez-moi, reprit-elle.
— Je ne puis rien vous conseiller ; il est des circonstances où le plus grand service qu'on puisse rendre à un ami est de ne lui rien dire, afin qu'il ne se repente pas de vous avoir écouté.
Madame Sékourof s'en retourna chez elle, et la supérieure fit venir l'inspectrice.
Celle-ci arriva aussi consternée que ses plus chers ennemis eussent pu le désirer ; elle aussi savait les noms des jeunes filles, et certes, si l'Esprit malin s'en fût mêlé, il eût précisément choisi ces trois-là, « la fleur de notre institut », comme disaient avec complaisance les autorités de ce lieu lors des visites impériales.
— Je ne vous ferai pas de reproches en ce moment, commença la supérieure, de son air le plus gourmé ; nous en reparlerons plus tard. Actuellement, il faut aviser. Peut-on punir ces trois jeunes filles ? Croyez-vous possible de faire un éclat ?
L'inspectrice répondit par un signe négatif.
— Cependant, reprit madame Batourof, le bruit en est répandu partout ; impossible de l'étouffer à présent, d'autant plus que très probablement les jeunes gens auront parlé à leurs compagnons d'armes... Mon Dieu, mon Dieu ! quel embarras ! À quoi pensaient les dames de classe ? Et vous-même... Mais je ne veux pas aborder ce sujet à présent. Comment faire ?
La supérieure s'assit dans le coin le plus éloigné de la porte, et l'inspectrice se rapprochant, elles se mirent à chuchoter ensemble. La conversation dura une bonne demi-heure, après quoi madame Batourof se leva et fit le signe de la croix, en disant :
— Que le Seigneur me soit en aide ! Il est des nécessités cruelles, et le cœur me saigne en pensant... Mais, vous l'avez dit, un éclat est impossible ! Envoyez-moi mademoiselle Grabinof.
Mademoiselle Grabinof ne tarda point à paraître. À vrai dire, elle n'était pas plus grosse qu'un rat, tant elle se faisait petite et menue. L'orage qu'elle attendait n'éclata point, – en entier du moins, car elle reçut la foudre dans un regard, mais le tonnerre ne gronda pas, ce qui ne laissa pas de la surprendre.
— Vous avez une élève gravement compromise, mademoiselle ! proféra la supérieure.
Mademoiselle Grabinof crut avoir mal entendu, car elle regarda la directrice pour comprendre.
— Ne feignez pas l'ignorance et n'aggravez pas votre situation par quelque maladresse. Une de vos élèves est compromise dans une sotte histoire de rendez-vous. On a prétendu dans l'institut que c'était l'une des plus nobles et des riches...
— C'est faux, Votre Excellence ! interrompit la Grabinof, fidèle à son pacte d'alliance.
— Je sais bien que c'est faux, reprit la directrice, mais ne m'interrompez pas, je vous prie. J'aurais désiré que tous ces bruits fussent réduits à néant ; malheureusement, ils ont déjà pris trop de consistance, et la calomnie va toujours en grossissant. Si nous ne donnons pas satisfaction à la morale publique, on dira que l'institut entier se livre au dévergondage le plus affreux. Il faut me livrer le nom de l'élève qui a manqué à ses devoirs.
La Grabinof baissa la tête. Bien que très vive, son intelligence se refusait à admettre ce qu'on demandait d'elle.
— Excellence, murmura-t-elle, je vous assure que les noms qu'on a mis en avant sont une pure invention, une calomnie abominable ; j'ai constaté moi-même combien les jeunes filles qu'on accuse sont au-dessus de ces mensonges odieux...
— Et madame Banz, qu'a-t-elle constaté ? interrompit la supérieure, qui n'avait pas une opinion très haute de ladite dame.
— Elle n'a rien constaté du tout, Excellence ; c'est pendant son service que les désordres se produisaient. Jamais, pendant que je surveillais les jeunes filles, pareil scandale n'a pu se produire. Mais elle a le sommeil si lourd, elle est si épaisse...
— Vous avouez donc les désordres, fit madame Batourof avec une vivacité qui prouva combien elle était satisfaite d'avoir, comme on dit, « trouvé le joint ».
— Sans doute, Excellence, je ne puis nier...
— Eh bien ! trouvez-moi la coupable. Il faut une coupable : vous connaissez vos élèves, c'est à vous de la trouver. Revenez dans une demi-heure avec tous les éclaircissements désirables.
La supérieure congédia du geste sa dame de classe, qui s'en alla à peu près aussi abasourdie que si l'institut lui fût tombé sur la tête.
Il fallait une victime à l'opinion publique ! Elle ne devait être ni riche, ni de famille illustre ou seulement notable ; il fallait qu'elle n'eût ni parents, ni amis capables de se révolter et de provoquer une enquête. Laquelle, parmi ses élèves, réunissait ces conditions assez rares dans les instituts ? Qui ? Eh mais ! Ranine, l'odieuse, la malfaisante Ranine, que le destin semblait avoir désignée d'avance en préparant son renvoi par des châtiments réitérés !
Ranine ! elle allait donc se débarrasser de Ranine !
Elle eut beaucoup de peine à se contenir durant la demi-heure accordée par la directrice pour chercher l'agneau qu'on devait immoler. Vingt fois elle regarda à sa montre et fut contrainte d'attendre ; mais, au moment où elle sonnait la demie, elle se présenta à l'audience.
— Eh bien ! fit la supérieure en la voyant, vous avez découvert ?
— Oui, Excellence, et ce ne pouvait être une autre que l'élève qui s'est fait remarquer dernièrement par son insubordination et sa paresse.
— Vous la nommez ?
— Ranine.
Ce mot fut proféré sans honte, sans hésitation ; on eût dit le sang-froid d'un boucher qui égorge un chevreau. La supérieure regarda attentivement sa dame de classe.
— Vous êtes bien sûre que c'est elle ? Songez que vous êtes responsable devant Dieu et devant les hommes.
— C'est elle-même, Excellence. Et quelle autre ?
Cette réplique atteignit la supérieure entre les deux yeux, et elle détourna la tête sans affectation.
— Comme elles ont dû la payer cher ! pensa-t-elle aussitôt.
Elle se trompait. La Grabinof était plus méchante qu'intéressée. Si quelqu'un fût venu lui proposer pour de l'argent le trafic qu'elle faisait sans remords, elle eût probablement refusé. Mais se débarrasser d'une élève haïe et s'attacher les autres par les liens de la reconnaissance, c'était beaucoup plus facile et plus acceptable, surtout pour une conscience calleuse.
— Ranine avoue-t-elle sa faute ? demanda la supérieure.
— Avouer ? Oh ! Excellence, vous ne la connaissez pas ! C'est l'orgueil incarné, elle n'avouera jamais !
— Est-elle prévenue ?
— Elle ignore tout, Excellence. Elle ne se croit pas découverte.
— C'est bien : allez et gardez le silence !
La Grabinof sortit, le cœur rempli de joie. Sa mission périlleuse s'était accomplie avec une facilité dont elle était surprise ; mais c'était fait. Quel bon débarras !
On envoya aussitôt chercher madame Sékourof, qui ne se fit pas attendre plus que la première fois. Mais, en présence de son amie, la directrice se troubla ; devant cette conscience droite, elle n'osait lever les yeux. Cependant, comme vingt-sept années de gouvernement despotique l'avaient bronzée sur la dissimulation, elle essaya de faire bonne contenance, et réussit.
— Nous avons trouvé une coupable, dit-elle, cela suffira, je pense.
— Vous allez la renvoyer ?
— Immédiatement.
— Alors, vous pouvez me la faire connaître ?
Ici la directrice hésita encore une fois ; puis, se reprochant cette faiblesse, elle dit d'une voix à peu près assurée :
— C'est mademoiselle Ranine.
— Celle qui chantait l'autre jour ?
— Elle-même.
Madame Sékourof s'assit, posa ses mains jointes sur ses genoux, et dit tranquillement :
— Cela ne se peut pas.
— Ceux qui sont en mesure de le savoir me l'ont affirmé.
— On vous trompe, vous dis-je. Cette fille ignore tout ce qu'il faut savoir pour se lancer dans une aventure pareille. Il faut pour cela des lectures frivoles, une curiosité malsaine, un dédain des formes reçues ; cette enfant est incapable d'avoir fait ce dont vous l'accusez. C'est faux, vous dis-je.
La supérieure se tut un moment.
— Il faut bien que ce soit quelqu'un, dit-elle lentement, et elle est la seule sur qui puissent se porter les soupçons.
— Ah ! fit madame Sékourof qui n'ajouta rien.
Elle avait compris : la raison d'État existe pour les instituts comme pour les empires. La famille la plus modeste et la plus ignorée a aussi sa petite raison d'État à laquelle on sacrifie parfois des existences.
— Et vous allez comme cela la jeter sur le pavé ?
La supérieure haussa les épaules comme pour dire : Cela ne change pas beaucoup sa destinée.
— Et elle est, m'avez-vous dit, absolument sans ressources ?
— Oui, fit à regret l'autocrate féminin.
— Ne ferez-vous rien pour elle ?
— La manière dont elle nous quitte m'interdit de lui offrir aucun secours ostensiblement, mais je dispose d'un fonds secret pour certaines charités... nous prendrons dessus de quoi lui faire un petit trousseau.
— Elle refusera, soyez-en certaine. Vous la déshonorerez...
— Je le regretterais beaucoup, mais...
— Chargez-moi d'employer de l'argent pour elle, voulez-vous ?
— Ah ! de grand cœur ! s'écria madame Batourof, qui vit une issue à la situation.
— Est-elle informée de ce qui l'attend ?
— Non.
— Eh bien ! envoyez-la-moi. Je voudrais l'avoir vue avant le coup qui va la frapper. Vous n'avez pas l'âme tendre, vous, ma chère, mais ces jeunes filles ont parfois le cerveau délicat ; si elle allait devenir folle en se voyant injustement chassée pour une faute qui n'est pas la sienne !
Un geste de la supérieure fit sourire la bonne dame.
— Oui, reprit-elle avec amertume, c'est sa faute évidemment, puisque vous la renvoyez pour cela ! L'autorité supérieure ne se trompe pas. Voulez-vous me la faire voir ?
— Soit !
La directrice sonna et donna l'ordre de faire venir Ariadne. Pendant qu'on allait la chercher :
— Vous reculez l'exécution de mes projets, dit-elle ; il faut qu'il s'écoule un peu de temps entre ce que vous allez lui dire et ce que je lui dirai ; mais je n'ai rien à vous refuser.
Là-dessus, la directrice quitta le salon, et, quelques instants après, Ariadne entra, le front serein, le regard franc.
— Vous me connaissez, mademoiselle, dit madame Sékourof en admirant la pureté de ce beau visage honnête.
— Je crois, madame, vous avoir vue ici... C'est vous qui m'avez fait chanter ?
— Précisément. Seriez-vous bien aise, mademoiselle, de vous consacrer exclusivement au chant avec un bon maître ?
— Oh ! madame ! fit Ariadne en joignant les mains.
Elle leva les yeux sur la bonne dame, et resta muette de joie...
— Je ne suis pas riche, et je puis peu de chose pour vous ; mais si vous voulez vous contenter d'une existence très modeste, vivre de peu, vous priver absolument de toilettes et de plaisirs, je puis vous mettre à même d'apprendre l'art du chant, avec des maîtres capables, qui vous prépareront pour le théâtre si vous avez des aptitudes suffisantes.
— Le théâtre ! répéta Ariadne, le chant ! Madame, vous ne plaisantez pas ?
— Je parle sérieusement. Si vous n'êtes pas capable d'atteindre ce but, il faudra vous résigner à gagner votre vie, à donner des leçons...
— Oh ! madame, je ferai tout ce qu'on voudra, pourvu que je puisse chanter !
— Eh bien ! c'est entendu. Vous vivrez avec moi ; il y a une petite chambre auprès de la mienne, très petite et très simple : celle de mon ancienne femme de chambre, qui m'a servie trente ans et qui s'est retirée dans un asile pour les vieillards. Vous l'habiterez ; ma femme de chambre actuelle partage la chambre de la cuisinière. Vous ne sortirez que pour vos leçons ; je ne puis vous mener dans le monde, que je ne fréquente plus ; vous serez ma petite amie...
Madame Sékourof devenait de plus en plus affectueuse à mesure qu'elle voyait une joie plus intense et plus profonde remplir les yeux d'Ariadne. En terminant sa phrase, elle s'était rapprochée de la jeune fille et l'attirait à elle pour l'embrasser ; mais celle-ci glissa entre ses bras et se trouva à genoux devant elle, pleurant et riant à la fois.
— Ma mère, disait-elle, ma seconde mère ! bénissez-moi, que je sente votre protection sur moi !
Elle restait prosternée ; la vieille dame, émue elle-même jusqu'aux larmes, fit le signe de la croix sur la tête blonde, et releva Ariadne dans ses bras.
— Quand vous quitterez l'institut, dit-elle, vous m'entendez, quand vous quitterez l'institut, ma maison sera prête à vous recevoir. Vous ne serez pas une heure sans asile ni sans amitié !
— Ah ! soupira Ariadne, votre amitié est la seule que j'aie connue depuis la mort de ma tante.
— Quoi ! pas d'amies ici, pas de parents au dehors ?
— Personne ! Il y a cinq ans que je n ai reçu de lettres.
— Pauvre enfant ! Tant mieux, vous ne regretterez rien en quittant l'institut.
— C'est si loin encore, dit tristement Ariadne, jusqu'au mois de juin !
Madame Sékourof n'eut pas le courage de répondre directement.
— Allons, mon enfant, dit-elle, aujourd'hui comme demain, ma maison vous attend. Pensez-y dans vos moments d'épreuve, et, quoi qu'il puisse vous arriver de triste ou même d'affreux, songez à ce que je vous ai promis.
Ariadne ne songeait guère aux tristesses de la vie. Elle courut au piano et l'ouvrit d'un geste rapide.
— Voulez-vous que je vous chante quelque chose ? dit-elle à sa bienfaitrice.
C'était tout ce qu'elle avait à lui offrir, et elle le lui offrait de si bonne grâce !
— Non, non, le moment serait mal choisi. Retournez à la classe, mon enfant ; à bientôt !
Comme une fille soumise aux ordres de sa mère, Ariadne referma le piano et baisa la main qui la tirait de la misère la plus horrible, en reconnaissance d'un bienfait dont elle ne soupçonnait pas l'étendue, et rejoignit ses compagnes. Rien d'insolite ne se passait au promenoir ni dans les salles d'étude. Le jour s'acheva sans encombre, et les classes se terminèrent dans l'ordre accoutumé.
Le lendemain, au réveil, les élèves furent prévenues qu'il y aurait messe à la chapelle. Ce cas arrivait assez fréquemment en dehors des jours fériés, et personne n'y fit grande attention. Cependant l'entrée des dames de classe avec leurs plus beaux bonnets, et la présence de quelques fonctionnaires attachés à l'établissement, firent chuchoter les jeunes filles.
— En l'honneur de quel saint nous fait-on grâce de la leçon du matin ? demanda Olga à sa cousine.
Celle-ci, peu satisfaite de voir reculer le déjeuner, ne répondit pas, et la messe s'acheva comme à l'ordinaire.
Après les dernières prières, le prêtre sortit du tabernacle et présenta la croix à baiser à l'assistance. Le défilé processionnel s'accomplit comme de coutume ; une certaine gêne cependant commençait à régner sur la foule renfermée dans l'étroite chapelle. Les élèves, petites et grandes, se demandaient pourquoi cette solennité en un jour que rien ne distinguait des autres.
Un effroi soudain serra tous ces jeunes cœurs au moment où la supérieure s'avança au milieu de la chapelle, faisant face aux fidèles et tournant le dos au tabernacle dont la porte s'était fermée et dont le rideau de soie rouge venait de se déplier lentement.
— Mes filles, dit la supérieure, dont les lèvres étaient aussi pâles que ses mains de cire, mon cœur maternel a été blessé dans toutes ses fibres ; une de vous s'est rendue indigne des bienfaits du Tsar, elle a enfreint les règlements de cette maison, elle a manqué à ses devoirs...
Un silence horrible régnait dans la multitude épouvantée ; on entendit la directrice reprendre péniblement haleine ; avant d'achever sa phrase, elle sentait le besoin de ramasser toutes ses forces ; peut-être aussi son âme pieuse, mais égarée, invoquait-elle le pardon d'en haut avant de frapper consciemment une innocente. Elle reprit :
— Cette brebis ne peut plus se joindre à notre troupeau. Qu'elle aille dans la paix et l'obscurité faire pénitence de la faute qui l'exclut aujourd'hui de notre sein ! Ariadne Ranine ne fait plus partie de l'institut.
Un faible cri répondit à cette sentence, et Olga, pâle de colère et d'indignation, les lèvres comprimées pour retenir ses paroles, se précipita et reçut dans ses bras sa compagne qui venait de s'affaisser sur le sol.
On fit évacuer la chapelle, les demoiselles sortirent sous la garde de leurs dames de classe, dans le plus grand silence. Chacune sentait qu'un arrêt inique venait d'être rendu.
— Laissez cette jeune personne, dit la Grabinof à Olga qui, à genoux, supportait la tête d'Ariadne sur son bras. Laissez-la, elle ne fait plus partie de la classe...
Olga jeta sur la vieille fille un regard qui la rendit muette, et, sans daigner lui répondre, continua à retirer les épingles qui retenaient la magnifique chevelure de sa compagne. La supérieure s'était approchée du groupe, et un large passage s'était ouvert devant elle ; le regard d'Olga rencontra le sien ; ce n'est pas dans celui de la directrice qu'il y avait le plus de colère. Les yeux noirs indignés de la jeune fille affrontèrent le reproche muet de madame Batourof, et c'est celle-ci qui fut contrainte de baisser la tête.
— Je la soignerai jusqu'au moment où elle nous quittera, dit Olga, sans élever la voix.
— Ce moment ne tardera pas, répliqua la supérieure. Dans une demi-heure elle aura quitté l'établissement.
Elle passa outre, mais le souvenir du regard d'Olga fit monter à son vieux visage la rougeur de la honte bien longtemps après que tous semblaient avoir oublié cette scène.
Ariadne ouvrit bientôt les yeux, et la première personne qu'elle vit fut madame Sékourof, debout au pied du lit d'infirmerie où on l'avait portée. Le sentiment de la honte qui venait de lui être publiquement infligée lui fit détourner la tête, mais la vieille dame vint à son côté et pencha sur elle son visage compatissant.
— Ma maison vous attend, dit-elle ; venez, mon enfant.
Ariadne sentit un flot de larmes inonder soudain son visage, sans qu'elle pût savoir comment elles étaient montées à ses yeux.
— Ma pauvre enfant ! répéta madame Sékourof, dépêchons-nous, le plus tôt sera le mieux.
Ariadne voulut se mettre sur son séant, mais la tête lui tournait ; elle étendit instinctivement la main pour chercher un appui ; une main brûlante saisit la sienne, et un bras vigoureux la soutint ; surprise, elle tourna la tête.
— Olga ! dit-elle, toi, ici, près de moi ! mais je suis chassée !
Sans répondre, Olga continua de la soutenir. Quand elle fut assise au bord du lit, les pieds pendants, elle vit avec une surprise croissante la hautaine Olga lui défaire ses souliers d'uniforme.
— Laisse cela ! voulut-elle dire.
Toujours silencieuse, Olga retint le pied qui s'échappait et continua à le déchausser. Quand il fut nu, une larme brûlante tomba dessus. Ariadne regarda sa compagne.
— Tu pleures ? Tu me regrettes ? Je croyais que personne ne m'aimait, toi surtout !
Olga continuait à déshabiller Ariadne, qui ne devait rien emporter de ce qui appartenait à l'institut. On lui mit une robe noire très simple, achetée toute faite ; le reste de son costume, bien modeste aussi, avait été apporté par les soins de madame Sékourof.
Quand la toilette fut terminée, celle-ci prit la main d'Ariadne.
— Allons, dit-elle, encore une épreuve, ce sera la dernière. Madame la supérieure vous attend ; il faut prendre congé d'elle.
— À quoi bon ? dit Ariadne, elle me renvoie. Je l'ai peut-être mérité, mais je ne me croyais pas si coupable. J'aimerais bien ne pas la voir.
— Attends un peu, dit Olga, qui descendit en courant l'escalier rouge.
Elle frappa chez la supérieure et fut admise. Le cabinet était plein de monde ; professeurs et fonctionnaires étaient venus rendre leurs devoirs à madame Batourof et protester de leur attachement. L'entrée d'Olga frappa la vieille femme d'étonnement, car c'était un acte inouï d'audace, surtout dans les circonstances particulièrement délicates où elles se trouvaient vis-à-vis l'une de l'autre.
— Que désirez-vous ? demanda la directrice.
— J'ai une grâce à vous demander, « maman », dit avec douceur la jeune patricienne, et ses yeux intelligents se fixèrent sur « maman » avec une expression fort en désaccord avec cette soumission apparente.
La supérieure lut tant de menaces d'orage dans ce regard, que, redoutant de voir perdu par une imprudence le fruit de ses calculs, elle emmena Olga dans la pièce voisine, au grand ébahissement des assistants.
— Elle fait ce qu'elle veut, expliqua le prêtre à ses ouailles interdites ; elle est de si grande famille ! Et Sa Majesté a daigné la tenir sur les fonts de baptême !
Dans le petit salon voisin, Olga regardait la directrice bien en face, et, malgré son grand âge et sa dignité, celle-ci éprouvait un malaise terrible.
— Ranine désirerait beaucoup ne pas vous voir ; ne pourriez-vous, Votre Excellence, lui épargner cette nouvelle secousse ?
— Il faut qu'elle subisse la réprimande qu'elle a méritée, dit la directrice en regardant par la fenêtre.
— Elle est hors d'état de la supporter. Puis-je lui annoncer que vous lui permettez de partir tout de suite ?
La supérieure sentait du mépris, de la colère, de l'autorité dans le timbre juvénile de la voix qui lui parlait avec les formes du respect. Elle ne put se contenir.
— Vous demandez bien des choses, mademoiselle, dit-elle en français ; il me semble pourtant que vos dernières notes ne vous donnent pas le droit d'espérer beaucoup de ma bonté.
— Je conviens que je suis étourdie et dissipée, répondit Olga sans baisser les yeux ; mais dorénavant je ferai mieux, et d'ailleurs...
— Quoi, d'ailleurs ? dit durement la supérieure.
Olga leva fièrement sa belle tête arrogante.
— Nul de nous n'est sans péché, dit-elle avec hauteur. Dites, « maman », vous me permettez de dire à Ranine qu'elle est libre ?
— Allez ! répondit la supérieure en tournant le dos à cette élève par trop incommode.
Olga lui fit une profonde révérence et courut au promenoir, où chacune glosait sur ces terribles événements.
— Pour une bonne œuvre, mesdames ! dit-elle, accourant essoufflée et tendant son tablier blanc. Pour une bonne œuvre, donnez toutes ce que vous avez.
— Mais, dit madame Banz, il faut savoir quelle bonne œuvre.
La Grabinof n'était pas loin.
— Je ne vous demande rien à vous, chère, dit l'impitoyable Olga ; les bonnes œuvres ne courent pas après vous. Pardon ! je voulais dire qu'étant la perfection même, tout ce que vous faites est une bonne œuvre. Mais vous, chères dames qui n'êtes point parfaites, vite, chacune une bagatelle, la plus belle et la plus précieuse possible.
Sans répondre aux questions réitérées de l'obtuse madame Banz, Olga courut à la cachette de chacune de ses bonnes amies et dévalisa sans pitié les deux Grâces restantes. Menus bijoux, objets précieux, tout y passa. Elles voulaient résister. Leur vaillante compagne les regarda, comme on dit, dans le blanc des yeux, et elles n'osèrent plus souffler mot.
— Où allez-vous ? cria la Grabinof en voyant Olga reprendre son vol avec son tablier plein.
— Consoler les affligés, cria celle-ci dans le corridor. C'est une des sept œuvres de charité.
Et elle disparut.
— Voici les adieux de l'institut, dit-elle à Ariadne qui pleurait silencieusement appuyée sur l'épaule de madame Sékourof, et la supérieure te fait dire que tu peux ne pas te présenter devant elle.
La vieille dame regarda attentivement Olga et devina le drame intime qui se passait dans son cœur.
— Adieu ! dit Ariadne ; tu remercieras bien ces demoiselles de ma part ; et toi, je te remercie, ajouta-t-elle en prenant la main d'Olga. Je t'accusais d'être fière et méchante ; je me trompais, tu t'es montrée mon amie dans le malheur...
— Adieu ! interrompit Olga en l'embrassant. Va-t'en vite, cette maison n'a pas été bonne pour toi.
Ariadne jeta un coup d'œil sur les murs nus et froids de l'infirmerie... En vérité, cette maison n'avait pas été bonne pour elle. Elle descendit l'escalier, appuyée d'un côté sur madame Sékourof, et de l'autre sur Olga, car ses pas étaient encore bien incertains.
Les jeunes filles accoururent auprès de l'escalier pour la voir. Un renvoi officiel était une chose si rare, que la terreur planait sur l'institut pour plusieurs générations d'élèves. On ne disait rien en voyant passer la malheureuse enfant ; un vague sentiment de répulsion faisait imperceptiblement reculer le premier rang des curieuses, mais c'était la seule marque de désapprobation qu'on osât donner.
Parvenue au premier palier, à celui de sa classe, Ariadne sortit de sa torpeur ; ses compagnes étaient toutes là ; ces yeux qui l'avaient tant de fois poursuivie de leurs railleries allaient-ils encore lui jeter le sarcasme ? Elle leva la tête : on la plaignait visiblement, toutes savaient que ce n'était pas elle qui allait la nuit au réfectoire, et, sous son regard, les visages se tournèrent instinctivement vers la Grabinof.
Elle avait osé venir pour assister au départ de l'élève maudite et détestée ; elle n'avait pas reculé devant le spectacle de son œuvre d'infamie.
— Soyez heureuse, mademoiselle, lui dit Ariadne qui s'arrêta un instant ; puis, se tournant vers ses compagnes : Pardonnez-moi mes offenses, volontaires ou involontaires, pour que je m'en aille en paix.
— Que Dieu te pardonne ! murmurèrent gravement les jeunes filles, selon la formule consacrée.
Ariadne descendit les dernières marches, le cœur serré, et toucha le sol du vestibule. La porte était ouverte devant elle. Olga quitta son bras, l'embrassa trois fois, et Ariadne n'eut plus à son côté que la vieille dame.
— Adieu ! dit-elle à sa compagne.
Celle-ci prit la main d'Ariadne inerte à son côté, la serra à la briser, et l'élève chassée sentit sur cette main un baiser furtif qui semblait demander grâce. C'était la coupable qui s'humiliait devant l'innocente. Deux pas de plus, et la porte se referma sur Ariadne Ranine, chassée de l'institut pour infractions graves au règlement.
C'est une impression bien étrange que celle du pavé sous le pied des recluses qui abandonnent leur asile. L'air frais, le mouvement du dehors, le bruit des voitures ne frappent peut-être pas aussi vivement l'esprit que ce contact brutal des pieds qui n'ont connu que les dalles unies ou les parquets cirés, avec la pierre anguleuse des rues.
Ariadne marchait avec peine, et ses pieds délicats souffraient à chaque pas ; c'était l'emblème de son existence : elle devait ainsi se heurter à toutes les aspérités de la vie.
Ses premiers jours chez madame Sékourof furent cependant pour elle un bien-être inexprimable. Elle s'y sentait entourée d'une compassion réelle et efficace ; et puis le chant, le chant divin, inépuisable, lui ouvrait le ciel pendant de longues heures, si bien que sa protectrice fut obligée de lui défendre de chanter au-delà d'un certain temps prescrit.
Au fond de son âme, Ariadne n'était pas malheureuse ; elle était bien loin de soupçonner la trame abominable qui avait fait d'elle une victime expiatoire ; elle se croyait renvoyée pour avoir manqué la classe le jour qu'elle avait trop chanté, et se trouvait beaucoup trop punie relativement à l'importance de sa faute. Elle attribuait cette sévérité aux machinations de la Grabinof ; mais, depuis qu'elle vivait avec sa vieille amie, de la vie la plus retirée et la mieux employée, elle était presque tentée de remercier la méchante dame de classe qui lui avait ainsi épargné huit mois de misères.
Elle avait fait part de ses idées à madame Sékourof, et celle-ci, tout en sentant qu'il faudrait bien instruire Ariadne du motif qu'on avait donné à son expulsion, n'avait pas le courage de souffler sitôt sur la pureté native et l'ignorance de la jeune fille. Il serait toujours temps de lui apprendre de quoi le monde la soupçonnait.
Ariadne n'allait pas au Conservatoire ; la manière dont elle avait quitté l'institut lui fermait la porte de tous les établissements publics. Il fallait donc trouver un professeur de chant qui voulût se charger de cette éducation musicale.
Il ne manque pas, dans le monde, de professeurs prêts à entreprendre une semblable tâche ; mais on ne peut pas confier une jeune fille à un maître sans discernement, et la situation exceptionnelle d'Ariadne rendait le choix de ce maître encore plus difficile.
Madame Sékourof trouva cependant un artiste de premier ordre, d'une moralité irréprochable, assez honnête homme pour qu'aucune mère ne craignît de lui confier son enfant. Ce phénix s'était plusieurs fois embarqué dans l'entreprise ingrate de préparer pour la scène de superbes voix, sans rétribution aucune pendant la durée des études, mais en stipulant une récompense lorsque les études terminées auraient donné des résultats pécuniaires.
Ce mode de règlement, – très généreux en réalité, puisque, sur tant de beaux talents qu'on présente au public chaque année dans les conservatoires, il en reste si peu dont le nom se fasse connaître, – avait eu, à ce qu'il paraît, des résultats peu avantageux pour le professeur, car il avait juré de ne plus s'y laisser prendre.
Aux premières paroles de madame Sékourof, il éclata.
— Une belle voix ! Eh, parbleu ! il y en a douze douzaines de douzaines de belles voix ! Vous êtes-vous figuré que c'était rare ? Et quelles péronnelles que ces demoiselles à belles voix ! J'en ai assez ! C'est tant le cachet, et n'en parlons plus.
— Mais, cher maître, écoutez-la seulement ! insista madame Sékourof ; quand vous l'aurez entendue, vous serez convaincu.
— C'est pardieu bien possible ! Je suis si bête ! Voilà précisément pourquoi je ne veux pas l'entendre. Est-elle jolie ?
— Ravissante, plutôt belle que jolie, et faite à point pour la scène.
— Encore mieux ! Vos jolies belles voix sont insupportables ; il n'y a que les femmes laides à qui l'on puisse faire entendre raison ! Je n'en veux pas, vous dis-je. Comment s'appelle-t-elle ?
— Ariadne, un joli nom, n'est-ce pas ? et qui ferait bien sur une affiche.
— Une affiche ! Déjà ! Comme vous y allez ! Est-elle grande ?
— Très grande et élégante.
— Quelle calamité que ces belles femmes ! grommela le vieux professeur ; elles sont vaniteuses comme des paons. Quel âge a-t-elle ?
— Dix-sept ans.
— Dix-sept ans ! S'il y a du bon sens à commencer le chant à dix-sept ans !
— Trop tôt ?
— Trop tard ! Que voulez-vous que je fasse avec une voix qui, sans doute, a pris de mauvaises habitudes ?...
— Cher maître, mais elle n'a jamais chanté que la liturgie !
— Une bégueule, alors, et vous me parlez de la faire entrer au théâtre ?
Madame Sékourof se mit à rire.
— Allons, dit-elle, décidément vous n'en voulez pas ; au moins, n'en dites pas tant de mal sans la connaître ; il est convenu que lorsqu'on veut tuer son chien...
— Alors, grommela le professeur, un mezzo-soprano, avez-vous dit ?
— Un contralto.
— Tout en est plein, de contraltos, en Russie ! Il n'y a que cela ! Je n'en veux pas.
— Quel jour faut-il que je vous l'amène ? demanda la bonne dame qui voyait combien le maître grillait d'entendre Ariadne.
— Eh bien, demain, à onze heures. Et surtout, tâchez de ne pas être en retard ; ces jolies filles n'en finissent pas avec leur toilette.
Radieuse, madame Sékourof apporta la bonne nouvelle à sa protégée.
— Vous allez être admise à chanter devant Morini, dit-elle. C'est le premier professeur de chant du monde entier. Si vous lui plaisez, je ne doute pas qu'il ne se charge de vous ; mais il est quinteux. Soyez aussi simple que possible, il aime la simplicité, et n'ayez pas peur, car cela vous ferait chanter moins bien.
Ariadne se soumit à tous les conseils, et, à l'heure dite, elle se présenta chez le maître.
C'était la première fois qu'elle se trouvait en présence d'un étranger, car depuis sa sortie de l'institut elle n'avait vu les hommes que dans les rues. Le premier professeur de l'Europe devait être quelque chose de fulgurant et d'idéal. Grande fut sa surprise en trouvant un vieux petit homme qui ressemblait assez à un singe, mais un singe qui aurait eu des yeux noirs énormes, vivants, limpides et pleins d'expressions changeantes. Cet illustre professeur portait dans l'appartement un paletot d'été en drap noisette, éraillé sur les bords, auquel il manquait plusieurs boutons, et des pantoufles en tapisserie, avec des têtes de nègre au petit point, – présent, sans doute, d'une élève bien intentionnée, mais peu experte en esthétique.
— Chantez ! dit péremptoirement le maître, qui s'accota dans son fauteuil, croisa les jambes et prit son maigre genou gauche dans sa main droite.
Aux premiers sons il se redressa, lâcha son genou, saisit les bras de son fauteuil et fixa ses yeux sur Ariadne. Mais elle ne le voyait déjà plus. « Elle était partie », comme disait en souriant madame Sékourof. Son esprit était bien loin, bien haut au-dessus du petit salon de musique, si loin et si haut, qu'elle n'avait plus peur.
— Chantez autre chose ! dit le maître lorsqu'elle eut terminé sa vocalise.
Ariadne chanta l'hymne de l'offertoire ; les sons emplissaient la petite pièce, le piano vibrait en écho. Madame Sékourof écoutait, les mains jointes, sous l'empire irrésistible de cette voix merveilleuse ; soudain le vieux professeur bondit de son fauteuil qui s'en alla frapper la muraille, prit la tête d'Ariadne dans ses mains et l'embrassa au front avec une sorte de rage.
— Quelle artiste, mon Dieu ! quelle artiste ! Mais elle ne sait pas chanter du tout ! Tout est à faire. Et tant mieux ! Au moins elle n'aura rien à oublier. Tu auras ta leçon trois fois par semaine, ma fille, dit-il à Ariadne stupéfaite, et tu seras une grande cantatrice. Tiens, écoute-moi ça !
Il bouscula Ariadne qui ne lui faisait pas place assez vite ; et, avec un art consommé, avec un goût irréprochable, il chanta de sa belle voix de baryton, trop affaiblie pour la scène, mais puissante et riche dans l'appartement, un air tiré d'un oratorio de Haendel, la Fête d'Alexandre.
— Hein ! qu'en dis-tu ? fit le maître en quittant le piano.
Ariadne écoutait encore et sembla revenir avec peine à la réalité.
— Je chanterai cela ? dit-elle enfin.
Le maître se mit à rire.
— Non pas cela, c'est un air pour les messieurs, mais tu en verras bien d'autres ! Seulement, pas à présent. Tu en as pour deux ans à chanter oh ! ah ! ah ! sur tous les tons.
— Vous voulez donc bien de moi ? murmura la jeune fille qui ne comprenait pas encore.
— Parbleu ! Est-elle sotte ! Si je ne voulais pas de toi, est-ce que je me serais donné la peine de t'ébahir ! Et puis, je ne tutoie que mes élèves, – mais je les tutoie toutes ! C'est plus commode. Petit serpent, va ! En a-t-elle, du talent ! Quelle ingrate cela me fera ! Enfin, le monde est fait comme ça !
Madame Sékourof ramena Ariadne encore éblouie et comme stupéfiée. Les leçons commencèrent le lendemain.
La jeune tille travailla avec une ardeur concentrée qui ne se traduisait point en ces excès de travail toujours suivis de découragements qui sont en réalité un véritable gaspillage de temps et de forces. Elle progressait d'une manière lente et sûre ; l'exaltation de ses premiers essais avait fait place à une résolution sérieuse. Elle comprenait parfaitement que ses études lui faisaient contracter une dette qu'elle seule pouvait payer, et c'est avec l'effort sérieux d'une conscience honnête qu'elle suivait les leçons et se les appropriait. D'ailleurs, les gammes et les exercices de technique pure que lui faisait chanter son maître ne favorisaient point le développement de ses rêveries enthousiastes.
Six mois s'écoulèrent ainsi. Le carnaval était venu ; c'est en Russie plus que partout ailleurs une époque de distractions et de plaisirs mondains. On s'amuse partout, quitte à s'ennuyer pendant les sept semaines qui suivent. Madame Sékourof ne pouvait pas procurer de grands plaisirs à Ariadne ; son peu de fortune s'y opposait, aussi bien que ses goûts presque monastiques. Cependant, elle aurait voulu la conduire à l'Opéra, mais le maître de chant s'y était opposé.
— Pas encore, avait-il dit. Quelle mouche vous pique ! quel diable vous presse ! Elle aura le temps de se gâter le goût ! Vous avez la chance d'avoir une pupille qui n'a rien vu de mauvais ou même de médiocre, et il faut que vous alliez lui pervertir le sens ! Voulez-vous qu'elle se mette à roucouler comme les sopranos italiens ?
Madame Sékourof prit la bourrade du maître pour ce qu'elle valait, c'est-à-dire pour un excellent conseil, et Ariadne n'alla point à l'Opéra.
En échange, l'excellente femme voulut lui procurer un divertissement moins périlleux et plus populaire. Le dernier samedi du carnaval, elle emmena la jeune fille voir les « Balaganes ». On appelle Balaganes des théâtres et des jeux forains établis pour cette époque sur la longue place de l'Amirauté, qui s'étendait entre le Palais d'hiver et le Sénat lorsqu'un square récemment planté ne la diminuait pas de moitié. Depuis les nouveaux embellissements, les Balaganes ont été transportés au Champ de Mars, et le coup d'œil pittoresque que présentait la longue suite de bâtisses en bois ornées de découpures et de peintures a beaucoup perdu de son piquant.
Dans le bon vieux temps, qui est celui dont nous parlons, les théâtres-pantomimes, cirques, ménageries, balançoires, chevaux de bois, montagnes russes, formaient un chapelet non interrompu de plaisirs populaires ; les « phénomènes » et les somnambules n'y faisaient pas défaut. L'originalité de ces spectacles n'était donc point dans leur essence même, mais dans le goût qui portait les gens du meilleur monde à en partager les plaisirs grossiers. Il était de bon ton pour la jeunesse élégante d'avoir été dans un ou plusieurs de ces édifices éphémères. Les dames n'y pénétraient guère, à moins que ce ne fût pour satisfaire un caprice de leurs maris ou de leurs enfants ; mais les équipages de l'aristocratie pétersbourgeoise déniaient pendant toute l'après-midi, suivant deux courbes concentriques parallèles et très rapprochées, autour de cette rangée de constructions qui mesurait plus d'un demi-kilomètre de long.
Les rangs étaient contrariés, c'est-à-dire que les deux files d'équipages allaient en sens inverse l'une de l'autre. De là une grande multiplicité de rencontres, pour peu qu'on restât une heure ou deux dans cette procession.
Cette disposition permettait à bien des amoureux d'échanger des signes, à bien des coquettes d'ébaucher des passions ; aucune mère prudente, aucune directrice intelligente n'eût dû y conduire ses filles. Cependant, un usage aussi ancien que la fondation des instituts y envoyait les demoiselles les plus méritantes, en plusieurs voitures de gala pompeusement traînées par quatre chevaux et ornées chacune de deux grands laquais vêtus de rouge, sans compter un cocher tout pareil.
Ces équipages magnifiques, tirés, pour la circonstance, des remises de la Cour, allaient prendre les demoiselles à l'institut. On en entassait sept ou huit dans chacune de ces immenses berlines, avec une dame de classe, et le convoi se dirigeait au grand trot vers la place de l'Amirauté. Là, les voitures prenaient leurs rangs dans la file, et pendant une heure ou deux les jeunes recluses jouissaient du spectacle le plus mondain et le moins délicat qu'il fût possible d'imaginer.
Ce n'est pas que le pittoresque y fît défaut. Le plus bizarre véhicule avait le droit de prendre son rang, et nul ne se fût avisé de contester sa place au traîneau bas, traîné par un petit cheval trapu et têtu que remplissait une famille esthonienne non moins trapue et tout aussi têtue.
Puis venaient des officiers de la garde galopant et caracolant de leur mieux sur leurs magnifiques chevaux, des calèches de famille contenant des nichées de bébés blonds et bruns, sérieux comme il convient quand on est dehors ; des jeunes filles rieuses, des mamans maussades et enrhumées par ce temps humide de dégel, et cependant accomplissant héroïquement le devoir de montrer leur progéniture aux allants et venants ; de riches marchandes vêtues de lourdes étoffes de soie aux couleurs vives, coiffées d'un fichu de soie en pointe attaché d'une épingle sous le menton, qui dessinait strictement l'ovale arrondi de leur visage : celles-ci étaient assises droites comme des cierges dans de superbes voitures à la dernière mode, attelées des plus beaux chevaux qu'on pût rêver, et certes rien n'était plus étrange que le contraste de ces costumes antiques et démodés avec les magnificences du luxe le plus récent.
C'est tout cela et mille détails encore qu'Ariadne contemplait avec curiosité ; cette foire aux vanités lui paraissait aussi amusante et aussi peu réelle que ce qu'on voit dans un kaléidoscope. Tout à coup, une apparition vint protester de la réalité du spectacle offert à ses yeux.
Le défilé des voitures de l'institut, débouchant au grand trot sur la place, se joignit au cercle mouvant, qui fut forcé d'interrompre un instant sa marche pour laisser s'introduire ce nouvel élément ; après un court arrêt, les voitures se remirent au pas, et les jeunes « institutes » se penchèrent aux portières ouvertes pour mieux savourer le plaisir qui leur était si parcimonieusement refusé.
Malgré les efforts des dames de classe, les jolies têtes curieuses s'avançaient à tout moment, cherchant dans la foule quelque visage de connaissance. Les trois premières voitures contenaient des fillettes, véritables enfants, qui battaient des mains à la vue des grandes affiches collées aux murs des théâtres forains ; mais la quatrième voiturait les demoiselles de la classe sortante, – et parmi elles la jolie Olga.
Celle-ci, assise à la portière de gauche, regardait curieusement, mais avec un certain dédain, les plaisirs de la populace ; son regard hautain parcourait les équipages qui venaient en sens inverse, et parfois répondait au salut de quelque dame, amie de sa mère, qu'elle avait vue au parloir. Tout à coup elle aperçut Ariadne, modestement assise auprès de sa bienfaitrice dans une petite voiture de louage ; elle rougit de honte, et aussi de joie, se pencha vivement à la portière et cria :
— Ranine !
Étonnée d'entendre son nom en public, Ariadne se dressa et aperçut son ancienne compagne. Olga, se voyant reconnue, lui jeta une poignée de baisers, malgré les mouvements désespérés de la Grabinof, qui la tirait par ses jupes avec l'acharnement du désespoir. Pour se débarrasser d'elle, Olga rentra sa tête et lui jeta quelque apostrophe fort dure probablement, car son beau visage n'exprimait rien de respectueux ; puis elle se remit à la portière et ne cessa de faire des signes affectueux à Ariadne que lorsqu'il lui fut impossible de l'apercevoir.
Au moment où elle allait reprendre sa place, son regard rencontra celui du jeune Batourof, le neveu de la supérieure, qui montait un cheval anglais de toute beauté et se donnait le plaisir de le taquiner un peu. Le jeune homme cherchait depuis un instant à rencontrer le regard d'Olga, car il lui en coûtait de laisser inachevé le joli roman qu'il avait espéré clore par un mariage. Il guettait donc la jeune fille, et lui décocha le plus tendre regard que jamais un officier de cavalerie eût trouvé dans son arsenal. Mais, ô surprise ! les yeux d'Olga, si doux tout à l'heure quand elle saluait Ariadne, prirent une expression de mépris indicible. Elle regarda Batourof en clignant un peu comme une personne myope qui cherche à reconnaître un visage peu connu, et elle détourna la tête avec l'indifférence d'une demoiselle bien élevée qui ne veut pas s'apercevoir qu'on la trouve jolie.
Le jeune homme fut si stupéfait de cet accueil, qu'il faillit se laisser désarçonner par un écart ; s'étant un peu remis, il alla chez lui méditer sur sa mésaventure, pendant qu'Olga et ses compagnes poursuivaient leur promenade. La jeune patricienne venait de comprendre alors seulement l'étendue de son imprudence. Jusqu'alors elle n'avait vu dans ces rendez-vous nocturnes qu'une espièglerie répréhensible : en recevant le regard de cet homme auquel elle avait donné le droit de lui parler ce langage muet, elle comprit qu'elle avait joué son honneur, et sa pitié pour Ariadne, chargée de sa faute, en devint plus douce et plus tendre.
Trois mois plus tard, par une belle matinée de juin, Ariadne, toujours accompagnée de madame Sékourof, qui avait véritablement entrepris la tâche d'une mère, passait devant la porte de l'institut en se rendant à sa leçon de chant. Elle vit nombre de voitures de maître qui attendaient le long du trottoir.
— Que se passe-t-il donc à l'institut ? demanda-t-elle à sa mère adoptive.
— C'est la sortie, répondit celle-ci, tout en regrettant de n'avoir pas été informée à temps pour épargner à Ariadne une émotion peut-être pénible. Depuis l'événement qui avait jeté l'orpheline à son foyer, elle n'avait plus eu avec la supérieure que des rapports distants et superficiels. Toute sympathie avait disparu entre les deux femmes à partir du jour où l'innocente avait payé pour les coupables. Madame Sékourof jugeait sévèrement la supérieure, et celle-ci, se sentant blâmée, n'aimait pas la présence ni même le souvenir de son ancienne amie.
Une voiture, qui attendait devant la porte qu'on eût fini de monter, partit au grand trot de deux chevaux de race, et, assise auprès d'une belle personne d'environ trente-six ans, sa mère, Ariadne aperçut Olga.
C'était elle, méconnaissable pourtant, car le costume élégant d'une jeune fille du grand monde avait remplacé l'uniforme de l'institut ; vêtue d'une robe de soie rose pâle, coiffée d'un chapeau de paille orné de roses, drapée dans des flots de mousseline brodée, Olga n'était plus que bien peu semblable à elle-même, mais elle était plus belle que jamais.
— Mon Dieu ! qu'elle est jolie ! s'écria Ariadne.
Madame Sékourof reporta ses regards de l'une à l'autre des jeunes filles. Dans sa robe de laine grise, avec son petit chapeau de paille noire, Ariadne était encore plus jolie que la princesse Olga, – car désormais c'est ainsi qu'on devait la désigner.
Tout cela s'était passé bien vite, car, avant que la voiture eût dépassé les promeneuses, Olga avait aperçu Ariadne. Sa main fine, gantée de gris perle, se posa sur le bord de la portière, et elle salua en souriant sa compagne déshéritée.
— Elle a bon cœur ! soupira Ariadne ; c'est bien à elle de se souvenir de moi après ce qui s'est passé !
Madame Sékourof étouffa encore le désir d'éclairer la jeune fille sur sa véritable situation. À quoi bon mettre dans cette jeune âme une semence de rancune et de haine ?
La voiture s'éloigna rapidement ; plusieurs autres la suivirent, dépassant les deux modestes piétonnes ; mais personne ne songea plus à saluer Ariadne.
— Je serais sortie aussi aujourd'hui, dit celle-ci en montant l'escalier de son maître.
C'était sa première parole depuis l'apparition d'Olga.
— Le regrettez-vous ? demanda madame Sékourof, au moment où sa protégée tirait le bouton de la sonnette.
— Non, certes ! Ce que j'ai vaut mieux que tout ce que j'aurais pu avoir, répondit la jeune fille, et j'ai gagné huit mois d'études... – et de tendresse, ajouta-t-elle en regardant sa seconde mère avant de passer sous la porte qui venait de s'ouvrir.
Dix-huit mois s'écoulèrent encore, pendant lesquels mademoiselle Ranine passa par tous les degrés difficiles de l'art du chant. Son vieux maître, qui avait fini par se passionner pour cette belle voix, n'épargnait ni son temps ni sa peine pour l'amener à la perfection, et ses conseils, rudes parfois, préservèrent Ariadne de l'orgueil, écueil naturel des talents en germe.
Il ne lui avait fait chanter encore que des exercices, et la jeune fille n'avait jamais demandé autre chose. Un beau matin, – elle était venue seule, car la santé de madame Sékourof, toujours délicate, demandait des soins de plus en plus minutieux, – il lui dit brusquement :
— Pourrais-tu chanter ça ?
Il lui présentait l'air d'Alice au premier acte de Robert le Diable.
Ariadne prit le morceau, déchiffra le chant d'un coup d'œil, lut les paroles à voix basse et commença en hésitant ; puis sa voix se raffermit, elle oublia le reste du monde, et avec un sentiment profond, une expression extraordinaire, elle acheva :
Fuis les conseils audacieuxDu séducteur qui m'a perdue.
— Où diable as-tu appris à chanter comme ça ? s'écria le vieil Italien en se plantant devant elle.
— Où ? ici, avec vous ? répondit Ariadne abasourdie.
— Ce n'est pas vrai ! Je ne t'ai pas appris à chanter l'opéra ! C'est toi qui trouves ça toute seule ? Mais tu l'avais appris d'avance !
— Je vous jure que non, répliqua vivement la jeune fille un peu blessée de ce soupçon.
Sans répondre, Morini tira d'un cahier un autre morceau, le présenta à son élève, et, se remettant au piano, entama soudainement l'arioso du Prophète, qui a fait verser tant de larmes. Il espérait surprendre sur le visage de son élève quelque mouvement qui indiquât l'habitude de le chanter, car il n'est pas de contralto qui ne se soit essayé dans cet air si simple et si périlleux. Le visage d'Ariadne garda son expression étonnée, et elle manqua son attaque.
— Mais va donc ! cria le maître : c'est à toi !
— Il faut que je chante ? demanda innocemment Ariadne.
Le maître haussa les épaules.
— Tâche de compter les mesures, cette fois-ci. Vocalise !
Elle obéit, et, à mesure que le sentiment de cette invocation suprême entrait en elle, son beau visage se transfigurait, ses yeux lançaient des flammes, et ses mains qui tenaient le papier tombaient malgré elle, avec les lambeaux de phrases passionnées ; puis elle s'anima, son corps aux lignes nobles et pures sembla grandir, et elle acheva tout émue, toute vibrante.
— Recommence ! Les paroles ! dit le vieux maître presque aussi ému qu'elle. Joue-le !
Elle recommença. Le premier mot : Ô mon fils ! sembla sortir d'une âme désespérée ; le second cri, plein d'espoir et de tendresse, jaillit de ses lèvres comme une prière ; elle se laissa enlever par le rôle ; ses yeux se dilatèrent, elle posa sur le piano le papier pour en suivre des yeux les paroles, et tendit vers le ciel ses bras magnifiques :
« Sois béni ! » chanta-t-elle, et des larmes, de vraies larmes inondèrent son visage.
Morini quitta le piano, courut à elle comme pour l'embrasser ; mais, saisi de respect, il s'arrêta, prit la main glacée par l'émotion de la jeune cantatrice restée pâle et tremblante, et la baisa comme celle d'une reine.
— Tu es une grande artiste, dit-il ; le monde est à toi maintenant. Tu donneras un concert le mois prochain, car je n'ai plus rien à t'apprendre que ce que tu trouverais seule. Tu joues de nature, cela vaut mieux que toutes les leçons.
— C'est arrivé, n'est-ce pas ? lui répondit Ariadne.
— Qu'est-ce qui est arrivé ?
— Cette mère qui bénit son fils, ce fils qui a aimé sa mère, mieux que son amour ? C'est arrivé ! C'est si beau !
— Parbleu, si c'est arrivé ! répondit Morini transporté, tout est arrivé ! Tiens, voilà la partition ; lis, travaille, trouve des rôles, lis les pièces, crois que tout est arrivé, sublime naïve ! Et tu feras pleurer l'univers, parce que ça sera arrivé !
Revenant à sa prudence, don de l'étude et des années, le professeur se reprit :
— Lis tout, mais pas à la fois ; cherche un rôle et travaille-le. Il ne faut pas gâcher son bien, et la vie est longue.
Six semaines après, les affiches annonçaient le premier concert d'Ariadne ; mais elle avait pris pour affronter le public un nom de guerre : Ariadne Mellini. Le maître l'avait conseillé, et madame Sékourof l'avait exigé.
Le concert eut lieu dans la salle des Chantres de la Cour, petite salle qui a la primeur de tout ce qui se fait de bonne musique à Pétersbourg. Dès les premières notes, le public comprit que ce n'était pas une femme ordinaire qui se présentait devant lui ; il y avait là une dignité qui ne s'apprend pas. Ariadne était une artiste de race et ne pouvait rien faire de vulgaire ou de médiocre.
Le maître avait choisi le public ; les billets, tous placés par lui, – car Ariadne ne connaissait personne, – avaient été répandus dans cette société presque exclusivement mélomane qui ne manque ni un début d'artiste, ni une séance de musique de chambre. Il y a ainsi, à Pétersbourg, un noyau de trois à quatre cents personnes qui ne craignent pas de dépenser une part appréciable de leur revenu pour l'encouragement des jeunes talents et pour la jouissance des plaisirs fins et délicats que donne la bonne musique irréprochablement exécutée. C'est ce noyau de gens sensés qui fait de Pétersbourg une des capitales du monde musical.
Ariadne eut un grand succès et fut rappelée plusieurs fois par les dilettanti idolâtres. Sa beauté sculpturale ne nuisait certes pas à l'ovation qui lui était faite, mais il serait injuste de prétendre qu'elle y entrât pour la plus grande part.
Où cette jeune fille timide, élevée loin de la foule, trouva-t-elle le talent de marcher avec grâce, de saluer sans embarras, de chanter sans gêne ? Elle était née cantatrice ; du moins, c'est ce que répondit son maître quand il fut interrogé là-dessus.
Pendant que, après le concert, Ariadne recevait les compliments de quelques amateurs, amis ou élèves de son maître, elle sentit une petite main gantée frapper familièrement sur son épaule nue. Elle se retourna et vit Olga devant elle.
— J'ai dit à maman que tu étais une ancienne compagne ; elle est enchantée de toi ; tiens, voilà notre adresse, viens nous voir demain.
Tout en débitant ce petit discours, Olga fourrait dans la main d'Ariadne un morceau de papier arraché à un programme où elle venait de griffonner quelques mots. La princesse Orline, la « maman » d'Olga, ajouta quelques paroles bienveillantes avec ce beau sourire tranquille d'une femme du monde qui veut être aimable et bonne ; puis la mère et la fille, presque aussi jolies et aussi jeunes l'une que l'autre, s'en allèrent avec un froufrou et un ondoiement moelleux de leurs jupes de soie blanche sur le parquet.
Ariadne rentra chez sa bienfaitrice, le cœur débordant d'émotion, et madame Sékourof, qui se sentait mourir lentement, éprouva peut-être plus de joie que la jeune artiste elle-même en lui entendant raconter son succès dans les moindres détails.
— Quand je n'y serai plus, pensa-t-elle, Ariadne aura, pour se consoler de son abandon, la vie de l'art, si exigeante, si absorbante, qu'elle lui fera oublier le chagrin de ma perte.
Ce fut elle aussi qui conseilla à l'orpheline d'aller voir la princesse Orline dès le lendemain.
— Cela peut être utile, disait-elle, et le talent est souvent mieux servi par les relations que par son propre mérite.
Ainsi conseillée, Ariadne se rendit chez son ancienne compagne. Un luxe dont l'institut n'avait pu lui donner l'idée régnait dès la première marche de l'escalier, orné de fleurs rares dans des vases plus rares encore. Deux dragons japonais en bronze gardaient le vestibule, et deux laquais anglais, aussi immobiles et beaucoup plus roides que les dragons, leur faisaient pendant sur les banquettes.
La petite robe de soie noire que portait Ariadne n'était guère d'accord avec ces splendeurs ; aussi la jeune fille attendit-elle assez longtemps avant que la noble valetaille daignât se déranger pour transmettre son nom. Mais à peine une sonnerie de timbre mystérieuse avait-elle retenti au premier étage, qu'Ariadne vit accourir par l'escalier somptueux son ancienne compagne, aussi belle, aussi fantasque, mais plus gracieuse encore qu'autrefois. Elle sauta au cou d'Ariadne, la prit par la taille et la fit monter en courant jusqu'au premier. Une vaste salle tapissée de damas jaune s'ouvrait devant elle ; là, debout, leur tournant le dos, la princesse Orline arrangeait des fleurs dans une jardinière.
— Maman ! s'écria Olga, la voilà !
La princesse tendit la main à Ariadne avec quelques mots de bienvenue, adressa à sa fille un coup d'œil plein d'avertissements muets et passa dans une autre pièce. Olga se hâta d'emmener Ariadne dans sa chambre.
— Voyons ! dit-elle lorsqu'elles se furent assises sur une mignonne causeuse à deux places en lampas blanc et rose, vis-à-vis d'une glace immense qui les reflétait toutes deux en pied ; voyons, raconte-moi tes affaires. Qu'as-tu fait, que fais-tu, que feras-tu ?
— J'ai travaillé, répondit Ariadne, je travaille et je travaillerai.
— Tout le contraire de moi ! s'écria joyeusement Olga. Je n'ai jamais rien fait qui vaille, et j'ai l'intention de continuer ainsi toute ma vie !
Ariadne sourit ; un tel programme était bon pour l'héritière d'un demi-million de revenu, mais il ne convenait guère à la chanteuse pauvre.
— Quel succès tu as eu hier, hein ! C'est ça qui est beau ! J'aurais bien voulu être à ta place. Comme on t'a applaudie !... Ça te fait plaisir quand on t'applaudit ?
— Cela m'a fait grand plaisir hier, mais je ne sais pas si cela me ferait plaisir tous les jours ; je suppose que oui, cependant.
— Personne ne m'applaudira jamais ! soupira mélancoliquement Olga. Pourtant, j'aurais bien aimé en essayer ! Il faudra que je joue la comédie de société, pour voir ; mais ce sont des amis qui écoutent, et l'on vous applaudit par politesse, tandis que toi... Donneras-tu bientôt un second concert ?
— Le mois prochain, répondit Ariadne. Je vais être deux ans sans me faire entendre. Mon maître veut que je travaille cinq rôles avant de débuter au théâtre. Il y a un mois, je n'avais pas ouvert une partition !
— Tu débuteras au théâtre ! Que ce sera beau ! Tu as une voix unique, inouïe !
Ariadne sourit. Oui, elle savait que sa voix était inouïe.
— Et d'ici là, que vas-tu faire ?
— Travailler ! Quatre heures de chant par jour, deux heures de piano, et le reste du temps se trouve vite passé en travaux de ménage et en lectures avec madame Sékourof.
— Tu travailles au ménage ! Mais une créature comme toi devrait planer au-dessus de ce monde et n'y descendre que pour charmer nos oreilles, à nous autres mortels ! Tu n'es pas une mortelle, toi, tu es une déesse !
— Il faut travailler cependant, reprit doucement Ariadne.
Olga réfléchissait ; son beau visage avait pris une expression de douceur et de regret qui l'embellissait encore.
— Dis-moi, fit-elle, non sans hésitation, n'as-tu jamais eu de désagréments pour cette sotte histoire, – ta sortie de l'institut ?
— Des désagréments ? Pourquoi ? Personne ne m'aimait assez pour me gronder de m'être fait renvoyer avant la fin de mes études... qui donc eût pu me faire des désagréments ?
Olga regarda sa compagne ; elle parlait de l'air le plus innocent.
— Alors, continua-t-elle, personne ne t'en a jamais parlé ?
— Je ne vois personne que mon maître et madame Sékourof, et puis une élève renvoyée pour cause d'insubordination ; ce n'est pas si intéressant pour qu'on s'en souvienne.
Olga garda le silence.
— Tu peux compter sur moi, dit-elle au bout d'un moment, je te suis plus attachée que tu ne crois : si jamais tu es dans la peine, viens me trouver ou écris-moi. Tu ne m'appelleras pas en vain.
Ariadne voulait se retirer. Son amie la garda pour lui faire voir les mille bagatelles coûteuses et charmantes de son appartement, et ne la laissa enfin partir que comblée de présents et d'amitiés.
En revenant chez sa protectrice, Ariadne ne put s'empêcher de lui faire part de l'étonnement croissant que lui causait l'affection d'Olga.
— Qui eût cru, disait-elle, que cette riche princesse, si dure parfois avec moi à l'institut, deviendrait mon amie dans l'infortune ?
— Conservez son amitié, lui dit madame Sékourof. Après moi, ce sera la seule qui vous reste, et je sens que je ne durerai pas longtemps.
En effet, la bonne dame s'affaiblissait de jour en jour. Elle n'avait pas pu chaperonner Ariadne lors de son premier concert. Le second fut annoncé, et elle sentit d'avance qu'elle n'irait pas non plus.
Après avoir surveillé la toilette d'Ariadne, après avoir posé elle-même sur son front la couronne de jasmin blanc qu'elle avait choisie, elle l'embrassa tendrement et s'étendit sur son lit, pendant que sa fille d'adoption partait avec Morini. L'oppression dont elle souffrait toujours disparaissait peu à peu ; elle se sentait devenir de plus en plus légère, mais sa tête devenait aussi plus vide et plus faible. Une autre eût cru à un changement en mieux, mais elle avait vu mourir trop de fois pour se méprendre sur son état.
— Pourvu, se dit-elle, que je vive assez pour donner encore quelques conseils à cette pauvre enfant !
Une langueur la saisit ; elle voulait lutter contre le sommeil, mais elle n'eut pas la force de résister longtemps, et ses yeux se fermèrent sous la lumière adoucie de la lampe, voilée par un épais abat-jour.
Le concert d'Ariadne battait son plein ; un jeune violoniste, d'un talent inégal, mais incontestable, venait d'enlever la salle avec une polonaise nouvelle d'un brio extraordinaire ; les applaudissements, éteints à grand-peine pour lui, venaient de reprendre avec furie pour l'entrée d'Ariadne, qui devait exécuter un duo avec un ténor alors en vogue, et qui ne chantait jamais ailleurs qu'à l'Opéra. L'exception qu'il faisait en faveur de la jeune élève de Morini avait redoublé l'attention et la curiosité des assistants, et tous les yeux étaient braqués sur l'estrade.
Ariadne, pâle comme toujours quand elle chantait, attendait le moment de son entrée, pendant une longue ritournelle au piano ; son partenaire, sûr de lui-même, scrutait paisiblement les rangs du public et cherchait des visages connus auxquels il répondait par un petit signe et par un sourire, lorsqu'une voix, tout près d'Ariadne, au premier rang des fauteuils contre l'estrade, prononça une courte phrase, qui fit tressaillir la jeune fille :
— Son vrai nom est Ranine ; elle a été renvoyée de l'institut pour une intrigue avec un jeune homme...
— Pas possible !... fit une seconde voix.
— C'est comme je vous le dis. Elle est fort belle, mais cela n'empêche rien, au contraire.
Un murmure de désappointement parcourut la salle : Ariadne avait manqué son entrée.
— Eh bien ! lui dit le ténor, qu'avez-vous ? À quoi songez-vous ?
Ariadne se cramponna machinalement à ce qu'elle rencontra, et c'était la main que le ténor avait étendue en la voyant chanceler.
Un grand brouhaha se produisit : la cantatrice se trouvait mal ! Tout le monde se leva, et quelques-uns montèrent sur leurs chaises.
Mais l'alarme fut de courte durée.
Ariadne, victime d'un moment de vertige, n'avait même pas perdu connaissance ; il lui avait suffi de sentir un appui pour retrouver son sang-froid.
— Je ne m'appartiens pas, se dit-elle, j'appartiens au public, qui a payé pour m'entendre. Je penserai après.
Elle fit un signe à l'accompagnateur, qui reprit les huit dernières mesures, et chanta avec une voix, une âme, un désespoir que personne n'avait encore soupçonnés. La dernière vibration du duo courait encore dans l'air, que toute la salle s'était levée et trépignait en criant : Bravo !
— Ah ! mademoiselle, dit le ténor en la ramenant pour la cinquième fois au public enthousiaste, si j'étais femme, je serais jalouse de votre succès !
Elle devait chanter encore deux morceaux ; on voulut lui faire bisser le premier ; mais, au lieu d'obéir aux bis réitérés qui partaient de tous les coins de la salle, elle chanta une chanson petite-russienne d'une gaieté exquise, et son triomphe en fut doublé.
La ritournelle du second morceau était assez longue ; elle en profita pour chercher des yeux et trouver sans peine celui qui avait proféré sa condamnation en si peu de mots.
C'était un de ces hommes qu'on appelle de bons vivants, probablement parce qu'ils mènent la plus mauvaise vie qui se puisse imaginer. L'œil était insolent, le cou gras ; les cheveux, rares, étaient coupés courts, sans doute pour faire illusion sur leur nombre ; un visage plein, orné de petites moustaches, contribuait à l'air bon enfant de ce personnage ; mais ceux qui le connaissaient l'appelaient mauvais sujet en riant, et parfois sans rire. Une brochette de décorations certifiait de sa noblesse et de ses services : c'était le général Frémof.
Celui-ci examinait la jeune fille comme il eût examiné un beau cheval ; aussi fut-il tant soit peu surpris de recevoir le regard plein de mépris et d'indignation que celle-ci lui accorda en échange du sien ; il essaya de riposter par un air malin, mais sa peine fut perdue, car Ariadne chantait, et, quand elle chantait, le monde n'existait plus pour elle.
Prétextant son indisposition, elle se hâta de se dérober aux compliments de ceux qui l'attendaient au salon des artistes ; après avoir remercié vivement Morini qui l'avait reconduite en voiture, et qu'elle n'engagea pas à monter, elle entra dans la chambre de madame Sékourof avec moins de précaution que de coutume.
La vieille dame ouvrit les yeux au bruit de sa robe de soie, et essaya de faire un mouvement, mais elle ne put.
— Approchez-vous, mon enfant, dit-elle à Ariadne effrayée du rapide changement de ce visage si placide quelques heures auparavant et maintenant ravagé par les approches de la mort ; approchez-vous. Vous êtes contente ?
— Très contente ! dit Ariadne pensant au concert.
— Je suis fâchée de troubler votre joie, mais mes heures sont comptées, continua madame Sékourof, d'une voix étrangement voilée. Vous trouverez mes derniers conseils et le dernier présent que je puisse vous offrir dans ma cassette sur la table... Soyez une honnête femme comme vous avez été une honnête fille
— Ma seconde mère, s'écria Ariadne au désespoir, ma bienfaitrice, mon seul secours ! Il s'est trouvé un homme pour dire que j'avais eu une intrigue à l'institut, que j'en avais été chassée pour cela... Il a menti, vous le savez bien, vous !
Les yeux de madame Sékourof s'assombrirent, et deux larmes coulèrent lentement sur ses joues blanchies.
— Je sais que ce n'est pas vrai... mais le monde le croit ; on vous a renvoyée de l'institut sous prétexte d'intrigues.
— Ah ! s'écria Ariadne, je comprends maintenant pourquoi nous vivons dans l'obscurité. Je suis déshonorée !
Madame Sékourof agita faiblement sa main déjà glacée.
— Vous n'êtes pas déshonorée puisque vous n'avez rien fait de mal... Je savais tout, continua-t-elle ; c'est pour cela...
— Pour cela que vous m'avez recueillie, interrompit Ariadne en tombant à genoux près de sa bienfaitrice. Dieu vous doit le paradis, car vous êtes une sainte.
Elle pleurait amèrement sur elle comme sur celle qu'elle allait perdre.
— Dieu vous le doit aussi, dit la mourante en posant sa main sur la tête blonde encore couronnée de fleurs. Vous aussi, vous avez souffert en ce monde ! La vie sera dure pour vous, Ariadne ; soyez patiente, soyez généreuse.
Ariadne appela du secours, – mais que faire contre la mort ? Quand vint l'aube, elle n'avait plus de protectrice. La main qui l'avait ramenée à ce foyer béni devait lui donner encore quelque chose, car, par son testament, madame Sékourof, qui vivait d'une pension, avait placé sur la tête de sa protégée une petite somme bien minime qui lui assurait annuellement deux cents roubles de revenu.
« C'est bien peu de chose, portait une lettre jointe à l'inscription, c'est à peine du pain, littéralement ; mais c'est tout ce que je possède, et c'est assez pour vous sauvegarder contre la tentation. Avec cela et le travail que vous pouvez faire, vous terminerez vos études et vous entrerez au théâtre. Ma bénédiction reposera sur vous partout, parce que vous avez une âme honnête qui ne saurait faillir. »
Ariadne se trouva donc, trois jours après la mort de madame Sékourof, dans un appartement qui n'était plus loué que pour deux semaines, et dont les meubles étaient réclamés par des héritiers mécontents qu'on les eût frustrés d'un peu d'argent au profit d'une étrangère. Heureusement, le concert lui avait rapporté quelque chose : elle s'en servit pour payer sa toilette blanche et se faire faire un costume de deuil. Quand tout fut réglé, un matin, en prenant le thé, elle consulta sa bourse : il lui restait cent trente-deux roubles de capital, et seize roubles et demi de revenu à dépenser chaque mois.
L'examen de ses ressources n'était pas fait pour inspirer à Ariadne une confiance aveugle dans l'avenir : elle alla trouver son maître pour le supplier de lui permettre de débuter un peu plus tôt. Morini fut inflexible.
— Depuis dix ans, dit-il, j'ai eu dix élèves qui toutes avaient du talent, qui toutes avaient fait de bonnes études, et qui ont voulu débuter avant d'être suffisamment préparées ; où sont-elles à présent ? Qui sait leurs noms ? Elles ont pourtant chanté, les unes un hiver, les autres deux fois, et pour finir leur histoire à toutes en un mot, fiasco complet. Pourquoi ? parce qu'elles n'étaient pas préparées ! Elles croyaient qu'on arrive comme ça devant le public, – le vieux maître marcha par la chambre les bras ballants et vint se planter devant Ariadne en ouvrant une bouche énorme, – elles ouvraient la bouche, et qu'est-ce qui en sortait ? un couac abominable, parce qu'elles avaient peur, ou qu'elles ne savaient pas jouer, ou qu'elles n'avaient pas appris suffisamment leur rôle... Et tu veux faire comme elles ?
— Mais, cher maître, je travaillerai double ! supplia Ariadne les mains jointes et les yeux pleins de larmes.
— Tu travailleras huit heures par jour pour te casser la voix ! C'est une belle idée que tu as là ! Rappelle-toi, ma fille, pour ta gouverne, que le travail acquis lentement, par un exercice modéré, est tout ; que la précipitation ne fait rien de bon, et pour en finir, que diable ! j'ai bien aussi mon intérêt à ce que tu deviennes une vraie artiste, une cantatrice sérieuse ! tu n'as pas l'air de t'en souvenir !
Ariadne baissa la tête. Son maître avait raison ; elle lui devait de faire tout ce qui était nécessaire pour arriver à l'apogée de son talent ; c'était une dette sacrée. Elle se soumit et rentra chez elle en se demandant comment elle s'y prendrait pour vivre avec seize roubles et demi par mois, – un peu plus de cinquante francs. Et il lui fallait des chaussures, des chapeaux, des gants ; il fallait tout ce qu'emploie une femme du monde, si modeste et si économe qu'elle puisse être !
— Et les leçons ! s'écria Ariadne tout à coup, les leçons ! J'avais oublié cela ! Je donnerai des leçons de piano.
Elle retourna aussitôt chez son maître pour le prier de lui permettre de donner des leçons. Non seulement Morini, qui se repentait de sa réponse cruelle, lui octroya la permission demandée, mais il promit de lui chercher des élèves.
Il fallait se loger cependant. Ariadne fit insérer dans les journaux qu'une demoiselle, élève de Morini, cherchait la table et le logement en échange de quelques leçons : – on vint plusieurs fois ; à différentes reprises tout paraissait arrangé, puis, le lendemain, Ariadne recevait un petit billet bien sec, dans lequel on avait changé d'avis...
Elle fut quelque temps avant de comprendre la cause de ces changements d'avis. À la troisième ou quatrième tentative, elle devina : on lui demandait toujours où elle avait fait son éducation ; elle indiquait l'institut, naturellement. En sortant de chez elle, on allait à l'institut, on apprenait comment elle avait été renvoyée, et, dès lors, on la fuyait comme une pestiférée.
— On a raison, se dit Ariadne, on ne peut pas m'admettre, dans les familles, auprès de jeunes filles innocentes ; on se méfie de moi. Je ferais de même à leur place ; mais quelle injustice du sort !
Elle était si loin de croire au mal que, dans ses accès de colère intérieure les plus violents, elle n'accusait jamais que la Grabinof. Elle n'eût pu croire qu'on avait fait d'elle le bouc émissaire d'une faute constatée, et dont les coupables étaient connues. Il valait mieux pour elle, d'ailleurs, qu'elle ne le sût pas, car, dans le découragement où elle était plongée, cette découverte l'eût peut-être amenée à la dernière limite du désespoir.
Elle était une après-midi à son piano, faisant des vocalises pour se consoler, lorsqu'elle entendit sonner. La femme de chambre de madame Sékourof, qu'elle gardait en attendant une solution à ses incertitudes, alla ouvrir ; mais avant qu'elle eût eu le temps d'annoncer la visiteuse, Olga entra rapidement dans le petit salon.
— Ma pauvre Ariadne ! dit la jeune princesse, quel malheur que le tien ! Mais tu n'es pas venue me le dire ; je ne le sais que d'hier ; c'est très mal, très mal !
— À quoi bon ? murmura Ariadne ; cela ne pouvait servir à rien. Qui te l'a dit ?
— Je ne sais pas. Quelqu'un l'a répété hier chez nous. Eh bien, que vas-tu faire ? Quand débutes-tu ?
— Dans deux ans, dit tristement la jeune artiste.
— Deux ans ! Mon Dieu ! que c'est long ! Et que vas-tu faire d'ici là ?
— Travailler, répondit Ariadne avec résignation.
— Travailler ! c'est très bien, mais il faut vivre. As-tu de la fortune ?
Ariadne secoua négativement la tête.
— De quoi vis-tu ?
— Des bienfaits d'une protectrice qui m'a accueillie quand tout le monde me repoussait... Pardon, toi aussi tu as été bonne pour moi au moment où j'étais un objet de honte et d'horreur pour les autres.
Olga avait baissé les yeux. Un sentiment de pudeur insurmontable la prenait toujours au souvenir de ce moment pénible.
— Je vis, continua Ariadne avec une sorte de tendresse contenue dans la voix, je vis de ce que m'a laissé cette femme de bien, qui m'a recueillie, nourrie, vêtue, qui m'a donné les moyens de devenir quelque chose, et dont je n'ai connu la sublime bonté qu'au moment où il était trop tard et où je ne pouvais plus rien faire pour lui témoigner ma reconnaissance.
— Comment ! trop tard ? dit Olga, non sans une certaine inquiétude.
— Oui, j'ai appris quelques heures avant sa mort que j'avais été, non pas, comme je croyais, renvoyée de l'institut pour insubordination, mais chassée pour cause de mauvaise conduite ; chassée pour avoir reçu un jeune homme...
— Ah ! fit Olga avec un douloureux soupir.
— Ma honte est si bien connue qu'on en parlait l'autre jour au concert, et pourtant tu sais, toi, si j'ai jamais pensé à autre chose qu'à Dieu et à la musique !
— Ah ! certes ! fit involontairement Olga, si quelqu'un a jamais eu une mauvaise pensée, ce n'est pas à toi qu'il fallait l'imputer !
— N'importe, continua Ariadne qui laissait déborder le trop-plein de son âme blessée, je suis jugée, condamnée... On me laissera mourir de faim, car je ne puis trouver d'asile... Heureusement, ma bienfaitrice ne me croyait pas coupable, elle ; elle savait bien que j'étais innocente de tout ; elle m'a laissé ce qu'elle possédait...
— Combien ?
— Seize roubles et demi de pension par mois. C'est du pain, comme elle l'a dit. Ô ma bienfaitrice vénérée, vous m'avez recommandé de ne pas faillir... certes, je ne tromperai pas votre attente ! Ce serait une trop noire ingratitude !
Ariadne pleurait amèrement, la tête dans ses mains ; elle venait de révéler le secret de ses méditations depuis la perte de madame Sékourof. Dans l'angoisse de son abandon, elle s'était juré de rester honnête fille, quoi qu'elle pût souffrir, afin de faire honneur à celle qui l'avait couverte de sa protection lorsqu'elle était calomniée.
Olga laissa pleurer pendant quelque temps l'orpheline désespérée ; ses yeux à elle-même étaient humides, mais un remords cuisant l'empêchait de mêler ses larmes à celles d'Ariadne. Elle n'osait ni ne pouvait rien dire à cette innocente qui portait le fardeau de sa faute à elle.
— Ah ! si j'avais su ! pensa la princesse Olga, si j'avais su le mal que je faisais à une autre !...
Sa pensée se détourna avec dégoût du souvenir de ces scènes au réfectoire qui avaient coûté si cher à sa compagne. Elle eût donné toute sa fortune pour être innocente et pouvoir se rappeler sans rougir les années écoulées.
— Je n'ai pourtant rien fait de mal ! murmurait l'orgueil indompté.
— Et pourtant, vois ce que tu lui as fait souffrir, répondait la conscience.
— Où logeras-tu ? dit doucement Olga, quand elle vit les larmes d'Ariadne à peu près épuisées.
Depuis un moment la tête de son amie reposait sur son épaule.
— Nulle part ! dit l'abandonnée. Personne ne veut de moi. Mes antécédents m'empêcheront de trouver un asile honorable.
— Tu ne peux pas donner des leçons ? suggéra timidement la riche héritière.
— Personne ne veut de mes leçons ! s'écria Ariadne en se levant brusquement. Mais comprends donc que je suis déshonorée ! que pas une mère ne me laissera parler à sa fille, que je ne puis trouver un logement que dans une maison où l'on ne se soucie pas de l'honnêteté des femmes ; qu'enfin je suis perdue ! Perdue jusqu'au jour où je monterai sur la scène. Je n'en serai pas moins perdue, mais au moins j'aurai du pain ! On n'est pas difficile sur les mœurs, au théâtre !
Elle se détourna avec amertume.
— Écoute, Olga, dit-elle, ta place n'est pas ici ; tu te fais du tort en venant me voir ; on ne vient pas me voir, moi, – je ne suis pas une personne qu'on puisse fréquenter. Laisse-moi te remercier pour l'amitié que tu m'as montrée ; elle date de mon malheur, et par conséquent elle n'en est que plus noble et plus généreuse, mais elle te serait fatale. Adieu, embrasse-moi et ne reviens plus ici.
— Viens me voir ! dit humblement Olga qui se sentait bien petite devant l'infortune de sa compagne.
— Non, je ne dois pas aller te voir ; d'ailleurs, ta mère ne le permettrait pas.
Olga s'était levée ; elle restait debout, indécise, et semblait écouter une voix qui lui parlait intérieurement...
— Au revoir ! dit-elle brusquement.
Elle embrassa son amie et disparut.
Ariadne entendit au bout d'un moment le bruit des roues de son équipage.
— Je n'ai plus personne au monde ! dit-elle tout haut.
Le ton de sa voix l'effraya ; elle était déjà accoutumée à la solitude.
Elle fit quelques tours dans l'appartement désert dont presque tous les meubles avaient été enlevés par les héritiers avides, et, sentant l'amertume grandir et bouillonner au dedans d'elle-même, elle allait lui donner cours en larmes et en paroles véhémentes, lorsqu'elle baissa la tête avec soumission, comme devant une main invisible.
— Sois patiente, sois généreuse ! murmura-t-elle ; ce sont ces derniers ordres. Je serai patiente et généreuse.
Elle se remit au piano, et peu à peu la paix, la grande paix que lui donnait l'art, descendit sur son âme fatiguée.
Olga, en rentrant, trouva sa mère absente, ce qui arrivait souvent. Congédiant alors la femme de charge qui l'avait accompagnée dans son expédition, elle alla se plonger dans les méditations les moins réjouissantes, au fond d'une petite serre contiguë au salon jaune. Ce qu'elle pensa et résolut alors communiqua à son visage une expression si nouvelle de courage et de fermeté, que sa mère, à son retour, la regarda à deux fois.
— Mon Dieu ! dit-elle, quelle figure ! D'où viens-tu avec cet air revêche ?
— J'ai quelque chose à vous dire, maman, répondit évasivement la jeune fille. Puis-je vous parler en particulier ?
La princesse regarda sa fille avec une stupéfaction profonde.
— Pourvu, pensa-t-elle, qu'elle n'ait point commis quelque grosse sottise ! – Venez dans mon cabinet de toilette, dit-elle d'un air sérieux ; nous causerons pendant que je m'habillerai pour le dîner.
Elle passa devant, et sa fille la suivit jusque dans la grande pièce fraîche et parfumée qui lui servait de cabinet de toilette. Une femme de chambre, ramenée tout exprès de la Petite-Russie, pour plus de certitude qu'elle ne savait pas le français, s'approcha pour aider la princesse, et Olga s'assit sur un petit canapé bas, en face de sa mère qui se tenait devant un grand miroir.
— Maman, dit-elle, on m'a raconté une histoire bien singulière aujourd'hui ; je voudrais vous en faire part.
Enchantée d'apprendre que l'état d'esprit extraordinaire où se trouvait sa fille provenait simplement d'une histoire romanesque, la princesse acquiesça d'un signe de tête pendant qu'on lui ôtait sa robe.
— Figurez-vous, maman, commença la jeune fille, que dans un institut de demoiselles il est arrivé, il y a longtemps déjà, une chose bien étrange : plusieurs élèves de la classe sortante avaient imaginé de s'amuser en cachette des dames de classe, et, comme on ne s'amuse pas beaucoup dans les instituts, où les moyens de se distraire sont rares, elles inventèrent un divertissement assez dangereux.
La princesse souriait d'un air distrait, tout en s'occupant de sa toilette. Olga continua.
— Parmi les jeunes gens que recevait madame la supérieure, – car elle avait une nombreuse famille et connaissait beaucoup de monde, – il y en avait deux qui s'étaient plus d'une fois arrêtés à causer un instant avec les demoiselles qui allaient et venaient dans l'escalier ; un troisième, qui avait ses entrées chez la directrice, imagina de proposer à quelques-unes de ces élèves de souper un soir dans le réfectoire quand tout le monde serait couché. Il y avait une jeune fille très gourmande parmi celles-là ; – enfin, elles acceptèrent.
— Quelles sornettes me contez-vous là ? fit la princesse en fronçant ses sourcils olympiens.
— C'est la pure vérité, maman, je vous assure. Les élèves – il y en avait trois – sortaient du dortoir à onze heures, passaient devant la dame de classe qui ronflait comme un tuyau d'orgue, descendaient au réfectoire, et là, les jeunes gens, qui avaient apporté des provisions, soupaient avec elles en secret.
— On ne les a pas surpris dans cette belle occupation ? demanda la princesse que cela commençait à amuser.
— Précisément, ma chère maman, la directrice les surprit un jour ; mais, ce jour-là, les demoiselles n'étaient pas venues, – supposons qu'on les en avait empêchées par une surveillance plus active, – et la supérieure ne trouva que les messieurs.
— Eh bien ! je suppose qu'elle ne les a pas mis en pénitence ? dit la princesse, riant malgré elle à l'idée de la figure des trois jeunes gens en présence de la vieille dame.
— Non, maman, probablement même il ne serait rien arrivé du tout si une femme de chambre n'avait pas bavardé. Mais, le lendemain, tout l'institut savait l'histoire, il fallait faire un exemple. Vous comprenez, maman, ajouta Olga avec amertume, on ne pouvait pas laisser impunie une telle violation des règlements...
— Je connais cette histoire, dit la princesse en cherchant dans son esprit un souvenir qui n'avait guère laissé de traces.
Cette aventure d'institut avait passé de sa mémoire depuis bien longtemps. Une fois assurée que la coupable était d'extraction obscure, elle n'avait plus de motifs pour s'en souvenir.
— Je crois que oui, maman ; du moins on vous l'a probablement racontée dans le temps.
— On a renvoyé la jeune fille, fit la princesse.
Olga chercha péniblement quelques mots, puis elle se leva les joues brûlantes, les yeux pleins de feu.
— Ce que vous ne sauriez vous imaginer, maman, continua-t-elle en regardant sa mère bien en face, c'est que le règlement, qui exigeait une victime, pouvait ne pas exiger que cette victime fût une coupable. On renvoya une jeune fille en effet, et cette jeune fille était innocente.
— Comment ! fit la princesse en levant les yeux.
Elle s'arrêta pétrifiée, tant le regard qu'elle reçut de sa fille révélait de sentiments nouveaux et inconnus.
— Oui, ma mère, elle était innocente, et, à l'heure présente, elle ne peut gagner sa vie parce qu'on la croit coupable : elle n'a qu'à se laisser mourir de faim, pendant que les véritables coupables sont tranquilles et heureuses, estimées de tous. N'est-ce pas que c'est horrible ?
— Horrible en effet, murmura la princesse ; mais n'est-ce pas une invention de la demoiselle pour se rendre intéressante ?
— Mère ! s'écria Olga pâle d'indignation.
— Car enfin, continua la grande dame, à quel propos aurait-on puni une innocente ? Cela supposerait des combinaisons atroces... Je ne crois pas un mot de cette histoire. Qui vous l'a racontée ?
— Mère ! cria une seconde fois la jeune fille indignée, la victime innocente est Ariadne Ranine, et l'une des coupables... c'était moi.
Olga regarda sa mère en face, non pour la braver, mais pour affirmer la vérité de ses paroles.
— Vous ! vous ! répéta la princesse, qui crut sa fille folle.
— Moi ! Et j'ai eu la lâcheté de laisser renvoyer Ariadne, quand le premier de mes devoirs était de me proclamer coupable. Je l'ai vue tomber sans connaissance. J'ai entendu ses plaintes, je l'ai accompagnée jusqu'à la porte, et je n'ai rien dit. Mais si je n'ai pas parlé, ma mère, c'est qu'en ce moment-là je ne me doutais pas qu'une innocente serait déshonorée pour toute sa vie ; je croyais qu'on n'y penserait plus au bout de trois mois. À ce moment, je songeais à vous, ma mère, et à mon père ; je pensais au nom que je porte, et je me disais que, si votre fille était ainsi chassée, vous en mourriez tous deux de honte, – et Ariadne n'avait ni père ni mère.
Olga se tut. La princesse avait reculé de quelques pas. Toute cette scène avait eu lieu en français, et la femme de chambre, « voyant qu'on se querellait », avait pris le parti de sortir quelques instants auparavant et de ne plus rentrer.
— Vous, une Orline ! répéta la princesse. Vous avez eu des rendez-vous ! Vous avez soupé la nuit !...
— Au réfectoire, fit observer doucement la coupable.
— Est-il possible que vous ayez oublié à ce point ce que vous vous deviez ?
— Je suis coupable, ma mère, dit Olga, et je m'accuse ; mais on ne m'a jamais appris ce que je me devais. À l'institut, on nous a donné des règles banales et pédantes, bonnes pour tout le monde et pour personne ; de plus, on m'a toujours répété qu'Olga Orline pouvait faire tout ce qui lui passerait par la tête. Je voyais mes désobéissances impunies ; mes malices passaient inaperçues, non parce qu'on n'en avait pas connaissance, mais parce qu'on ne voulait pas me punir. C'est ici seulement, près de vous, ma mère, depuis que j'ai le bonheur de vivre sous votre égide, que j'ai appris mes devoirs et que j'ai rougi de ma faute... C'est aujourd'hui seulement, en voyant le mal que j'avais causé à une innocente, que j'ai compris que mon silence était plus qu'une faute : c'est un crime.
— Un crime ! Vous n'allez pas vous dénoncer, je suppose, fit la princesse avec tout l'orgueil d'une grande dame qui méprise une plébéienne.
— S'il n'y a que ce moyen de réhabiliter Ariadne, il faudra pourtant le faire, répondit bravement Olga.
Le silence se fit.
La princesse regarda autour d'elle, vit qu'il était tard et sonna sa femme de chambre.
— Allez vous habiller, dit-elle à sa fille, nous en parlerons plus tard.
— Ma mère me pardonne-t-elle ? demanda doucement Olga avec toute la soumission, toute la grâce qu'elle savait si bien déployer à l'occasion.
La princesse ne put lui tenir rigueur ; il y avait si longtemps d'ailleurs ! Qui se souvenait de cette histoire ? Elle sourit et laissa baiser par sa fille la main que celle-ci caressait tendrement.
— Nous verrons, dit-elle.
Mais elle avait déjà pardonné.
Si la princesse était absolument gâtée par sa vie de femme heureuse et frivole, elle avait le cœur généreux, et son jugement, faussé dans les circonstances ordinaires par l'habitude d'une longue domination despotique sur son entourage, se retrouvait intact dans les occasions graves.
Pendant le dîner et les heures qui suivirent, tout en causant avec ceux qui se trouvaient présents, elle se fit un plan de conduite, et lorsque sa fille vint la trouver à sa toilette, vers minuit, elle avait préparé une solution.
— Si je vous ai bien comprise, dit-elle, vous vous reconnaissez coupable d'un dommage causé à cette jeune fille dont vous m'avez parlé, et vous désirez le réparer.
Olga, pour toute réponse, se jeta au cou de sa mère et l'embrassa à l'étouffer.
Cette marque de tendresse amollit encore le cœur déjà bien disposé de la princesse.
— Mais d'abord, racontez-moi comment vous avez appris les suites de ce malheureux événement.
En quelques mots, Olga mit sa mère au courant de l'existence d'Ariadne depuis son renvoi de l'institut.
— Si vous l'aviez vue, maman, dit-elle en terminant, si vous saviez avec quelle noblesse elle porte son infortune ! Et quand on pense qu'elle n'a plus d'asile !...
— J'ai pensé, dit la princesse, que si nous lui faisions une dot convenable, avec le capital, elle pourrait se marier, et avec le revenu, en attendant, elle aurait de quoi vivre...
— Et où voulez-vous, ma chère maman, répliqua Olga, que cette pauvre fille trouve un mari, si elle ne voit pas une société honnête ? Les maris n'iront pas la chercher dans une maison autre que convenable, et on ne veut la loger nulle part !
La princesse gardait le silence. En effet, la situation était embarrassante.
— Savez-vous, ma chère maman, reprit la jeune fille, ce qu'il faut faire pour me mettre en paix avec ma conscience ? – car ma conscience me fait depuis longtemps tous les reproches que votre bonté m'épargne, – il faut ouvrir votre maison à Ariadne.
— Qu'elle vienne ! dit la princesse, je serai très contente de lui témoigner les sentiments qu'elle mérite. Sait-elle que c'est vous qui êtes la cause involontaire... ?
— Non, maman, elle ne sait rien du tout ; à peine a-t-elle appris depuis peu de temps de quoi elle était soupçonnée. Mais, maman, lui faire une dot, c'est précisément lui apprendre la vérité, – et moi qui la connais, je puis vous certifier qu'elle refusera vos bienfaits quand elle saura... Savez-vous, ma chère maman, ce qu'il faudrait faire pour être une vraie Orline, grande et généreuse comme tous ceux de notre race ? Il faudrait prendre Ariane chez vous, ici, dans la maison.
— Chez nous ! se récria la princesse.
— Chez nous, ma chère maman. Aux yeux du monde, ce serait pour me donner des leçons de musique... Oh ! ne craignez rien, je n'en prendrai guère, ajouta la jeune fille ; – la princesse n'aimait pas la musique chez elle, en revanche elle l'adorait chez les autres, où elle n'entendait pas les études préliminaires. – Ariadne est une grande artiste, sa musique ne peut vous gêner ; elle est si douce, si bien élevée ! Je suis souvent seule, il me faudrait une dame de compagnie... Et puis, maman, si elle n'a pas d'asile, c'est ma faute... Si vous m'aimez et si vous m'avez vraiment pardonné, vous ferez ce que je vous demande !
Olga était à genoux et entourait la princesse de ses bras... Quelle mère eût refusé ? Ce n'était pas celle-là, qui sentait au fond combien la dette de sa fille envers l'orpheline était lourde et sacrée.
— Soit ! dit-elle. Tu iras la chercher demain.
Olga regarda sa montre avec regret ; il était vraiment trop tard pour y aller le soir, ou plutôt la nuit même.
Elle couvrit sa mère de caresses reconnaissantes et emporta sa joie dans sa chambre, où elle eut peine à trouver le sommeil.
Ariadne était installée depuis huit jours dans la maison Orline, qu'il lui semblait encore faire un rêve. Elle avait reçu tant de preuves d'estime et d'amitié de la part de la princesse, Olga la traitait avec tant de délicatesse, que l'orpheline ne pouvait croire à une si belle réalité.
Cependant, elle se fit bien vite à sa nouvelle position, car ses instincts la portaient vers tout ce qui était élégant et riche.
La seule chose pénible pour elle fut de quitter le deuil de sa bienfaitrice, sur une prière réitérée d'Olga.
La princesse, comme la plupart des dames russes de son temps, n'aimait pas qu'on portât le deuil dans sa maison, et il fallut céder sur ce chapitre.
Si douce que fût l'existence d'Ariadne, comparée avec ce qu'elle avait pu craindre, le cœur de la pauvre enfant était cruellement éprouvé par des scrupules chimériques. Elle craignait de faire tort à Olga par sa présence, et finit par le dire à sa compagne.
La princesse rassura l'orpheline, mais d'une manière qui fit une autre plaie à son cœur tant de fois blessé.
— Aucun doute, dit la grande dame, ne peut effleurer celle que je protège de mon hospitalité. Vous êtes saine et sauve chez moi, mademoiselle.
Ariadne remercia, mais le cœur gros. Il lui en coûtait de ne pas être estimée pour elle-même ! Il fallait bien se faire à cette idée cependant, car rien ne pouvait réparer l'outrage du passé.
La princesse avait exigé d'Olga qu'elle ne révélerait pas le passé à son amie : c'était la seule condition qu'elle avait mise à l'admission d'Ariadne chez elle.
La maison Orline était grandiosement ouverte et fort bien fréquentée ; on y donnait à diner tous les mardis, on y dansait deux fois par mois pendant l'hiver ; une loge aux Italiens employait un autre jour ; cette loge fut pour Ariadne une source de joies indescriptibles.
La princesse s'en servait peu ; elle y envoya sa fille avec Ariadne et un chaperon quelconque, choisi par les nombreuses parentes laides, pauvres et âgées auxquelles elle cherchait charitablement à faire plaisir de temps en temps. Là, Ariadne apprit tout ce que la musique peut donner d'extases à une âme vraiment faite pour la sentir, et son talent y prit plus de force et de maturité.
Elle était chez la princesse depuis deux mois environ, lorsqu'un lundi, à l'opéra Italien, elle remarqua, braquée sur elle, une jumelle obstinée qui semblait vouloir attirer son attention.
Elle feignit d'abord de ne point l'apercevoir, mais les deux verres entêtés la suivaient avec tant de persistance qu'elle prit le seul parti en pareil cas : elle s'arma à son tour de son binocle, promena un regard distrait dans la salle, le laissa tomber dédaigneux et froid sur la jumelle insolente, et revint à son indifférence.
La jumelle disparut, et, au lieu des deux gros verres ronds dans leur gaine noire, Ariadne aperçut les yeux non moins gros, ronds et noirs, du général Frémof.
La jeune femme ne put réprimer un mouvement ; elle n'avait vu le général qu'une fois, à son second concert, mais le souvenir de la plus vive douleur de sa vie était lié à ce visage de viveur, et elle ne pouvait plus l'oublier.
En vain voulut-elle penser à autre chose, s'absorber dans la musique, s'isoler dans des pensées sereines et généreuses, elle ne le put ; le regard de cet homme et le souvenir de ses paroles la poursuivirent sans pitié jusqu'au matin, durant les longues heures d'une insomnie fiévreuse.
— Pourvu, se disait-elle, que je ne le revoie jamais !
Elle n'osait l'espérer ; pourtant, c'était quelque chose que d'avoir passé deux mois sans rencontrer cet homme qui lui était odieux.
Elle ne fut pas si longtemps avant de le revoir.
Le jeudi suivant, c'était jour de soirée dansante, il arriva de bonne heure, en homme qui veut profiter d'un bon moment de causerie avant l'arrivée des importuns.
— On a été longtemps sans vous voir, général ! dit la princesse en lui indiquant un siège auprès d'elle.
— J'ai été faire un tour dans mes terres, répliqua le général, je suis parti le lendemain d'un fort beau concert à la salle des Chantres...
Ses yeux glissaient du côté d'Ariadne, la princesse s'en aperçut.
— Celui de mademoiselle probablement, dit-elle avec un petit geste de son éventail.
Le général profita d'une nouvelle arrivée pour rapprocher son siège de la chaise d'Ariadne.
— Je suis déjà, dit-il, un de vos plus chauds admirateurs, mademoiselle, et – il baissa imperceptiblement la voix – il ne tiendra qu'à vous que je le devienne davantage.
Ariadne sentit l'insulte et rougit de la tête aux pieds. Ses épaules superbes se rosèrent tout à coup, et le général les contempla avec l'air d'un amateur devant un tableau de maître.
Les arrivants entouraient la princesse ; la jeune fille se recula pour leur faire place, mais le général n'était pas homme à se laisser décontenancer.
— Inscrivez-moi, au moins, dit-il plus bas encore ; si votre cœur est pris pour le moment, souvenez-vous que j'ai retenu mon tour.
— Monsieur ! dit Ariadne entre ses dents serrées, vous êtes un lâche !
La princesse se retourna vivement. Seule de tout le groupe elle avait entendu non la provocation, mais la réponse ; le regard que le général avait jeté sur Ariadne l'avait sans doute mise en défiance.
— Général, dit-elle, on joue là-bas, et vous ne dansez pas que je sache ; faites place aux danseurs.
Le général s'éloigna en se dandinant, non sans ajouter une œillade assassine au bagage de sottises qu'il venait de déposer aux pieds d'Ariadne.
Le seul moyen d'excuser sa conduite est d'avouer qu'il professait la plus mauvaise opinion de toutes les femmes en général et en particulier ; c'était un de ces hommes trop faibles pour avoir un caractère, qui en empruntent un tout fait, et qui le plus souvent le choisissent fort mal. Il était tellement sûr de la perversité féminine, qu'il avait calomnié Ariadne exactement comme il eût avalé un verre d'eau ; il venait à présent de l'insulter avec la même facilité ; il lui croyait un nombre indéfini d'aventures depuis la première ; quoi de plus naturel que de rappeler à une jolie femme, pas cruelle, qu'il tenait ses hommages à sa disposition ?
La princesse avait vu le mouvement d'Ariadne, elle avait entendu ses paroles ; craignant quelque accident, elle essaya une diversion qui réussit.
— Monsieur Constantin Ladof, dit-elle en poussant un jeune homme qui lui parlait devant Ariadne encore pâle ; mademoiselle Ranine.
— Mademoiselle, voulez-vous me faire l'honneur de m'accorder la première contredanse ? dit la voix musicale de Constantin Ladof.
Ariadne pâlit, rougit, s'inclina machinalement, passa son bras sous celui du cavalier et respira plus à l'aise en se trouvant admise dans les rangs du quadrille.
— Ah ! mademoiselle, lui dit son danseur, si vous saviez le mal que je me suis donné pour arriver à vous connaître ! Votre voix m'avait fait une telle impression, que je suis resté deux nuits sans dormir. Ce sont les anges qui vous ont appris à chanter de la sorte ! Savez-vous que, – c'est bête de l'avouer, ici surtout, pendant qu'on danse, – mais vous m'avez fait pleurer !
Ariadne regarda celui qui lui parlait. Les yeux bleus du jeune homme étaient aussi sincères, aussi honnêtes que ses paroles. Elle sourit et répondit de bonne grâce. Celui-là au moins ne la méprisait pas.
Vers la fin de la soirée, comme on se retirait, le général Frémof, toujours content de lui, s'approcha de la maîtresse du logis pour prendre congé, et reçut un compliment fort inattendu.
— Vous êtes un mauvais sujet, général, dit la princesse à demi-voix d'un air de reproche ; c'est fort gentil les mauvais sujets, mais entre célibataires, ou bien chez les vieilles femmes qui ne craignent plus rien ; moi, j'ai des demoiselles à marier ; vous reviendrez me voir quand il n'y aura plus de jeunes filles dans la maison.
— Entendre, c'est obéir ! dit galamment Frémof en baisant la main qui le mettait à la porte. Tâchez que ce soit bientôt, princesse.
La princesse ne put s'empêcher de rire. Cependant Ariadne ne devait pas se remettre de cet affront.
— On peut me parler ainsi ! pensait la jeune cantatrice assise sur le petit canapé de sa chambre dans l'état de découragement qui suit les grandes indignations ; il y a des hommes qui croient avoir le droit de m'insulter, froidement, de propos délibéré ! Comment me justifier ? Qui me sauvera ? Qui leur criera à la face : Vous mentez lâchement !
Ariadne n'attendait de secours de personne ; aussi prit-elle dès lors la résolution de se retirer de plus en plus du monde au milieu duquel elle vivait. Le sacrifice fut accompli sans apparat, sans retours amers, et même sans regrets. Ce monde n'était pas fait pour elle, elle n'y pouvait rencontrer aucune sympathie sérieuse ; elle le traverserait comme un oiseau de passage parcourt les pays qui le séparent du nid. L'art était sa vraie patrie, c'est dans l'art qu'elle trouverait les joies qui la récompenseraient de tant de peines.
Cette résolution lui inspira ce grand calme qui se posait sur elle de temps en temps à la fin de ses luttes intérieures.
Deux années la séparaient encore du terme fixé par elle pour ses peines ; elle en prévit la fin sans efforts et sans impatience.
Le lendemain de ce bal, la princesse parut au déjeuner avec l'air affable et courtois qui faisait partie de son visage ; cette sérénité qui ne se démentait jamais n'était pas jouée, car la princesse, suivant une expression vulgaire, n'était pas de ceux qui se laissent démonter ; les calamités n'avaient pas épargné sa tête aristocratique ; elle avait aimé et pleuré un mari jeune ; mais, avec les années, elle s'était fait une sorte de philosophie résignée, que son visage annonçait à ceux qui n'étaient pas admis à partager ses pensées secrètes. Disons que le nombre de ceux à qui elle communiquait ses idées était extrêmement restreint.
Ce fut donc avec un visage souriant qu'elle déjeuna en compagnie des deux jeunes filles. En se levant de table, après avoir écarté sa fille sous un prétexte insignifiant, elle passa dans la serre pour y prendre le café, comme d'habitude, et tout en marchant, elle dit à Ariadne de sa voix mélodieuse :
— Le général Frémof s'est permis, je crois, avec vous, quelque plaisanterie peu convenable ?
La jeune artiste pâlit et réprima un frisson, mais elle devait répondre et répondit :
— Oui, princesse.
— Eh bien ! fit la grande dame en s'asseyant, il ne reviendra plus. Je vous dis ceci, mon enfant, pour que vous compreniez combien j'ai à cœur de vous défendre contre toute impertinence. Vous ne serez point offensée si je vous demande, de votre côté, d'être aussi prudente que possible. Sur ce point, d'ailleurs, je n'ai point d'inquiétude.
Elle sourit ; ce sourire congédiait Ariadne, qui murmura quelques paroles de remerciement et se retira plus loin.
C'était une protection, celle-là, et bien inespérée ; pourtant, la jeune fille se sentit froissée ; la princesse aurait dû comprendre qu'elle n'avait pas besoin de lui conseiller la prudence. Cependant, Ariadne fit taire ce regret et s'imposa de ne penser qu'au bienfait.
L'hiver s'écoula de la sorte. Rien ne dérangea l'ordre des soirées des théâtres, des réceptions de toute espèce, jusqu'au carême.
Ariadne apparaissait aux bals de la princesse, dansant avec quelques jeunes gens insignifiants quand on manquait de vis-à-vis, et se renfermait dans une atmosphère de glace si elle voyait s'approcher quelque cavalier plus brillant.
Cette sage conduite lui valut en mainte circonstance les éloges de la princesse, qui ne pouvait s'empêcher d'admirer tant de retenue et de discrétion. À plusieurs reprises elle lui exprima toute la satisfaction qu'elle ressentait à la trouver digne de son estime et de sa confiance. Par là, Ariadne se fit une amie, et la princesse n'était pas femme à donner facilement son amitié.
Parmi les jeunes gens insignifiants avec lesquels Ariadne dansait parfois se trouvait Constantin Ladof. Il était de bonne famille ; autrement, la porte de la noble maison ne se fût pas ouverte devant lui. Il possédait quelques milliers de roubles de revenu, mais c'était peu de chose dans un milieu où le luxe le plus extravagant était considéré comme une des premières conditions de l'existence. Il avait pour lui un grand avantage : c'était de n'avoir aucune parenté et d'être absolument libre de ses actions ; mais qu'importait cet avantage à des gens accoutumés à chercher, dans les familles des gens qui les entouraient, des leviers ou des marchepieds vers une fortune plus rapide ou plus considérable ?
Constantin Ladof était donc un jeune homme aimable et sans conséquence. De plus, au lieu de revêtir l'habit militaire, qui donne tant de grâces et qui conduit rapidement aux places en vue, il avait eu la malencontreuse idée de prendre du service dans un ministère. Or, un fonctionnaire civil est à cent piques, comme prestige, au-dessous d'un militaire. Officier de la garde, Ladof eut été un brillant jeune homme ; employé dans un ministère, il n'était plus qu'un gentil garçon, ce qui n'était pas du tout la même chose.
Les mères russes laissent trop volontiers voltiger autour de leurs filles ces jeunes gens sans conséquence qu'elles ont vu grandir, qu'elles tutoient souvent ; ils leur paraissent aussi insignifiants que les insectes des soirs d'été ; peut-être elles-mêmes trouvent-elles une jouissance secrète d'amour-propre à se voir courtisées, adorées par ces gamins aimables. Elles sont pour eux moins que des mères, presque des tantes ; avec l'âge, l'enthousiasme juvénile disparait ; mais l'amitié, la confiance, l'estime réciproque restent presque toujours. C'est là ce qui explique la grande quantité de jeunes gens de vingt-cinq à trente-cinq ans qu'on rencontre dans les salons des femmes d'environ quarante ans, qui ont renoncé à la coquetterie, mais non au délicat plaisir d'être flattées et encensées.
Malheureusement, ce beau tableau a son côté sombre. Les jeunes filles qui grandissent dans cette atmosphère de déférence courtoise et chevaleresque y prennent l'habitude de la coquetterie journalière, passée presque à l'état de nécessité. Maman est si belle et rit si bien avec les jeunes gens ! Pourquoi sa fille n'en ferait-elle pas autant ?
Mais « maman », si elle le voyait, gronderait sévèrement sa fille ; aussi la jeune demoiselle se garde-t-elle bien d'employer son petit arsenal de gentillesses et de ruses sous les yeux de sa mère ; elle fait la coquette dans les petits coins, en présidant au thé qu'elle fait servir dans le grand salon, pendant qu'elle-même retient autour de la table, couverte de friandises, les jeunes gens encore en disponibilité, ou bien qui sont relayés dans leur office de cavaliers servants auprès de la châtelaine par les nouveaux arrivés.
Constantin Ladof papillonnait donc à l'aise chez la princesse Orline, et celle-ci lui accordait autant d'attention et de bienveillance qu'à quelque beau chien de race habitué à venir manger du sucre dans sa main. Ladof étant sans conséquence, rien ne l'empêchait d'aller et de venir, l'après-midi ou le soir, d'apporter de la musique, d'accompagner Ariadne quand on la priait de chanter, de jouer à quatre mains avec Olga quand celle-ci était contrainte de se mettre au piano, ce qui lui arrivait le plus rarement possible ; c'était Ladof qui se chargeait de procurer des billets de concert ou de spectacle ; c'était lui encore qu'on envoyait chercher des glaces quand on avait trop soif ; mais ce n'était pas lui qui les payait, la princesse ayant déclaré une fois pour toutes qu'elle n'acceptait rien de personne, excepté les attentions et les politesses.
Ariadne savait que Ladof était un jeune homme sans conséquence ; la princesse s'était librement expliquée à ce sujet, un jour qu'Olga s'étendait un peu trop longuement sur les mérites de cet aimable garçon ; aussi s'était-elle permis de causer quelquefois avec lui, et même de lui donner une sorte de clef de son âme.
Constantin Ladof, seul au monde, savait à quoi pensait Ariadne lorsque ses yeux étranges semblaient se retirer du monde des vivants pour regarder un rêve intérieur. Il le savait pour l'avoir demandé.
— À quoi donc pensez-vous, mademoiselle, quand vous ne voyez plus personne ?
Ariadne l'avait regardé un instant, et avait répondu de sa voix grave :
— J'entends quelque chose qui chante en dedans de moi.
Constantin l'avait regardée à son tour et n'avait pas répondu. Ce silence, par lequel elle s'était vue comprise, avait ouvert le cœur d'Ariadne ; avec Ladof, elle pouvait parler d'art, car il aimait passionnément la musique ; avec lui, elle se sentait estimée et honorée.
Un jour, s'enhardissant à parler pendant que tout son être était glacé de terreur à la pensée de la réponse qu'il pouvait lui faire, elle lui avait demandé :
— Savez-vous, monsieur Constantin, qu'on a dit beaucoup de mal de moi ?
À quoi le jeune homme, qui avait entendu en effet répéter ces calomnies dont Ariadne était victime, avait répondu en haussant les épaules :
— Les imbéciles ! Qu'est-ce que ça fait ? Vous êtes bien trop bonne de vous en souvenir.
À ces paroles, Ariadne avait fermé les yeux pour savourer la joie chaude et lumineuse qui venait de passer en elle. Elle était donc estimée de ce jeune homme blond, aux yeux bleus, au visage honnête et intelligent. Elle avait un ami !
Un autre jour, cet ami, après avoir causé une heure avec elle, – Olga avait fait tous les frais de leur conversation, – lui dit tout à coup :
— Vous êtes la meilleure créature qu'il y ait au monde ! Si j'avais une sœur, je la voudrais comme vous, ou plutôt je voudrais que ce fût vous.
— Je ne voudrais pas que vous fussiez mon frère, pensa Ariadne.
Mais elle ne mit aucune amertume à cette pensée, et tendit amicalement la main à celui qu'elle eût voulu voir lui appartenir par un lien plus proche et plus intime que la fraternité.
Peu à peu elle s'habitua à laisser Ladof pénétrer dans son cœur ; il eut une place dans ses pensées de chaque heure. Jusqu'alors elle avait cherché dans les rôles qu'elle étudiait l'expression poétique et passionnée du sentiment maternel ; elle y chercha l'amour et le trouva. Sa voix magnifique fit frémir les cordes du piano dans des accents de tendresse exaltée qu'elle n'avait jamais soupçonnée.
— Il y a donc autre chose que l'art ! se dit Ariadne vaincue, en sentant pénétrer en elle la douceur d'un sentiment qui amollissait les fibres trop tendues de son âme. Je ne m'appartiens plus. S'il le voulait, je renoncerais au théâtre.
C'était le plus grand sacrifice qu'Ariadne put faire ; elle l'offrit à Constantin dans le fond de sou cœur, mais personne n'en eut connaissance, car les résolutions d'Ariadne étaient un secret entre elle et sa conscience.
Constantin était loin de rêver ce sacrifice, – aussi loin de le rêver que d'en soupçonner la cause. Il allait et venait comme un maître dans le cœur de l'orpheline sans s'en apercevoir, car il avait dit l'expression exacte de sa pensée : il l'eût voulue sa sœur, et rien de plus. Il l'eût voulue sa sœur parce qu'elle aimait Olga, et qu'il était amoureux fou de la jeune princesse Orline.
Olga, tout en marivaudant pour ne pas perdre ses droits, n'était pas d'humeur à se laisser entraîner dans une coquetterie réglée ; elle se souvenait encore trop bien de l'institut pour que l'idée de se compromettre le moindre peu par une parole ou un simple regard ne lui fit pas éprouver une impression désagréable.
Aussi avait-elle brusqué Ladof dès l'offrande timide de ses premiers hommages, et brusqué assez pour qu'il crût prudent de se retirer pendant quelque temps. C'est pendant ce temps où, amoureux timide, mais résolu, il regardait son idole, qu'il fit mieux connaissance avec Ariadne et qu'il s'en fit aimer certes sans vouloir.
L'hiver s'était écoulé, puis le printemps ; la princesse avait loué une magnifique villa à Pavlovsk, car elle aimait la vie mondaine et se décidait rarement à « aller s'enfouir », selon sa propre expression, dans ses terres lointaines.
Cet été-là fut plein de jouissances exquises pour Ariadne. Elle ne savait de la nature que ce que les arbres du jardin de l'institut avaient pu lui apprendre. Les fleurs, la verdure, les nids et les ombrages du grand parc de Pavlovsk versèrent à flots dans son âme les émotions neuves et délicieuses d'un aveugle qui ouvrirait les yeux à la lumière. Elle ignorait si c'était l'amour naissant ou la beauté des vieux arbres qui faisait chanter en elle tant de voix inconnues. Que lui importait ? Les voix chantaient, et elle les écoutait en extase ; cela suffisait à la remplir de joie.
Un soir de juillet, c'était un lundi, jour aristocratique, une assemblée de choix écoutait l'orchestre de Johann Strauss, alors dans le plus fort de sa vogue, et naturellement la princesse Orline, avec sa fille et la jeune cantatrice, siégeait à l'endroit le plus commode du jardin, dans l'éclat d'une toilette arrivée la veille de Paris. Son escorte habituelle, un peu moins nombreuse peut-être qu'en ville, lui formait une garde d'honneur, et Constantin Ladof, venu par le train de sept heures et demie, jouissait de la société de mademoiselle Olga, ce soir-là plus humaine que de coutume. Ariadne écoutait l'orchestre ; elle avait donné son cœur à Ladof ; mais quand l'art parlait, sa voix était encore plus puissante que tout le reste.
— Bah ! répondit Olga à une phrase de Ladof, les hommes se répandent tous en promesses, et, quand on veut les amener à agir, ils reculent bravement.
— Les livres qui vous ont dit cela vous ont trompée, mademoiselle, répliqua Constantin, car je puis vous jurer...
— Quoi ?
— Que si vous daigniez m'ordonner quelque chose...
Olga regarda dédaigneusement le jeune homme au travers de ses longs cils à demi baissés.
— Je le ferais ! conclut Ladof, – je le ferais au prix de ma vie.
— Quelle idée !... murmura Olga troublée malgré elle par l'accent chaleureux et le regard sincère de Ladof.
— Mettez-moi à l'épreuve ! dit le jeune homme, enhardi par un crescendo de l'orchestre qui devait continuer quelque temps encore et finir par un tutti bruyant.
— Pourquoi voulez-vous que je vous mette à l'épreuve ? demanda faiblement Olga, qui entendait la réponse avant qu'elle fût prononcée.
— Parce qu'un pauvre diable comme moi ne peut se permettre d'aimer une personne telle que vous que s'il a fait quelque chose pour se rapprocher d'elle. Vous êtes trop riche, mademoiselle, et d'une famille trop illustre pour que j'ose demander votre main, et pourtant je vous aime ; oui, je vous aime plus que ma vie !
Constantin parlait d'une voix contenue, les yeux baissés, car deux cents personnes pouvaient se retourner au plus léger bruit, et la princesse était à deux pas. Mais, en terminant, il leva les yeux sur la jeune fille et rencontra un regard bien étrange ; il y avait là une interrogation et presque une promesse à la fois.
— Feriez-vous vraiment quelque chose pour moi ? demanda Olga en jouant avec son éventail.
— Tout !
— Eh bien ! arrangez-vous pour que ce monsieur quitte Pavlosk ; je ne puis pas le voir !
Ladof suivit la direction de l'éventail, et aperçut le neveu de madame Batourof, qui avait fait partie du trio de l'institut.
— Que vous a-t-il fait ? demanda ingénument le jeune homme.
— Qu'importe ? murmura Olga. Je le hais.
Constantin devint sérieux ; une telle parole dans la bouche d'une jeune fille du grand monde prenait une portée extraordinaire.
— Vous voyez bien, reprit Olga en souriant d'un air railleur, que j'avais raison de dire : tout se passe en promesses !
— Non, mademoiselle ! fit résolument Ladof ; mais un homme que vous haïssez, que vous avez des raisons pour haïr, doit en effet disparaître, et disparaîtra. Mais il faudrait savoir...
— Venez demain, dans l'après-midi, dit Olga ; nous trouverons un moment pour causer, et je vous dirai pourquoi je le hais.
Le morceau finissait. Il leur fut impossible d'échanger un mot de plus. La soirée s'acheva de même.
Olga, rentrée chez elle, se demanda pourquoi elle avait dit une chose si compromettante à Ladof. Il lui était maintenant bien difficile de reculer... La vérité est que ce séjour de Pavlovsk, si délicieux pour Ariadne, était pour la jeune princesse un supplice de tous les instants.
À tout moment, elle rencontrait Batourof, et celui-ci mettait à la regarder une affectation de malice sournoise qui réduisait à la fureur la fière Olga, jusque-là si hautaine. Elle eût voulu réduire en poudre l'insolent qui lui rappelait le souvenir d'une sottise qu'elle croyait avoir oubliée. Et quand il la regardait, non seulement elle souffrait dans son orgueil de femme, mais elle sentait peser sur elle l'infortune d'Ariadne, et les aiguillons du remords et de la honte déchiraient son âme altière.
Batourof n'avait pourtant pas le cœur méchant, mais il était taquin ; il lui plaisait, comme il disait, de « vexer la petite Orline ».
Il n'avait pas eu de vues vraiment ambitieuses en visitant l'institut ; aucune parole, aucune action inconvenante n'avait été commise pendant les visites ; Olga n'avait à rougir d'aucune familiarité malséante de sa part, ces visites ayant été de simples gamineries ; et, s'il avait su combien il irritait la jeune fille, il eût peut-être renoncé au plaisir de la regarder ainsi ; mais, en attendant, c'était une taquinerie excellente, et il n'avait garde de s'en priver.
Olga, cependant, était arrivée à un degré de rage concentrée qui la rendait dangereuse : elle eût tué Batourof sans regret pour le faire disparaître de ce monde.
En parlant à Ladof, elle avait agi sous l'empire d'une surexcitation nerveuse, produit de sa longue colère comprimée ; le sang-froid lui revenant, elle eut grande envie de se rétracter ; mais elle était peut-être moins insensible à l'amour de Constantin qu'elle ne voulait se l'avouer à elle-même. À vrai dire, elle pensait à lui depuis le jour où sa mère avait arrêté par une réprimande indirecte l'expression naïve de sa sympathie pour ce jeune homme.
Beaucoup de passions romanesques se sont développées en secret dans le cœur des jeunes filles parce que leur mère avait réprimé sévèrement leur première expansion confiante sur le compte d'un monsieur quelconque.
Olga espérait vaguement que Ladof ne viendrait pas : peine perdue !
À quatre heures, il était sur la terrasse, causant avec la princesse, d'un air moins indifférent qu'à l'ordinaire, toutefois.
Il n'était pas de ceux qui promettent pour ne pas tenir, et la conduite d'Olga avait été assez étrange pour lui permettre les suppositions les plus variées et les moins rassurantes.
Une heure s'écoula avant qu'il pût descendre au jardin ; enfin, une dame invitée pour le dîner ayant fait son apparition, le jeune homme s'empressa de descendre les quelques marches qui séparaient la terrasse du jardin ; il y trouva Olga qui, depuis une heure au moins, tournait autour du parterre avec toute la patience et la régularité d'une jeune lionne en cage.
Cette heure d'attente lui avait fait beaucoup de mal, car, en commençant sa promenade, elle était décidée à tourner tout en plaisanterie ; mais, vers le second quart d'heure, elle avait vu passer Batourof qui l'avait saluée en clignant de l'œil, et cette apparition avait complètement retourné ses idées ; elle attendait désormais Ladof comme un ange libérateur.
— Eh bien ! mademoiselle ? dit celui-ci en arrivant auprès d'elle.
— Eh bien ! monsieur, il faut que M. Batourof meure, ou bien qu'il cesse la conduite indigne qu'il tient avec moi depuis si longtemps.
Ladof, stupéfait, restait devant elle, pâle d'indignation, n'osant croire ses oreilles.
— Oui, s'écria Olga ; parce que j'ai eu la faiblesse de vouloir rire un jour à l'institut, – pas seule, monsieur, avec d'autres, – parce que M. Batourof s'est dit mon amoureux et m'a apporté des bonbons, il se croit en droit maintenant de me regarder de la façon la plus offensante... Je le hais, je le hais ! répéta Olga en frappant du pied.
Elle fondit en larmes tout à coup. Heureusement les buissons du parterre les cachaient aux yeux des spectateurs de la terrasse. Ladof osa l'interroger, et apprit enfin de quoi au juste se composaient les torts et les griefs de la jeune princesse Orline.
— C'est très grave, dit-il.
À vingt-trois ans, on trouve ces choses-là très graves.
— Vous serez obéie, mademoiselle, reprit-il, quoi qu'il puisse arriver.
Olga se repentit d'avoir parlé. En théorie, il est très commode de faire disparaître un homme ; mais quand la pratique se compose d'un duel, – et la jeune fille était assez intelligente pour comprendre qu'il y aurait un duel, – le point de vue change totalement.
— Monsieur, dit-elle timidement, n'y aurait-il pas moyen ?...
— Olga, fit la voix de la princesse, Olga, où donc es-tu ?
La jeune fille s'enfuit, non sans avoir offert la main à Ladof, qui n'eut pas seulement le temps de la baiser.
Pendant la soirée, Olga fut d'une pâleur qui parut de mauvais augure à la princesse ; on l'envoya se coucher à neuf heures, et la pauvre enfant en fut enchantée, car elle était en proie à des inquiétudes sans nombre.
Quand elle se fut mise au lit, avec une soumission qui provenait uniquement de la crainte d'une visite de sa mère, elle appela Ariadne, dont la chambre était contiguë à la sienne.
— Écoute, Ariadne, fit la jeune enthousiaste, il faut que j'allège ma conscience ; je suis bien coupable envers toi !
Tout en parlant, Olga se demandait à quel propos ce débordement de confession, mais elle était sur la voie des épanchements ; sa nature honnête, longtemps comprimée, demandait à se redresser.
— Toi ! envers moi ? fit Ariadne.
— Oui, assieds-toi sur le lit et donne-moi ta main. Et d'abord, jure-moi que, quoi que je te dise, tu ne cesseras pas de m'aimer.
— Je te le promets ! dit Ariadne en souriant.
— Eh bien ! vois-tu, quand on t'a si méchamment renvoyée de l'institut, il y avait des coupables, tu le sais ?
Ariadne fit un signe de tête. Il lui coûtait d'entendre rappeler ce souvenir douloureux.
Olga détourna un moment la tête, mais sa droiture et son courage reprirent le dessus.
— Il y avait des demoiselles qui avaient fait des sottises, et parmi elles, il y avait...
— Qui ? fit innocemment Ariadne.
— Moi ! répondit Olga en s'accoudant sur son oreiller.
— Toi ! répéta Ariadne d'un air rêveur, mais moins étonnée que son amie et elle-même l'auraient pensé. Toi ! C'est pour cela que tu as été si bonne !
— Tu m'en veux beaucoup, dis ? fit Olga en lui secouant fortement la main.
— Non, répliqua lentement Ariadne, non... tu m'as montré beaucoup d'amitié... et ce n'est pas toi qui m'as fait renvoyer !
— Pour cela, non ! s'écria Olga en s'asseyant dans son lit ; non et non ! C'est cette horrible Grabinof qui a tout inventé, et la supérieure, qui ne valait pas mieux, savait très bien que c'était moi !
Alors la jeune princesse raconta à son humble amie les scènes qui avaient accompagné son départ, et elles finirent par rire toutes deux au souvenir des niches sans nombre faites alors à leurs dames de classe.
Les souvenirs d'enfance, même ceux des plus mauvais jours, ont la propriété de tourner facilement au comique.
Malgré la gravité de la confession d'Olga, malgré les tristesses de toute sorte que cette confession remuait dans le cœur d'Ariadne, la princesse, en venant s'assurer de l'état de sa fille, les trouva toutes deux en train de rire jusqu'aux larmes.
— Mais vous avez la fièvre, Olga, dit-elle à sa fille. Est-il permis de s'agiter de la sorte !
Elle arrangea ses couvertures et son oreiller, et se retira quand la chambre eut pris l'apparence calme et somnifère qui convenait à un petit accès de fièvre.
En effet, Olga souffrait et devait passer une nuit d'insomnie cruelle.
Il en fut de même pour Ariadne, mais celle-ci se rappelait les amertumes de sa vie passée, tandis qu'Olga, le cœur allégé par ses confessions, voyait l'avenir gros de nuages menaçants.
Constantin Ladof, bouillant d'une noble colère, se dirigeait vers la caserne du régiment de Batourof ; mais il se rappela fort à propos que tout le monde était probablement à table, et lui-même se dirigea vers le restaurant du Vauxhall.
— Que faut-il servir à monsieur ? fit le garçon empressé, car il n'y avait guère de consommateurs.
— Ce que vous aurez de bon, répondit Ladof distrait.
On lui servit un dîner excellent et très copieux, qu'il mangea par distraction ; sa distraction devait être bien forte, car, en lisant l'addition, il fit un soubresaut.
— Comment ! j'ai mangé tout cela ? dit-il au garçon ébahi.
— Mais oui, monsieur, rappelez-vous : le caneton aux petits pois, le...
— Oui, oui, murmura Ladof, je pensais à autre chose, en effet...
Il paya et sortit, stupéfait de voir qu'on peut manger prodigieusement au moment où les sentiments les plus contradictoires luttent dans le cœur.
Après avoir pris une tasse de café et fumé un cigare, Ladof se rendit à la caserne. Batourof venait précisément de rentrer, et changeait de toilette pour la soirée. Constantin se rendit à sa chambre.
— Tiens, bonjour ! s'écria le jeune officier en voyant entrer son ex-ami, c'est gentil à toi de venir me voir.
— Je ne viens pas te voir, répondit Ladof, que cet accueil cordial mettait mal à l'aise, c'est-à-dire...
Batourof éclata de rire.
— Si tu n'es pas venu me voir, dit-il, admettons que je rêve. Prends un cigare pendant que j'achève ma toilette, tu permets ? Il y en a d'excellents dans la boîte en dessous, pas celle de dessus, ceux-là sont pour les intrus, mais toi, tu es un ami, un vrai ! Prends-en un bien sec, ceux de dessus sont humides.
Machinalement, Constantin étendait la main vers la table ; mais il se souvint qu'il n'était pas venu pour fumer les cigares de Batourof, et rentra dans son rôle.
— Je désirerais avoir une explication avec toi, dit-il d'un ton sévère.
— Une explication ? Dix explications, mon cher, autant d'explications que tu voudras. Tiens, passe-moi donc la brosse qui est sous ta main gauche. Mon animal de brosseur n'a qu'une idée bien vague de ses devoirs.
Constantin prit la brosse et la tendit à son ex-ami, qui se mit à brosser son uniforme avec énergie.
— Eh bien ! que veux-tu que je t'explique ? dit-il tout en travaillant ferme.
— Ta conduite n'est pas convenable, et je suis venu t'en demander raison.
Constantin termina cette phrase par un ouf ! intérieur. Il ne s'était pas imaginé qu'il fût si difficile de provoquer un jeune fat.
— Hein ? fit Batourof, qui resta la brosse en l'air, l'uniforme suspendu à sa main gauche, les yeux écarquillés, la bouche ouverte, tel enfin que, si Ladof l'avait regardé, il aurait probablement éclaté de rire ; mais il regardait ailleurs, dans le vide.
— Tu as bien entendu, reprit le champion de la princesse Olga ; je viens te demander raison de ta conduite.
— Quelle conduite ? Quelle raison ? Ma parole d'honneur, tu as perdu l'esprit, Ladof !
Les bras de Batarouf retombèrent, et son uniforme aussi ; ce que voyant, il le ramassa, l'endossa, et vint s'asseoir en face de Constantin d'un air fort grave.
— Tu viens me provoquer en duel ? Et pourquoi, s'il vous plaît ? Ai-je marché sur la patte de ton chien, cravaché ton cheval, ou... ?
— Trêve de plaisanteries, fit Ladof d'un ton irrité. Tu persistes lâchement...
— Eh ? fit le jeune officier en se levant.
— ... Lâchement, répéta Ladof, à insulter par tes railleries une jeune fille digne de tous les respects ; cette conduite est indigne d'un galant homme.
— J'insulte une jeune fille, moi ? dit Batourof en se frottant les yeux. Mais je rêve ! Je rêve, ou tu es fou, Ladof ! Je n'ai jamais insulté de jeune fille.
— Il est inutile de nier. Vous ne faites qu'aggraver vos torts, répéta Constantin, entré, non sans peine, dans son rôle de provocateur. Je désire épouser la jeune fille à laquelle vous manquez journellement de respect...
— Mais nomme-la, ta jeune fille ! Du diable, si j'ai manqué de respect à quelqu'un ! du moins, à quelqu'un que tu veuilles épouser, car je ne suis pas toujours très respectueux, j'en conviens, mais ce n'est pas dans un monde où tu irais chercher une fiancée...
— Cessez de railler. La jeune fille qui m'envoie...
— Elle t'envoie, à présent ! Eh bien, c'est complet ! Puis-je au moins savoir son nom ?
— Toute feinte est inutile, répliqua Constantin d'un ton ferme. Quand pourrai-je vous envoyer mes témoins ?
Batourof regarda son ami, fit un geste d'humeur et s'assit à son bureau.
— Tout de suite, si tu veux, dit-il d'un ton bourru. S'il faut que je me batte avec un fou, j'aime autant en avoir fini le plus tôt possible.
Ladof se leva, salua gravement son ami et sortit d'un pas compassé.
Il eut quelque peine à trouver des témoins, – non que la chose en soi fût difficile, – mais tout le monde était à la musique ou à la promenade, et il finit par se résigner à aller chercher ceux qui pouvaient le servir là où il y avait quelque chance de les rencontrer.
C'est au Vauxhall, entre une valse de Strauss et l'ouverture du Barbier, qu'il racola un premier témoin ; il put se procurer le second une demi-heure plus tard, pendant l'exécution du pot pourri fort en vogue alors et qu'on appelait le Tour de l'Europe. La France y était peu fastueusement représentée par Malbrough s'en va-t-en guerre, et c'est sur cet accompagnement belliqueux que Ladof expliqua sa querelle à un jeune sous-lieutenant frais émoulu du corps des porte-enseigne.
Les témoins se rendirent chez Batourof, qui fumait avec rage. Aux premiers mots, dès que le nom de Ladof fut prononcé :
— L'imbécile ! Il m'a fait perdre une soirée, s'écria Balourof, une soirée superbe, et j'avais rendez-vous...
Il se mordit les lèvres, et se mit plus posément aux ordres des deux jeunes gens. Il n'avait pas encore de témoins ; mais, l'heure s'avançant, il trouva dans la caserne des amis disposés à le seconder.
Le lieu fut choisi : c'était le fossé du fortin qui défend les derrières de Pavlovsk ; l'arme était le pistolet ; vingt-cinq pas de distance, et le moment, quatre heures du matin, car, dès cinq heures, il aurait fait trop clair.
Là-dessus, on se sépara, et les deux belligérants passèrent, chacun de son côté, une nuit détestable.
Le lendemain, à l'heure dite, dans la clarté grise du petit jour, un peu avant le moment où les oiseaux s'éveillent, les six conspirateurs, drapés dans leurs longs manteaux, s'avancèrent à la rencontre les uns des autres, en deux groupes de trois.
L'herbe était humide, une bonne odeur de verdure montait du fossé, et les combattants foulaient aux pieds, sans pitié, le plus joli lacis de perles que jamais rosée eût étendu sur les fines toiles des araignées d'août. Mais ils avaient en tête bien autre chose que le ciel gris perle et les bandes roses de l'orient !
La distance fut mesurée ; d'un air aussi résigné que possible, Batourof prit l'arme qu'on lui tendait.
— Permettez, messieurs, dit le plus âgé des témoins, avant de commettre une action irréparable, une explication n'est-elle pas possible entre vous ?
Batourof haussa les épaules, et, indiquant Ladof du bout de son pistolet :
— Demandez-lui, dit-il, s'il sait seulement pourquoi il veut se battre !
Le témoin se tourna vers Ladof, et reçut pour réponse :
— Tout arrangement est impossible entre nous.
Les deux adversaires prirent leurs places respectives, et un profond silence régna dans l'attente du signal.
Batourof mâchonnait sa moustache et regardait Ladof en dessous. Ses pensées peuvent se traduire en quelques mots :
— Nigaud, pourquoi veux-tu que je te casse un bras ou une jambe ? Tu viens te planter en face de moi sans savoir le danger que tu cours ! Je tire très bien, vois-tu, grand imbécile, et, si je le voulais, je te ferais passer au lit six semaines pour t'apprendre à réfléchir ! Mais je me demande pourquoi je te ferais du mal, car tu es évidemment poussé par une main étrangère, et tu n'es pas seulement responsable de ta sottise !
De son côté, Constantin pensa ce qui suit :
— Pauvre Batourof ! Il est bien gentil pourtant, et il y a quatorze ans que je le connais. Je portais encore des chemises de soie rouge avec des galons d'or sur des pantalons en velours noir quand j'ai fait sa connaissance chez ma tante, à un arbre de Noël. Mon Dieu ! qu'il y a longtemps ! Je ne peux pas tuer un vieux camarade qui a toujours été parfait pour moi. Vous l'avez voulu, cruelle Olga, je mourrai pour vous, si le destin le veut.
— Une, deux, trois ! fit le témoin en frappant dans ses mains.
Les deux coups partirent, la fumée monta lentement dans l'air humide, et des deux côtés on entendit s'écrier :
— Il a tiré en l'air !
— Il a tiré en l'air, répétèrent Constantin et Batourof, qui franchirent en deux bonds la distance qui les séparait, et tombèrent dans les bras l'un de l'autre en s'appelant : « Mon cher ami ! »
Cette effusion terminée, les témoins s'approchèrent, on échangea une quantité prodigieuse de poignées de main, et, l'honneur étant satisfait, on prit rendez-vous pour déjeuner, à onze heures, au restaurant du Chalet ; puis les témoins allèrent faire un somme pour compléter leur nuit écourtée, pendant que les adversaires réconciliés, plus intimes que jamais, s'en allaient bras dessus bras dessous faire un tour dans le parc, dont les grilles s'ouvraient aux premiers rayons du soleil.
— Voyons, dit Batourof, à présent qu'il est convenu que tout est fini, dis-moi pourquoi tu étais si féroce hier soir, car je te jure que, sans ton secours, je ne saurais jamais pourquoi nous avons failli nous tuer mutuellement ?
— Oh ! mon ami. s'écria Ladof, je suis amoureux fou.
Batourof leva les mains au ciel, comme pour le prendre à témoin que tout était expliqué, puis il reprit le bras de Constantin et le serra avec énergie sous le sien.
— Raconte-moi ça, fit-il avec la supériorité que donne le service militaire.
— Vois-tu, reprit Constantin, je suis amoureux d'une étoile ; elle est infiniment plus riche que moi, elle est d'une famille...
— Ce n'est pas une grande-duchesse ? interrompit Batourof inquiet.
— Non, non !
— Eh bien, alors, tu peux l'épouser ; les Ladof peuvent s'allier à tout le monde.
— C'est que sa mère est si fière... et, mon ami, après ce qui s'est passé, j'ai peine à te le dire, mais tu n'es pas gentil avec elle ! Je sais bien qu'elle a été imprudente, mais...
— Mais qui donc ? s'écria Batourof, en se plantant au milieu du sentier ; saurai-je enfin mes torts ?
— Olga Orline ! murmura Ladof assez embarrassé, et plus vexé qu'il ne voulait le paraître.
— Olga Orline ! Ah ! je comprends, fit Batourof en riant de si bon cœur qu'il fut obligé de s'asseoir sur un banc qui se trouvait là tout à point. Je comprends sa colère, et la tienne... Il n'y a pas de quoi fouetter un chat, mon cher. Mais d'abord, dis-moi la vérité, c'est elle qui t'a envoyé pour m'expédier dans l'autre monde ?
Ladof, confus, répondit par un signe de tête.
— Peste ! c'est une femme qui sait se venger ! Eh bien ! voici la vérité, et je te jure que c'est bien la vérité. On ne s'amusait guère dans le noble institut de ma tante. À son jour de nom, qui se trouvait être au mois de juillet, j'y allai passer la soirée. Après les salutations d'usage, ma vénérable tante, qui, entre nous, ne vaut pas le diable, avait invité ses plus jolies pensionnaires pour servir le thé et émailler de quelques fleurs le corps enseignant. On causa ; ces demoiselles se plaignirent de mourir de faim ; je proposai, par plaisanterie, de leur apporter à manger, – les Mirsky étaient de la partie ; – la belle princesse, avec ses airs mutins que tu connais, nous mit au défi de le faire. Je jurai d'avaler ma tante en travers si elle osait nous en empêcher ; un rendez-vous fut pris, un pari engagé, et nous gagnâmes le pari, car nous étions au rendez-vous avec des victuailles... C'est une très bonne fourchette que ta bien-aimée... elle a un joli appétit !
— Batourof ! supplia Constantin.
Son ami sourit et continua :
— Eh bien ! si cela te contrarie, je te dirai qu'elle ne mange rien, c'est un sylphe ; toujours est-il que le panier y passa. Tu comprends bien que c'était une plaisanterie assez bonne pour durer, et elle a duré, – ce que vivent les roses, – quelques semaines, jusqu'au jour où ma redoutable tante a été avertie ; et ce jour-là, ma foi, je n'ai pas pu tenir mon imprudente gageure... C'est elle qui nous a mis à la porte.
Constantin restait soucieux.
Batourof reprit :
— Que veut-elle, ta jolie princesse ? Que je cesse de lui faire la grimace quand je la rencontre ? Rien de plus facile ! Si j'avais cru que cela la fâchât, je ne me serais pas aventuré si loin. Si cela peut te faire plaisir, elle aura mes excuses en ta présence. Est-ce cela ?
— J'avoue, dit Ladof rasséréné, que ce sera pour le mieux.
— Eh bien ! c'est entendu ; quand tu voudras, je serai à tes ordres ; et maintenant, si nous voulons faire honneur au déjeuner, je crois qu'il serait sage d'aller dormir une couple d'heures.
Les amis se séparèrent en se serrant la main plus étroitement que jamais.
Le soir de ce même jour si héroïquement commencé, tout le monde élégant savait qu'un duel avait eu lieu, entre un civil et un militaire, pour l'honneur d'une demoiselle de l'institut. Comment le motif du duel avait-il été porté à la connaissance du public ? c'est ce qu'il serait peut-être difficile d'expliquer sans les toasts répétés qui avaient clos le déjeuner, et parmi lesquels : « À la santé de l'institut de ma tante ! » avait été le plus souvent ramené par Batourof. À cela près, tout le mystère désirable avait enveloppé l'affaire.
Quand Ladof, un peu ému, – les mauvaises langues auraient pu prétendre que c'était par suite des libations d'un déjeuner très prolongé, mais au fond il n'en était rien : c'était uniquement la pensée de l'accueil qu'il allait recevoir d'Olga qui bouleversait l'âme du jeune homme, – quand Ladof se présenta devant la princesse Orline, celle-ci, étendue sur sa chaise longue comme à l'ordinaire, le menaça du doigt en le voyant entrer.
— Arrivez ici, bon sujet, dit-elle en riant ; que se passe-t-il donc ? Vous pourfendez nos jeunes hussards pour l'honneur des dames ? Quel don Quichotte !
Olga, très pâle, assise à quelques pas derrière sa mère, leva sur Constantin un regard plein de reconnaissance, et peut-être quelque chose de plus. Le pauvre garçon perdit contenance.
— Mon Dieu, princesse, balbutia-t-il, je ne sais quelle sottise on a pu vous dire...
— Probablement la même que vous avez faite, répliqua la princesse avec un sourire qui démentait la sévérité de ses paroles. Voyons, confessez-vous, preux chevalier ; qu'est-il arrivé ?
— Je ne saurais vraiment... fit piteusement Constantin.
La princesse leva l'index d'un air de commandement ; il chercha un prétexte et le trouva.
— On a dit entre jeunes gens, reprit-il, que les demoiselles de l'institut, en général, étaient mal élevées... Je n'ai pu supporter ce dire, qui m'a semblé une injure pour... pour plusieurs maisons que... où j'ai l'honneur d'être admis...
— Notamment la mienne, interrompit la princesse avec un signe de tête approbateur tout à fait grave et digne.
En ce moment, Ariadne entrait sur la terrasse, où avait lieu cette conversation ; elle s'arrêta, surprise de la tenue peu héroïque de Ladof, qui avait assez l'air d'un chien de chasse attendant une correction méritée.
— La vôtre, certainement, princesse... et aussi...
— Ainsi, vous avez compromis tout un institut ! ajouta gaiement la princesse. Qui de vous deux est mort ? ajouta-t-elle d'un ton très calme, ce qui acheva Constantin.
— Mais, princesse, personne, comme vous le voyez...
La princesse éclata de rire, mais si bien que sa fille ne put résister à la contagion, et cacha son beau visage empourpré dans son mouchoir.
— Vous vous êtes battu, monsieur ? dit Ariadne à Ladof d'une voix un peu tremblante.
Heureux de se voir arriver du renfort au moment où Olga, l'ingrate ! l'abandonnait si cruellement, Constantin se tourna vers la jeune fille avec reconnaissance.
— Une bagatelle, mademoiselle... Trop heureux d'avoir pu procurer un peu de gaieté à la princesse et à mademoiselle Olga...
Celles-ci avaient retrouvé leur sérieux ou à peu près ; la princesse tendit la main à Constantin, qui la baisa d'assez mauvaise grâce.
— Allons, mesdemoiselles, dit madame Orline, donnez vos menottes à baiser à M. Ladof ; c'est bien le moins que vous puissiez faire pour lui, après ce qu'il a fait pour vous. Mais qu'il ne s'avise pas de recommencer, sans quoi je le consigne à la porte !
D'un mouvement généreux et irréfléchi, Ariadne tendit la main au jeune homme, qui la porta respectueusement à ses lèvres. Elle pâlit, et retira sa main. Ce froid baiser n'était pas ce qu'elle attendait ; mais elle était si ignorante de l'amour qu'au bout d'un moment elle se reprocha ce sentiment d'injustice envers un homme qui avait risqué sa vie pour elle.
N'était-ce pas pour elle ? Sans doute un propos malséant, dans le genre de ceux qu'affectionnait le général Frémof, avait frappé les oreilles de Ladof, et celui-ci l'avait vengée. Quelle meilleure preuve d'estime et de tendresse ! Mais, s'il ne parlait pas, c'est que sans doute il ne trouvait pas le moment bien choisi ; n'était-ce pas à lui d'être juge ? Ariadne se consola de cette idée, mais sans pouvoir rendre à son âme la paix qu'elle avait possédée auparavant.
Olga n'avait point fait tant de façons ; elle avait abandonné sa main à Constantin, et une imperceptible pression avait récompensé celui-ci de ses peines.
À l'heure ordinaire des visites, les jeunes gens, comme de coutume, descendirent dans le jardin. Olga prétexta son malaise de la veille pour prier Ariadne de lui faire apporter un châle, et, dès que son amie eut disparu dans la maison, la malicieuse jeune fille prit rapidement un sentier qui tournoyait derrière les massifs, et ne s'arrêta que hors de la vue du balcon.
— Eh bien ? fit-elle hors d'haleine,
— Eh bien ! mademoiselle, il doit être là, derrière la haie. Je lui ai dit de s'y trouver à cinq heures.
Ils prirent l'allée qui longeait la route, et, en effet, ils aperçurent le dos de Batourof, en ce moment occupé à promener ses ennuis le long de la palissade.
— Eh ! cria Constantin avec précaution, si tant est qu'on puisse crier avec précaution.
Batourof se retourna, et vint rapidement à eux.
— Princesse, dit-il à Olga en s'inclinant profondément, toujours de l'autre côté de la haie, je suis au désespoir d'avoir mérité votre déplaisir. Veuillez excuser mes gamineries d'écolier mal élevé, et rester persuadée du profond respect que je n'ai jamais cessé de vous porter.
Olga répondit par un geste fort noble qui toucha Batourof. Il ne put cependant retenir un sourire, et ajouta :
— Avouez pourtant, princesse, que c'était bien amusant !
Olga sourit en réponse.
— On ne pense pas à ce qu'on fait, dit-elle ensuite d'un air grave, et plus tard on est obligé de s'en repentir. Nous voulions nous amuser, et nous avons fait beaucoup, beaucoup de mal...
La voix d'Ariadne se fit entendre ; elle appelait Olga dans le jardin. Batourof n'avait pas compris ; mais Constantin, plus au courant et d'une intelligence plus prompte, saisit l'allusion. Pendant qu'Olga regagnait le parterre, il lui dit, tout en prenant sa main qu'elle ne lui refusa pas :
— Alors, mademoiselle Ranine ?...
— Oui, répondit Olga. Elle a supporté son malheur avec un courage indomptable, et, de plus, elle m'a généreusement pardonné le mal que je lui avais fait.
— Vous lui avez dit ? fit Constantin transporté d'admiration. Que vous êtes généreuse, princesse ! Qui pourrait assez vous aimer ?
Ladof, comme il convient à un amoureux bien épris, profita de cette révélation pour exhausser un peu le piédestal sur lequel il plaçait son idole. Cependant, il serait injuste de ne pas ajouter qu'il ressentit pour Ariadne une sympathie plus vive encore à la pensée de ce qu'elle avait dû supporter d'affronts immérités.
Ladof avait une de ces âmes tendres qui aiment facilement et fidèlement. Cette tendresse facile et expansive devait continuer à tromper Ariadne, pendant qu'Olga elle-même se laissait prendre au charme de cette aimable nature, faible et bonne, qu'elle était sûre de dominer d'un geste ou d'un coup d'œil.
Ariadne aurait voulu voir un maître dans l'homme qu'elle aimait ; elle rêvait pour tout bonheur de se mettre tout entière aux pieds de son époux, et de brûler devant lui le meilleur de son âme, comme un parfum sur un autel ; ce n'était pas le rêve d'Olga, mais chacun a sa manière de comprendre le bonheur.
Une douce familiarité régna de ce jour-là, plus que jamais, entre les trois amis. Nombre de jeunes gens papillonnaient autour de la princesse Orline et de sa charmante fille ; aussi les assiduités de Ladof, d'ailleurs couvertes d'un vernis superficiel d'attentions adressées à Ariadne, ne furent remarquées de personne.
Olga ne cachait pas à Ladof l'affection qu'elle lui portait ; mais elle avait appris à connaître sa mère, et savait combien ce mariage rencontrerait d'obstacles. Sans être ambitieuse, la princesse pouvait rêver pour sa fille une alliance plus brillante que celle-là ; c'est ce que Ladof ne cessait de répéter piteusement à sa fiancée, qui, de son côté, lui répondait invariablement, en le tutoyant, selon l'usage des promis russes :
— Mais qu'est-ce que ça peut te faire, puisque je t'aime comme ça ? Ce n'est pas ma mère qui se mariera, c'est moi !
Cependant il fut convenu qu'on attendrait un moment favorable pour parler de ce projet à la princesse. Si le lecteur veut savoir ce qu'Olga entendait par « un moment favorable », nous serons contraints de lui avouer qu'Olga elle-même n'avait que des idées bien vagues à ce sujet. Peut-être était-ce le moment où un autre prétendant demanderait sa main : cependant, à tout prendre, ce moment-là ne serait guère favorable... Mais c'était son affaire, et non la nôtre.
Quelques jours après le duel de Batourof, duel qui resta légendaire chez les hussards, en raison de la façon charmante dont tout le monde s'était comporté, Morini arriva chez la princesse par le train du matin, à la grandissime surprise de tout le personnel, – c'est ainsi qu'on désignait la valetaille, – qui n'avait jamais vu de visiteur si matinal.
Sans écouter les récriminations des domestiques, il se fit indiquer par une femme de chambre stupéfaite l'appartement d'Ariadne, et s'arrêta seulement devant le verrou que celle-ci, éveillée en sursaut, lui ferma sur le nez, dans l'excès de sa surprise indignée.
— Ah ! fit le professeur, en entendant claquer le verrou qui se voyait fermer pour la première fois depuis qu'il était posé, tu n'es pas prête ? C'est bon, j'attendrai.
Il s'assit sur un coffre à bois, sans vouloir en démordre. Il avait son idée, et ne s'en laissait pas distraire ; il lui fallait Ariadne tout de suite. Du reste, il la vit bientôt paraître.
Avant qu'elle eût le temps de parler, il la prit par le bras, et elle le conduisit vers un salon sans qu'il s'en aperçût.
— Tu débutes dans huit jours, dit-il en continuant le fil de sa pensée, et dans le rôle de Fidès. La Boulkof est tombée malade, et le théâtre n'a préparé que cela pour la réouverture, de sorte que...
Il aurait continué indéfiniment, si Ariadne ne s'était cramponnée à son bras de peur de tomber.
— Qu'est-ce que tu as ? Ah ! oui, je t'aurai réveillée en sursaut ! Ces jeunes filles, pour un oui, pour un non, les voilà qui se trouvent mal.
— Ce n'est pas cela, fit Ariadne en s'asseyant sur le premier siège venu, c'est ce que vous dites... répétez donc. Je n'ai pas bien entendu.
— Le théâtre n'a rien préparé... commençait le professeur.
— Non ! non, vous avez dit que je débute ?
— Parbleu ! sans ça, est-ce que je serais venu si matin ?
Ariadne poussa un grand soupir et resta étendue dans le fauteuil, les yeux fermés, si pâle que le professeur de chant prit peur, et se mit à lui frapper dans les mains, qu'elle retira aussitôt.
— Je ne me trouve pas mal, cher maître, dit-elle en rouvrant les yeux, mais vous m'avez annoncé cette nouvelle si brusquement que j'ai cru sentir la terre manquer sous mes pieds. C'est le rêve de ma vie, voyez-vous.
— Et de la mienne, donc ! s'écria Morini en parcourant à grands pas le salon, sans pitié pour les chaises et les fauteuils qu'il cognait à tort et à travers. Une élève que j'ai formée, je puis le dire, avec tout le soin et tout l'amour d'un père... Mais tu auras un succès ! Tu verras.
— Je ne sais pas le rôle, fit Ariadne en joignant les mains.
— Ça ne fait rien ; tu as le feu sacré, et tu sais chanter. On apprend un rôle en trois jours.
— Et je n'ai jamais mis les pieds sur un théâtre ! continua la jeune fille avec effroi.
— La belle affaire ! répliqua l'Italien en haussant les épaules. Tout le monde sait ce que c'est ; des planches, et voilà tout ! Tu répètes cette après-midi...
— Déjà ! fit Ariadne, qui croyait rêver.
— Si tu veux jouer d'aujourd'hui en huit, il faut bien commencer tout de suite. Allons, va faire ton petit paquet...
Ariadne eut grand-peine à obtenir du maître qu'il voulût bien lui laisser attendre le réveil de la princesse. Il retourna sur-le-champ à Pétersbourg pour annoncer qu'elle acceptait le rôle qu'il était venu lui proposer, et elle resta seule à mesurer l'espace qui s'ouvrait devant elle.
C'était un rêve inouï. Après s'être résignée à passer encore dix-huit mois dans l'obscurité, se voir appelée devant le public d'une façon si inopinée, et, faveur extrême ! un public qui lui tiendrait compte de sa jeunesse et de son inexpérience comme d'autant de qualités ! Un public disposé à tout accepter d'elle, parce qu'elle arrivait, armée de sa bonne volonté, pour remplacer une cantatrice empêchée ; dans de telles circonstances, sa bonne volonté seule lui eût tenu lieu de talent !
Elle pensait à tout cela, et le sentiment de son impuissance s'estompait peu à peu dans une brume dorée ; elle voyait défiler les splendeurs du Prophète ; les masses étincelantes de cuirasses et de drapeaux, les décors vertigineux, tels qu'on les voit de la salle, flamboyaient pour elle ; la puissance des chœurs et de l'orchestre lui donnait le vertige, et tout à coup, elle se leva, droite, les yeux perdus dans le vague, où elle voyait, visible pour elle seule, un guerrier revêtu de laine blanche, qui détournait les yeux et la repoussait.
— Non ! ce n'est pas mon fils !
Ce cri où le désespoir, le mépris et la colère doivent se fondre en une expression unique, s'échappa de ses lèvres. Ariadne était entrée dans son rôle.
Quelques heures après, accompagnée des vœux d'Olga, qui jalousait un peu son bonheur, – paraître sur la scène, être applaudie, chargée de couronnes peut-être, – Ariadne quitta Pavlovsk pour aller débuter à Pétersbourg, où elle devait habiter le palais de la princesse, tant que son avenir ne serait pas décidé.
Pendant les répétitions, Ariadne ne vit rien de ce qui se passait autour d'elle. Uniquement préoccupée de chanter en mesure avec l'orchestre et de bien dire, elle ne s'inquiéta pas des étrangetés qui l'entouraient. Ce n'était pas la scène pour elle, cette grande halle où pendaient des cordes, où traînaient d'énormes morceaux de bois peint, où le parquet était semé de trappes et de fentes. Les acteurs jouaient en costume de ville ; l'illusion était nulle, et ce genre de travail, si nouveau qu'il fût pour la jeune cantatrice, était du travail et non de l'art ; – du moins, ce n'était pas l'art comme elle l'avait vu dans ses rêves.
Cette semaine s'écoula sans qu'elle parlât à personne au théâtre, sauf pour les nécessités de la répétition ; elle entrevoyait bien dans les coulisses des gens qui la regardaient, – le plus souvent sans bienveillance, quelquefois d'un air irrité ; – ces figures passaient de sa mémoire comme les ombres chinoises s'effacent de la toile ; elle n'en gardait aucune impression. Morini, qui l'accompagnait toujours, la prenait à part dès qu'elle quittait la scène ; il avait sans cesse de nouvelles observations à faire, des conseils à donner. Bref, la débutante ne vit rien du théâtre pendant ces quelques jours.
— Mais, dit-elle, la veille de la représentation, je ne pourrai jamais jouer si je n'ai pas vu la salle éclairée. Ce gouffre lumineux devant moi me fera peur si je ne m'y suis pas accoutumée.
— C'est trop juste, dit le professeur, qui courut aussitôt expliquer au régisseur la demande d'Ariadne.
Quelques instants après, en entrant en scène, la jeune fille vit le lustre allumé ; la salle lui apparut vide et froide, entourée de ses housses comme de linceuls, mais illuminée et béante. Elle recula, et manqua son entrée. Un murmure de désapprobation parcourut les rangs des choristes, des machinistes, de tout le public qui assiste aux répétitions.
— Cela arrive à tout le monde la première fois ! s'écria Morini, en roulant à droite et à gauche des regards terribles.
— Silence donc ! fit le régisseur.
Ariadne éprouva la même sensation que si tout ce public hostile lui avait jeté une injure à la face. Avec sa sensibilité exagérée, il lui parut que tout était perdu, et elle chanta avec un découragement qui mit la mort dans l'âme de son vieux professeur.
La répétition terminée, il la reconduisit au palais de la princesse, et là, il commença un sermon en dix-neuf points. Mais, pour la première fois, il trouva Ariadne insoumise.
— Écoutez, mon cher professeur, dit-elle, si vous voulez que je chante demain, laissez-moi tranquille aujourd'hui. Les oreilles me tintent, et je n'entends plus ce que vous me dites.
— Tu as, parbleu ! raison, s'écria Morini, et je suis un grand animal. Dors bien, petite, lève-toi tard, mange peu demain, et surtout ne crains rien, tous les imbéciles qui t'ont ennuyée aujourd'hui seront à tes genoux demain soir, – moi tout le premier.
Il s'en alla prestement, et laissa Ariadne avec ses pensées.
Celle-ci resta un moment la tête dans ses mains, puis une idée lui vint ; elle sortit, et s'en alla au tombeau de sa bienfaitrice. Il se faisait tard, les journées sont courtes au commencement de septembre. Quand elle arriva, la nuit tombait ; le gardien eut quelque peine à l'admettre dans le cimetière, mais un pourboire leva ses scrupules, et l'orpheline put aller jusqu'à la croix qu'elle avait fait placer sur le cercueil de sa seconde mère.
Les arbres perdaient déjà leurs feuilles, les teintes de l'automne enrichissaient la verdure, et leurs tons chauds semblaient conserver un peu de la lumière du soleil disparu. Ariadne sut distinguer dans l'ombre croissante la pierre blanche de la croix ; elle s'y agenouilla un instant sur la terre humide ; elle n'avait pas apporté de fleurs, – sa prière suffisait comme offrande, car elle était aussi pure et aussi désintéressée que celle d'un tout petit enfant.
Quand Ariadne rentra en ville, les réverbères étaient allumés, et la ville avait cet air d'animation joyeuse qui signale le retour des Pétersbourgeois en villégiature. L'Opéra italien jouait ce soir-là, et les voitures amenaient un flot d'amateurs pressés de ne rien perdre de la saison. L'Opéra russe, en face, était énorme et désert.
— Demain, se dit Ariadne, ce sera pour moi que les voitures amèneront le monde ! Si j'allais chanter mal !
Elle rentra chez elle, et, suivant le conseil de Morini, se coucha de bonne heure. Elle s'était dit qu'elle n'aurait aucun succès, et s'était résignée à tout.
— Je n'ai pas de chance, pensait-elle. Pourquoi réussirais-je cette fois ?
La journée du lendemain passa comme un éclair. La princesse était venue avec Olga pour le dîner, afin de ne pas manquer le lever du rideau.
Olga ne se tenait pas de joie ; elle embrassait à tout moment son amie, et lui prédisait le succès le plus étourdissant.
Elle voulait à toute force l'accompagner dans sa loge, et la princesse dut user d'autorité pour l'en empêcher.
Le Prophète commença ; Ariadne, occupée à achever sa toilette, ne se trouvait pas sur la scène pour le commencement ; on l'appela, elle accourut en hâte, encore embarrassée de son costume, auquel elle n'avait pas eu le temps de s'accoutumer.
— Allez donc ! lui dit le régisseur ; il n'est que temps !
L'actrice qui jouait Bertha pour la trentième fois, peut-être, lui saisit la main et l'entraîna sur la scène.
Ariadne reçut un coup en plein cœur en voyant la salle éclairée, chaude, peuplée de têtes dont les yeux étaient braqués sur elle ; elle tremblait si fort que Bertha lui dit à l'oreille :
— Regardez la scène ; sans cela, vous allez tomber, vous aurez le vertige.
Elle suivit ce conseil, et eut le temps de se remettre pendant la romance de Bertha. Au moment où elle chantait la première note, elle éprouva une impression singulière, comme si sa voix n'était pas à elle ; mais elle avait pris son parti de toutes les étrangetés, et continua bravement.
L'attention du public était fixée sur elle ; sa beauté sculpturale donnait à son personnage un caractère de grandeur qui faisait un contraste frappant avec l'actrice petite et ramassée qu'elle remplaçait dans ce rôle ; sa grande taille, noble et svelte, ne pouvait disparaître entièrement sous le costume de la matrone ; elle eut, dès le premier moment, un grand succès de beauté.
— Eh bien ! lui dit son maître quand elle entra dans la coulisse, c'est fini, tu n'as plus peur ?
— Non, répondit Ariadne ; mais est-ce que c'est cela, l'opéra ?
— Et que voudrais-tu donc que ce fût ? demanda l'Italien ébahi.
— Je ne sais pas... Il me semblait que c'était autre chose.
Personne ne lui adressa la parole, sauf le régisseur qui lui dit quelques mots d'encouragement ; on attendait ce qui allait sortir de cette « nouvelle ».
Enfin arriva pour Ariadne le moment de paraître vraiment devant le public attentif et sérieux.
Dans le décor sombre et simple, elle entra, pâle, roide, d'un mouvement presque automatique. Les premières notes de l'arioso frémirent dans l'orchestre.
Ariadne sentit un frissonnement dans tout son être ; quelque chose cria au dedans de son âme que l'art venait de luire pour elle ; – elle mit sa main, devenue tout à coup calme et ferme, sur l'épaule de Jean, abîmé dans sa douleur.
Ô mon fils !
dit-elle plutôt qu'elle ne le chanta, – et un frisson parcourut la salle. Quelques regards s'échangèrent entre amis et dilettanti. De ce moment, on espéra tout.
Ariadne ne voyait plus cette salle qui l'avait tant effrayée ; elle chantait avec un sentiment profond jusqu'à en être douloureux cet arioso qui lui avait révélé la passion dans l'art, là où jusqu'alors elle n'avait connu que de vagues aspirations. Elle acheva, et soudain fut comme réveillée de son extase par des battements de mains enthousiastes. On l'acclamait de partout. D'en bas, d'en haut, des voix retentissantes criaient : Bravo ! et la nommaient par son nom.
— Mais saluez donc ! lui dit le ténor, c'est vous qu'on applaudit.
Ariadne, encore mal revenue de son rêve, leva les yeux sur la salle et s'inclina... Bis ! criait-on de toutes parts.
Le chef d'orchestre leva son bâton, et fit un signe à la cantatrice ; les plaintes frémissantes de l'accompagnement avertirent celle-ci qu'elle devait recommencer, car elle n'avait pas compris. Elle recommença donc. Mais cette fois, sûre d'elle-même, sûre de l'auditoire, elle osa se livrer, elle osa être elle-même, et la salle entendit des accents dont jusque-là jamais rien n'avait approché !
Ce fut un délire : l'orchestre applaudissait en frappant sur ses pupitres ; Ariadne fut rappelée six fois. La représentation interrompue, les bravos frénétiques, enfin tout ce qui caractérise les folies musicales des plus beaux jours lui fut offert par le public, qui ne se connaissait plus ; jamais débutante n'avait eu de semblable ovation.
Quand elle rentra dans la coulisse, tout avait changé : les artistes, choristes, machinistes, tout le personnel du théâtre, en un mot, se précipita au-devant d'elle pour l'acclamer.
— Te voilà passée cantatrice, dit Morini en embrassant son élève tremblante d'émotion ; mais ne crois pas un mot de ce qu'ils te disent. Ils t'en feraient accroire, et tu deviendrais un âne au lieu d'un rossignol.
Ariadne ne courait aucun risque d'être changée en âne ; – du moins, ce ne seraient pas les louanges de ses camarades qui auraient pu accomplir ce miracle : elle comparait mentalement la froideur de la veille aux protestations du moment, et prenait en pitié la faiblesse et la bassesse humaine.
— C'est comme au premier acte des Huguenots, dit-elle à son maître ; dès qu'ils voient quelqu'un en faveur, ils protestent de leur dévouement. Comment jouer la comédie devant le public ne dégoûte-t-il pas de la jouer pour eux-mêmes ?
— Tu es une petite philosophe ! répondit Morini ravi. Repose-toi pour continuer ton succès, le plus dur n'est pas fait.
Ariadne était sous l'empire d'une surexcitation extraordinaire, rien ne l'effrayait plus ; elle avait pris possession de son rôle et du public en un moment. Elle joua et chanta la scène de l'anathème avec une grandeur si poétique, que les vrais amateurs déclarèrent ne rien avoir entendu de pareil depuis madame Viardot. Les enthousiastes lui avaient fait faire pendant un entracte un énorme bouquet où la date du jour était écrite en roses blanches ; enfin le rideau se baissa sur un tumulte qui dut faire envie aux échos du Théâtre italien, plus coutumier des triomphes bruyants.
Olga attendait son amie avec une impatience fébrile dans la voiture de sa mère, devant le perron des artistes ; nombre de curieux avaient renoncé à la fin de l'opéra pour voir sortir la débutante. Elle parut coiffée d'un châle de laine blanche posé sur ses beaux cheveux blonds, pâle encore d'émotion, mais souriant déjà à Olga, dont elle voyait la tête à la portière.
Mellini ! crièrent une cinquantaine de dilettanti ravis, brava ! brava !
Ce dernier écho du succès vainquit la fermeté d'Ariadne ; des larmes inondèrent ses yeux ; elle fit un signe de tête reconnaissant à cette foule amie.
— Une fleur de votre bouquet ! cria-t-on, une fleur en souvenir !
D'un geste charmant, Ariadne arracha par poignées les violettes de Parme et les roses, et les lança à la foule. La portière se referma sur elle, et la voiture partit au grand trot, pendant que les acclamations remerciaient la gracieuseté de la cantatrice.
— Tu es contente ? dit Olga, en serrant son amie dans ses bras pendant que la princesse faisait à Ariadne des compliments sincères et chaleureux.
— Je suis heureuse ! répondit celle-ci ; et quand je pense que madame Sékourof, à qui je dois tout cela, ne peut pas jouir de son ouvrage !
En entrant dans le salon, Ariadne aperçut Ladof, qui les avait devancées ; il était invité à prendre le thé au sortir du théâtre. La princesse, qui croyait à un attachement naissant entre lui et la jeune cantatrice, avait cru favoriser son vœu secret en lui procurant le moyen de la voir aussitôt. En effet, Constantin, heureux, ému, complimenta Ariadne avec une chaleur qui aurait trompé tout le monde. Olga seule savait que c'était pure amitié et dilettantisme musical ; aussi n'en fut-elle point jalouse.
Ariadne, encore imparfaitement revenue aux réalités de la vie, se laissait complimenter comme elle se laissait verser du thé, d'un air heureux et distrait ; elle revoyait toujours cette salle bien éclairée, ces visages tendus vers elle, ces bouches ouvertes pour crier son nom, et un frisson passait sur ses épaules. Elle était contente et elle avait peur. Comme un enfant qui passerait sa main sur la tête d'un lion, il lui semblait que cet être énorme qui la flattait ce soir pourrait bien avoir envie, un jour, de la dévorer.
— Vous devez être bien heureuse ! lui dit Ladof, qui s'était assis près d'elle.
La nature tendre et caressante de ce jeune homme, encore enfant sous plus d'un rapport, le portait à se rapprocher le plus possible de ceux vers qui le mouvement passager de son cœur l'entraînait.
— Oui, répondit Ariadne avec son beau sourire vague et rêveur. Et vous, êtes-vous content ?
Elle avait mis dans ce mot toute son âme. Elle offrait à Constantin le succès de la soirée, comme l'arôme de son bouquet, qui était sur une table à côté.
— Donnez-moi une fleur en souvenir de ce soir, dit le jeune homme en tendant la main.
— Tout le monde en a eu, dit Ariadne, ils m'en ont demandé dans la rue... J'aime mieux vous donner autre chose.
Elle déroula un grand ruban blanc qui entourait le pied du bouquet ; mais, au moment de l'offrir à Constantin, elle se rappela qu'ils n'étaient pas seuls. Prenant sur la table le couteau à couper le pain, elle sépara le satin en deux parts, dont elle donna une à Olga et l'autre à Constantin.
— Vous êtes mes deux meilleurs amis, dit-elle, et moi, je me souviendrai sans cela.
Les deux amoureux échangèrent un regard furtif en recevant les deux moitiés du ruban... Ce regard tomba sur le cœur d'Ariadne comme un morceau de glace... Avait-elle si bien vécu jusque-là dans le rêve, qu'elle eût méconnu la vérité ?
Mais Constantin lui baisa la main avec tant de reconnaissance, il mit tant de chaleur dans l'expression de sa joie, que la jeune fille crut s'être trompée.
Cependant les ailes de son bonheur étaient tombées et ne repoussèrent pas.
Le lendemain, avant midi, les restes de son bouquet brillaient sur la tombe de sa bienfaitrice : les fleurs du succès étaient les seules qu'Ariadne voulût désormais lui offrir.
Les journaux ne manquèrent pas de signaler le succès de la débutante. Deux jours après, un journal inconnu au monde éclairé publia sur Ariadne un article payé, où l'histoire de la pauvre enfant était racontée de la manière la plus odieuse ; l'auteur de l'article avait eu à cœur de gagner son argent, car il avait traîné Ariadne dans la boue. Pour qu'elle n'en ignorât, une main soigneuse avait marqué l'article au crayon rouge, et puis l'avait déposé, sous enveloppe cachetée, chez le suisse de la princesse.
Ariadne lut ce ramas d'horreurs, non de sang-froid, mais avec l'apparence du calme. Olga, qui se trouvait là, voulut le lire après elle. La jeune artiste le lui retira tranquillement des mains.
— Comment ! dit Olga piquée de rencontrer de la résistance, tu ne veux pas que je prenne connaissance des compliments qu'on te fait ?
— Ce ne sont pas des compliments, répondit Ariadne, et cela te ferait de la peine.
— Qu'est-ce donc ? demanda Olga.
— C'est le revers de la médaille. Si je n'avais pas d'ennemis, c'est que je n'aurais pas de talent.
Ariadne savait faire bon visage quand elle était frappée dans son honneur, mais la plaie restait longtemps sanglante. On ne se priva guère, d'ailleurs, de la mettre au vif pendant les jours qui suivirent. L'article émanait, comme on peut le supposer, de l'actrice qu'Ariadne remplaçait momentanément.
Celle-ci, qui n'avait jamais produit d'effet dans aucun rôle et qui se contentait de les tenir tous passablement, sentait combien il lui serait difficile, pour ne pas dire impossible, de jouer le Prophète après la débutante. Aussi s'était-elle arrangée pour la dénigrer par tous les moyens en son pouvoir.
Il n'était que trop facile d'atteindre Ariadne ; celle-ci, dès la seconde représentation, reçut des mots à double entente et des sarcasmes qui venaient d'une main très exercée. Ceux-là même parmi les artistes qui avaient participé à l'ovation du premier soir, sentant qu'ils avaient à se faire pardonner leur désertion par le titulaire de l'emploi, cherchèrent à se rendre désagréables à Ariadne. Elle apprit alors qu'au théâtre, plus que partout ailleurs, il faut lutter pour vivre, et que, sauf de rares exceptions, dans un milieu exceptionnel, les bons sont les victimes des méchants.
Ce fut une persécution sourde. Le ténor lui adressait quelques plaisanteries avant de lui donner la réplique, et Ariadne, peu au fait de ce genre de divertissement, se sentait troublée et jouait froidement. Au moment d'entamer un duo, Bertha lui disait :
— Votre rouge est tombé à gauche ; vous avez l'air d'une poupée de modiste lavée à grande eau.
Une coryphée lui marchait sur sa robe lorsqu'elle s'élançait vers la rampe. La sonnette de sa loge se trouvait pleine de papier. Qui accuser ?... C'était, en un mot, un système de persécutions dont tout le monde était complice et où chacun était innocent.
La patience d'Ariadne, déjà fort éprouvée, n'y tint pas ; elle alla se plaindre au régisseur.
— Pouvez-vous, dit-il, me désigner quelqu'un dont vous ayez à vous plaindre ?
— Non, répondit Ariadne ; c'est tout le monde et ce n'est personne.
— Eh bien ! alors, que voulez-vous que j'y fasse ? répondit l'homme pratique, accoutumé à toutes les plaintes imaginables.
Morini se mit à rire quand Ariadne lui fit ces confidences.
— Tu en verras bien d'autres, dit-il. De mon temps, on se faisait des farces abominables sur la scène ; il y avait une basse dont j'étais le confident, et qui, tout en chantant sa petite affaire, le bras sur mon épaule, s'amusait à me faire tomber la visière de mon casque sur le nez toutes les fois que j'ouvrais la bouche pour chanter. Il me le faisait dix fois par soirée. Crois-tu que je sois allé chez le régisseur pour m'en débarrasser ? C'est alors que je n'aurais plus eu de repos !
— Qu'est-ce que vous avez fait ?
— Je n'ai rien fait du tout ; il s'en est ennuyé et est allé en tourmenter un autre. Tâche d'être la plus habile ou la plus méchante. Ça forme le caractère !
Ariadne n'était pas disposée à se former le caractère de cette façon-là. Toujours en méfiance de quelque mauvais tour, elle devint inquiète et joua froidement. À la quatrième représentation, on commença à se demander si l'on ne s'était pas trompé sur le compte de la débutante. La feuille ennemie s'empara de ce changement dans les dispositions du public, et s'en servit pour écraser Ariadne.
Le jour de la cinquième représentation, Morini tomba comme un obus dans le petit salon où son élève travaillait.
— Tu m'as fait passer une nuit blanche, dit-il avec autant de mauvaise humeur qu'il est possible de l'imaginer ; si tu chantes aussi mal ce soir que mercredi dernier, il n'y a plus qu'à tirer l'échelle. Basta ! plus de Mellini !
— Mais, cher maître, répondit Ariadne, les larmes aux yeux, ce n'est pas ma faute ! Je ne demandais qu'à bien faire : on me paralyse par tous les moyens ! Voilà le chef d'orchestre qui s'est mis à ne plus m'attendre pour les cadences ! C'est tout au plus si je puis chanter en mesure, en y mettant tous mes soins !
— Eh ! s'écria Morini, d'autant plus furieux qu'il sentait qu'Ariadne avait raison, on lui fait des scènes, au chef d'orchestre ! Que diable ! il y a tant de moyens de prendre les gens...
Ariadne regarda fixement son maître qui baissa les yeux.
— Il ne s'agit pas, reprit-il d'un ton plus calme, de faire rien de répréhensible, mais avec de bonnes paroles on amadoue les uns et les autres : on sourit, on cause, on se rend agréable... Tu passes à travers tous ces gens-là comme s'ils ne t'étaient de rien...
— Me sont-ils de quelque chose ? demanda Ariadne d'un ton assuré.
Morini haussa les épaules.
— Qu'ils te soient de peu ou de beaucoup, n'importe, dit-il, l'essentiel est que tu ne te fasses pas haïr. Tu te conduis avec ces gens-là comme si tu étais la Fodor ou la Malibran ; mais, ma chère, ils se comptent pour aussi bons que toi ! Tu les blesses inutilement ; ce n'est pas comme cela que tu te feras une position au théâtre.
— Si ce que j'ai vu jusqu'à présent est le théâtre, dit Ariadne dégoûtée, je préfère rentrer dans mon obscurité et ne chanter que pour moi-même.
— Tu en parles bien à ton aise, s'écria Morini exaspéré ; ce n'est pas pour que tu rentres dans l'obscurité que je t'ai donné deux ans et demi de leçons !
— C'est juste, fit Ariadne en courbant la tête ; je ne suis pas libre, excusez-moi. Je chanterai bien ce soir, je vous le promets.
— Voyons, ma petite fille, dit le vieil Italien, s'apercevant que la fierté d'Ariadne avait mal interprété son langage, auquel il était d'ailleurs facile de se méprendre, ne te fâche pas, je n'ai pas eu la pensée que tu me prêtes ; je voulais dire que j'ai fondé sur toi beaucoup d'espérances, j'ai cru que l'on répéterait ton nom un jour, en disant que tu avais été mon élève, et que, de la sorte, ton vieux maître passerait avec toi à la postérité. Tu ne peux pas m'en vouloir d'une telle pensée, n'est-ce pas ?
— Mon cher maître, répondit Ariadne en prenant la main ridée du professeur, je ne vous en veux de rien. Vous n'êtes pas responsable du malheur de ma destinée qui m'a fait naître pauvre et dépendante. Telle que je suis, je serais une ingrate si je n'éprouvais pas de reconnaissance pour ceux qui ont travaillé à améliorer mon sort.
Elle rassura l'Italien, qui partit plus tranquille.
— D'ailleurs, lui dit-il en s'en allant, c'est la dernière fois que tu chantes pour le présent ; tu vas avoir l'hiver pour te reposer, et probablement tu débuteras aux Italiens la saison prochaine. Pour cette unique fois, fais de ton mieux. Je suis curieux cependant de voir comment le public recevra la Boulkof quand elle reprendra le rôle après toi. C'est alors que l'on saura ce que tu vaux !
Il sortit, et Ariadne, restée seule, joignit les mains sur sa poitrine pour comprimer les sanglots qui la gonflaient.
— Non, je ne suis pas libre, dit-elle amèrement ; les pauvres ne sont jamais libres !
La porte s'ouvrit doucement, et Olga entra avec précaution.
Ariadne la regarda, non sans un reste d'amertume. Elle devait à cette fille riche et heureuse son pain quotidien. Fallait-il qu'elle dût toujours quelque chose à quelqu'un ?
Olga avançait avec un air de modestie et même d'humilité qui ne lui était pas ordinaire ; elle tenait à la main un petit portefeuille si richement orné, qu'il avait plutôt l'air d'un bijou que d'un objet utile.
— Ton maître t'a grondée, dit-elle, n'est-ce pas ? J'ai entendu, j'ai même un peu écouté ; pardonne-moi, chère Ariadne.
La jeune artiste fit un geste indifférent. Que lui importait ? Sa dépendance n'était un secret pour personne.
— Je ne sais comment t'expliquer ce que j'ai à te dire, reprit Olga ; c'est très difficile, et ta fierté ne rend pas la tâche plus aisée. Nous avons préparé, ma mère et moi, un petit souvenir pour te rappeler le triomphe de ton premier début... nous y avons fait mettre nos portraits...
Ariadne étendit la main vers l'objet que lui présentait son amie. Celle-ci le retenait encore avec une sorte de crainte.
— Comprends-moi bien, chère Ariadne, dit-elle ; tu sais quelle est l'étendue de la dette que j'ai contractée envers toi, et tu sais que je n'espère pas pouvoir la payer jamais. Ce que nous t'offrons ici n'est donc pas autre chose que le moyen de te libérer en partie du fardeau qui te pèse, je le sens.
Elle embrassa affectueusement son amie, lui mit le portefeuille dans la main, et voulut s'enfuir ; Ariadne la retint d'un geste impérieux.
— Attends, dit-elle.
Elle ouvrit l'objet, qui contenait, en effet, les portraits de madame Orline et de sa fille, et dans une poche elle trouva un paquet de billets de banque pliés dans une enveloppe qui portait pour suscription : « Prix des leçons de M. Morini. »
Le premier mouvement d'Ariadne fut de repousser l'argent ; le second, de fondre en larmes. Olga l'attira dans ses bras.
— Ne vaut-il pas mieux, dit-elle avec une douceur et une humilité que personne, hormis sa compagne, n'aurait soupçonnées en elle, ne vaut-il pas mieux mille fois te sentir libre envers ton maître ? Suppose que tu sois malade ou que la scène te déplaise, tu es libre désormais de ne plus chanter – tu l'as dit – que pour toi-même, et peut-être un peu pour tes amis. Dis-moi, aurais-tu le cœur de refuser ?
— Non ! dit Ariadne en levant sur son amie ses yeux noyés de larmes et son beau visage couvert de confusion : je n'ai pas le droit de refuser. Morini est vieux, pas riche ; je lui dois beaucoup. Si, en effet, je tombais malade, ou si je mourais avant d'avoir payé ma dette !...
— Veux-tu bien ne pas parler de ces choses-là ! s écria Olga en mettant la main sur la bouche de la jeune artiste, qui se dégagea.
— Pourquoi pas ? La mort n'a rien d'effrayant pour moi ; elle est redoutable pour ceux qui sont riches, heureux, aimés...
— Mais tu seras aimée, dit Olga avec enthousiasme.
— Le crois-tu ? fit Ariadne sans oser la regarder.
— J'en suis sûre, répondit Olga ; tu es trop belle, trop grande artiste, pour ne pas être adorée. Qui pourrait ne pas partager l'amour qu'il t'aurait inspiré ?
Olga était sincère. Ariadne avait muré son âme d'une façon si impénétrable, que jamais son amie n'avait supposé que Ladof eût produit quelque effet sur elle. D'ailleurs, n'est-ce pas le propre de ceux qui aiment de ne pas s'apercevoir de l'amour des autres ?
Ariadne ne répondit pas ; les paroles d'Olga correspondaient trop aux désirs secrets de son cœur. Elle se raccrocha à l'espérance qu'on lui présentait, comme à une planche de salut. La vie du théâtre lui déplaisait, sa dépendance pesait lourdement sur elle ; mais Constantin, s'il l'aimait, la mettrait au-dessus de toutes ces misères : elle se sentait belle, en effet, et bien digne d'être aimée... Elle espéra.
— Je te quitte, dit Olga, en voyant les traits d'Ariadne reprendre leur harmonie et leur douceur accoutumées : tu as besoin de repos, puisque tu chantes ce soir. Songe au moins que, si tu le veux, tu peux chanter aujourd'hui pour la dernière fois. Ma mère me charge de te dire que ta place est auprès de nous, et que tu ne dois point rêver d'autre asile, aussi longtemps que tu seras heureuse à notre foyer.
Elle s'échappa sur ces paroles consolantes, et Ariadne resta livrée à ses méditations.
— Non, pensa-t-elle après un peu de réflexion, je ne donnerai point cet argent à mon maître, ce serait lui manquer de reconnaissance ; il y avait autre chose que de l'intérêt dans les leçons qu'il m'a données. Mais s'il m'arrivait un malheur, si je perdais la voix par exemple...
Elle soupira ; son esprit, fatigué d'une lutte incessante avec les infortunes de la vie, ne lui présageait plus rien que de funèbre.
Le soir venu, elle chanta mieux encore que le jour de ses débuts ; la cabale montée contre elle n'osa souffler mot, tant l'ascendant que la jeune cantatrice prenait sur le public était puissant : quiconque eût essayé de lutter contre le succès eût été honni sans pitié.
Couronnes, rappels, cris enthousiastes, tout égala, dépassa même l'ovation du premier soir, et Ariadne sortit du théâtre consacrée « étoile » par les deux mille spectateurs enivrés.
— Eh bien ! lui dit Morini en la reconduisant, t'es-tu réconciliée avec le théâtre ?
Il se frottait les mains d'un air joyeux ; Ariadne ne voulut pas souffler sur sa joie, et répondit évasivement. En rentrant chez elle, quand elle fut seule dans le calme de sa chambre de jeune fille, elle soupesa ce qu'il entre d'amour-propre, d'engouement, de moutonnerie humaine dans un succès de premier ordre, et elle se dit comme le sage : Tout n'est que vanité.
— Ah ! mon cher grand art, se dit-elle avec le découragement le plus profond, je t'aimais mieux quand je chantais seule à l'institut, et quand je pleurais au son de ma propre voix, sans savoir pourquoi !
— Vous ne chantez plus cet hiver, Ariadne ? demanda la princesse pendant le déjeuner, le lendemain de ce jour.
— Pas au théâtre, du moins, princesse, répondit Ariadne. Je compte donner un concert...
— Nous sommes loin de la saison des concerts, interrompit madame Orline ; puisque rien ne vous retient à Pétersbourg, voulez-vous nous accompagner dans un voyage que nous allons faire à l'étranger ?
Olga ouvrit ses yeux tout grands et regarda sa mère d'un air plus surpris qu'enchanté.
— C'est une surprise que je ménageais à ma fille, reprit madame Orline ; il y a assez longtemps qu'elle me persécute pour faire ce voyage ! J'ai calculé que, la saison des pluies étant très vilaine ici et le mois d'octobre très beau en France, nous aurions tout avantage à passer six semaines là-bas ; nous reviendrons pour le traînage.
— Six semaines, maman ! s'écria Olga.
— Eh bien ! n'es-tu pas contente ?
— Oh ! si, je vous remercie, maman, dit la jeune dissimulée, qui courut embrasser sa mère.
Une heure après, une femme de chambre mettait à la poste un petit billet ainsi conçu :
« Maman veut partir pour l'étranger, mon cher Constantin ; demande un congé au ministère, et viens annoncer chez nous que ta santé exige ce voyage ; il faut absolument que tu viennes avec nous. Il est hors de doute que, pendant ce voyage, nous trouverons l'occasion de parler de nos projets. »
Le message arriva à destination dans le délai convenu, et, le surlendemain soir, Ladof, en venant passer la soirée, prévint la princesse de ses projets de voyage.
— Ah ! fit la princesse étonnée, nous partons aussi...
— Me permettrez-vous de vous accompagner, aussi longtemps, du moins, que ma présence ne vous sera pas importune ?
La princesse fronça le sourcil et regarda Ariadne. Celle-ci, les joues couvertes de rougeur, levait sur Constantin des yeux émus et surpris. Madame Orline sourit ; s'il y avait connivence, ce ne pouvait être que dans un but louable, et d'ailleurs Ariadne avait l'air bien naturellement étonné.
— Qui vous a prévenu de notre voyage ? dit subitement la princesse.
Constantin, décontenancé, faillit rester muet ; mais comme il fallait répondre :
— Ce sont vos gens, dit-il ; je suis venu hier dans l'après-midi sans vous trouver, et j'ai appris que vous partiez...
La princesse, tout à fait rassurée, ne vit plus là qu'une preuve d'amour de la part de Ladof à l'adresse d'Ariadne.
— Eh bien, soit ! dit-elle ; tant que votre présence ne sera pas opportune, ces demoiselles seront bien aises d'avoir quelqu'un à faire courir pour leurs caprices. Mais vous partirez le premier, mon cher Constantin. Je ne tiens pas à ce que les méchantes langues répandent dans Pétersbourg le bruit que je vous enlève.
— Oh ! princesse ! fit Ladof heureux et confus.
— Mais, certes ! je ne suis pas encore assez vieille pour me permettre de voyager avec un jeune homme.
La princesse se leva avec un sourire, développant sa haute stature, sa taille élégante et sa beauté encore dans son été. Olga se gardait bien d'échanger regard ni parole avec Ladof ; celui-ci, ne sachant que faire de sa personne, se rapprocha d'Ariadne.
— Et vous, mademoiselle, me permettez-vous de vous infliger ma société ? dit-il en plaisantant.
— Oui, répondit Ariadne sans lever les yeux.
Le paradis s'ouvrait devant elle.
Huit jours après, les trois dames, en mettant le pied sur le quai de la gare, à Berlin, se trouvaient abordées par Ladof, heureux et rougissant, qui leur avait préparé un hôtel, une voiture et tout ce qui s'ensuit.
— Eh ! mais c'est charmant, dit la princesse d'un ton railleur, où perçait l'amitié qu'elle portait au jeune homme ; vous faites les choses mieux qu'un courrier, et l'on n'a pas besoin de vous gronder pour vous faire comprendre ce qu'on veut ! Je vous attache à ma personne.
— Trop heureux ! murmura Constantin en s'efforçant de lui frayer un passage.
Il avait reçu d'Olga le plus délicieux sourire ; la vie pour lui se teignait en rose.
Au bout de huit jours, Ariadne ne conservait que bien peu de ses illusions : elles étaient parties une à une, comme les feuilles que le vent d'automne arrache aux arbres. Elle avait voulu se défendre contre la conviction envahissante de sa nullité aux yeux de Constantin ; elle avait lutté avec énergie contre l'évidence, puis la réaction était venue, apportant son cortège de tristesses et d'amertumes.
— C'est elle qu'il aime, se disait-elle à tout moment du jour.
Et pourtant, si Ladof s'approchait d'elle, s'il lui prenait son châle ou son petit sac, elle croyait voir dans cette prévenance une marque d'affection... De l'affection, oui, certes, le jeune homme en éprouvait pour elle ; mais la réserve qu'il affectait avec Olga était bien plus éloquente que ces démonstrations de politesse banale.
Au lieu de s'arrêter dans les capitales, et d'y arriver par les moyens vulgaires, la princesse, au bout de quelques jours de voyage, avait conçu une idée fantasque, celle de gagner Paris par le littoral. Elle était allée de Bruxelles à Ostende, et là, l'air de la mer l'avait saisie et charmée. Ces jours d'octobre ont au bord de l'Océan une douceur sans pareille ; même gris et voilés, sauf les moments où souffle la bise, ils sont moins des jours d'automne qu'au sein des terres, et surtout dans les villes.
Là, les falaises ou les dunes se dépouillent moins vite de leur verdure ; si les arbres sont bientôt mis à nu par les rafales d'équinoxe, le gazon, ras et dru, garde sa fraîcheur ; les roches sont les mêmes en toute saison, et la mer est aussi souriante au soleil de janvier qu'à celui de juillet.
Le princesse se donna donc le plaisir de voyager à petites journées de l'embouchure de la Somme à celle de la Seine. Tous ces ports presque déserts, alors fréquentés seulement par les habitants du lieu et quelques amateurs de brises salines, eurent sa visite de grande dame désœuvrée.
Olga s'amusait prodigieusement : dormir sans cesse dans des hôtels nouveaux, manger à ces tables d'hôtes de province où les notables célibataires de l'endroit viennent prendre leur repas et causer des événements de la ville, tout cela avait pour elle l'attrait de la nouveauté. Elle croyait lire un roman, et sa joie était sans limites.
Ladof, au contraire, était fort mal à son aise. Il sentait que le malentendu grâce auquel sa présence était tolérée ne pouvait manquer de s'éclaircir prochainement, et l'idée de ce qui se passerait alors lui donnait la chair de poule.
Constantin était de ceux qui sont braves devant la gueule d'un canon et pusillanimes devant la colère d'une femme. Il craignait d'être malmené par la princesse, et de perdre toute chance d'obtenir la main d'Olga ; mais ce qu'il craignait peut-être plus encore, c'était de se voir un jour interpellé par Ariadne, lui disant :
— Pourquoi vous êtes-vous joué de moi ?
Ce qu'Olga ne voyait pas, en enfant frivole et un peu égoïste qu'elle était, Ladof le ressentait jusqu'au plus profond de son être ; telle devait, d'ailleurs, être sa destinée, et il ne l'ignorait pas ; leur amour était de ceux où l'un a tous les devoirs, toutes les charges, et l'autre tous les privilèges, toutes les douceurs ; mais, à l'inverse du sort commun, c'était Olga qui devait dominer son époux et rester toujours adorée, malgré ses défauts ; non parce que le mari les ignorait, mais parce qu'il l'aimerait telle qu'elle était, avec ses défauts.
Il est des êtres qui ont besoin de se sacrifier : Ladof était de ceux-là.
Il sentait bien en lui-même qu'il s'était joué d'Ariadne ; sa conscience lui reprochait mainte prévenance, mainte parole flatteuse qu'il n'eût pas adressée à la jeune fille sous la présence de la princesse. En agissant ainsi, il obéissait à un mot d'ordre donné par Olga.
— Mais si Ariadne s'en aperçoit ? avait-il dit un jour, essayant de résister à la domination adorée qui lui ôtait toutes ses forces.
— S'apercevoir de quoi ? Que tu lui fais la cour ? Grand malheur ! Une si sage personne, une fille aussi sérieuse ne va pas se soucier d'un nigaud comme toi. Il n'y a que moi au monde d'assez bête pour t'aimer !
Ainsi morigéné avec accompagnement de petites tapes et de sourires enchanteurs, Constantin avait étouffé la voix de sa conscience. Mais, en voyant Ariadne de jour en jour plus pâle, plus élancée, moins terrestre pour ainsi dire, il avait senti revenir les remords.
Ariadne paraissait le fuir, loin de vouloir lui rien reprocher ; sans affectation, elle se tenait à l'écart, et c'était la princesse qui l'appelait pour qu'elle se joignît à leur groupe. La princesse n'était pas contente ; le mariage qu'elle avait daigné favoriser de sa bonté complaisante semblait reculer au lieu d'approcher, et madame Orline se demandait parfois ce que cela voulait dire. Le changement visible qui s'opérait en Ariadne avait frappé ses yeux vigilants ; elle voulait une explication, mais la position dépendante de l'orpheline dans sa maison rendait cette explication si difficile qu'elle la remettait de jour en jour.
Un soir, en arrivant à Fécamp, les voyageurs virent annoncé pour le lendemain un concert d'amateurs, au profit des pauvres.
— Ariadne, s'écria Olga, tu devrais chanter pour ces malheureux ! Il y a longtemps que nous ne t'avons entendue, et je crois que les naturels du pays n'ont jamais imaginé rien de pareil à ta voix.
— Ce serait une bonne action, mademoiselle Ariadne, dit Ladof, et vous feriez plaisir à tout le monde !
Ariadne se taisait : la princesse crut qu'elle attendait son avis.
— Si cela vous fait plaisir, mon enfant, dit-elle, je n'y mets pas opposition.
Ariadne voulut parler, mais un flot de larmes lui monta à la gorge. Elle essuya d'un geste rapide et violent les pleurs qui l'aveuglaient, se contraignit à paraître calme, et parvint à dire d'une voix brisée :
— Je ne peux plus chanter.
— Comment ? firent à la fois les trois personnes présentes.
— J'ai perdu la voix depuis plus de quinze jours.
— Tu as perdu la voix, s'écria Olga, et tu n'en as rien dit à personne !
— À quoi bon parler ? fit Ariadne avec un geste de découragement, ça ne sert à rien du tout. Quand on n'a rien de bon à dire, il vaut mieux se taire.
Le silence régna. Chacun avait le cœur plein de tristes pensées.
— Vous souffrez, mon enfant ? dit doucement la princesse, profondément émue à la vue du visage décoloré de la jeune artiste.
— Un peu ; ce ne sera rien ; je vous remercie, madame.
Ariadne fit un effort, et sourit à la princesse, qui lui posa la main sur la tête. Ce sourire était si douloureux, si navré, que madame Orline posa un baiser de mère sur le front de l'orpheline.
— Nous irons demain à Étretat, puisque je vous l'ai promis, dit-elle à sa fille d'un ton sérieux ; puis nous retournerons directement à Paris ; j'ai assez de ces pérégrinations. Nous avons tellement fatigué mademoiselle Ranine, qu'elle n'a plus que le souffle.
La princesse avait parlé avec tant de sévérité, que sa fille se sentit punie. Olga sortit sans avoir osé chercher à causer avec Ladof. Celui-ci, de son côté, sentait une montagne lui peser sur les épaules.
Les deux jeunes filles partageaient la même chambre. Olga, ce soir-là, fit attention à sa compagne, et fut frappée de la langueur et de la fatigue que décelaient ses moindres gestes.
— Qu'as-tu ? lui dit-elle avec inquiétude, en constatant les yeux cernés, la respiration courte et les mains brûlantes de son amie.
— Rien, répondit mademoiselle Ranine avec un sourire.
Ce sourire, qui apparaissait sur son visage depuis quelque temps, avait une expression de douleur contenue qui la rendait plus belle et plus touchante que jamais.
— Mais on a quelque chose quand on maigrit comme tu le fais...
— Je me guérirai avec le temps, dit Ariadne.
Au bout d'un moment, elle ajouta :
— Si je ne guérissais pas, n'oublie pas mon vieux maître : le prix de ses leçons est resté dans le portefeuille à Pétersbourg.
–Mais, Ariadne, s'écria Olga effrayée, tu ne vas pas mourir ?
— J'espère bien que non ! fit la cantatrice en se redressant avec un retour d'énergie ; mais maintenant j'aurai l'esprit plus tranquille ; bonsoir !
Elle se laissa retomber sur l'oreiller, et s'endormit sur-le-champ.
Bientôt sa respiration devint plus régulière, ses mains plus fraîches, et Olga, penchée sur elle, vit revenir l'expression qui était familière au beau visage de marbre endormi sous ses yeux.
— Elle a pourtant l'air triste, se dit la jeune princesse ; autrefois elle paraissait plus heureuse... Elle est peut-être affligée de n'avoir personne à aimer, tandis que moi... Je ne sais pas pourquoi j'ai fait des cachotteries avec elle... nous aurions bien pu lui dire tout. C'est peut-être ce manque de confiance qui lui aura fait du chagrin... elle aura pensé que je ne l'aimais plus ! Je le lui dirai demain, sans faute.
Olga s'endormit sur cette bonne pensée.
La journée du lendemain fut claire et superbe, on aurait dit que la Manche s'était mise en frais pour les voyageurs étrangers qui lui rendaient leur dernière visite.
La calèche qui contenait la princesse et sa petite famille roulait rapidement sur la route d'Étretat ; mais ceux qui l'occupaient n'accordaient pas grande attention au joli pays qu'ils traversaient. Chacun était préoccupé de ses pensées, plus noires que roses, et le voyage se fit en silence.
La princesse commençait à se demander si depuis plusieurs mois on ne se moquait pas d'elle, et ses soupçons se portaient non pas sur Ariadne, ni sur Ladof, mais sur sa propre fille.
L'équipée de cette dernière à l'institut lui était revenue en mémoire. Elle se disait que le caractère d'Olga la poussant inévitablement vers tout ce qui était hasardeux, rien n'était plus plausible qu'un petit complot, arrangé en cachette pour lui faire accepter Ladof comme gendre.
Mais à quoi bon tant de détours ? La princesse avait aimé son mari, non parce qu'il était prince, mais parce qu'il était à ses yeux le seul être digne d'être aimé. Elle eût donc consenti, sans trop de résistance, au mariage de sa fille avec n'importe quel homme du monde, pourvu qu'il eût les qualités morales qui commandent l'estime, et les apparences extérieures qui justifient un mariage que les gens avides appelleraient mal proportionné. Constantin Ladof possédait à un degré suffisant ces qualités et ces apparences ; qu'est-ce qui pouvait empêcher Olga de dire à sa mère qu'elle le désirait pour époux ?
La princesse regardait le pâle visage d'Ariadne assise auprès d'elle, et se demandait quelle douleur avait ravagé ses traits harmonieux.
Si elle aimait Ladof, qu'attendait-il pour se déclarer ?...
Le résultat de ses réflexions fut qu'il fallait en finir le jour même.
Les voyageurs descendirent la route qui conduit au village d'Étretat. Cette rampe douce, ornée de maisons superbes, alors désertes, bordée de fleurs tardives dans les grands jardins en pente, les conduisit jusqu'au fond de la vallée. Le déjeuner était commandé d'avance ; on s'assit autour de la table, mais personne ne fit honneur au repas. Quand le dessert fut enlevé, la princesse jeta sa serviette avec un mouvement d'impatience. Olga frémit. Elle avait appris à connaître assez sa mère pour savoir qu'un orage terrible les menaçait.
— Allez voir la falaise, puisqu'il paraît que c'est curieux, dit la princesse, et elle ajouta plus bas en indiquant Ariadne qui était déjà sur le seuil de la porte : Finissez-en, monsieur Ladof, cette situation est intolérable.
Les deux coupables sortirent la tête basse. Un moment après, la princesse les vit partir et tourner à droite, afin de jeter un coup d'œil d'ensemble sur la falaise opposée, avant d'aller l'examiner en détail.
Elle ne put retenir un sourire de mère heureuse à la vue de sa fille.
Olga marchait en avant avec son pas délibéré ; ses longues nattes, qu'en voyage elle ne prenait pas la peine de relever avec un peigne, flottaient jusque bien au-delà de sa ceinture. Son pas alerte, son port agile faisaient un étrange contraste avec l'air alangui d'Ariadne.
Malgré les quelques mois qu'elle avait de plus, elle paraissait un oiseau heureux et insouciant, tandis qu'Ariadne avait reçu sur son visage et sur toute sa personne l'empreinte que la vie laisse impitoyablement sur ceux pour lesquels elle n'a point de clémence.
— Enfin, pensa la princesse en rentrant dans l'hôtel, quand ils reviendront, tout sera éclairci.
Constantin avait offert son bras à Ariadne, sur un signe d'Olga ; celle-ci avait accepté avec toute la réserve qu'elle apportait désormais dans leurs relations ; elle avait accepté pour éviter sous les yeux de la princesse une explication douloureuse et superflue que son refus n'eût pas manqué de provoquer ; mais, aussitôt qu'ils furent hors de vue, elle retira son bras, en disant qu'elle aimait mieux marcher seule.
Un guide vint s'offrir, on le refusa ; les jeunes gens voulaient causer librement, et d'ailleurs on leur avait assuré que, de ce côté, la falaise ne présentait aucun danger.
Ils montèrent en silence, et, une fois arrivés au point culminant, loin des yeux et des oreilles, sans s'inquiéter du paysage, Olga tourna le dos à la mer et s'adressa à Ariadne.
— Chère amie, lui dit-elle en lui prenant la main, je suis bien coupable ; j'ai manqué de confiance envers toi ; et pourtant, plus que personne au monde, tu méritais mes confidences. Tu me pardonneras pourtant, car, avant d'en parler à ma mère, je veux t'apprendre que Constantin et moi nous sommes fiancés.
Ariadne leva les yeux sur son amie, un léger tressaillement parcourut son corps, mais elle ne donna point d'autre signe d'émotion.
— Depuis longtemps ? dit-elle avec effort.
— Depuis le mois d'août dernier.
La jeune artiste regarda Ladof, qui, lui, contemplait attentivement la mer sans la voir.
— Je vous souhaite d'être très heureux, dit-elle doucement.
Ses lèvres avaient blanchi, ses joues étaient devenues livides. Elle chercha du regard un appui quelconque. Une pierre était à quelques pas, elle alla s'y asseoir.
— Je suis bien fatiguée, dit-elle ; je vous demande pardon d'accueillir avec cette froideur apparente une nouvelle que... Soyez assurés tous les deux que je vous souhaite le bonheur du fond de mon âme.
Elle leur tendit à chacun une main. Olga sauta impétueusement au cou de son amie et la couvrit de caresses. Ladof prit timidement la main offerte et la serra ; il n'osait la baiser. Ariadne la leva elle-même jusqu'à ses lèvres.
— C'est la Mellini qui vous complimente, monsieur, dit-elle avec un faible sourire. Olga ne sera pas jalouse.
— Jalouse, moi ? s'écria Olga, jalouse de toi ! Jamais pareille idée ne m'a passé par la tête ! Alors tu es contente ?
— Très contente, répondit Ariadne.
Le soleil brillait sur la mer, le gazon était vert et épais, un vent léger venu du nord agitait avec un bruit joyeux les fleurettes desséchées du gazon d'Olympe ; les amoureux s'assirent à terre. Ils se trouvaient presque à l'extrémité de la falaise du côté nord ; la haute muraille crayeuse qui continue jusqu'à Dieppe tranchait sur le bleu du ciel ; tout était paix et joie.
— Je suis bien heureuse, reprit Olga.
Son fiancé tenait sa main emprisonnée, et vraiment le visage de la jeune princesse exprimait le bonheur le plus complet ; elle jouissait pleinement de la vie. Ariadne se leva et fit deux pas en avant du côté de la mer.
— N'approche pas si près du bord, lui cria Olga, tu me donnes le vertige. Est-ce très haut ?
— Très haut ! répondit Ariadne de sa voix calme.
— Tu vois la mer ?
— Oui.
— Et le fond ?
— Le fond est une dalle plate et polie, toute blanche ; la vague vient régulièrement se briser contre la falaise, juste au-dessous de nous.
— Il n'y a pas de cailloux ?
— Pas un seul.
— Cela doit être joli ! je vais aller voir, dit Olga en voulant se lever.
— Je t'en supplie, n'y va pas, dit Ladof en la retenant. Si tu allais tomber !
Ariadne se retourna, c'était la première fois qu'elle les entendait se tutoyer. Elle les regarda étonnée, puis pensa que c'était bien naturel, et se remit à regarder le gouffre.
— Mademoiselle Ariadne, vous me faites peur, dit Ladof ; venez ici, je vous en prie !
La jeune fille lui jeta un regard que Constantin se rappela toute sa vie.
— Que vous importe ? disaient les yeux d'Ariadne, mais sans colère, je ne suis rien pour vous, ce n'est pas moi que vous aimez !
Elle se rapprocha cependant de quelques pas.
— Écoute, Ariadne, reprit Olga, nous sommes dans une position fort embarrassante, vois-tu. Maman s'est mis dans la tête, je ne sais à quel propos, – la rougeur qui envahit son visage annonçait pourtant que sa conscience lui faisait quelques reproches, – que c'est de toi que Constantin s'occupait. Elle voudrait déjà vous voir mariés.
Ladof n'y tint pas ; quittant brusquement la main d'Olga, il se tourna vers Ariadne.
— J'ai bien mal agi envers vous, mademoiselle, je le sens et j'en suis désolé. Voulez-vous bien me dire que vous me pardonnez ? Sans cela, je n'oserais...
— Je vous pardonne, dit Ariadne.
Son regard, plein de pitié miséricordieuse, tomba sur le jeune homme comme un rayon d'en haut ; tout l'amour qu'elle avait ressenti s'y fondit en une expression suprême de tendresse et de pardon.
— Mais ce n'est pas encore assez, reprit Olga ; ma mère n'acceptera jamais l'idée de ce mariage, après s'être figuré que c'était toi la fiancée. Il faut que tu nous rendes un service, ma bonne Ariadne ; dis-lui, toi, que nous nous aimons, et supplie-la de consentir... elle ne te le refusera pas : si tu savais quelle confiance elle a en toi et combien elle t'aime ! Veux-tu nous faire ce plaisir ?
— Dire à la princesse que vous vous aimez ? fit Ariadne lentement. Pourquoi moi, et non toi ?
— Parce qu'elle pensait que c'était toi... elle ne pourra pas se mettre en colère contre toi, au moins ! dit naïvement Olga.
Constantin ne disait rien ; il était au supplice. Le visage d'Ariadne, sur lequel Olga, dans son égoïsme inconscient, ne lisait que la fatigue, trahissait pour lui les mouvements d'une âme désespérée.
— J'essayerai, dit doucement Ariadne ; mais si j'échoue, il ne faudra pas m'en vouloir.
Elle les quitta et retourna au bord de la falaise.
— Regardez, dit-elle, qu'est-ce que c'est que cela ?
Elle indiquait une masse de brouillard blanc qui s'élevait de la mer comme une fumée. Les fiancés tournèrent la tête ; de leur place, ils voyaient toute la falaise sur une étendue de plusieurs lieues.
La brume venait du nord et flottait lentement en apparence, mais très vite en réalité, poussée par une brise rapide. On eût dit les vapeurs qui s'élèvent d'une chaudière en ébullition, mais plus dense, plus compacte ; la masse venait à eux, s'accrochant à la falaise, cachant et découvrant par intervalles les sinuosités de la côte ; parfois elle entrait dans les terres, et, après qu'elle avait passé, des flocons de brouillard semblables à de la laine restaient dans les arbres des grandes fermes ; une barque de caboteur, qui louvoyait à peu de distance, se trouva prise dans le nuage ; elle disparut aux yeux des spectateurs comme si quelque géant l'avait escamotée, et la nuée continua de s'avancer vers la pointe.
— C'est bien drôle ! continua Olga. Est-ce que le brouillard va venir ici ?
— Sans doute, répondit Constantin ; redescendons.
— Non, non, restons ; je veux voir comment cela est de près.
Ariadne, toujours debout à l'extrémité de la falaise, détachait sur le ciel bleu sa silhouette élégante et sévère. Les mains pressées sur sa poitrine comme pour comprimer sa souffrance, elle regardait le ciel, la mer, la nuée, et se demandait pourquoi tout est si beau, si grand, si poétique, lorsqu'un être humain souffre une agonie plus affreuse que celle de la mort.
— Dis, Ariadne, fit tout à coup Olga, est-il possible que tu aies perdu la voix ?
— Oui, répondit l'artiste sans se retourner.
— Essaie donc !
Ariadne rejeta la tête un peu en arrière, et chanta une gamme chromatique comme celle qui avait fait scandale à l'institut, deux ans auparavant.
La voix était aussi pure, aussi veloutée, mais on eût dit l'écho de l'ancienne voix, tant elle était affaiblie.
— Chante : « Ô mon fils ! » dit Olga.
Ariadne commença la cantilène ; mais à la quatrième mesure elle s'arrêta.
— Regardez le nuage, dit-elle, le voici !
En effet, tout à coup la nuée fondit sur la falaise ; le jour disparut et fut remplacé par une clarté blafarde, comme si l'on appliquait une couche de ouate sur les vitres d'une fenêtre ; un froid humide envahit les promeneurs, et pénétra jusque sous leurs vêtements.
— Fi ! dit Olga, c'est plus joli de loin que de près.
— Ainsi fait la vie, pensa Ariadne.
— Allons-nous-en ! fit la voix d'Olga.
Les fiancés ne s'étaient pas quittés, mais ils ne voyaient plus Ariadne, debout à quelques pas seulement.
— Ne bougeons pas ! s'écria Constantin. Nous ne verrions pas où nous allons ; ce serait la mort à coup sûr ! La mer est de trois côtés !
— Que c'est ennuyeux d'attendre ! Je suis gelée ! fit Olga d'un ton boudeur.
— Mademoiselle Ariadne, ne bougez pas, répéta Ladof. Ce nuage va passer, c'est l'affaire d'un moment ; vous, surtout, vous êtes si près du bord. M'entendez-vous ?
— Oui, répondit Ariadne.
Sa voix semblait venir de très loin.
Elle pensait :
— Je suis de trop en ce monde, et Olga évidemment a été placée sur mon chemin pour me l'apprendre ; une première fois, j'ai souffert pour elle aujourd'hui, l'homme que j'aimais l'a choisie. Je suis un être inutile... L'art m'a trompée... Je ne puis plus chanter... Quelle sera ma vie ?...
Une idée superstitieuse s'empara d'elle.
— Mon heure est venue. Je vais connaître ma destinée ; si je dois vivre, mon étoile me conduira vers le salut ; si je dois mourir...
Elle n'acheva ni sa phrase ni sa pensée. Elle fit doux ou trois pas dans la brume opaque, les mains en avant, comme pour écarter les obstacles...
— Ariadne ! cria Olga.
Rien ne lui répondit.
Le brouillard s'éclaircissait ; on voyait déjà une lueur jaune dans le ciel qui indiquait l'endroit où brillait le soleil.
— Ariadne ! cria la voix plus mâle de Constantin.
La brume s'enleva de terre, légère et molle, en tournoyant sur elle-même ; les deux jeunes gens furent debout en un clin d'œil ; leurs regards se tournèrent vers la place où la silhouette d'Ariadne se détachait sur le ciel... Il n'y avait plus rien...
Glacé d'horreur, Constantin se traîna, en rampant sur le gazon, jusqu'au bord de la falaise.
— Va-t'en ! va-t'en ! cria-t-il à Olga, qui voulait le suivre. Va-t'en !
— Elle est morte ! dit celle-ci en se cramponnant à lui.
Constantin recula un peu, s'assit sur le gazon, et, passant sa main sur ses yeux hagards et ses cheveux hérissés :
— Nous l'avons tuée ! dit-il.
La marée baissait ; quand les deux jeunes gens eurent atteint l'hôtel, quand la princesse les eut vus revenir seuls, et que les pêcheurs, pleins de pitié, eurent fait le tour de la falaise alors presque à sec, on trouva Ariadne étendue sur la grande dalle blanche et polie qu'elle avait admirée. La vague pieuse avait rassemblé ses vêtements autour d'elle, et son visage portait ce sourire navré qu'on avait si souvent vu sur ses lèvres depuis quelque temps.
La princesse apprit d'un seul coup la catastrophe et l'amour de sa fille pour Ladof ; tout avait jailli ensemble des lèvres d'Olga avec les sanglots.
— Vous croyez que c'est un accident, vous ? dit-elle aux jeunes gens avec mépris ; et je vous dis, moi, que vous l'avez tuée ! J'aimerais mieux avoir eu pour fille celle qui est là morte, que l'enfant égoïste et sans cœur que Dieu m'a donnée !
Cependant toute mère pardonne, et les deux amoureux revinrent en Russie, quelques jours après, ostensiblement fiancés.
Ariadne dort dans le petit cimetière d'Étretat. Abandonnée pendant sa vie, elle devait l'être après sa mort. La princesse paie un jardinier pour entretenir richement sa tombe ; mais il n'y met des fleurs que pendant la saison des bains. À quoi bon soigner en hiver une tombe que personne ne visite ?
Morini a reçu le prix de ses leçons, et il a juré qu'il ne ferait plus d'élèves. Il pleure toutes les fois qu'il parle d'Ariadne.
Une si belle voix ! dit-il, et tant de talent ! Une si belle âme ! mais pas faite pour le théâtre !
De temps en temps Ladof se souvient d'Ariadne. Il est très heureux avec Olga, mais il y a des jours où il pense que celle qui est morte savait mieux aimer.