L'ELZEVIR

DE MAROQUIN ROUGE

PAR

Victor VAILLANT

METZ

TYPOGRAPHIE ROUSSEAU-PALLEZ, ÉDITEUR

LIBRAIRE DE L'ACADÉMIE IMPÉRIALE

RUE DES CLERCS, 14

1861

I. --- LA SOIRÉE.

En 1849, la famille Grandurand occupait, à Metz, le premier étage d'une maison de la rue des Bénédictins. Celle famille se composait du major Grandurand, en retraite depuis deux ans, de sa fille unique Clémence sortie récemment de la maison de Saint-Denis, et de Mme veuve Quentin, tante de Clémence. A part les brusqueries de caractère du major, ces trois personnes paraissaient unies et heureuses. Mme Quentin, sœur de Mme Grandurand, morte il y avait dix ans, faisait toutes les concessions désirables pour que la paix régnât dans le ménage, et Clémence, qui comptait dix-sept ans à peine, était encore sans volonté devant son père. Le major avait donc beau jeu pour exhaler ses accès de mauvaise humeur et il fallait bien qu'il s'apaisât faute de contradiction. Sous ce rapport même, Mme Quentin exagérait peut-être la prudence, car il est incontestable qu'un grain d'opposition satisfait la colère même en lui donnant un aliment. Au fond, les deux dames ne pouvaient absolument rien sur l'irascibilité du chef de famille, laquelle avait sa source dans des souvenirs amers, dans les habitudes impérieuses du commandement et aussi dans ce sentiment de sourde irritation qui accompagne, chez les natures violentes, la transition délicate de la maturité à la vieillesse. Que faire contre un emportement excité par un prurit de goutte, par la découverte d'une ride nouvelle, par la vue d'un ancien camarade encore en activité de service ?...

Le major Grandurand avait été l'une des plus fines lames de l'armée. Quelques duels éclatants lui avaient fait une réputation de bourreau des crânes, et il professait un mépris superbe pour une époque qui ne met flamberge au vent que dans les grandes circonstances et qui envoie les duellistes en cour d'assises. La jeunesse actuelle lui paraissait fort dégénérée, et très-souvent il avait fallu l'intervention de ses amis pour l'empêcher de prêcher d'exemple en continuant, à cinquante-six ans, les exploits ferrailleurs de son jeune temps. Au reste, le major n'était nullement inaccessible aux émotions tendres, et sa fille était son dernier bonheur sur la terre. Seulement il exigeait d'elle l'obéissance passive qu'il demandait jadis aux soldats de son escadron, et une observation de Clémence eût paru au vieux soldat un acte coupable d'insubordination. Il était pour elle un véritable tyran domestique, mais un tyran sans le savoir. On l'eut fort étonné en lui démontrant qu'il outrepassait les bornes de la puissance paternelle et que sa sévérité excessive pouvait faire douter de sa tendresse pour sa fille. M. Grandurand se croyait un père modèle parce, qu'il permettait à Clémence de dire ce qu'il appelait militairement ses patenôtres et d'aller entendre la messe le dimanche à l'église Saint-Vincent ; parce qu'aussi, il la conduisait, de temps à autre aux représentations du théâtre, et, au carnaval, dans les bals et les réunions du monde. En bonne justice on ne peut guère accorder à l'actif des concessions du major que la permission de suivre sa religion libéralement accordée à Clémence. Pour ce qui était du spectacle et des réunions, M. Grandurand y était porté d'inclination, et les sacrifices qu'il s'imposait à cet égard se traduisaient pour lui en plaisirs auxquels il était plus sensible qu'il ne voulait l'avouer.

Ce n'est pas qu'il apportât dans le monde un grand esprit de conciliation et d'égards réciproques. Il avait, certes, celte urbanité de formes, cette courtoisie de surface que donne l'habitude des salons aux hommes qui ont eu l'honneur de porter l'épaulette pendant de longues années. Mais sa politesse n'était guère que l'étiquette et le prélude de ses brusqueries et il s'en donnait à cœur joie quand il avait la chance de trouver un contradicteur. Cela le changeait un peu. Mais cette bonne fortune était rare. On avait fini par connaître l'homme à fond et chacun semblait se donner le mot pour imiter la bonne Mme Quentin. On ne tardait pas à faire preuve envers lui d'une déférence désespérante. Du reste, on le savait honnête et loyal, sa fille était recherchée pour sa modestie et sa jeune beauté, et la famille Grandurand recevait partout un accueil sympathique.

Aimant le monde, quoiqu'il s'en défendit, le major avait fini par avoir un jour de réception par semaine. A cette époque, je parle de dix ou douze ans, on pouvait encore recevoir chez soi ses amis et ses connaissances sans se ruiner en dépenses fastueuses comme on le fait aujourd'hui. Aussi les salons les plus modestes pouvaient alors donner une hospitalité dont les grandes maisons seules ont aujourd'hui le monopole. Le major Grandurand n'avait pas de fortune personnelle, mais il avait fait les premières campagnes de l'empire, il avait assisté à l'expédition de la Morée et à la prise d'Alger, et sa retraite avait été portée au maximum. Elle atteignait trois mille francs. Mme Quentin avait une petite aisance, et Clémence, du chef de sa mère, avait hérité d'une trentaine de mille francs. Cette situation, en somme, n'était pas brillante, mais elle permettait au major de suivre, dans des conditions modestes, son goût pour le monde. C'était là, du reste, sa seule dépense et il n'entretenait aucun vice exigeant et onéreux.

Le salon de M. Grandurand ne comportait pas de réunions bien nombreuses. Dans les grandes occasions seulement on ouvrait la salle à manger, on démontait les meubles des chambres à coucher et la soirée hebdomadaire se transformait en un somptueux bat de cent personnes au maximum. Le jour où nous introduisons le lecteur au sein de la famille du major, vingt ou vingt-cinq hôtes seulement, les habitués du logis, étaient réunis autour d'elle. Clémence, dont l'éducation avait été soignée, était bonne musicienne. Son chant, sa voix encore frêle mais délicieusement sympathique, étaient comme l'âme de ces petites réunions. D'autres talens plus douteux d'amateur lui donnaient la réplique musicale et la première partie de la soirée était à vrai dire un concert improvisé. Deux tables de jeu occupaient les angles du salon. Elles faisaient, sous la forme du whist et du boston, les délices des burgraves des deux sexes. A dix heures, sauterie de la jeunesse, sauterie au pinno cela va sans dire, tel était le programme à peu près invariable des petites réceptions du major.

L'amie intime de la maison était Mme veuve Plinchard, en état de viduité depuis près de cinq ans et dont les trente cinq-printemps ne laissaient pas que d'être encore agaçants et aimables. C'était la femme d'esprit, la réplique mordante, la critique en jupons de la société. Elle était aimée et redoutée tout à la fois par les amis et connaissances du major. En somme, chacun sentait que si elle était la terreur, elle pouvait passer aussi pour le charme et l'agrément du salon. M. Grandurand l'envoyait souvent à tous les diables, à part lui, cela va sans dire, mais il ne pouvait se passer d'elle. D'ailleurs, elle avait pris Clémence sous sa protection. Précisément parce qu'elle jalousait sa rayonnante jeunesse, elle affectait pour la jeune fille une tendresse sans bornes. Mais elle la caressait trop pour l'aimer bien éperdûment.

L'aimable veuve médisait volontiers des jeunes gens. Son époux avait-trente ans de plus qu'elle et s'il fallait l'en croire, une femme n'était vraiment heureuse qu'avec un vieillard. Sur ce chapitre elle était inflexible et intarissable. Elle s'était concilié ainsi les sympathies des jeunes premiers de cinquante cinq ans. Le major lui-même s'était montré sensible à cette déclaration de principes qui flattait son regret de n'être plus jeune. La vérité est pourtant qu'elle avait refusé net un céladon de quarante quatre ans qui, la prenant au mot, lui avait offert son cœur et sa main. Malgré son horreur pour les échappés de collège, elle accueillait avec une certaine distinction deux ou trois des jeunes gens qui fréquentaient la maison Grandurand. Elle causait volontiers avec M. Gaëtano Landolfi, un Corse qui étudiait à l'école secondaire de médecine de Metz, laquelle depuis a été supprimée. Elle dansait volontiers aussi avec un surnuméraire des contributions directes, M. Céleste Lahgeron, mais elle regardait souvent à la dérobée et plus sympathiquement qu'elle ne l'eût voulu peut-être le jeune Xavier d'Ancerville, qui, pour le moment, faisait son droit à Metz en prenant ses inscriptions trimestrielles à Strasbourg. Je ne sais si Clémence attachait plus souvent son regard limpide sur l'un que sur l'autre des jeunes invités de son père, mais ce qu'il y a de sûr, c'est que Mme veuve Plinchard, qui s'y connaissait, avait cru s'apercevoir que la main de la jeune personne tremblait un peu quand le beau Xavier s'en emparait pour le quadrille. Je dis le beau et je devrais ajouter le timide, le très-timide Xavier. Ce garçon-là avait pourtant accompli sa vingt-deuxième année, et d'ordinaire l'école de droit ne donne pas précisément des leçons d'excessive modestie. En apparence, au moins, il semblait dépourvu de toute assurance, de toute initiative virile, et s'il avait le vague à l'âme de Chérubin, il était loin de ressembler par la hardiesse au héros sensuel de Beaumarchais.

La terrible Mme Plinchard avait dit de lui un soir qu'on jouait aux jeux innocents :

-- Dispensez Xavier de vous embrasser, Clémence, il rougirait trop !...

M. Gaëtano Landolfi avait pensé, il est vrai, que la sémillante veuve eût peut-être été plus indulgente si M. Xavier l'eût choisi pour son partenaire d'embrassade.

Clémence quittait le piano après avoir chanté ce qu'on est convenu d'appeler une tendre romance. Ravi, en extase, le jeune d'Ancerville, les yeux voilés par une larme furtive, le teint pâli par l'émotion intérieure, l'écoutait encore que déjà elle avait regagné sa place.

-- Voyez donc le beau Xavier, ricana Gaëtano. à l'oreille de Mme Plinchard, il plane par delà les nuages, il gratte à la porte du septième ciel !...

-- Je le vois bien... dit la veuve en se mordant les lèvres, ce qui d'abord servait son dépit secret et ce qui ensuite avait l'avantage de carminer sa bouche... c'est que Clémence chante si bien !...

-- Permettez ; sans doute, Mlle Clémence possède une voix charmante, mais si elle n'avait pas de si beaux yeux... Après, tout, Xavier a raison, continua l'impitoyable Corse, cette jeune fille est tout simplement un miracle de beauté. Je n'ai vu qu'à elle cette couleur ambrée des contours du cou, cette limpidité opaline des paupières, cette bouche inimitable qui s'entrouvre comme un ciel quand elle sourit...

-- Peste ! quel lyrisme ! monsieur Gaëtano... dit la veuve en s'efforçant de rire. Est-ce que vous aussi...

-- Eh ! madame, il ne s'agit pas de moi...dit le Corse en dardant son regard noir et narquois sur sa victime ; je parle de Xavier... il est fou de cette jeune fille !.. et cependant...

-- Cependant... demanda Mme Plinchard en fronçant le sourcil.

-- Je me trompe, peut-être... fit M. Gaëtano avec un geste de doute parfaitement hypocrite ; mais je crois que si la jeune personne songe quelque peu à lui, une autre, qui a bien son mérite aussi, lui veut plus de bien...qu'il n'en mérite.

-- Ah ! et cette autre...

-- Ce n'est pas à vous, madame, que j'aurai la prétention de l'apprendre... dit M. Gaëtano en s'inclinant ironiquement.

Mme Plinchard sourit.

-- Voyons, M. Gaëtano, dit-elle, il y a quelque malice là-dessous... mais n'y a-t-il qu'une malice ?..

-- Qui sait ?... il y a peut-être l'offre d'une alliance offensive et défensive.

-- Voyons votre diplomatie...

-- Elle n'a rien de compliqué, je vous assure. Quand deux puissances ont les mêmes convoitises, elles ne peuvent jamais s'entendre ; mais quand elles poursuivent un but différent, elles peuvent s'entraider pour l'atteindre. Celle aide mutuelle c'est tout bonnement l'alliance que je vous propose ; comprenez-vous ?..

-- A peu près, dit la dame avec un fin sourire. Seulement, si vous voulez que je signe le pacte, c'est à condition que vous ne vous expliquerez pas davantage.

-- J'allais, de moi-même, poser cette condition... dans votre intérêt. Elle nous permet de nous servir réciproquement, sauf à nier, au bon moment, le but que nous poursuivons en nous alliant. Est-ce cela ?..

-- Vous savez que je n'aime pas les alliés trop perspicaces ?.. dit la dame en jouant de l'éventail.

-- Et moi je prise ceux qui ne perdent pas de temps pour servir leurs amis...dit nettement le Corse. J'aurai l'honneur, ajouta-t-il plus bas, de me présenter ces jours-ci chez vous.

-- Soit ! Encore un mot. Vous savez que dans tout traité diplomatique, il y a des cas réserves. Il est bon de prendre ses sûretés avec vous. Et maintenant, laissez-moi, nous avons assez causé.

Gaëtano Landolfi n'avait pas encore vingt-cinq ans. Mais ses yeux noirs, ses traits accentués, ses sourcils très-fournis, les tons bruns de sa physionomie, le faisaient plus vieux que son acte de naissance. C'était une de ces natures dangereuses qui ont plus d'intelligence que de cœur et dont le stimulant des passions vigoureuses est la suprême loi. Très-souple, d'ailleurs, très-capable de dissimulation, il possédait une énergie de volonté qui eût été plus redoutable si un sentiment très-vif de sa conservation personnelle ne l'eût arrêté dans l'accomplissement de ses projets, quels qu'ils fussent. Sans être positivement lâche, il avait le dédain des témérités inutiles et ne risquait que dans un but pratique la chance de recevoir un coup d'épée. En fait de duel ou d'aventures compromettante, il se gardait, pour tout dire, de faire de l'art pour l'art. Il y avait peut-être en lui l'apparence, il n'y avait pas l'étoffe d'un fier-à-bras, d'un spadassin.

Après la romance chantée par la fille de la maison ; un infortuné violoncelliste s'était mis à estropier un morceau d'Offenbach qui ne mesurait pas moins de trente pages d'impression. Le malheureux râclait, soufflait et se démenait à cœur joie au milieu de l'inattention générale. Les amateurs de whist étaient livrés aux palpitations d'un chelem en voie d'accomplissement. Çà et là, dans le salon, quelques groupes échangeaient des répliques à voix basse, à peine interrompues par les formidables chut ! en voix de poitrine du major.

-- M. Langeron, dit Gaëtano, j'espère bien que vous réhabiliterez ce soir l'honneur de la jeunesse française. Savez-vous bien que sa réputation de courtoisie est gravement compromise en votre personne ?

-- La courtoisie de la jeunesse française... dit une vieille demoiselle au corsage très-échancré, je croyais qu'elle était morte et enterrée...

-- Morte, non ; mais vous êtes peut-être brouillée avec elle depuis de longues années...riposta le Corse ; pour Langeron il se conduit de manière à faire croire qu'elle est exilée de ce salon...

-- Moi ? par exemple ! dit l'inculpé avec indignation.

-- Est-ce que nous jouons aux charades ?... dit Mme Plinchard. Je demande qu'on précise l'accusation.

-- Mon réquisitoire ne sera pas long... continua Gaëtano Landolfi. M, Langeron, que voilà, reçu chez le major depuis près de deux mois, n'a pas encore daigné inviter pour la danse la fille de la maison...

-- Timidité pure... dit la vieille demoiselle. J'aime cette retenue juvénile qui part d'une belle âme !..

-- Pour ce qui est de l'ingénuité, dit la veuve Plinchard, vous lui rendriez des points, chère belle. Je parie que j'ai deviné pourquoi M. Langeron fait si peu de frais pour Mle Clémence.

-- Est-ce que Mle Clémence s'en est plainte ?..demanda Langeron avec un mélange heureux de fatuité et d'appréhension.

-- Rassurez-vous sur ce point... continua la veuve. Clémence ne regrette ni ne recherche vos hommages. Mais j'ai proposé un pari, personne ne le tient ?..

-- Moi.. dit vivement le surnuméraire des contributions.

-- Vous, non pas. Vous êtes hors de concours. Mais bath ! je dirai la chose gratis. M. Langeron ne fait pas danser Clémence tout bonnement dans la crainte de se compromettre...

-- Voilà qui est fort... dit la vieille demoiselle.

-- C'est rigoureusement exact...dit Gaëtano. N'est-ce pas Langeron ?..

-- Eh ! eh ! il y a bien quelque chose comme cela... dit le surnuméraire en se dandinant.

-- Écoutez donc !. un fils de famille, un jeune homme opulent comme M. Langeron, ne doit pas être accusé de faire sa cour à une jeune fille pauvre, mais honnête... On se doit à sa position... Est-ce vrai Langeron ?..

-- Et puis ça pourrait éloigner les héritières.. dit Mme Plinchard.

-- Sans compter, dit mystérieusement Langeron, que comme je connais le major, il est bien capable de se choisir un gendre à la pointe de son grand sabre !..

-- Décidément je suis de l'avis de Mademoiselle... dit Gaëtano avec un ricanement forcé ; la galanterie française est bien morte !..

-- Mais on peut la ressusciter, dit Mme Plinchard.

-- Je m'en charge !... fit Gaëtano en lançant à son alliée un regard expressif.

-- C'est égal, conclut la belle veuve, les jeunes Français comptent un type de plus. Nous avons aujourd'hui le jeune homme qui craint de se compromettre !..

La dix-huitième et dernière reprise du morceau d'Offenbach touchait à sa fin, les derniers accords préparaient par leur énergie la solution définitive. Les poitrines se dilatèrent et chacun fit silence. Car il est remarquable que les personnes qui applaudissent le plus un virtuose sont précisément celles qui l'ont le moins écoulé ou qui l'ont le plus interrompu. Affaire de compensation.

Clémence retourna au piano et joua le prélude d'un quadrille. Tout ce qu'il y avait de jeunesse dans le salon se groupa deux à deux et l'on dansa. Xavier ne chercha pas de partenaire. Pendant quelques instants, il tourna autour du piano, toussa à plusieurs reprises pour se donner une contenance, et comme s'il ne pouvait se décider à s'approcher de Clémence, il finit par aller s'asseoir à quelques pas de la jeune fille, mais il se plaça de manière à pouvoir la regarder à la dérobée. Un instant leurs yeux se rencontrèrent.

-- M. d'Ancerville, dit-elle résolument, j'ai besoin de vous... puisque vous ne dansez pas, vous tournerez les pages.

Xavier, rouge comme une pivoine, quitta sa place et trébucha dans un tabouret avant d'être arrivé près de Clémence.

-- Il y a des obstacles !. lui jeta à l'oreille, avec un sourire .douteux, Mme Plinchard que les évolutions de la danse avaient amenée près de lui.

Xavier, pour accomplir son office de complaisance, dut s'approcher de Clémence, et plusieurs fois il frôla de sa main tremblante les doigts frais et rosés de la jeune fille. Le parfum de sa chevelure lui arrivait par folles bouffées et lui causait un enivrement dont l'intensité était voisine de la souffrance. Et cependant, loin de se prévaloir de la faveur que lui avait accordée Clémence en l'appelant près d'elle, il s'efforçait, en se baissant pour tourner la page, d'éviter tout contact de sa poitrine frémissante avec les blanches épaules de la jeune fille. Les cœurs aimants et chastes comprendront cela.

Gaëtano n'avait rien perdu de cette scène. Tout en dansant, ses regards étaient rivés sur le couple charmant qui ne voyait plus rien de ce monde que lui-même.

-- Si cet imbécile savait oser... se disait-il avec rage, tout serait fini pour moi !

Le quadrille, terminé, Clémence remercia Xavier de sa complaisance.

-- C'est vous qui me dites merci !... répondit-il avec un étonnement naïf.

Clémence rougit légèrement.

On valsa ensuite. Gaëtano, pendant quelques minutes, tourbillonna avec Clémence qui se fatiguait beaucoup à échapper autant que possible à son étreinte. Quand la valse fût terminée, le jeune Corse prit le bras de sa danseuse et par un geste rapide et hardi lui mit dans la main un petit billet de papier de soie.

Clémence connaissait la violence des premiers mouvements de son père. Elle craignit de provoquer une scène terrible en rejetant le billet. Elle le garda donc, mais en lançant à Gaëtano un regard de prostestation indignée.

La soirée était terminée. Dans l'escalier, en se retirant, Mme Plinchard dit à l'Italien :

-- J'ai tout vu. Mais, croyez-moi, la petite en tient pour le beau Xavier...

-- Oui, mais le jouvenceau est un sol fieffé, et les Grandisson ne réussissent que près des douairières. Je le distancerai. Il le faut pour moi et... pour vous. Agir, c'est le commencement de réussir ! --- Il est bien tard !..

-- Bath ! le plus demoiselle des deux, c'est encore lui...

-- Eh ! eh ! dit la veuve, quand les garçons font les demoiselles, les demoiselles quelquefois.. ; font un tantinet les garçons !..

II. --- LES ALLIÉS A L'ŒUVRE.

Mme Plinchard, avant de s'endormir, réfléchit profondément aux événemens de la soirée. Sa passion lui disait qu'elle avait gagné un allié habile, mais sa conscience lui reprochait, d'avoir choisi un complice. Ce n'était pas une méchante femme, après tout, ni même une femme corrompue que cette veuve à qui le veuvage pesait. Elle avait été une honnête épouse, et la mort de son mari avait été pour elle un chagrin profond et sincère. Peut-être y aurait-il de l'exagération à croire que la vertu seule de la dame ait jadis préservé feu Plinchard d'un sort funeste. La vérité est qu'elle avait été beaucoup trop occupée pendant ses années de vie commune pour avoir eu le temps de penser à mal. Le pauvre mari avait été littéralement le souffre-douleurs de sa moitié. Beaucoup de femmes ne comprennent pas le mariage autrement. Il est pour elles un exutoire légitime à leur humeur acariâtre et à leurs velléités taquines. Non qu'elles soient perfides ou méchantes dans les choses essentielles et quelles ne soient même très-capables de dévouement dans les grandes circonstances ; mais dans le train ordinaire de la vie, elles s'embusquent derrière tous les prétextes pour faire sentir leur pouvoir à la victime domestique. Elles préméditent l'attention délicate d'une tasse de thé sauf à l'empoisonner par un mot amer ; elles brodent une calotte grecque, reçue avec reconnaissance, mais elles disent en la donnant qu'elle pourrait coiffer une plus belle tête. Il y a une griffe sous chaque pression de main, et une dent sous-chaque baiser. Ce qui n'empêche pas le tyran femelle : de se croire un ange de vertu et une héroïne d'affection conjugale. Mme Plinchard avait été une de ces persécutrices de bonne foi et elle aspirait secrètement à faire, dans les mêmes conditions, le bonheur d'un autre époux, pourvu que l'époux lût de son choix. Feu Plinchard lui avait laissé, par testament, une assez belle fortune. Elle comptait s'en servir pour acheter un second Plinchard plus jeune et plus avenant que le premier. Malgré le trop fort écart des âges, Xavier d'Ancerville lui tenait fort au cœur. De là ses engagemens, imprudents peut-être, avec Gaëtano Landolfi. Mais il fallait courir au plus pressé. Les amours de Xavier et de Clémence dérangeaient tout. A deux on aurait plus facilement raison de ces deux tourtereaux. Seulement, le droit de défense et d'attaque devait se renfermer dans des bornes décentes et la veuve Plinchard ne goûta le sommeil qu'après s'être promis de faire sérieusement ses conditions au Corse. Elle le savait entreprenant, hardi, peu doué du sens moral, mais elle ne soupçonnait pas quelle âme noire et double ce jeune homme cachait sous des apparences de dissipation élégante et d'habitude du monde. Si elle avait pu pénétrer ce caractère souple, onduleux, accessible à toutes les mauvaises suggestions, elle se fût reculée de lui avec dégoût et horreur. Mais il était trop habile pour se laisser pénétrer.

Gaëtano avait annoncé sa visite pour le lendemain Il ne manqua pas au rendez-vous..

-- Je vous ai vu remettre hier un billet à Clémence...dit Mme Plinchard, a-t-on répondu ?..

-- Je ne demandais ni n'attendais de réponse... dit le Corse. Je sais bien que je n'en aurais pas obtenu. Je veux seulement l'occuper de moi, la contraindre à penser à moi. Une lettre à autrement de puissance qu'un mot dit à l'oreille. Une lettre, c'est le mot qui reste.

-- A-t-elle-lu la vôtre, seulement ?

-- Si j'y avais mis un cachet, elle me l'eût rendue intacte, je le sais, mais un billet ouvert, c'est autre chose. Dans sa pensée ; je la soupçonnerais toujours de l'avoir lue, elle ne gagnerait donc rien à ne pas la lire. Il faut donner un motif à la curiosité des femmes.

-- Cela pourrait être vrais si Clémence n'en aimait pas un autre.

-- Si elle n'en aimait pas un autre, en huit jours elle m'aimerait, En amour, l'affirmation est une force énorme. C'est la fatalité qui a jeté ce Grandis son niais sur mon chemin ! Heureusement il hésite, il a peur. Je le distancerai...

-- Entendons-nous bien. Je ne puis vous servir, je vous en préviens, que sous certaines conditions.

-- La différence qu'il y a entre vous et moi c'est que je n'en mets aucune aux services que je compte vous tendre. Vous ferez de cet imbécile ce que bon vous semblera !..pour ce qui me concerne, rassurez-vous. Je serai franc. Je ne vous dirai pas qu'une séduction serait une action mauvaise. Beaucoup d'hommes l'affirment et ne s'en font pas faute pour cela. Je ne me donnerai donc pas les gants d'une réserve de moralité qui est mon moindre souci. Mais d'abord, il y a le major qui ne plaisante pas et immanquablement j'aurais affaire à son sabre qui est désobligeant. Ce n'est pas tout ou plutôt c'est la moindre considération. J'aime Clémence, voyez-vous, avec une frénésie qui m'épouvante. Une séduction !.. c'est-à-dire une rare pression de main, un rendez-vous à de longs intervalles, un bonheur jaloux, disputé, déchiré par toutes les inquiétudes et toutes les tortures de l'attente et du doute. Non, non, ce n'est pas cela que je veux. Je la veux tout entière, je veux quelle soit tout à moi et toujours... ou du moins tant que je l'aimerai. Cléménce, pour être tout cela, doit devenir ma femme... tenez, ce mot seul m'exalte, me jette au cœur comme un éclair qui le brûle. Je ne me fais pas meilleur ni plus sentimental que je ne suis, mais il me semble que je passerais ma vie avec elle, à genoux devant sa beauté si blanche et si pure, mes yeux dans l'abîme bleu et profond de ses yeux d'ange !.. Et maintenant, êtes-vous rassurée, et vos scrupules...

-- Mes scrupules, convenez-en, étaient au moins légitimes. Mais je crois votre passion sincère.. au surplus, je vous surveillerai et encore une fois je me réserve de m'arrêter à temps.

-- Soit ; mais parlons de vous. Je ne comprends pas, en vérité ; qu'à votre âge et avec vos avantages, car vous êtes jolie et rusée ; vous n'ayiez pas encore eu raison... d'un godelureau comme ce Xavier. Son innocence devrait vous le livrer pieds et poings liés.

-- Laissons cela..dit la veuve en se mordant vigoureusement, la lèvre. Je ne vous permets pas d'interpréter mes sentimens ou de pénétrer mes projets.

D'autant mieux qu'en me servant je vous sers. Mais tout de profit ne peut pas être pour vous et la peine pour moi. Il faut de la réciprocité !.. Voyons, tentons un grand coup.. Qu'est-ce qu'il nous faudrait pour réussir... Je n'ai pas besoin de vous le dire. Allons !... je vous enverrai ce garçon...

-- Je vous le défends très-expressément... ou du moins, je me réserve de vous dire quand une entrevue pourra être utile.

-- A la bonne heure ! et je vois que nous nous entendons. A bientôt. Surveillez bien nos deux amoureux, car s'ils commençaient à s'entendre il faudrait brusquer les choses.

Clémence n'avait pas dit un mot à son père des assiduités de M. Landolfi. Elle ne craignait pas seulement l'explosion de sa colère. Une autre appréhension plus secrète et qu'elle s'avouait à peine, l'avait, décidée à une discrétion absolue envers le major. Très strict sur les lois de l'honneur, le major eût certainement forcé l'homme qui eût compromis sa fille à l'épouser. Une esclandre pouvait amener ce résultat que Clémence redoutait par dessus tout. Mais elle comprit que la bienséance ne lui permettait pas de garder pour elle seule le secret des tentatives galantes du Corse. Elle raconta donc à sa tante ce qui s'était passé et lui confia le billet que Gaëtano lui avait remis. Mme Quentin, après de mûres réflexions, ne crut pas devoir, instruire son beau-frère des confidences qu'elle avait reçues, mais elle se promit de surveiller avec vigilance les événemens ultérieurs. Clémence, du reste, ne lui avait pas parlé de sa terreur secrète d'être contrainte à un mariage avec Gaëtano à la suite d'une explosion compromettante. Confier cette crainte c'était avouer le motif cher et mystérieux qui la faisait naître. Elle se contenta donc d'exprimer pour le Corse une répulsion que d'ailleurs Mme Quentin partageait.

Mais voici ce qui arriva. Un matin, Clémence trouva un second billet sur la toilette de sa chambre à coucher. Qui l'avait placé là ?.. Clémence soupçonna la servante d'être aux gages de Gaëtano, mais elle ne put la dénoncer à son père, car il aurait fallu tout lui dire. Elle se décida à bannir cette fille de son appartement qu'elle rangea elle-même, donnant pour prétexte qu'elle voulait s'habituer aux soins du ménage. Deux jours après, le portier de la maison lui remit un bouquet de violettes printanières qui contenait un troisième billet. Le lendemain, en revenant du marché, elle sentit une quatrième missive dans l'intérieur de son manchon. La persécution prenait décidément des proportions formidables. Les billets, que les deux dames parcoururent, étaient tendres mais respectueux et tous contenaient une allusion à des projets d'union, ce qui précisément inquiétait le plus Clémence. Mme Quentin, bien que peu favorablement disposée pour le Corse dont elle redoutait vaguement le regard noir et les allures mystérieuses, en vint pourtant à dire à Clémence :

-- Mais il t'aime, ce garçon !.. et ses intentions paraissent honorables !..

-- Honorables ou non, je ne veux pas de lui... dit Clémence avec un élan vrai... Mon Dieu ! comment nous en délivrer !..

-- Ce sera difficile sans tout dire à ton père ; Allons ! quoiqu'il m'en coûte, si tu veux je m'en chargerai !

-- Au nom du ciel, ma tante, n'en faites rien ! dit Clémence effrayée et pleurant presque ; Il ne peut pourtant pas m'épouser malgré moi. Laissez-moi faire, je le traiterai comme il le mérite !..

-- Pas d'imprudence, ma fille... dit Mme Quentin à qui l'animation de sa nièce commençait à donner à penser. Voyons, mon enfant, sois franche... est-ce que celle répugnance pour M. Landolfi ne cacherait pas une préférence pour un autre ?..

Clémence rougit prodigieusement et baissa les yeux avec une contrainte visible. Mais la dissimulation était l'antipode de son caractère limpide et droit. Elle n'y put tenir et répondit à sa tante en se jetant dans ses bras.

-- Ainsi, tu aimes ? ma pauvre Clémence... dit Mme Quentin attendrie et inquiète.

-- Je ne sais pas ; ma tante. Il ne m'a rien dit et cependant j'aime à le voir et quand il ne vient pas à la soirée, je souffre, j'ai des impatiences. S'il paraît, le cœur me revient, ; voilà tout ce que je puis vous dire...

Mme Quentin, cela va sans dire ; fit à sa nièce les plus pressantes recommandations de prudence et de circonspection. Mais elle se dit à part elle que son beau-frère avait grandement raison de vouloir marier sa fille le plus tôt possible.

Telle était en effet l'intention du major qui avait reconnu en elle une nature aimante et sensible à laquelle convenaient les devoirs elles joies du mariage.

Le lendemain de cette conversation entre la tante et la nièce, c'était jour de réception chez le major. Clémence, un peu surrexcité, l'œil brillant, la lèvre dédaigneuse, s'apprêta à dire à Gaëtano ce qu'elle avait sur le cœur ; il vint d'assez bonne heure et quand il s'approcha d'elle, il crut s'apercevoir de ses dispositions à ne pas fuir un entretien. Il était assez perspicace pour en mal augurer. Cependant il sentit qu'une explication était nécessaire.

-- J'ai voulu vous parler, monsieur, lui dit-elle sèchement. Votre manière d'être avec moi est inouie. Je viens vous prier de respecter davantage la maison de mon père et de mieux reconnaître l'honneur qu'il vous fait en vous y recevant.

-- Vous êtes sévère, Mademoiselle, dit Gaëtano les dents serrées... une tendresse pure et honorable comme la mienne méritait un meilleur accueil.

-- M. Landolfi, je n'ai pas dit que vos intentions ne fussent pas honorables, mais j'ai le droit de me plaindre de la manière dont vous les manifestez. Les portiers et les femmes de chambre sont dans votre confidence et vous les corrompez pour leur donner le droit de dire du ma ! de moi. Je veux que tout cela cesse. Je ne vous aime pas. Ce mot franc doit suffire à un homme de cœur. Quant à vos lettres, ma tante en possède la collection complète. Quand vous le voudrez, elle vous les rendra.

Clémence, profitant de l'entrée d'un nouvel invité au salon, quitta vivement le fauteuil qu'elle occupait et sans regarder Gaëtano alla recevoir les complimens du nouveau venu. Gaëtano se mordilles lèvres jusqu'au sang et sa main crispée imprima au collet de son habit noir une torsion violente. Le regard qu'il lança à Clémence était chargé d'autant de haine que d'amour.

Tandis que les tables de jeu s'organisaient ; la jeunesse, réunie autour du piano, causait de l'opéra nouveau, de la musique à la mode. Xavier d'Ancerville était arrivé et avait recueilli le sourire de bienvenue de la jolie Clémence. Jamais la jeune fille n'avait été plus charmante. L'exécution sommaire qu'elle venait d'accomplir avait donné à son teint une nuance de rose plus foncée, et à ses lèvres je ne sais quoi de fier et de dominateur. Elle était doublement heureuse... de la présence de Xavier, d'abord, dont le regard naïvement émerveillé lui avait dit combien elle était belle ; ensuite, elle se savait gré de la fermeté dont elle avait fait preuve dans son entretien avec Gaëtano.

Cardans la première phase d'une jeune tendresse, une femme savoure la peine qu'elle fait à l'homme qu'elle n'aime pas, parce qu'elle sent que c'est un hommage qu'elle rend et une satisfaction qu'elle donne à l'homme aimé. Quoi qu'on ait pu dire, l'amour vrai est essentiellement exclusif. Il hait tout ce qui n'est pas lui ; il exprime ainsi le cas unique où une femme repousse même les conseils et les jouissances de la coquetterie.

Xavier parla d'une romance nouvelle dont il dit le titre et dont il vanta la mélodie. C'était une page du cœur, fraîche comme un oasis, ouvrant de radieuses perspectives sur ce pays enchanté que la jeunesse et l'amour revendiquent pour patrie. M, Langeron enchérit beaucoup sur ces éloges. Ce surnuméraire appartenait à une espèce de bipèdes très commune dans les régions civilisées, celle des faux connaisseurs qui s'assimilent les idées d'autrui et les exploitent à leur profit. Ainsi, Xavier avec la réserve qui lui était habituelle, avait trouvé de son goût une de ces bluettes musicales alors fort à la mode et dont s'emparaient avidement tous les pianos de province. Langeron, comme tous les ignoraris et tous les incapables ; s'était emparé de son appréciation pour la fausser en l'exagérant ; pour lui, la romance était devenue tout bonnement un chef d'œuvre. Les pauvres d'esprit ressemblent en un point aux chanteurs, exténués. Ceux-ci, dont toutes les notes ne parlent plus, poussent avec fureur celles qui leur restent et l'on dirait qu'ils ne veulent plus les lâcher. Les sots font de même avec les idées. Quand ils en tiennent une, ils la retournent dans tous les sens, l'exploitent et la surmènent jusqu'à extinction. Ainsi fil le grand mélomane Langeron. La vérité est qu'il n'avait jamais entendu la romance que Xavier avait remarquée, mais il avait posé en dilettante, et son but était atteint.

Peu après le concert commença. Le violoncelliste fit mine de saisir son instrument, mais un geste d'humeur, à grand peine réprimé, accueillit électriquement cette tentative parmi les groupes. Gaëtano, l'homme hardi et l'orateur de la société, se précipita vers le virtuose.

-- Monsieur, lui dit-il, jeudi dernier le concert a duré trop longtemps et la danse pas assez, du moins tel a été l'avis unanime de ce salon. N'est ce pas, mesdemoiselles ?... Il a donc été décidé qu'en manière de compensation on ferait moins de musique aujourd'hui afin de pouvoir danser plus longtemps. Vous ne pouviez pas connaître celte décision, Monsieur, parce qu'après avoir recueilli les justes applaudissemens de l'auditoire vous vous êtes retiré, sans doute pour réparer par le sommeil une fatigue dont nous avions eu tout le bénéfice. On se contentera donc pour aujourd'hui d'un simple morceau...

-- Justement, dit l'entêté violoncelliste... j'ai là un petit caprice d'Offenbach... c'est court et c'est exquis !..

-- Interprété par vous il paraîtrait plus court encore...mais il a été également décidé que la préférence était due au chant et que Mle Clémence voudrait bien se faire entendre ?.. J'en prends à témoin tous ceux qui m'écoulent.

Un assentiment unanime répondit à la demande du Corse. Il avait fait comme tous les sauveurs d'empire, il avait pris la dictature dans un moment difficile, et le peuple souverain avait ratifié son audace.

Clémence se mit donc au piano et chanta avec un sentiment délicieux la romance prônée par Xavier et portée aux nues par Langeron. Xavier était tout oreilles, niais il ne se demanda pas pourquoi la jeune fille avait précisément fait entendre cette composition plutôt qu'une autre. Il ne comprit pas davantage le sourire timide qu'elle lui adressa aux premiers accords de la ritournelle. Xavier était pourtant un garçon d'esprit ; Son intelligence avait de la profondeur et de la vivacité et il était très-supérieur à tous les jeunes gens qui avaient accès dans le salon du major. Mais dans un cœur jeune et pur, le premier amour a toujours pour cortège ces obscurcissements et ces défaillances qui accompagnent les grandes passions. Dans le jeune âge, on exagère toujours la portée et l'étendue du bonheur, ce qui explique pourquoi il parait si difficile à atteindre. L'amour partage, voilà la préoccupation du jour et de la nuit, la vision caressée, l'objectif tout puissant. On se trouble devant ce but si splendide et si rayonnant. Comme le soleil il paraît impossible à atteindre. Aussi l'espoir se produit en raison inverse du désir. L'homme sûr de lui et qui calcule froidement ses chances de succès en amour est toujours celui qui n'aime pas. Aussi les femmes qui ont quelque expérience de la vie et de ses mystères savourent délicieusement les timidités que les très jeunes gens déposent à leurs pieds comme un pur hommage. Elles peuvent succomber par dès témérités, car l'initiative a une puissance très-réelle, mais les hésitations de la pudeur virile agissent sur elles bien plus délicieusement, elles les flattent et les caressent dans leurs fibres les plus délicates et les plus sensibles.

Aux premiers mots de la romance, Gaëtano et Mme Plinchard avaient échangé un vif regard de dépit. Gaëtano, les lèvres plissées et le front contracté, chercha une victime sur qui épancher sa sourde rage. Après avoir chanté, Clémence avait quitté le salon pour surveiller les préparatifs du thé. Le major jouait un robber dans un coin. Le surnuméraire mélomane pérorait dans un groupe et reprenait en sous-œuvre les extases de son dilettantisme.

-- Tous mes compliments, mon très-cher, lui dit Gaëtano avec un mauvais regard.

-- Vos complimens, ,. pourquoi ?.. --- Mais il me semble que c'est assez clair, .. et tout le salon est dans la confidence !..

-- Jouons-nous aux charades ?, .

-- Eh ! mais celle-ci aura je, crois le dénouement obligé. Un bel et bon hyménée !..

-- Au nom du ciel, expliquez-vous ? fit le Langeron visiblement effrayé,

-- Prenez donc des airs dégagés et indifférents... dit la veuve qui avait compris la maligne intention de son, allié, Clémence a été plus franche !..

-- Sans doute, continua Gaëtano, vous vantez avec force fanfares, une tendre romance ; l'aimable fille vous la chant !... touchant trait-d'union entre deux cœurs si bien faits pour s'aimer !..

-- Mais...

-- Il n'y a pas de mais acheva l'impitoyable veuve ; vous êtes bel et bien compromis !, ..

-- J'espère qu'aujourd'hui vous ferez danser cette pauvre fille. Certes, vous lui devez bien cela !.. insista Gaëtano.

-- Vous plaisantez agréablement !.. dit Langeron avec un sourire contraint.

En ce moment, Clémence revenait dans le salon escortant les plateaux et les tasses. Le surnuméraire tourna sur ses talons, prit sournoisement son chapeau et quitta la maison.

Gaëtano, fort préoccupé, s'approcha de la veuve.

-- Nous nous sommes amusés aux dépens de ce niais, dit-il, mais nous savons à quoi nous en tenir vous et moi... Nous sommes débordés, menacés...la petite en tient décidément... pour le, beau Xavier... Elle a été ce soir jusqu'à l'avance marquée, jusqu'à l'imprudence...

-- Que faire ?

-- Agir. Si nous hésitons, tout est perdu. Il est temps et plus que temps d'employer les grands moyens !..

On se quitta sur ce mot.

III. --- ESSAI D'INTIMIDATION.

Le jeune d'Ancerville menait une existence rangée et laborieuse. Il donnait beaucoup à la réflexion et à l'étude. Il était de ceux qui se trouvent heureux au milieu de leurs livres, de leurs vers ébauchés, de leur intérieur fermé. Il faut toujours bien augurer des hommes qui font dû chez soi un sanctuaire. D'abord c'est une preuve qu'ils peuvent se suffire à eux-mêmes et qu'ils n'ont pas besoin de demander des plaisirs dangereux à des dissipations extérieures, Xavier était orphelin et son héritage était loin de constituer une fortune. Mais à la rigueur il pouvait vivre sans avoir besoin d'un emploi rémunéré, Ce n'était pourtant pas par des motifs d'économie qu'il fuyait les réunions bruyantes et il dépensait plus en achat de livres, en voyages d'agrément, que d'autres jeunes gens en pertes de jeu et en consommations dans l'atmosphère enfumée d'un café. Il avait tout simplement l'horreur des fréquentations vulgaires et des plaisirs de mauvais aloi. Il devait ces goûts presque féminins à sa mère, excellente femme dont il était l'enfant unique et dont il ne s'était jamais séparé. Externe dans un lycée, il ne la quittait que pour l'heure des classes et rentrait bien vite au bercail. Cette éducation de gynécée avait développé en lui les instincts délicats et fait prédominer les côtés sensibles de sa nature, mais elle avait produit cet énervement de la volonté et ces dispositions à la défiance de soi-même qu'il exagérait dans le monde. On se fût trompé, au reste, si l'on avait conclu de son attitude dans un salon au manque d'énergie dans les choses essentielles. Xavier était très-capable de constance dans les idées et de fermeté devant une situation difficile. Il se retrouvait homme avec les hommes, mais sa tendresse pour sa mère, qui avait été pour lui le type le plus achevé de l'abnégation et du dévouement, avait pris une extension très-naturelle dans un jeune cœur ouvert à toutes les charmantes exagérations du sentiment, et son souvenir était devenu un culte pour le sexe auquel elle appartenait. Sa douleur quand il la perdit avait encore poétisé ces dispositions à l'adoration, au respect enthousiaste de la femme et l'avait prédestiné à l'héroïsme de l'amour. La plupart des jeunes gens dépensent leur activité, leurs élans, leur soif d'émotions dans toutes sortes de directions malsaines, et quand ils ne s'en vantent pas, ils s'étonnent de ne plus trouver dans leur poitrine, un cœur ouvert aux vrais enchantements de la vie. C'est tout simplement parce qu'il n'y a pas de trésor inépuisable et qu'on ne, peut pas retrouver intact ce qui a été dépensé en détail.

Deux jours après la dernière soirée du major, Xavier, vit avec étonnement Gaëtano Landolfi entrer dans son. cabinet de travail. C'était le matin, et jamais l'élève en médecine, qui d'ailleurs venait très rarement lui rendre visite, ne s'était présenté chez lui à cette heure,

-- Quel bon vent vous amène ? lui dit-il, sans chercher à cacher sa surprise.

-- Mon Dieu ! Monsieur Xavier, ce que j'ai à vous dire vous intéresse peut-être médiocrement... pourtant il serait bon de nous entendre...

-- Nous entendre... sur quoi ?... --- Mais sur la position ridicule que nous fait à tous deux la coquetterie d'une jeune fille. Xavier rougit comme un écolier pris en faute ; mais un froncement assez accentué de sourcils protesta en même temps contre cette rougeur féminine.

-- Vous me comprenez bien, Monsieur Xavier ? continua tranquillement le docteur en herbe.

-- En aucune façon, je vous assure, fit Xavier qui se tenait sur la réserve.

-- Eh bien ! je serai donc franc et net. Vous aimez Clémence et je l'aime aussi. Chacun pour soi et Dieu pour tous... c'est trop juste !. mais vous connaissez certaine fable : Il survint un troisième larron, et...

-- Assez, monsieur, dit Xavier avec dignité. Mademoiselle Clémence est au-dessus d'un soupçon de coquetterie condamnable...

-- Vous en êtes là ?.. ricana le Corse. Alors je n'ai plus rien à vous dire, et...

Gaëtano fit mine de se lever.

-- Permettez, monsieur, dit Xavier frappé au cœur mais déchiré par une curiosité aiguë comme un poignard... vous avez articulé une accusation, il serait loyal de la justifier ou du moins de l'essayer.

-- Allons donc !.. pensa le Corse, il commence à mordre à l'hameçon. Rien de plus facile, ajouta-t-il tout haut... et je n'ai pour cela qu'à faire appel à vos souvenirs. Est-ce que vous n'avez pas été frappé de la complaisance qu'avait mise Mlle Clémence à chanter l'air, d'ailleurs très-insignifiant, vanté à outrance par M. Langeron ?..

-- Mlle Clémence avait reçu celle romance dans la journée, et il est tout naturel que...

-- Trouvez-vous naturel aussi le sourire que décocha la cantatrice à cet heureux surnuméraire et surtout le regard très-expressif dont elle accompagna certaine phrase très-tendre du refrain ?.. Ce manége a sauté aux yeux de tout le monde.

Xavier était au supplice. Pour échapper au regard incisif de Gaëtano, il baissait les yeux, et ses mains qui s'agitaient dans le vide contractaient une sorte de tremblement nerveux.

-- Mais ce sont là des suppositions gratuites !.. dit-il d'une voix étranglée.

-- Des suppositions, dites-vous... Alors pourquoi M. Langeron a-t-il pris des airs discrets sous la pluie de brocards --- un peu envieux, il faut en convenir --- qui l'a assaillie ?.. pourquoi a-t-il quitté le salon pour y échapper ?.. Vous l'avez bien vu..

-- J'ai vu que M. Langeron s'est retiré de bonne heure, c'est vrai... mais je refuse de croire aux conséquences que vous tirez d'un fait si simple. En somme, Monsieur Landolfi, où voulez-vous en venir ?..

-- A vous proposer de confondre une coquette... de nous venger d'elle, vous et moi...

-- Quels que puissent être les sentimens de Mlle Clémence.. je n'ai point de vengeance à exercer contre elle... elle ne m'a rien promis.. rien donné !.

-- Vraiment !.. je croyais le contraire... et dans tous les cas je ne pourrais en dire autant.

-- Vous !.. articula le pauvre Xavier avec un effort douloureux.

-- Moi-même, mon cher Monsieur d'Ancerville... depuis assez longtemps elle agrée mes hommages pour que j'aie pu croire à quelque tendre sympathie..mais ses préférences sont partagées, et je vous avoue que j'ai sur le cœur les frais d'éloquence épistolaire que j'ai dépensés à son endroit.

-- Vous lui avez écrit ?..

-- Dix fois !.. et toujours mes lettres ont été les, bien reçues... Vous faites le discret, c'est votre affaire ; mais comme j'ai été joué par elle, je prétends la punir par où elle a péché. Croyez-moi, quittons la partie. Laissons-la a son Langeron qui est un niais, j'en conviens, mais qui a la rouerie de la bêtise et qui ne veut pas même répondre aux avances qu'elle fait à ses écus plus qu'à sa personne...

-- Mais tout ceci est horrible !, fit Xavier qui se recula terrifié comme si une vipère s'était dressée devant lui.

-- Voici donc ce que je viens vous proposer. Nous ne remettrons plus ni vous ni moi les pieds chez le major.

-- Mais, Monsieur...

-- Il le faut. C'est dans notre intérêt à tous deux, Du moins, Mlle Clémence ne se moquera plus, comme elle le fait, de deux honnêtes garçons...

-- Je refuse, Monsieur, d'entrer en rien dans ce complot qui a pour point de départ, à coup sûr, une erreur ou un malentendu...

-- C'est votre opinion, ce n'est pas la mienne. Or, comme je liens à mes projets, je vous engage fort à les seconder...

Gaëtano avait pris une attitude presque menaçante.

-- Ainsi, vous prétendez...

-- Je prétends vous venger... malgré vous s'il le faut...

-- Et si je refuse votre proposition ?...

-- Je saurai bien vous forcer à l'accepter. L'œil de Gaëtano lançait des éclairs. Sa voix avait la vibration stridente et métallique des grandes colères, des provocations mortelles. Il croyait terrifier ainsi la faiblesse morale de son rival.

Xavier sourit, son front se rasséréna, le tremblement de sa main et de sa voix disparut comme par enchantement. Il se redressait sous l'insulte.

-- Écoutez, M. Landolfi, dit-il, je vois bien que vous vous trompez sur mon compte. Il est vrai, je n'ai pas dans un salon l'assurance que je me plais à reconnaître en vous. Mais en face d'un homme, croyez-le bien, je n'ai pas peur. Quel mobile vous fait agir ?... Je l'ignore. Mais ce que j'affirme, c'est que vous calomniez Mlle Grandurand. Peut-être est ce de bonne foi, je veux le croire. Mais, brisons-là.. et plus qu'un mot... est-ce une menace que vous venez rn'apporter chez moi ?... Est-ce un duel que vous voulez ?..

Xavier, calme et absolument maître de lui, regardait Landolfi dans les yeux. Sa bouche dessinait un pli à la fois ferme et dédaigneux. Gaëtano comprit qu'il s'était fourvoyé. Il avait espéré pouvoir bannir de haute lutte son rival de la maison du major et demeurer maître de la place. Mais il trouvait, au lieu d'un enfant pusillanime, un cœr généreux et vaillant. Vainqueur ou vaincu, un duel n'avançait pas ses affaires, au contraire. Vainqueur, il devenait odieux ; vaincu, ridicule. Son visage perdit en un clin-d'œil son expression terrible.

-- Là ! là ! comme vous prenez les choses.. dit-il en éclatant de rire. Je vous propose une vengeance légitime.. j'insiste, j'en conviens, pour vous faire adopter mon projet... mais nous couper la gorge... des amis comme nous... allons-donc !..

-- Mais votre insistance, Monsieur, avait toutes les apparences de la provocation...

-- Vous m'avez mal compris, mon cher Xavier... Mon Dieu ! peut-être aussi de mon côté ai-je mal interprêté les intentions de Mlle Clémence... la jalousie peut égarer la raison... et j'aurai pris pour de la perversité ce qui n'est que de l'imprudence.

-- Assez, Monsieur. Je m'aperçois que vous changez assez volontiers de visage et d'opinion. El si j'ai un vœu à former, c'est que Mlle Clémence ne croie jamais aux protestations d'un homme si prompt aux métamorphoses !..

-- Propos de jaloux, mon cher Xavier. Allons ! au revoir... et sans rancune. Mon procédé vous a paru trop héroïque... prenez que je n'ai rien dit !..

-- Un mot encore, monsieur. Je veux bien ne pas me souvenir de la tentative d'intimidation que vous avez essayée sur moi, mais ce que je ne puis oublier, ce sont les accusations graves que vous avez fait peser sur Mlle Grandurand...

-- N'exagérons rien, Xavier. Je retire mes suppositions, si vous y tenez absolument... mais ce qui est positivement vrai, c'est que j'ai écrit à Clémence ; plusieurs fois et qu'elle ne m'a pas renvoyé mes lettre...il est vrai qu'elle ne m'a pas répondu ;, Quant au Langeron, il est également certain qu'elle a chanté avec une sorte d'affectation la romance qu'il avait vantée outre mesure, cela vous le savez. Vous pensez qu'elle n'y a pas mis d'intention, soit, et je serais heureux de le croire... car enfin mes chances, dans ce cas, resteraient entières... les vôtres aussi, il est vrai... Au surplus, pensez à tout ceci, j'accepte d'avance le résultat de vos réflexions ! Mais ce que je ne veux pas, c'est que deux amis croisent le fer pour une cause si futile. Nous sommes rivaux, soit, ne devenons pas ennemis !..

Xavier, après cette espèce de désaveu, ne pouvait guère pousser plus loin les récriminations. Landolfi, dans ses dernières explications, avait montré une bonhomie et même une cordialité qui avait désarmé la colère de l'étudiant. D'ailleurs le Corse avait dit la vérité, du moins celle partie de la vérité que Xavier devait accepter en faisant appel à ses souvenirs. Le but que poursuivait Landolfi en se rendant chez Xavier n'était pas atteint. Au lieu d'une femmelette cédant à la menace, il avait rencontré un homme prêt à repousser ou à venger une injure. Mais, un grand résultat était cependant obtenu. Il avait adroitement semé la défiance et le doute dans le cœur de son rival, et il savait que ces mauvaises semences germent et grandissent rapidement ; il comptait sur leur influence pernicieuse pour éloigner, au moins pendant quelques jours, toute chance de rapprochement et d'entente entre les deux amans. C'était à lui à profiter de ce répit. Car il ne se dissimulait pas que dans une âme trempée comme celle de Xavier, la timidité auprès des femmes n'a qu'un temps.

-- Fiez-vous donc aux apparences ! se disait Landolfiavec rage. Ce Xavier n'ose pas lever les yeux sur une jeune fille et il affronterait gaiement un duel à outrance. Je crois tondre un mouton, je trouve un lion qui se hérisse et montre les dents !

Le soir du même jour, nous retrouvons Gaëtano Landolfi se promenant sur les bords de la Moselle. Il est dix heures du soir et tout est calme dans la campagne. Il suit un sentier qui longe la rivière à quelques kilomètres en aval de la cité. Sur sa gauche s'étend la vaste plaine de Thionville, dont le rideau de hauts peupliers prend des proportions gigantesques dans l'estompe d'un brouillard de printemps. A sa droite, de l'autre côté de l'eau, se dressent les côteaux de Saint-Julien, dont les lignes onduleuses et les déclivités abruptes sont éclairées par la lune. Mais le jeune homme n'accorde aucune attention à ce spectacle mélancolique et grandiose. Il s'arrête de distance en distance comme pour interroger les faibles bruits de l'espace, se fait de sa main un abat-jour pour examiner le cours de la rivière et se remet ensuite en marche. De temps en temps il étouffe entré ses dents de sourdes exclamations d'impatience et il tire coup sur coup de son cigare des bouffées de fumée. Enfin, son oreille exercée a perçu un léger bruit, ce bruit spécial que produit une masse d'eau déplacée avec précaution...

-- Enfin !..se dit-il avec un soupir d'allégement.

Il s'arrête et s'asseoit sur la berge, dirigeant ses regards sur le point d'où était sorti le clapotement de l'eau. En cet endroit, en pleine Moselle, quelque chose s'agite confusément. On est au mois d'avril, la saison des bains de rivière n'est pas encore venue. Ce ne sont donc pas des baigneurs qui bravent la température relativement glacée de la Moselle. Ce ne sont pas des pêcheurs non plus, du moins des pêcheurs réguliers qui exercent leur industrie, car un arrêté préfector a la fermé la pêche depuis quelques jours. Il y a donc beaucoup de chances pour que ces tritons nocturnes appartiennent à cette catégorie de maraudeurs qui exploitent d'autant plus fructueusement la rivière en temps défendu qu'elle n'a plus à compter avec l'exploitation légale des fermiers de la pêche.

Gaëtano, sûr de son fait, se releva, regarda avec précaution autour de lui, s'assura qu'aucun pas suspect ne se faisait entendre dans la campagne, et de ses deux premiers doigts appuyés sur sa langue repliée il déchira le silence de la nuit par trois appels de sifflet aigus comme un cri de gond rouillé.

Le clapotement de l'eau cessa un instant, puis il recommença plus franchement, et le bruit parut se rapprocher. Il était évident que les braconniers, en regagnant le bord, se rendaient à l'appel de Gaëtano Landolfi ; En quelques secondes ils furent auprès de lui. Vêtus d'une simple blouse et d'un pantalon retroussé jusqu'au dessus de la jambe, ils grelottaient à l'envi et leurs mains avaient encore tout juste le degré de chaleur nécessaire pour tenir et diriger leurs filets.

-- Vous pouvez vous vanter de nous avoir fait une noire peur ! dit l'un rie ces hommes à Gaëtano. Il fallait nous prévenir de loin...

-- C'est cela. Attirer le garde sur mes pas et vous mettre dans la gueule du loup ; Mais rassurez-vous, nous sommes bien seuls. Au surplus, je n'ai que deux mots à dire à Calebasse... Vous autres, retournez à votre affaire.

-- C'était, ma foi, bien la peine de nous déranger, grommela l'un des quatre maraudeurs qui étaient restés dans l'eau jusqu'à mi-jambe.

-- Silence dans les rangs, et à la besogne !., dit Calebasse avec autorité.

-- C'est bon, on y va !..

-- Avancez à l'ordre ! dit Gaëtano en fouillant à sa poche ; on a de la monnaie pour vous payer le temps perdu ;

L'homme qui avait parlé s'avança sans mot dire et reçut une pièce d'argent de Gaëtano.

-- Une roue de derrière !.. glissa-t-il à l'oreille de ses compagnons... Le carabin a besoin de nous !..

Et les quatre compagnons de Calebasse retournèrent à leurs filets.

Calebasse était un grand gaillard, taillé athlétiquement et que les braconniers qui exploitaient la basse-Moselle reconnaissaient tous pour leur chef D'une chiquenaude ; il les eût tous fait rouler dans la poussière, et son empire était à vrai dire celui de la force. Mais sa vigueur musculaire était servie par une sorte d'intelligence pratique dont profitait celle communauté de truands. Il connaissait mieux la rivière que les coins du taudis où il dormait pendant quelques heures de la journée. Il savait les tenues du poisson, les nuits favorables aux bons coups et la profondeur relative de la Moselle dans les hautes et dans les basses eaux. Ses camarades avaient coutume de dire que quand il avait donné un avis, c'était comme si le notaire y avait passé. Au reste, il ne se bornait pas à exploiter la rivière et ne reculait pas dans l'occasion devant un méfait plus sérieux. Mais quelques démêlés avec la justice l'avaient rendu prudent, et il fallait une circonstance bien tentante pour le décider à entrer dans ce que l'on nomme « une affaire » en argot de malfaiteur. Il gagnait d'ailleurs beaucoup d'argent dans son métier de pêcheur interlope. D'abord, comme de juste, il prélevait la plus grosse part dans le produit des expéditions nocturnes ; et puis il y déployait une habileté, une puissance de conception et d'exécution qui en assuraient presque toujours le succès. Tous les gens de sa trempe voulaient « travailler » avec lui, pour employer un autre mot de leur vocabulaire ; mais il choisissait avec soin ses collaborateurs qui se montraient très-fiers et très-heureux de la préférence. Son nom de Calebasse était un sobriquet. L'imagination populaire, toujours prompte à saisir les analogies, avait discerné une vague ressemblance entre les joues énormes et renflées du pêcheur et les formes arrondies d'un cucurbitacée gigantesque. De là son surnom, qu'il avait accepté avec la docilité philosophique que montrent en pareil cas les gens du peuple. Au village, comme dans les classes laborieuses des villes, il est peu d'individus qui échappent aux sobriquets. Il faut en conclure que la vanité, qui se retrouve à tous les degrés de l'échelle sociale, y trouve un peu son compte. Le sobriquet n'est-il pas aussi une distinction ?

La conférence entre l'élève en médecine et Calebasse ne fut pas longue ; ils parlèrent à voix basse et un observateur, même très-rapproché des deux interlocuteurs, n'eût pu guère saisir que des lambeaux de phrases ayant trait à des chiffres débattus. Il en eût conclu probablement que Gaëtano marchandait le prix de la pèche du braconnier.

-- Tu as tout à gagner et rien à perdre !.. insistait le Corse.

-- Cela vous plaît à dire... on n'est pas d'hier et on sait ce que parler veut dire. Cent francs ou rien ?

-- C'est trop !..

-- Soit ! mais c'est à prendre ou à laisser...

-- Tes meilleurs coups ne te rapportent pas tant, Calebasse !

-- Possible, mais ils ont moins de risque aussi. Je ne veux pas me faire pincer sur un air connu.

Et Calebasse fredonna le refrain d'un vieil opéra devenu très-populaire :

Les anguilles Et les jeunes filles Je prends tout dans mes filets...

Enfin Gaëtano parut céder après avoir obtenu une concession de Calebasse.

-- Ainsi, c'est convenu, lui dit-il ; si j'ai partie gagnée tu as la somme, Sinon, tu n'en as que la moitié, et la voici à titre d'à-compte.

-- Donc, à vendredi... à sept heures.. heure militaire !

Le flibustier d'eau douce retourna à ses poissons, et Gaëtano, après avoir allumé un cigare, tourna vivement les talons du côté de la ville où il voulait arriver avant la fermeture des portes.

IV --- LE CAS RÉSERVÉ.

Le jeudi, jour de réception du major, Gaëtano, dans l'après-midi, alla faire une visite à Mme Plinchard. Il ne lui parla pas de son entrevue avec Xavier, mais il lui fit entendre qu'elle et lui pouvaient bien s'être trompés sur le caractère et la valeur morale de ce jeune homme. Il l'avait fait causer, il avait étudié cette nature tendre mais concentrée et qui pouvait recéler des côtés plus énergiques que ne semblait l'annoncer sa manière d'être dans le monde. Si ces soupçons étaient fondés, et tout annonçait que Gaëtano était dans le vrai, une décision était devenue urgente. La veuve écoulait l'élève en médecine avec une attention profonde. Ses propres remarques s'accordaient, d'ailleurs, avec les réflexions qui lui étaient soumises et il en résulta naturellement de sa part un redoublement d'intérêt pour ce garçon que ne recommandaient pas seulement une jolie figure et des allures d'aristocratique distinction.

Ce ne sont pas, loin de là, les caractères tout d'une pièce, les cœurs franchement ouverts et facilement perméables qui séduisent les femmes, surtout celles qui ont mis leur expérience au service dé leur esprit ; Une pointe de mystère, une inconnue à dégager, poétisent autrement un homme à leurs yeux qu'une existence simple et des allures percées à jour. Elles n'aiment pas les portraits en pied et peints en pleine lumière ; il leur faut les contours indécis, les figures en pénombre parce qu'elles peuplent de leurs rêves la partie vague et nuageuse du tableau. Que voulez-vous que leur inspire un homme qui, le premier jour, se montre tel qu'il est et dans l'intégrité monotone de son existence vulgaire ? De ceux-là on fait tout au plus des maris quand on ne demande au mariage qu'un changement de situation et un équilibre de budget. Mais les raffinements féminins visent à quelque chose de mieux, fût-ce quelque chose de pire. La curiosité est une des passions impérieuses des femmes et elle les perd bien plus souvent que l'amour. Un homme n'est donc véritablement séduisant ou dangereux pour elles que s'il possède la valeur et le charme d'un secret. Il y avait un secret dans la pomme offerte à Adam, cette victime de la curiosité, par Eve la première curieuse de la création !

Notre Eve, qui avait assisté trente-cinq fois à la floraison des pommiers, mordit à belles dents au fruit défendu que lui tendait le Corse rusé, Xavier, entouré d'une auréole mystérieuse, lui parut plus désirable et plus charmant, Gaëtano s'efforçait de surexciter ainsi les sentiments de la chère dame dans l'espoir qu'ils la rendraient moins scrupuleuse sur le choix des moyens à employer pour arriver au but qu'ils poursuivaient en commun.

-- Vous m'avez bien compris, Madame, dit-il en se levant.. eh bien ! agissons en conséquence. La fille du major vient je crois vous rendre visite de temps à autre. Il serait utile à nos projets qu'elle sa rendît ici le plus tôt possible... demain soir... par exemple.

-- Je ne vois pas bien l'utilité d'une pareille démarche...dit Mme Plinchard en cherchant à lire dans les yeux de Gaëtano le but d'une proposition qu'il lui était impossible de ne pas considérer comme équivoque.

-- J'ai dit qu'il était utile que Mlle Clémence vint vous voir demain, mais je me suis trompé, c'est indispensable que j'aurais dû dire...

-- Mais, songez donc...

-- Je songe à réussir... dit crûment le Corse. Il y a dix jours que je suis à l'œuvre et je ne vois pas que vous m'ayiez secondé en rien. Si, à la première demande de concours que je vous adresse, vous m'opposez un refus, eh bien ! je me considère comme dégagé de nos mutuelles promesses...

-- C'est aussi sérieux que cela ? dit Mme Plinchard avec un sourire contraint qui cachait mal une poignante incertitude.

-- Mon Dieu oui, un cas de rupture que je pose... dit Gaëtano, un *casus belli*, vous dirais-je si vous saviez le latin.

-- J'ai lu le mot dans les journaux... en bon français vous dénoncez les hostilités ?..

-- Je vous rappelle, du moins, aux conditions d'une alliance sincère et efficace.

-- Soit ; mais quelle est votre intention en faisant venir Clémence ici.

-- Mon intention est de voir ma future... dit Gaëtano, Que risquez-vous ? Vous serez là. Je ne vous demande rien de honteux ou même de risqué. Clémence est dans votre salon, je viens par, hasard vous rendre visite. Il n'y a rien que de très-naturel en tout ceci...

-- Mais pourquoi plutôt le soir ?

-- Tout bonnement parce que je suis très-occupé dans la journée, et que d'ici à quelque temps je n'aurai de libre que mes soirées. Et encore quand je parle du soir, j'entends sept ou huit heures au plus tard. Je me retirerai, même, je m'y engage, avant Clémence que je ne demande nullement à reconduire...où même à accompagner.

-- Expliquez-vous donc !.. Dans ces termes là... je ne vois plus rien de bien décidément blâmable dans ce que vous me proposez....

-- Vous daignez, enfin, me rendre cette justice ?.. Je veux faire de Clémence ma femme, vous le savez bien.

-- Seulement, fit Mme Plinchard devenue songeuse, je ne vois pas trop comment j'attirerai ici la fille du major.,.

-- Ah ! ceci est par trop candide... Intime comme vous l'êtes dans la maison, il ne vous sera pas difficile de faire mettre à Clémence son châle et son chapeau pour vous accompagner chez vous... le moindre prétexte suffira... N'ayez-vous pas à parler chiffon ?.. n'imaginez-vous pas un plan de mantille dont il faille délibérer ?.. La jeune personne a des doigts de fée et c'est une autorité à consulter.. vous éprouvez le besoin d'avoir son avis sur un col brodé de votre invention... que sais-je, moi ?.. Surtout que le major n'accompagne pas sa fille...

-- Sans doute, mais c'est là le point délicat... le major passe presque toujours ses soirées chez lui.

-- Je m'en rapporte sur ce chapitre à votre habileté. Et maintenant, ma gracieuse alliée, permettez que je prenne congé de vous... A ce soir chez le major, et à demain ici.

Gaëtano laissa Mme Plinchard dans une situation d'esprit assez perplexe. Gaëtano, sans doute, n'avait pas émis des prétentions excessives et une entrevue à trois offrait peu de prise à la médisance. Cependant celte entrevue avait été concertée, le major n'en devait pas être instruit, et il y avait là quelque chose d'irrégulier qui donnait à penser à la veuve. Sa conscience s'éveillait en présence de cette situation qui avait pour elle des côtés louches et obscurs. Mais Gaëtano avait un complice dans le cœur de la sensible veuve ; ce complice était l'amour dont elle ne pouvait se défendre pour le beau d'Ancerville et que le Corse avait eu l'art de raviver encore par ses confidences calculées. L'assurance de Gaëtano, son espoir d'une prompte réussite dans ses projets conjugaux avaient gagné la pauvre femme en faisant taire en elle la voix des remords. Clémence mariée, le dépit, le désir d'une vengeance, peut-être un sentiment plus tendre éclos sur les ruines d'un amour méconnu, amenaient Xavier à ses pieds.

-- Qui sait ! se disait Mme Plinchard... Gaëtano est plus avancé qu'il ne veut l'avouer... ses lettres ont peut-être produit leur effet ordinaire, La jeunesse est mobile, surtout la jeunesse d'une enfant de dix-sept ans. A cet âge ce qu'on aime dans un amant, c'est l'amour. Et l'amour qui parle a plus de chance que l'amour qui se fait !...

Mme Plinchard, dont le cœur était resté honnête cherchait ainsi à s'étourdir sur la situation qu'elle avait acceptée. Cependant une voix secrète ne cessait pas de protester en elle.

Le soir, chez les Grandurand, elle observa tout avec une curiosité mêlée d'inquiétude. Mais Gaëtano montra une réserve dont elle l'eût cru incapable. Il adressa plusieurs fois la parole à Clémence, mais en employant les formes de la plus respectueuse politesse. Il dansa une fois avec elle et il profita des repos alternatifs des quadrilles pour lui exprimer le regret qu'il éprouvait d'avoir eu le malheur de lui déplaire en cédant à la tentation de lui écrire. Il n'avait pu, lui dit-il, résister au désir de lui faire connaître sa pensée tout à elle. Il ne demandait rien qu'un peu d'indulgence pour sa témérité, un peu de pitié pour sa tendresse non partagée. Clémence, abusée par ces soumissions félines, ne crut pas devoir user de trop de rigueur envers un repentir si expansif et se borna à supplier Gaëtano de se garder à l'avenir de toute démarche compromettante. Après tout, il est peu de femmes qui en veulent beaucoup à l'homme qui les aime, en aimassent-elles un autre. Leur code pénal n'admet pas l'amour malheureux parmi les crimes dignes de mort.

Mme Plinchard ne pouvait entendre la conversation de Gaëtano et de Clémence, mais elle en surveillait les apparences extérieures, et comme elle était toute disposée, d'ailleurs, à se faire des illusions, elle put se méprendre sur l'air adouci de Clémence et lui attribuer une cause dont il était très innocent.

-- Tout va donc bien ?... dit-elle au Corse après le quadrille.

-- Ne l'aviez-vous pas deviné ?... dit-il avec un sourire de triomphe très-réussi.

Xavier avait été tenté de ne pas se rendre à la soirée. Dans un cœur comme le sien la désillusion est plus facile que l'espérance. Les doutes provoqués par son entretien avec Gaëtano avaient naturellement grandi, comme l'avait espéré son rival, et il en était venu à se demander si Clémence était bien la pure enfant à laquelle il avait voué un culte de dévouement et d'adoration. Il souffrit horriblement pendant le quadrille que Gaëtano dansa avec elle. Muet et morne, il avait contemplé les deux jeunes gens pendant leur causerie confidentielle dont il était loin de deviner le sens, et ses regards, exprimant avec éloquence une douleur mêlée de déception et d'étonnement, avaient beaucoup contribué à l'erreur où Mme Plinchard était tombée comme lui ; plusieurs fois, le pauvre Xavier avait été tenté de s'enfuir le désespoir dans le cœur, mais après les menaces qu'il avait entendues il se faisait avec raison un point d'honneur de ne pas quitter le salon d'où Gaëtano avait prétendu le bannir. Les manœuvres du Corse commençaient, on le voit, à porter leurs fruits. Froissé de la complaisance que Clémence avait mise à écouler l'élève en médecine, Xavier fut plus réservé encore avec elle que par le passé et ne joignit pas même ses félicitations aux compliments qui accueillirent les chants de la jeune fille, Clémence en fut malheureuse et par réciprocité voulut punir de sa peine celui qui l'avait causée. Elle ne jeta pas une seule fois les yeux du côté de Xavier, causa pendant quelques minutes avec Langeron qui rompit le plus tôt possible l'entretien, et finit par accepter, outre le premier quadrille, une valse avec Gaëlano. Ainsi, le malentendu grandissait outre mesure et Gaëtano semblait triompher.

-- Il est décidément très-fort, se dit Mme Plinchard.

Le lendemain, la veuve, après son dîner, se rendit chez les Grandurand et n'eut pas de peine à décider Clémence à l'accompagner chez elle. Il n'y avait pas très-loin, d'ailleurs, de la rue des Bénédictins à la rue du rempart Belle-Isle qu'habitait Mme Plinchard. A huit heures et demie, la veuve faisait entrer Clémence dans son salon et lui demandait conseil sur une robe de bal dont elle méditait la savante ordonnance. Pendant une discussion approfondie sur les mérites d'une garniture en dentelle de malines, opposés aux avantages non moins évidents d'une blanche guipure qui fait valoir le teint, Mme Plinchard, qui avait la tête ailleurs, grillait d'interroger Clémence sur ses impressions vraies à l'endroit de M. Landolfi.

-- Dites-moi, petite fille, vous paraissiez au mieux hier avec M. Gaëtano, ... fit-elle en entourant le cou frais et rond de Clémence d'un nuage de dentelle, sous prétexte d'en étudier l'effet sur elle.

-- Au mieux ! dit Clémence étonnée. C'est-à-dire que ce monsieur était par hasard un peu plus poli que d'habitude... car il a des façons assez singulières parfois, ce Landolfi.. et je n'ai pas voulu être avec lui en reste de politesse.

-- Vraiment !, Il a donc été parfois avec vous plus ou moins que poli ?... cela veut dire sans doute qu'il a été galant ?.. Tenez, celle dentelle vous sied à ravir...

-- Vous trouvez ?... il me semble que la guipure est plus riche et babille mieux.,. Mais ce que vous dites de M. Landolfi... vous savez donc...

-- Moi, je ne sais rien, mais j'ai des yeux pour voir et des oreilles pour entendre... Au fait, je crois que vous avez raison... à votre âge tout va bien et la dentelle me réussirait moins qu'à vous. Pour en revenir à ce Corse au regard couleur d'enfer, je soupçonne qu'il a un faible pour vos beaux yeux...

-- En tous cas, dit Clémence avec un élan de franchise auquel il était impossible de se méprendre, ce faible-là n'est nullement partagé ! Mme Plinchard regarda fixement Clémence. Sa figure parlait exactement comme sa voix.

-- Gaëtano m'a trompée, ou cette enfant est bien rusée pour son âge !., pensa-t-elle.

Elle allait continuer son interrogatoire, quand un coup de sonnette retentit et Gaëtano fit son entrée dans le salon. Il salua avec aisance la maîtresse de la maison et réprima à ravir un geste d'étonnement en reconnaissant Clémence devant laquelle il s'inclina.

Le visage de la jeune fille refléta un vif déplaisir qui n'échappa pas à Mme Plinchard. Après quelques minutes d'un entretien embarrassé, Clémence se leva et se dirigea vers un canapé où elle avait déposé son chapeau et sa mantille.

-- Il est tard, dit-elle, et mon père m'attend...

-- Vous êtes bien pressée, chère enfant, dit la maîtresse du logis avec effort. Est-ce M. Landolfi qui vous fait fuir ?..

-- Je ne m'enfuis pas, Madame, je me retire pour rejoindre mon père et ma tante qu'une plus longue absence pourrait inquiéter.

-- Tous deux savent que vous êtes avec moi... et ils sont tranquilles, dit Mme Plinchard avec autorité. Allons ! rasseyez-vous.

-- Je serais désolé, mademoiselle, dit Landolfi, que ma présence privât Mme Plinchard du plaisir de vous conserver plus longtemps. Cependant, je me joins à elle pour vous supplier de nous donner encore quelques instants, car il me serait trop cruel de penser que vous l'avez quittée à cause de moi...

Clémence se rassit d'assez mauvaise grâce, mais enfin elle n'osa pas, en insistant pour partir, infliger un vif déplaisir à Mme Plinchard qu'elle aimait un peu et craignait beaucoup.

Gaëtano, pour gagner du temps, pria la maîtresses de la maison de se mettre au piano et de jouer quelque chose, A une sonate assez longuette succéda une mélodie en plusieurs couplets. Une demi-heure s'était écoulée.

On était à la moitié d'avril. La nuit commençait à venir tard et à sept heures et demie il faisait presque encore jour. Tandis que Mme Plinchard déployait ses grâces au piano, Gaëtano allait et venait, sur la pointe du pied, dans le salon et parfois s'approchait de la fenêtre. Il soulevait le rideau et jetait un long regard sur le terre-plein du rempart. Mme Plinchard, il faut lui rendre cette justice, abusait de ses droits de virtuose amateur pour jouer à contre-mesure et défigurer les plus jolis passages. C'est qu'elle était occupée de la conversation qu'elle venait d'avoir avec Clémence et qui lui donnait beaucoup à penser. L'éloignement que la jeune fille avait manifesté, en toute franchise, pour Gaëtano, son désir non moins sincère de quitter la place à son arrivée, la contenance maussade qu'elle affectait depuis qu'il était là, tout indiquait que de fausses apparences l'avaient abusée. Mme Plinchard en vint à se demander s'il était possible que Gaëtano eût fait venir Clémence chez elle uniquement pour la régaler d'une sonate mal exécutée. L'exigence du Corse avait donc un motif secret qu'il s'agissait de pénétrer. Tout en faisant ces réflexions, elle suivait du coin de l'œil les mouvements de Gaëtano dont la contenance trahissait une sorte d'inquiétude fébrile. Elle l'avait vu se diriger plusieurs fois vers la fenêtre et interroger la profondeur de la rue qui commençait à devenir solitaire ; Une glace placée devant le piano lui permettait de ne pas perdre un seul des mouvements du jeune homme ; A sa troisième visite à la vitre, la veuve vit distinctement Gaëtano faire de la main un signe à un personnage dont elle chercha en vain à discerner les pas dans la rue. Il devait marcher avec précaution ou stationner puisqu'on ne pouvait l'entendre ; Un soupçon terrible traversa comme un éclair l'esprit et le cœur de Mme Plinchard, Elle quitta le piano.

-- A votre tour ! ma toute belle... dit-elle à la jeune fille ; Voyons, une romance, rien qu'une ;

-- Oh ! c'est impossible, Madame, dit Clémence en cherchant son chapeau.

-- Mademoiselle sait tout le plaisir qu'elle nous ferait en se rendant à votre désir, madame, dit Gaëtano, mais la complaisance même a des bornes et... il est temps de rendre à Mlle Grandurand sa précieuse liberté. Quant à moi, pour ne la gêner en rien, je me retire.

Et Gaëtano fit quelques pas vers la porte. Mais Mme Plinchard l'y précéda et lui jeta à l'oreille ce mot : Restez !.. Puis revenant vers Clémence elle lui dit vivement, presque durement : Chantez !... il le faut.. ; La voix de Mme Plinchard était saccadée, sa respiration presque haletante ; elle réprimait à grand'peine une soudaine et anxieuse agitation.

Un peu tremblante et devinant qu'il y avait dans l'air quelque chose d'étrange et d'orageux, Clémence se mit au piano. Décemment, Gaëtano ne pouvait partir pendant qu'elle chantait, et bon gré mal gré il fallut obéir à l'ordre de Mme Plinchard, Au premier couplet, la veuve se leva doucement, et comme si elle voulait replacer le rideau qu'avait dérangé Landolfi, elle s'approcha de la croisée à son tour et d'un vif regard interrogea la rue. Puis le rideau s'abaissa sur la vitre. Au second couplet, Mme Plinchard sonna pour appeler la bonne ; Il s'agissait, dit-elle, de corroborer par le concours d'une lampe la lumière insuffisante des bougies. L'ordre ne pouvait être rempli aussitôt que donné. Cependant Mme Plinchard, après moins d'une minute d'attente, quitta en courant le salon et arriva à la cuisine.

-- Laissez ces lampes !., dit-elle d'une voix vibrante d'émotion à la servante... et allez, en courant, comprenez-moi bien, en courant, chercher le major Grandurand. Vous lui direz que sa fille est ici, qu'elle est malade, qu'elle l'attend...

-- Mais elle chante !.. dit la bonne en toute innocence.

-- Plus un mot et partez, Qu'avant dix minutes le major soit ici !..

La bonne descendit quatre à quatre les escaliers. Ces répliques n'avaient pas pris vingt secondes.

-- C'est une fatalité ! dit Mme Plinchard en rentrant au salon. Il n'y a plus d'huile à la maison. Ces bonnes sont d'une négligence !.. S'il est permis d'aller à pareille heure chez le fournisseur !...

Le troisième couplet était terminé et Gaëtano, pour la seconde fois, se dirigeait vers la porte.

-- M. Gaëtano, dit Mme Plinchard, vous allez entendre un morceau délicieux que Clémence va chanter pour l'amour de moi... Ce sera le dernier, chère enfant, et je vous donnerai un bon baiser pour la peine...

Clémence commençait à se laisser gagner par une vague terreur. Elle se rapprocha machinalement du piano et Mme Plinchard mit sur son pupitre le premier air qui lui tomba sous la main. Il était évident pour Clémence que la veuve cherchait un prétexte pour la retenir. Elle chanta donc, mais d'une voix mal assurée et, sans savoir pourquoi, prête à tout instant à éclater en sanglots.

Gaëtano ne pouvait plus dissimuler son impatience. Ses yeux dégageaient de sombres flammes, Il dit bas à Mme Plinchard : Où voulez-vous en venir ?.. voyons ! finissons-en...

-- Comment ? vous nous quittez, M. Landolfi... dit tout haut Mme Plinchard, Est-ce ainsi qu'on se conduit quand on est chevalier français. Il est huit heures et je vous préviens que Clémence et moi nous avons-besoin de la protection de votre bras. Je mets mon chapeau et nous partons.

Gaëtano se mordit les lèvres sans répondre, et Clémence s'apprêta rapidement. Mais Mme Plinchard n'en finissait plus pour mettre son manteau et coiffer sa capote. Puis elle avait oublié ses gants, puis il faisait froid et elle avait besoin de son manchon. Elle tournait dans le salon et dans sa chambre aboucher comme un écureuil dans sa cage. Mais elle évitait avec soin de passer trop près de Gaëtano. qui eût pu voir sur ses traits l'état de son âme. Ses yeux avaient la fixité de l'attente désespérée, ses joues frémissaient, sa bouche affreusement, sèche articulait avec peine. Instinctivement, Clémence se serrait contre elle et la suivait dans ses recherches feintes. Mais tous les prétextes étaient épuisés, et la pendule marquait neuf heures.

-- Je suis à vos ordres, madame, dit Gaëtano qui ouvrit la porte du salon.

En ce moment un coup de sonnette retentit. Gaëtano se recula terrifié. Il venait d'entendre la voix du major qui, au bas de l'escalier, disait à la bonne de passer devant lui.

-- Mon père ! dit avec joie Clémence.

-- Chère, chère enfant ! cria Mme Plinchard en serrant convulsivement la jeune fille dans ses bras... tiens ! voilà le baiser que je t'ai promis !..

Presque en même temps elle saisit par le bras Gaëtano qui avait reculé de quelques pas, et elle le poussa dans un cabinet de toilette attenant au salon.

-- Il ne faut pas que le major vous voie ici !.. dit-elle en fermant la porte sur lui.

M. Grandurand arrivait.

-- Clémence malade ?.. qu'est-il donc arrivé ?..

-- Mais il n'est pas question de cela !.. dit Mme Plinchard en riant. La bonne aura mal compris ou se sera mal expliquée. Je l'avais priée de venir vous chercher parce qu'étant un peu souffrante je ne pouvais reconduire Clémence et qu'il était trop tard pour quelle revînt seule avec la bonne.

-- Je comprends. Mais une autre fois Clémence restera à la maison, car je n'aime pas de remettre mes grosses boites quand j'ai une fois chaussé mes pantouffles !..

-- Comme c'est aimable !.. Et le plaisir de me voir, ne le comptez-vous pour rien ?..

Le major grommela une réponse d'une politesse douteuse et emmena sa fille qui se garda de lui raconter ce qu'elle savait des incidents de la soirée.

Gaëtano était livide de fureur en quittant sa cachette.

-- Vous m'avez trahi !.. dit-il d'une voix terrible à Mme Plinchard.

-- Dites que je vous ai deviné, Monsieur !..

Et le prenant par une main elle écarta de l'autre le rideau de la fenêtre et lui montra du doigt deux hommes arrêtés sur le rempart.

-- Voilà vos complices qui vous attendent, mais Clémence est en sûreté maintenant. On attaque deux femmes seules, mais on laisse passer un homme, un père qui défendrait sa fille jusqu'à la mort. Vous m'avez donc crue bien sotte ou bien infâme ?... Je ne suis ni l'une ni l'autre, Monsieur. J'ai pu, par un entraînement dont je rougis, accepter une alliance dont je m'étais réservée d'ailleurs de discuter les obligations. Mais m'associer à un tel guet-à-pens !...

-- Vous y associer ?.. non pas, dit Gaëtano redevenu calme et maître de lui. Mais vous deviez me laisser faire. Clémence un peu enlevée, ce qui plaît toujours aux jeunes filles, eût passé quelques heures sous mon toit... en tout bien tout honneur.. mais son père m'eût forcé la main pour épouser sa fille compromise, et nous étions maîtres de la situation.

-- Par un crime !..

-- Epargnez-vous donc ces grands mots qui ne m'en imposent point. Vous vouliez bien, vous, épouser à trente-cinq ans un doux jouvenceau de vingt-deux, ricana le Corse. Il faut une situation quelque peu violente pour accommoder de ces constrastes-là !

-- Oui, c'était folie de ma part... et j'y renonce...

-- Soit, mais je n'y renonce pas, moi... car, quoiqu'il arrive, Xavier n'épousera pas Clémence, Pauvre femme que vous êtes ! sachez donc une fois pour toutes que la passion et le scrupule ne doivent pas marcher de compagnie.

-- Ah ! tenez, la seule pensée d'avoir été votre complice involontaire me fait horreur !..

-- Encore des phrases !,. L'enlèvement était un moyen héroïque, mais c'était une solution sûre. Vous n'en avez pas voulu, soit. Mais rappelez-vous qu'en continuant la lutte pour mon propre compte, je vous sers en dépit de vous. Quoique vous fassiez, nous sommes solidaires.

Et Landolfi se retira.

V --- A LA RONDE.

Hors des portes de la ville, s'étend sur une longueur de moins de deux kilomètres une plaine fertile commençant aux fortifications et contournant les premières ondulations des collines qui ; encadrent au nord le bassin de la Moselle. Entre Metz et les vignobles de Plappeville et de Lorry, cette plaine, en grande partie livrée au mésoyage, s'appelle la Ronde. A vol d'oiseau elle offre un coup-d'œil assez pittoresque avec ses cultures variées, son pêle-mêle de maisons jetées çà et là sans ordre, ses guinguettes retentissantes, ses jardins maraîchers où d'innombrables cloches de verre allument dans les beaux jours comme un fourmillement d'étincelles. Dans les parties les plus rapprochées des vignobles, s'élèvent quelques belles maisons de campagne, se dessinent quelques enclos entourés de murs ou de haies vives. Un certain nombre de citadins dont les goûts se partagent entre les habitudes de la ville et les plaisirs de la villégiature, ont là un pied-à-terre entouré de quelques arpens à plates-bandes où ils se livrent aux délices de l'horticulture. M. Grandurand appartenait à cette catégorie éclectique qui ne jouit bien de l'air pur des champs qu'à la condition de le respirer à proximité de la ville. Depuis qu'il s'était fixé à Metz, il avait loué, non loin de la route qui conduit au village de Lorry, une petite maison et un jardin assez étendu où il allait passer deux ou trois mois de l'année. Ordinairement, quand le mois d'avril était clément, il allait y voir fleurir les lilas, mais il revenait religieusement en ville pour le premier mai, époque de l'ouverture de la foire. Il ne manquait jamais de se répandre en plaintes amères sur les soirées bruyantes de l'Esplanade ou de la place de la Comédie livrées aux grosses caisses des parades et aux boniments de Bilboquet, Il regrettait le calme des promenades et la paix habituelle de la cité, mais il ne pouvait s'empêcher de faire chaque jour plutôt deux fois qu'une son tour de foire. Il aimait cette exhibition annuelle pour elle-même d'abord, et ensuite parce qu'elle lui fournissait un thème intarissable de critique contre ses concitoyens.

Un beau jour, Mme Plinchard impatientée de ses diatribes contre les Messins entichés de leur foire de mai et ridiculement épris des jouissances vulgaires qu'elle leur offre, lui dit crûment :

-- Laissez donc, major... quand mai arrive la Ronde a tort. Ça vous va bien de critiquer les autres, vous qui avez la nostalgie de Polichinelle !..

Quelques jours s'étaient écoulés depuis la rupture de Gaëtano et de la veuve. Entre celle-ci et Clémence une explication avait été nécessaire, mais on se doute bien que Mme Plinchard ne l'avait pas donnée complète. Mme Plinchard se borna à dire à la jeune fille que l'attitude de Gaëtano lui avait paru suspecte, et que par une disposition romanesque de son esprit, elle s'était évidemment exagéré des craintes dont le fond, sans être absolument chimérique, était, après tout, moins sérieux que son imagination n'avait pu le supposer ; que dans tous les cas une jeune personne, pour retourner chez elle le soir, est beaucoup mieux au bras de son père qu'en compagnie d'un jeune homme. Clémence dut se payer de ces raisons ; cependant Mme Plinchard ajouta que les tendresses méridionales de M. Gaëtano pouvaient être dangereuses et elle engagea Clémence à se tenir plus que jamais avec lui sur la réserve. Assurément la fille du major n'avait pas besoin de celte recommandation. Elle avait avoué à Mme Plinchard, en grande confidence, ce que la veuve savait aussi bien qu'elle, les tendres déclarations du Corse et son averse de billets doux. Quant à Xavier, il n'en avait pas été question entre les deux femmes. La veuve, sur ce point encore n'avait rien à apprendre de Clémence, qui, de son côté, en se taisant, obéissait à ce sentimnet presque jaloux d'un jeune cœur qui veut garder pour lui seul ses rêves et ses tendres émotions.

Depuis que les Grandurand étaient installés à la Bonde, Mme Plinchard avait été les voir plusieurs fois. C'était pour elle une promenade agréable et d'ailleurs elle s'était attachée sincèrement à Clémence depuis le grand péril qu'elle lui avait très involontairement fait courir. Elle n'avait pas passé pour cela de ses sentiments de préférence pour le beau Xavier, à une indifférence impossible, mais la soiréedu guet-apens manqué avait fait une profonde impression sur elle et lui avait donné une sorte de répulsion pour les impressions violentes qui, du reste, étaient antipathiques à sa nature. Il y avait en elle l'étoffe d'une coquette, assurément, d'une femme aimante, si l'on veut, mais non à coup sûr d'un cœur passionné.

Tous les deux jours, accompagnée de sa bonne, elle partait de son pied léger pour la Ronde, arrivait vers cinq heures et demie chez le major et quittait la famille vers la brune. Depuis une semaine elle avait été fidèle à ces pérégrinations semi-quotidiennes, renouvelées, d'ailleurs, de ses habitudes de l'an passé. Ce qu'elle ne savait pas c'est que ses visites du soir avaient un témoin inaperçu. Gaëtano, qui tous les jours surveillait inostensiblement ses démarches, la suivait de très-loin, s'assurait qu'elle était entrée chez le major et, caché dans un massif du voisinage, constatait facilement l'heure de son départ. Le Corse, dans ces expéditions suspectes, prenait le soin de troquer son costume de citadin contre une blouse, une casquette et des guêtres d'ouvrier. Il avait eu le soin, en outre, de faire couper son abondante chevelure qu'il portait longue, à la mode du temps, et de modifier les dispositions de sa barbe. A cette époque les gens du peuple n'avaient pas adopté la moustache, ou du moins on la voyait plus rarement qu'aujourd'hui ornant leurs rudes lèvres, et le Corse en avait fait le sacrifice. Ainsi déguisé il était à peu près méconnaissable.

Clémence reconduisait toujours Mme Plinchard et ne la quittait qu'à deux ou trois cents pas de *l'Ermitage*, nom sous lequel était connue la petite maison, louée par la famille Grandurand, Le major accompagnait ordinairement sa fille et la ramenait au logis. Cependant, un jour, Gaëtano s'assura que Clémence était revenue seule chez son père. Elle et Mme Plinchard étaient loin de se douter de la surveillance étroite dont elles étaient l'objet. Gaëtano n'avait plus reparu chez la veuve et pendant quinze jours n'avait pas donné signe de vie.

La seconde semaine après l'installation du major dans son castel bourgeois, un samedi, nous retrouvons M. Landolfi causant en tête à tête avec un robuste gaillard dans une salle particulière d'un cabaret peu éloigné de l'habitation des Grandurand. L'interlocuteur du Corse est déjà pour nous une ancienne connaissance. C'est cet athlétique Calebasse que nous avons surpris, dans les eaux vertes de la Moselle, en flagrant délit de pêche défendue. Une bouteille et des verres sont placés sur la table graisseuse et amenuisés par un long usage qui sépare ces deux hommes. Gaëtano fume tranquillement un cigare, tandis que Calebasse, qui paraît soucieux, avale coup sur coup plusieurs verres du vin fourni par les coteaux voisins.

-- Ah çà, dit le maraudeur en faisant claquer sa langue d'un air de mauvaise humeur, allons-nous encore faire corvée ?,. Moi, d'abord, j'aime de travailler à coup sûr.. et vous me faites perdre un temps précieux.

-- Ah ! cette fois, je suis sûr de mon affaire !.. dit Gaëtano avec une assurance non jouée. Toutes mes précautions sont prises, tous les cas sont prévus. J'ai eu le tort, dernièrement, de compter sur la coopération d'une sotte créature à qui le cœur a manqué au bon moment. Ces femmes mûres sont vraiment étonnantes, ajouta-t-il entre ses dents et avec une sourde irritation ; elles s'imaginent que les jouvenceaux de vingt-deux ans vont leur tomber des nues tout amoureux et tout épousants !.. Cette fois, Calebasse, je ne me suis fié qu'à moi-même.

-- Nous verrons bien. Ce qui me chiffonne, je ne vous le cache pas, c'est le papa. Je l'ai très bien vu l'autre soir, il a des moustaches drues de vieux troupier qui ne promettent rien de bon ; il est encore vert, et cet homme-là, qui a fait la guerre, doit toujours avoir des armes sur lui. Tout ça n'est pas commode.

-- D'abord, il est convenu que dans aucun cas nous n'attaquerons le major.

-- Ça va sans dire ; mais le coup se fera près de sa cambuse, il peut nous tomber dessus sans crier gare.

-- Me prends-tu pour un nigaud, Calebasse ?.. Quand je te dis que j'ai tout prévu, tout éclairé, tout préparé...

-- Écoutez, je tiens à savoir à quoi m'en tenir sur le major... S'il y a risque, le plus petit risque de le rencontrer.. je n'en suis plus !..

-- Tu ne veux donc pas comprendre que la chose se fait aujourd'hui, précisément parce que le major est absent de chez lui...

-- Si vous en êtes sûr ?..

-- Comme de mon existence. Tu crois donc que depuis deux semaines je me suis croisé les bras ?.. Apprends donc que le samedi notre homme dîne de fondation avec un de ses amis... un autre vieux de la vieille... aujourd'hui, c'est le tour du major de dîner en ville, et il ne revient qu'aux portes fermantes...c'est même une raison pour que la dame...

-- La dame qui nous a fait voir le tour ? interrompit Calebasse qui écoutait avec Une attention profonde.

-- Elle-même, dit Gaëtano... elle viendra certainement parce que la demoiselle est seule et elle restera plus longtemps avec elle... tu vois que c'est tout profit...

-- Mais comment savez-vous ?...

-- Je ne te reconnais plus, Calebasse. Tu t'abrutis avec les poissons, mon cher. Est-ce que quand on a de bonnes jambes pour aller et venir, de bons yeux pour tout voir et quelques jaunets pour faire jaser les domestiques, on ne finit pas par tout savoir ?...

-- C'est juste... Cependant...

-- Cependant, quoi ?.. --- Des gens peuvent passer, la belle peut crier... c'est pinchard, une fille !

-- Nous choisirons notre temps, parbleu ! D'ailleurs, à la Ronde, dans cette saison, tout ronfle passé sept heures. Il le faut bien, ça se lève à trois heures du matin !... Je te dis, moi, que, à moins d'une chance infernale, tout marchera comme sur des roulettes... La ruelle sera déserte, je te montrerai la demoiselle... le reste dépend de toi ! Fort comme tu l'es, tu porterais celte enfant à bras tendu...

-- Oh ! ce n'est pas ça qui m'embarrasse...

-- Une fois la belle dans mon pavillon, lu prends la poudre d'escampette et tout est dit !... Qu'est-ce que lu risques ?

-- Beaucoup. Si nous sommes pris, nous passons un vilain quart d'heure... C'est comme qui dirait... attendez donc ! Je vais quelquefois à la cour d'assises, moi, du bon côté, s'entend, sans deux chandelles galonnées à mes côtés... M'y voici... c'est bel et bien un détournement de mineure !...

-- Peste ! tu es savant, Calebasse. Mais, sois tranquille, s'il y a le moindre risque, lu files ; si le coup réussit, j'épouse. Dans les deux cas...

-- Enfin, s'il m'arrive de la peine, vous en répondez !...

-- Il est six heures et demie, dit Gaëtano en tirant sa montre. Il est temps de nous poster.

-- En plein jour ?

-- Nous flânerons en attendant.. mais de manière à voir de loin la porte de l'ermitage. Il ne faut rien négliger. Surtout n'oublie pas mes recommandations.. La personne que tu dois m'amener est celle qui retournera sur ses pas.. tu vas à elle... tu lui dis poliment...

-- Que quelqu'un qui est tout près veut lui parler...

-- Mais il faut l'aborder par derrière pour lui couper la retraite.. et en lui parlant tu t'approches d'elle le plus possible... et si elle refuse.. lu agis... Au moindre geste... au moindre cri...

-- Mais je sais tout cela. Vous me l'avez assez rabâché...

-- En route donc !...

Il était sept heures moins un quart quand les deux complices se rendirent à leur poste, Gaëtano était caché derrière une haie dans l'intérieur d'un enclos, Callebasse était assis en dehors sur le talus du fossé bordant le chemin. Ils n'étaient donc séparés que par la largeur de la haie et pouvaient s'entretenir à voix basse. Peu à peu les travailleurs des environs avaient quitté leur besogne et étaient rentrés dans leurs demeures. Des lumières commençaient à poindre çà et là aux fenêtres des habitations rustiques. Les passants devenaient plus rares, et le silence se faisait dans la campagne. Le moment critique était arrivé. Gaëtano, les yeux rivés sur la porte de l'ermitage, ne pouvait se défendre d'un énergique battement de cœur. Le plus léger mouvement, le moindre bruissement d'insecte faisait courir dans ses veines ce frisson des situations extrêmes que produit à la fois l'impatience ardente et la vague terreur. Cependant les minutes s'écoulèrent, puis les quarts d'heure, et rien ne paraissait. Apportée par le vent d'est, la sonnerie de la cathédrale avait frappé huit coups et la porte de l'ermitage restait immuable sur ses gonds.

-- Elle n'est guère pressée aujourd'hui !... grommela Calebasse qui s'impatientait.

-- Elle tarde, en effet, dit Gaëtano qui cherchait à se rassurer lui-même... mais ce retard même assure le succès... On se promène sans doute au jardin, le temps est si doux...

-- Possible !.. fit Calebasse. Mais la nuit vient diantrement noire... on ne voit pas à dix pas...

-- Tant mieux !

-- C'est égal, je n'aime pas les choses qui traînent...Ça me fait l'effet d'être un coup manqué !

-- Silence !... dit impérieusement Gaëtano.

Un bruit de pas criant sur le sable se faisait en effet entendre dans le jardin dû major. Le silence de l'alentour le rendait net et grandissant. La porte s'ouvrit enfin.

-- La voilà !.. dit Gaëtano très bas. Va !... Une seule personne franchit le seuil et s'engagea dans le chemin qui conduit à la ville. Gaëtano frémit et se frappa désespérement le front. Mais presqu'au même instant une autre femme suivit la première et ne tarda pas à l'atteindre. Le Corse respira. Les deux voyageuses s'entretinrent pendant quelques instants en marchant lentement, puis l'une d'entre elles quîtta l'autre et revint dans la direction de la maison du major. Mais, à vingt pas dé la porte, Calebasse se dressa devant elle et la pria de le suivre. La personne interpellée étouffa un cri de terreur.

-- Que voulez-vous de moi ? dit-elle en regardant l'agresseur ;

-- Moi, rien, mademoiselle. Mais un jeune homme est là qui veut vous entretenir...

-- Et si je ne le veux pas ?...

-- Oh ! alors... dit Calebasse en posant sa large main sur le bras de la jeune fille.

-- Mais j'y consens !.. reprit-elle vivement.

-- Tiens ! tiens ! tiens !... dit Calebasse en retirant sa main. Si c'est comme ça...vive la joie !...

-- Il faut bien obéir... n'êtes-vous pas plus fort que moi ?...

-- Voilà parler, petite mère !... D'ailleurs un entretien avec un jeune homme... ça ne déplaît pas aux jeunesses !...

-- Allons-nous loin, monsieur ?...

-- A deux pas d'ici... C'est un agneau, celte commère-là !.. se dit-il à part lui.

Après trois minutes de marche, Calebasse et sa compagne étaient arrivées devant le pavillon loué par Gaëtano. Suivant ses instructions, il introduisit la jeune personne dans la pièce la plus présentable du logis, l'enferma à clef et revint trouver le Corse qui l'attendait sur la porte, car il avait suivi à quelque distance le ravisseur et la personne enlevée.

-- Elle n'a pas fait résistance ? dit Gaëtano.

-- Ah ! bien oui !... dit Calebasse. On aurait dit qu'elle allait à la noce. Le fait est que ça y ressemble un peu !...

-- Tu vois donc bien que la chose était facile ; mais depuis quelque temps tu as toujours peur !... Il y a ici du vin et des verres, si lu as soif, à ton aise.

Gaëtano alluma une bougie et entra dans la pièce voisine. La victime était tranquillement assise dans l'unique et antique fauteuil qui représentait le luxe dans cet intérieur modeste. Un voile épais tombant de son chapeau cachait ses traits. Gaëtano, sans mot dire, fléchit le genou devant elle.

-- Clémence, dit-il, pardonnez-moi le crime que l'amour m'a fait commettre !...

-- Clémence dort tranquillement dans son lit !..dit Mme Plinchard en découvrant ses traits et en éclatant de rire.

Gaëtano, pétrifié, les yeux hagards, la bouche béante, ne pouvait articuler aucun son. Il restait agenouillé devant la veuve, sans avoir la force de se relever.

-- Resterez vous encore longtemps dans celte posture... renouvelée d'Amadis de Gaule et du beau Lancelot ?.. Heureusement que votre complice n'est pas là, il croirait que vous me faites la cour.

Le Corse s'assit vaincu sur une chaise voisine.

-- Allons, je suis joué ! dit-il, et c'est encore vous que je trouve sur mon chemin... Savez-vous que vous jouez gros jeu avec moi et que je pourrais bien me venger !...

-- Mon cher, dit Mme Plinchard, on peut à la rigueur enlever les femmes, jadis c'était reçu et même assez bien porté... mais les menacer !...

-- Vous êtes mon mauvais génie, dit Gaëtano. Mais par quel exécrable hasard avez-vous, ce soir, quitté si tard l'ermitage ?... Pourquoi Clémence ne vous a-t-elle pas accompagné ?..

-- Vous êtes bien curieux !... Mais à quoi bon vous cacher ce que vous désirez savoir... Ce soir, le major couche à Metz ; Mme Quentin est souffrante et Clémence m'a priée de passer la nuit près d'elle... J'ai renvoyé ma bonne après huit heures, et comme j'avais oublié certaines recommandations, j'ai couru après elle... Maintenant vous en savez autant que moi. Du reste, ajouta la veuve en ricanant, je vous devais bien ça !...

-- Un plan si bien conçu, si longuement mûri ! fit Gaëtano en se frappant le front... il faut qu'aujourd'hui précisément le major ail la fantaisie...

-- Le major est à Metz, c'est vrai, dit la veuve, mais le jardinier est à l'ermitage et son chien-loup vaut deux hommes... A bon entendeur, salut !..

-- Rassurez-vous, dit amèrement Gaston, je ne prends pas les maisons d'assaut.

-- Ni la jeune fille par la persuasion ?.. Ah ! j'oubliais un détail....votre complice a dû être content de moi... j'ai été d'une douceur, d'une complaisance... Du premier coup-d'œil, j'ai compris ce dont il s'agissait...et dans ce triste monde les occasions de se divertir sont si rares !.. Mais, j'y pense, vous n'allez pas me retenir de force, ici, sans doute ?.. D'abord, je vous préviens que je n'ai ni père ni oncle sous la main pour vous forcer à m'épouser !..

-- Vous êtes libre de sortir d'ici, madame, dit Gaëtano en allant à la porte qu'il ouvrit toute grande.

-- Ah ! Monsieur Gaëtano, décidément, il manque toujours quelque chose dans ce que vous faites. Est ce que je puis m'en retourner seule, en conscience ?.. Tenez, donnez-moi pour me conduire mon robuste ravisseur lui-même.... ce sera plus original !..

-- Continuez, madame, amusez-vous à mes dépens !... Rira bien qui rira le dernier !..

-- Encore une menace !. c'est de mauvais goût, mon cher.

Mme Plinchard se leva et laissa retomber son voile sur son visage.

-- Eh bien ! le ravisseur ? dit-elle.

-- Conduis, madame, dit Gaëtano blême de rage..

-- Comme ça se passe en douceur ! fit Calebasse de plus en plus étonné.

-- Adieu, M. Gaëtano, dit-elle, sans rancune !.. Quelques instants plus tard, Calebasse rentrait radieux au pavillon.

-- Eh bien ! nous avons joliment réussi ! dit-il avec béatitude.

-- Oui, si bien que c'est à recommencer ! dit Gaëtano entre les dents.

-- Comment ça ?

-- Je te dis de m'enlever une jeune fille, tu m'amènes une matrône !..

-- Une matrône ?.. fit Calebasse qui ne savait rien de l'histoire romaine.

-- Une femme mûre, si tu l'aimes mieux... ou plutôt un démon femelle ! Au surplus, je ne t'en veux pas, j'y ai été trompé moi-même. Décidément, le diable se mêle de mes affaires...

-- Le fait est que quand le diable nous en veut et qu'il est femme et vieille femme, il faut baisser pavillon !.. conclut philosophiquement Calebasse.

VI --- LES CERISES DU PÈRE MATHIOTTE.

Xavier d'Ancerville avait quitté Metz vers la moitié d'avril. Il s'était rendu à Strasbourg où il avait à passer son dernier examen et sa thèse de droit. C'était pendant son absence, qui n'était pas ignorée de M. Landolfi, que l'enlèvement de Mme Plinchard avait eu le succès qu'on sait. Dans les premiers jours de mai, Xavier avait obtenu son diplôme de licencié ès-lettres et il s'était hâté de revenir où son cœur l'appelait. Il était parti sous de tristes impressions. Il n'avait pu revoir Clémence depuis la soirée où la jeune fille lui avait témoigné une froideur dont il était encore endolori. Aussi ce ne fut pas sans une amère appréhension qu'il se retrouva aux lieux où il avait aimé, où il avait souffert ; un tocsin douloureux se débaînait dans sa poitrine quand il rencontrait une personne faisant partie dé l'intimité de la famille Grandurand. Sur tous les visages il craignait de lire cet arrêt effrayant : Clémence se marie !..

De loin en loin il faisait à la ville une visite de politesse au major, à qui d'ailleurs il n'avait été présenté qu'au commencement de l'hiver. Il n'avait donc jamais été à l'ermitage et une insurmontable timidité l'empêchait de s'y présenter. Dieu sait, cependant, s'il eût été le bien venu ! car pour Clémence aussi, l'absence avait été cruelle. La pauvre enfant se reprochait d'avoir été dure pour lui, et elle attribuait le départ de Xavier aux airs dédaigneux qu'elle ne lui avait pas épargnés à leur dernière entrevue. Elle ignorait qu'une raison légitime lui avait fait quitter Metz et que sa présence à Strasbourg était obligatoire. C'est que Xavier, avec sa réserve ordinaire, n'avait jamais parlé à la famille du major de ses occupations, de ses études, de ses projets d'avenir. On savait vaguement qu'il se destinait au barreau, qu'il travaillait dans ce but, mais c'était tout. C'est que Xavier appartenait à ces natures d'élite qui ont horreur de parler d'elles-mêmes et pour qui l'emploi du pronom personnel est à peu près inconnu. C'est toujours le signe d'un caractère élevé et l'infaillible pierre de louche d'une bonne éducation. Ce qui explique pourquoi les mortels ainsi discrets d'eux mêmes sont rares à notre époque d'égotisme et d'égoïsme effrénés.

Par une soirée maussade de la première semaine de mai, les principaux personnages de cette histoire se trouvèrent réunis sur la foire, à une représentation extraordinaire donnée par la troupe équestre. Mme Plinchard s'y était rendue avec les Grandurand. Gaëtano, toujours hardi, y avait retrouvé Xavier et avait été droit à lui. Comme ils avaient précédé la famille du major, ils offrirent naturellement aux deux dames leurs places qu'ils avaient choisies à loisir. La venue du prudent Langeron acheva de faire de l'un des bancs du cirque une succursale du salon de la rue des Bénédictins. Seulement, le surnuméraire évita de se placer trop près des dames et laissa entre elles et lui une distance capable de rassurer ses appréhensions.

Mme Plinchard, tout en admirant le saut de la perche et se pâmant d'aise au solo de violon exécuté sur le point culminant d'une échelle tenue en équilibre, accablait Gaëtano de brocards dont seul, du reste, il pouvait comprendre le sens incisif. Elle s'était irritée d'abord de l'audace du Corse, qui osait aborder une famille qu'il avait si odieusement offensée, sans qu'elle le sût. Elle lui avait même dit sévèrement et en *à parte.*

-- Vous n'êtes pas ici à votre place, monsiur !..

-- C'est vrai, madame, avait-il répondu assez haut, car je vous ai cédé la mienne !..

Ce mot avait été le signal des hostilités.

L'un des exercices équestres consiste, pour l'écuyer qui court en voltige, de saisir l'écuyère dont le cheval galope parèllement au sien et de l'amener par un mouvement hardi à ses côtés pour former avec elle un groupe plastique. Ce tour de force avait été exé avec une agilité et une grâce que l'assistance avait saluées par des bravos.

-- Comme c'est enlevé !... dit Mme Plinchard en appuyant sur le mot et en regardant Gaëtano. Mais tout le monde n'est pas aussi heureux....

-- Les dames se retournent si facilement !... dit Gaëtano.

Certes, le public nombreux qui se pressait sur les estrades donnait souvent des preuves bruyantes de sa satisfaction. Cependant les deux spectateurs les plus heureux de toute l'assistance étaient Xavier et Clémence, sans contredit. Avec cette adorable spontanéité qui donne tant de charme aux libres expansions de l'amour jeune et pur, Clémence s'était montrée franchement heureuse de revoir Xavier, et le nouveau licencié n'avait pu s'y tromper. Dans un regard ils avaient déroulé ce poème adorable et toujours nouveau de l'amour qui s'avoue sans s'affirmer, et qui sans s'être interrogé, se répond.

-- Il y a si longtemps qu'on ne vous a vu !.. dit Clémence à Xavier tandis que le major rattrapait sa canne qui faisait mine de disparaître par un interstice du plancher en déclivité.

-- Moi, je ne vous ai jamais quittée !... osa répondre Xavier. Et il n'en avait jamais tant dit.

Laissons à leur ivresse ces deux enfants si dignes l'un de l'autre : on ne saurait décrire ces émotions là, délicieuses parce quelles sont le plus exquis des dons du créateur, mais monotones comme l'absolue félicité. Il n'y a qu'un moyen de les comprendre, c'est de les éprouver ou de s'en souvenir.

La petite guerre continuait entre Gaëtano et Mme Plinchard. La veuve emportait d'autant plus la pièce qu'elle avait à se venger sur quelqu'un du tableau agaçant de l'amour heureux qu'elle avait sous les yeux. Sa jalousie s'arma donc d'ongles et de griffes à l'adresse du Corse qui, de son côté, avait peine à se contenir en discernant ce que l'attitude de Clémence avait de désespérant pour lui. Elle l'avait salué sans trace de rancune et comme si elle était trop absorbée ailleurs pour s'occuper de lui, même hostilement. Ce dédain calme et pour ainsi dire involontaire était plus poignant mille fois que des démonstrations de colère et même de haine. Les regards de Clémence à Xavier passaient sur lui comme des lames d'acier rougi au feu. Ils faisaient palpiter et frémir sa poitrine. Ils tortionnaient son iront et ses lèvres. Les sarcasmes de Mme Plinchard n'avaient rien de comparable à ces tortures, mais c'étaient des coups d'épingle sur une plaie vive !..

Cet épouvantable supplice eut pourtant une fin. A dix heures, un quadrille chevaleresque termina la représentation. Il était naturel que ces messieurs fissent cortège aux dames, et pour la veuve c'était un moment de crise à traverser. Elle était très-décidée à empêcher Gaëtano de s'approcher de Clémence ; la pensée de voir celte pure enfant aux bras de cet homme lui inspirait une invincible répulsion. La pensée lui vint bien de réunir Xavier et Clémence et de leur ménager le suprême bonheur d'un retour aux côtés l'un de l'autre ; mais la lutte fut courte et la jalousie l'emporta. Elle s'était placée devant la jeune fille pour mettre un obstacle vivant entre elle et le Corse. Par un brusque mouvement, elle frappa sur l'épaule de Langeron, lui montra Clémence et dit hardiment :

-- Vous savez que vous êtes son cavalier ?..

Langeron, étourdi de ce coup imprévu, pâlit, bégaya et finalement tendit son bras à la jeune personne en regardant d'un air craintif autour de lui. Puis il tira son cache-nez de sa poche, s'en enveloppa le visage et rabattit son chapeau sur ses yeux. Ces précautions prises, il se serra contre les groupes les plus rapprochés afin d'être vu le moins possible. Xavier eut Mme Quentin pour compagne de route. Quant à Mme Plinchard, elle prit bravement le bras de Gaëtano.

-- Vous voyez, dit-elle, que je ne me fais jamais prier pour vous suivre !..

-- Ah ! madame Plinchard, dit tristement Gaëtano, si vous aviez déployé autant de talent pour me servir que vous en dépensez pour me nuire, notre but à tous deux serait atteint !..

-- Apprenez, monsieur, dit Mme Plinchard sévèrement, que je n'ai plus d'autre but, d'autre désir que d'expier un moment d'erreur, d'oubli de ma dignité...

-- Allons ! dit Gaëtano méchamment, l'expiation chez vous a des bornes.. elle ne va pas jusqu'à donner à Clémence le bras de Xavier !..

Gaëtano, cette fois, avait touché juste, La dame rougit et ne répliqua pas.

La réconciliation entre Clémence et Xavier avait été complète. Le nuage qui s'était un instant élevé dans leur ciel peuplé d'amours souriants, s'était éclairé des vives couleurs de l'espérance. Ces deux enfants avaient fait de leur tendresse l'oasis embaumée où, dans les anxiétés du présent, ils dressaient un culte aux joies de l'avenir. Leur entente mutuelle rapprochait en quelque sorte les bornes de leur horizon et installait dans leur vie la confiance, la sécurité, toutes les extases de l'amour partagé. En quittant Clémence, Xavier ne songea pas même à chercher le repos et le sommeil. Il erra toute la nuit dans les rues, aspirant avec délices l'air printanier, trouvant les étoiles belles et affables et leur adressant de bonnes paroles. Que de fois, dans ses pérégrinations, il éveilla un écho sonore dans cette rue des Bénédictins où reposait son amie ! Sans s'en rendre compte, un instinct plus fort que sa volonté l'y ramenait sans cesse, et en passant sous certaines fenêtres il découvrait naïvement son front brûlant, comme un fidèle se découvre en passant devant la maison de Dieu. Ne rions pas de ces exagérations du sentiment. Honorons-les si nous les avons partagées, portons-leur envie si nous en sommes incapables !..

Plusieurs fois, pendant la durée du mois de mai, Xavier put voir sa bien-aimée sur les promenades, au théâtre, chez son père. Bien souvent il s'était promis d'avouer ses secrètes adorations à celle qui en était l'objet. Mais il remettait de jour en jour cet aveu nécessaire et doux, Il inventait des prétextes pour excuser à ses propres yeux son manque de courage. Il se sentait aimé, et cette assurance lui suffisait. Il comprenait bien que dans les choses du cœur, la plus heureuse réalité même n'a rien de comparable aux extases du rêve. Il se complaisait dans celte situation qui n'était ni le doute ni l'entière certitude. Il savourait goutte à goutte l'ambroisie des émotions du pur amour. Il avait souffert si longtemps qu'il ne se croyait pas le droit d'être difficile en fait de bonheur !..

Quand les démolisseurs eurent pris possession de la foire, les Grandurand retournèrent à la Ronde, Inutile d'ajouter que bien souvent Xavier en prit le chemin. Mais il se contentait de voir de loin le mur de l'ermitage, et jamais il n'osa en franchir le seuil. Il faut dire que le major Grandurand n'avait jamais montré pour lui une sympathie bien vive. Il l'avait admis dans son salon, parce qu'il avait reconnu en lui un jeune homme bien élevé ; mais ses allures effacées, sa parole modeste, bien qu'empreinte de distinction, n'allaient pas à la nature énergique du major. Ce jeune homme discret et timide n'était pas pour le vieux soldat le type de la jeunesse française, A vingt ans, il avait été tout juste le contraire et on peut pardonner au major de n'avoir pas assez rendu justice à des qualités qui étaient à l'antipode des siennes. M. Grandurand, soit oubli, soit parti pris, n'avait donc pas engagé Xavier à venir à la Ronde, et les habitudes de réserve du jeune homme lui interdisaient l'initiative d'une visite. Il se rattrapait en traçant des lignes de circonvallation autour de la demeure bienheureuse et ne croyait pas avoir perdu son temps quand, après trois heures d'attente, il apercevait de loin, à quelque fenêtre, le profil vague et effacé de la jeune fille. Quelquefois, en s'aventurant à passer le soir sur le chemin longeant l'habitation, il distinguait Clémence jardinant ou se promenant dans l'enclos. C'étaient là d'abord ses jours de fête !..

Mais l'amour rend industrieux. L'idée lui vint un jour de chercher sur le plus prochain coteau planté de vignes, le lieu le plus favorable à ses contemplations presque quotidiennes. Sur le point culminant, au pied d'un vieux cerisier, il plongeait sur l'ermitage, et pas une sortie de ses habitants, pas une ouverture de croisée, pas une plantation de fleurs ne pouvaient lui échapper. L'aide d'une bonne lorgnette le mit complètement de la maison. Quand la soirée était calme, il arrivait à Xavier d'assister au dîner de famille. Le couvert était dressé dans le jardin, et notre amoureux jouissait de l'inestimable bonheur de voir manger son idole comme une simple mortelle.

Malheureusement, le cerisier en question se trouvait au beau milieu d'une vigne, et Xavier ne se doutait pas qu'en établissant son quartier-général sous ses branches chargées de fruits rougissants il pouvait être soupçonné de préméditation à un attentat contre la propriété. D'ailleurs, sa présence dans un endroit cultivé était loin d'être régulière, et les gardes champêtres des vignobles voisins de la ville ne plaisantent pas sur ce chapitre.

Par un beau soir du commencement de juin Xavier, sa lorgnette braquée sur l'ermitage, épiait l'occasion de voir Clémence et était tout absorbé dans le sentiment de l'attente et de l'impatience, quand il se sentit brusquement saisi au collet.

-- Je vous y prends donc, mon gaillard ! dit une voix à intonations très-rustiques qui sortait d'une bouche assez peu parlementaire.

-- Qu'est-ce que c'est et que me voulez-vous ?... dit Xavier qui sortait d'un doux rêve pour entrer en plein cauchemar.

-- Ce que je vous veux ?... Elle est bonne, celle-là !...dit le garde champêtre sans lâcher le collet de l'habit. Le voisin Mathiotte avait un peu raison... Je sais maintenant où passent ses cerises !... Encore si elles étaient bien mûres !... ajouta le fonctionnaire municipal, comme pour faire philosophiquement une part à la faiblesse humaine.

-- Je me soucie bien des cerises du père Mathiotte ! dit Xavier qui comprit enfin à qui il avait affaire. --- De celles qui sont grignotées, je comprends ça !... Ah ! malin, vous me faites faire le pied de grue pendant la nuit, tandis que vous maraudez tout bonnement en plein jour !... Quels sont vos nom, prénoms, qualité et domicile ?...

-- D'abord vous allez me lâcher... dit Xavier, très-inquiet des suites de cette sotte aventure ; car il craignait qu'elle ne parvînt aux oreilles du major.

-- Vous lâcher ! dit le garde. Ce n'est pas à un vieux singe qu'on apprend à faire des grimaces... Vous lâcher !... Pas avant que vous ayiez décliné vos nom, prénoms...

-- Ah ! ça, mon cher, la plaisanterie est infiniment trop prolongée !... dit Xavier que la colère commençait à aiguillonner. Arrière ! ou sinon...

-- Des menaces, à présent !... Excusez du peu.. un garde dans l'exercice de ses fonctions !...

-- Finissez... dit Xavier en cherchant à échapper à l'étreinte vigoureuse du paysan.

-- Ah ! faraud de Metz !... tu crois comme ça qu'on n'a pas le poignet solide.. et qu'on peut chiper le bien du pauvre monde... A nous deux, mon gars, et plus vite que ça chez M. le maire !

La scène devenait décidément désagréable. Xavier, devenu furieux, échangeait des poussées avec le garde qui, à chaque réplique, haussait le diapason criard de sa voix. Déjà quelques ouvriers qui travaillaient dans les environs dressaient les oreilles et, reconnaissant la voix du fonctionnaire, s'apprêtaient à lui prêter main-forte. En ce moment, deux dames débouchèrent du sentier par lequel on parvenait à la vigne, théâtre de l'algarade. D'un coup-d'œil elles comprirent ce qui se passait, et Xavier eut le déboire d'entendre retentir près de lui un joli éclat de rire. Il sortait plein, cadencé, inextinguible des lèvres de Mme Plinchard qui, se promenant avec Clémence aux environs de l'ermitage, arrivait à point pour être témoin de la position critique de Xavier. Le pauvre garçon, médusé par cette apparition, cessa toute résistance, et le garde triomphant fit mine de l'entraîner.

-- Un instant !... dit Mme Plinchard dont la gaîté expansive commençait à se calmer. Vous faites erreur, mon brave homme... Monsieur n'est pas ce que vous supposez... Ces cerises ne sont pas le fruit défendu dont il entreprit la conquête.. n'est-ce pas, M. Xavier ?

-- Ah ! il s'appelle Xavier, dit le garde ; c'est bon à savoir, et je le coucherai sur mon procès verbal.

-- Il n'y a ici ni procès-verbal à dresser, ni délinquant à punir, continua Mme Plinchard. Nous connaissons monsieur ; c'est un jeune avocat très honorable et très-incapable de s'approprier le bien d'autrui.

-- Un avocat ! dit le paysan, sur qui ce titre produit toujours une impression de respect. Fallait donc le dire... Et il se décida enfin à lâcher le collet du patient.

-- Nous connaissons monsieur et nous en répondons, insista la dame.

-- Mais je ne vous connais pas, moi... dit le garde en hésitant... Mlle Clémence, c'est autre chose. Si la demoiselle du major est bien sûre que...

-- Mais parlez donc, Clémence.. dit Mme Plinchard. Voyons, répondez-vous de monsieur ?...

-- Monsieur Xavier est l'ami de mon père.. balbutia la jeune fille que cette scène avait à la fois effrayée et attendrie.

-- Vous voyez donc bien, dit la veuve, que Monsieur n'est pas un maraudeur.

-- Avec tout ça, je le surprends hors des sentiers, dans une vigne cultivée, sous un arbre dont on a volé les fruits... Dame, qu'est-ce qu'il faisait là ?...

-- Oui, qu'est-ce qu'il pouvait bien faire là ?... dit la veuve en riant de plus belle. Puis se tournant vers Xavier, plus rouge que les cerises en question, elle ajouta : Tirez-moi donc bien vile une pièce blanche de votre bourse et que ça finisse.

Xavier n'avait pas encore songé à cette solution si simple, tant sa honte et son effarement étaient complets.

-- Tenez, mon brave homme, dit-il, vous avez été un peu vif et moi aussi... vous vous êtes échauffé à cause de moi... Voilà pour boire à ma santé.

-- Du moment que Monsieur est avocat... dit l'honnête fonctionnaire, et qu'il n'aime pas les cerises presque vertes, tout est dit... bien le bonsoir, messieurs et dames !..

Et le garde champêtre, la conscience satisfaite, tourna les talons.

-- C'est donc comme ça, mauvais sujet, que vous avez des querelles avec la force armée ?.. dit Mme Plinchard. Savez-vous que sans notre intervention vous comparaissiez, sous la prévention de maraudage, par-devant M. le juge de paix.

-- Je vous suis, en effet, mesdames, infiniment redevable... dit Xavier qui avait peine à reprendre son palme et n'osait surtout regarder Clémence.

-- Çà ne nous explique toujours pas ce que vous faisiez ici...continua impitoyablement la veuve qui voulait profiter de ses avantages. J'ai cautionné peut-être un peu légèrement votre innocence !..

-- On a d'ici, dit Xavier, une vue splendide... J'y viens quelquefois pour... pour l'admirer.

-- Oui, il y a l'horizon lointain, la cathédrale, le palais de justice, le ruban vert de la Moselle... il y a le premier plan, le premier plan surtout, qui offre la vue de l'ermitage, de son jardin, de ses fenêtres, de ses aisances et dépendances.

Clémence rougissait bien un peu, mais elle trouva moyen de prouver à Xavier par un sourire qu'elle ne lui savait pas mauvais gré de son amour pour les beaux points de vue en général et pour les premiers plans en particulier.

-- Maintenant, jeune inculpé, dit la veuve, vous allez m'offrir votre bras... le soleil est couché derrière votre horizon chéri, et sous votre protection je vais regagner la cité... si toutefois cet arrangement vous convient.

-- A vos ordres, madame !

Clémence ne pouvait guère inviter Xavier à s'arrêter un instant à l'ermitage, et comme Mme Plinchard n'en fit pas la proposition, nos amoureux se séparèrent sans s'être dit adieu autrement que du regard.

-- Vous aimez donc beaucoup cette petite fille ?.. ne put s'empêcher de dire Mme Plinchard à Xavier. Sa dot n'est pas grand'chose.. j'avais rêvé pour vous un plus opulent mariage !..

-- Puisque vous savez que je l'aime, dit Xavier, vous devez comprendre que la question d'argent est ce qui m'occupe le moins ?

-- Voyons, interrogez-vous bien. Ne serait-ce pas une préférence passagère ?.. Ne craignez-vous pas de sacrifier votre avenir à une amourette, à un caprice ?,. Ceci est grave, M. Xavier. L'amour passe, la jeunesse aussi, la fortune reste.

-- Madame, vous êtes la première, la seule personne à qui j'ai pu parler de Clémence en toute franchise. Eh bien ! je vous le dis avec le calme et la certitude absolue des résolutions irrévocables.. si je n'obtiens pas Clémence, je n'épouserai aucune autre femme. Elle est tout mon espoir, toute ma pensée, elle a toute ma vie. Aimé par elle, je défie le sort, je brave le malheur. Si elle n'est pas à moi, j'aime mieux mourir. Moi, madame, je suis de ceux qui n'aiment qu'une fois !..

Des larmes jaillirent des yeux de Mme Plinchard. Xavier se méprit sur la cause qui les faisait couler. Il crut à un élan sympathique pour son fidèle amour. La pauvre femme, irrémédiablement déçue dans ses espérances, faisait de bonne foi, mais non sans douleur, le sacrifice de sa tendresse non soupçonnée.

-- Je vous aurais voulu heureux autrement, dit-elle. N'en parlons plus ; Clémence vous aime !..

Ils arrivaient devant la maison du rempart Belle-Isle habitée par Mme Plinchard.

-- Adieu ! dit-elle, et souvenez-vous de ceci : Il faut vous défier de Gaëtano Landolfi...

-- Je n'ai pas peur de cet homme... dit Xavier. Il est vantard, méchant peut-être, poltron à coup sûr...

-- Il est souple et rusé comme un serpent.. et, je vous en préviens, il a commencé une campagne contre vous !...

-- Je le briserai s'il le faut.. dit Xavier avec une froide énergie.

-- Vous n'êtes donc timide qu'avec les femmes ?.. dit la veuve. Hélas ! c'est la bonne manière de l'être !...

Xavier prit congé. Mme Plinchard le suivit des yeux quelque temps.

-- C'est pourtant dommage !.. dit-elle en étouffant un soupir. Quel mari ça m'aurait fait !

VII. --- LA LOGIQUE DU MAJOR.

L'aventure du cerisier avait fait réfléchir Xavier sur les inconvénients des contemplations diurnes. Il voulait éviter à tout prix une nouvelle rencontre avec Mme Plinchard, dont il redoutait les sarcasmes, et il ne se souciait pas non plus de revoir la casquette de loutre du garde champêtre dont le zèle était aussi désobligeant que le poignet solide. En plein jour il se contenta donc d'arpenter les chemins à une distance honnête de l'ermitage, mais il se rattrapa sur les promenades nocturnes pendant lesquelles du moins il pouvait s'approcher du toit heureux qui abritait la douce Clémence. Bien souvent il laissa écouler l'heure de la fermeture des portes dans la ferveur de ses élans amoureux ; et comme en pleine chevalerie, il passa maintes nuitées à la belle étoile. Les villes de guerre sont impitoyables pour les citadins qui se font les amants de la belle nature. Ils ne peuvent l'admirer qu'à heure fixe, et pour peu qu'ils s'oublient le soir dans leurs extases, ils s'exposent à ce que le pont-levis dressé devant eux les rappelle forcément aux réalités de l'existence dans les citadelles. Sous ce rapport, la civilisation n'a pas fait un pas sur la plupart de nos frontières, et les cités qui ont le périlleux honneur d'être ceintes de murailles sont encore barricadées, verrouillées, cadenassées et enchaînées comme en plein moyen âge1. C'est surtout douloureux pour les infortunés dont les amours habitent extrâ-muros, et c'était le cas de notre héros. Mais il ne songeait pas à s'en plaindre et bénissait au contraire la consigne qui lui fournissait un prétexte de continuer jusqu'au matin ses pérégrinations sentimentales.

D'abord, le timoré Xavier, sous le patronage de la pâle Phoebé, se contenta de dessiner des parallèles devant les murs et les clôtures de l'ermitage. Mais un beau soir que les étoiles brillaient d'un éclat perfide, il aperçut distinctement à un angle du chemin une jolie petite solution de continuité dans les pieds d'épine noire qui formaient la haie défensive du jardin. L'ouverture n'était pas large, assurément, et un paysan du voisinage, en y tendant un lacet, pouvait raisonnablement espérer d'y prendre un lièvre, et ce qui est plus probable, un chat. N'importe, le cas était tentant. En franchissant cette ouverture, il se trouvait dans l'enclos fortuné où Clémence promenait ses rêveries ; avec un peu de bonne volonté, et il en avait à revendre, il pouvait distinguer sur le sable la trace des pas de sa bien-aimée. C'était plus qu'il n'en fallait pour le décider à laisser au besoin un pan de sa redingote dans les épines de la haie. Il est vrai que par une fatalité partout et toujours attachée aux démarches des amoureux, il se mettait une fois encore en révolte ouverte contre les lois de la société. Car, enfin, s'introduire le soir dans un jardin clos, c'était bien certainement tomber sous l'application d'un article quelconque du code pénal. Et on voudra bien remarquer que le délit prenait un caractère de gravité d'autant plus répréhensible que Xavier, frais émoulu des bancs de l'école de droit, ne pouvait prétexter d'ignorance. Il hésita donc devant la grandeur du forfait, mais il ne larda pas à entrer dans la voie fatale des capitulations de conscience, et d'un saut il franchit le frêle obstacle opposé à son audace. C'était à plus de dix heures qu'il avait risqué sa quasi-escalade, et la voie salutaire du remords, il faut bien en convenir, ne le conduisit pas au repentir, car la nuit fut pour lui pleine d'enchantements. Il demanda à tous les arbres du clos si pendant le jour qui venait de finir, ils avaient abrité Clémence sous leur ombre ; il eut des baisers pour leur écorce que la main de la bien aimée avait pu frôler en passant ; il dévasta même un beau plan dé paquerettes perfectionnées pour leur demander s'il était aimé et comment il l'était. Ces blanches fleurs ne mettent pas toujours une complaisance exemplaire à faire précisément la réponse que demandent les amoureux. Il fallut donc épuiser la gerbe pour contraindre le sort à donner son plus doux arrêt.

A la première invasion dans l'enclos, Xavier était bien sûr, en raison de l'heure tardive, de ne pas y faire de rencontre fâcheuse ; mais peu à peu il s'enhardit et bientôt, dès neuf heures, c'est-à-dire aussitôt qu'il faisait décidément nuit, il franchissait la clôture et allait se blottir dans un bouquet d'arbres arrondi en logette rustique et formant un massif. Un beau jour, il s'était aventuré dans la région du jardin la plus rapprochée de l'habitation. La nuit était sans lune, le ciel sans étoiles et il pensait pouvoir, sans encombre, écouter de plus près les bruits de la maison et peut-être entendre la douce voix de Clémence. Mais il avait compté sans le molosse dont Mme Plinchard avait cru devoir faire peur à M. Landolfi. Un formidable aboiement rappela Xavier aux périls de sa situation, et il se hâta de regagner sa cachette. Mais le fidèle gardien y mit de l'entêtement, et pendant un quart d'heure ses abois furieux retentirent dans tout l'alentour. Une fenêtre s'ouvrit, et Xavier, bien que très-décontenancé de l'aventure, entendit avec un inexprimable ravissement un : Paix, Médor !., qui lui alla au cœur, A l'instar d'un empereur romain, il n'avait pas perdu sa soirée. Seulement il jugea prudent de déguerpir, les avertissements de Médor pouvant provoquer dans le jardin une visite dont les conséquences étaient à craindre.

Le lendemain, plus circonspect, il surveilla davantage le retentissement de ses pas et ne franchit pas la ligne des arbres qui, même par un temps clair, le dérobaient à tout regard. Il pouvait du moins, à travers le feuillage, contempler de loin la façade blanche de la maison et chercher, pour faire éclore dans leur direction des essaims de baisers, les fenêtres derrière lesquelles reposait la jeune fille : il s'étonna de les voir éclairées. En s'approchant plus encore il distingua une forme blanche et vaporeuse accoudée sur l'appui, Clémence, dans ce cadre lumineux, lui apparut radieuse et surnaturelle comme une de ces vierges que l'art bysantin a représentées sur un fond d'or.

-- Si elle savait que je suis là !... se dit-il tout palpitant et à genoux étendant les bras vers elle.

Grand innocent !

Le jour suivant, autre surprise. Sur un banc de la gloriette, il trouva un joli bouquet de marguerites noué gentiment avec une faveur de couleur verte, et il se dit que la belle enfant l'avait oublié là !..

Puis, quand tout reposait, il arriva que Clémence chanta en demi-teinte quelques airs touchants ou mélancoliques. Elle n'osait évidemment donner de l'essor à sa voix, dans la crainte de tout réveiller autour d'elle. Mais Xavier ne perdait ni une intonation, ni une syllabe ; et les archanges eux-mêmes écoutant chanter les séraphins ne sont pas plus heureux et plus enivrés que ne l'était notre amoureux. Et puis, notez ce point, il se trouvait toujours que les chansons de Clémence étaient les airs préférés de Xavier, ceux pour lesquels il avait adressé jadis à la chanteuse ses plus enthousiastes compliments.

-- Si elle savait que je l'écoute elle ne choisirait pas mieux !.. se disait-il avec une naïveté de plus en plus méritoire.

Tandis que Xavier prenait un goût si vif pour les promenades interlopes, Clémence s'était laissée envahir par un amour exagéré des détails horticoles. Son père n'en revenait pas de ses progrès dans la culture des marguerites et surtout du zèle inattendu qui lui faisait quitter son lit dès l'aube pour ratisser les allées du jardin. On sait que ces allées étaient sablées. Les pas y laissaient donc une empreinte qui pouvait nuire à l'aspect propret de cet enclos privilégié. C'est sans doute ce qui explique le soin minutieux avec lequel, quand tout dormait encore dans la maison, elle s'armait de l'instrument niveleur qu'elle promenait avec attention et agilité sur la couche de sable fin. Malheureusement pour la propreté du jardin, il arriva un matin que Clémence s'éveilla plus tard que de coutume. Peut-être aussi ne s'était-elle pas couchée de très-bonne heure et avait-elle chanté trop longtemps dans la nuit, à l'instar des rossignols, ses rivaux aîlés. A dix-sept ans, si fervente virtuose qu'on soit, le sommeil a ses exigences et la nature reprend ses droits. Si bien que, quand elle s'éveilla, le soleil était déjà désespérément haut sur l'horizon et que le lever du major avait d'une demi-heure, au moins, précédé le sien. Elle ne laissa pas pour cela de se rendre incontinent au jardin, où elle trouva monsieur son père en train de regarder avec attention certaines traces de pas que le râteau discret n'avait pu encore faire disparaître. Honteuse, sans doute, d'avoir été prise en flagrant délit de négligence et de paresse matinale, Clémence se prit à rougir et s'arma incontinent d'un sécateur pour se donner une contenance. Elle entreprit si vigoureusement la taille du premier rosier qui lui tomba sous la main que sans l'intervention du major, les maîtresses branches elles-mêmes y passaient les unes après les autres.

-- Ah ça ! Clémence, dit M. Grandurand qui la regardait faire, as-tu juré l'extermination de cet arbuste. On t'en donnera à tailler des *princes de Joinville* pour que lu les écharpes de la sorte...

-- C'est... c'est un essai... balbutia Clémence. Je voulais voir si, en ébranchant ainsi.. le rosier pourrait néanmoins remonter encore celte année... Après ça, j'ai peut-être taillé..avec un peu d'exagération.

-- Un peu me plaît... dit le major, et c'est le cas de dire : excusez du peu !.. Une autre fois ne fais pas les choses si grandement, je te prie. Mais, dis-moi, ajouta le major en s'obstinant à regardera ses pieds, voilà, sur le sable, des traces de bottes sans clous... C'est singulier !..

Clémence se baissa vivement pour accommoder une touffe de pensées rares que le vent de la nuit, sans doute, avait un peu échevelée. Les pensées rares virent seules la nouvelle invasion de carmin qui se répandit sur ses traits.

-- Mon Dieu, dit-elle, c'est sans doute le jardinier qui aura mis ce matin ses bottes du dimanche.

-- Au fait, tu as peut-être raison, dit le major ; mais voilà un jardinier qui porte des chaussures bien fines !.

Le major n'en dit pas plus, et Mlle Clémence, le cœur un peu allégé, fit jaillir avec un redoublement de zèle, sur les plates-bandes voisines, le flot rafraîchissant qu'épanche l'arrosoir. Mais la pauvre enfant n'était pas encore au bout de ses angoisses.

Après le déjeuner, on sonna à la porte de l'ermitage, et la domestique, sur l'ordre du maître, introduisit dans la salle à manger un personnage dont la venue mit évidemment Mlle Clémence mal à l'aise. Elle venait de reconnaître en lui le terrible garde champêtre qui avait défendu si énergiquement et avec si peu d'à-propos, contre le pauvre Xavier, les cerises du père Mathiotte. Il venait apporter au major une communication de M. le maire, concernant la location d'un pré communal ; il s'agissait d'en régler d'avance les conditions. Tandis que M. Grandurand prenait connaissance de la missive municipale, le fonctionnaire crut devoir, par galanterie, adresser la parole à la fille de la maison, A la grande terreur de Clémence, il évoqua, comme entrée en matière, le souvenir de l'aventure du cerisier.

-- Eh bien ! mademoiselle, dit-il, je n'ai plus revu votre jeune homme ?

-- Quel jeune homme ? dit M. Grandurand étonné...

-- Comment, votre demoiselle ne vous a pas conté l'histoire ? dit le garde sans se douter qu'il mettait le pied sur un terrain brûlant.

-- Un jeune homme ? une histoire ? Qu'est-ce que vous nous chantez-là tous les deux ? dit le major.

-- C'est bien simple, mon père, dit Clémence en s'efforçant d'affermir sa voix. Nous nous promenions dernièrement, Mme Plinchard et moi, dans les vignes, lorsque nous entendons des cris et nous voyons monsieur le garde aux prises avec un jeune homme de notre connaissance, monsieur d'Ancerville.

-- Que diable monsieur d'Ancerville venait-il faire dans ces parages ? fit le major qui ouvrit ses deux oreilles.

-- Moi j'ai cru qu'il dévorait tout bonnement les cerises du père Mathiotte... mais il parait qu'il n'était pas venu pour çà...

-- Et pourquoi était-il venu dans nos environs ? insista le major.

-- Çà, je ne vous le dirai pas... fit le digne fonctionnaire. Je trouve le gaillard en pleine vigne, sous un arbre dont on dévastait les fruits... Mettez-vous à ma place !... Ma foi, je l'ai empoigné.

-- Vraiment ! la scène a dû être comique ; vous avez pourtant fini par le laisser aller.

-- Bien entendu ! Vous comprenez bien que quand j'ai su que c'était un avocat... et d'ailleurs votre demoiselle avait répondu de lui... ajouta le bourreau avec une de ces candeurs qui font bondir.

-- Ma fille a eu raison d'agir ainsi, dit le major après un instant de réflexion. M. d'Ancerville est en effet de notre connaissance.

-- Sans ça, je ne l'aurais pas lâché, je vous prie de le croire, conclut le garde avec ce geste superbe que donne l'habitude de la domination et l'exercice de l'autorité.

Quand le malencontreux fonctionnaire se fut éloigné, le major prit un air terrible pour reprocher à sa fille de ne lui avoir pas raconté une aventure où elle avait joué un rôle.

-- Je n'aime pas ces mystères, et je veux de la confiance, fit avec colère M. Grandurand, qui ne savait pas sans doute que la confiance est la fille légitime de la douceur.

-- Mon Dieu, je n'ai pas songé à vous rapporter an incident bien insignifiant.

-- Une fille doit tout dire à son père !. termina le major avec des inflexions de voix et des froncements de sourcils qui coupaient court à toute réplique.

Pendant l'après-midi, M. Grandurand quitta l'ermitage, pour se rendre à la ville où il avait affairé ; Son excellente belle-sœur, grande lectrice de romans, savourait, dans son appartement, la primeur d'un livre nouveau de Georges Sand. La bonne avait été en commission dans le voisinage, et Clémence avait ses coudées franches à la maison ; on pourrait croire qu'elle profita de ce loisir pour s'adonner en toute liberté à sa passion pour l'horticulture, il n'en fut rien cependant. Elle se rendit tout bonnement à l'office et y prit une petite fiole contenant de l'huile de pied de bœuf, ainsi que l'indiquait l'étiquette collée au flacon. Armée de cet ingrédient, Clemence entra dans sa chambre, en examina la serrure, et à l'aide des barbes d'une plume, en imprégna d'huile tout le mécanisme, Elle descendit ensuite, car sa chambre était située au premier étage, et fit subir la même opération à la porte de la maison donnant sur le jardin. En fille prévoyante, Clémence voulait sans doute éviter à son père ces cris d'huis rebelle, ces révoltes bruyantes d'acier rouillé qui troublent le sommeil nocturne et matinal. Très-satisfaite de cette expédition en partie double, la jeune fille reprit ensuite candidement sa broderie, passe-temps cher aux jeunes demoiselles, parce qu'en occupant les yeux il laisse leur essor aux préoccupations de la pensée.

Après le dîner, le major ne put fumer son cigare au jardin, ainsi qu'il en avait l'habitude. Le temps était triste et sombre, et la nuit vint de bonne heure. Oubliant qu'elle s'était levée tard, Clémence, dès neuf heures, accusa des dispositions irrésistibles au sommeil. A neuf heures et demie, elle était rétirée dans sa chambrette, où toutefois elle ne songea pas tout de suite à gagner son petit lit blanc de vierge proprette.

A cette heure-là, Xavier commettait son délit quotidien en s'introduisant dans le domaine du major, malgré vents et marées, c'était le cas de le dire. Des rafales aigres, accompagnées d'une pluie fine, faisaient pleurer les grands arbres qui secouaient au foin leurs larmes. Mais Xavier ne s'inquiétait pas pour si peu, et il eût bravé d'autres obstacles que les intempéries des saisons pour se rapprocher de Clémence. Par exemple, ce jour-là il ne trouva aucun bouquet sur le banc de la gloriette, et les chants de la jeune fille ne réveillèrent aucun écho discret. Tout resta morne et silencieux dans la maison.

Cependant, vers dix heures et demie, Clémence n'était pas encore couchée et debout devant sa fenêtre, elle interrogeait attentivement les bruits extérieurs. Elle se leva, jeta une mantille légère sur ses épaules, ouvrit avec précaution la porte de sa chambre, et, sur la pointe du pied, elle colla son oreille contre la cloison qui séparait du corridor la chambre de M. Grandurand, Une respiration bruyante et bien connue par l'excès de sa sonorité nocturne, prouva à Mlle Clémence que M. son père dormait du sommeil des justes. Elle s'enhardit donc, ouvrit la porte extérieure qui roula sans bruit sur ses gonds, et se trouva dans le jardin, heureusement enveloppé d'ombres épaisses. Le cœur lui battait fort, on peut l'imaginer ; mais sa résolution était bien prise, et elle voulait absolument visiter la gloriette, où elle oubliait si souvent de sympathiques bouquets. Enveloppé dans son manteau, Xavier était étendu sur le banc rustique dans cet état intermédiaire qui participe du sommeil par les rêves, et de la veille par la lucidité. Au premier frôlement dé pas qu'il entendit, il se dressa prêt à fuir.

-- C'est moi, je suis Clémence, lui dit une voix bien chère ; J'ai à vous parler.

On imagine plutôt qu'on ne saurait le dire, les émotions qui assaillirent le cœur de Xavier à cette délicieuse apparition.

-- Vous, mademoiselle ! vous ici.... et pour moi !. dit-il avec transport. Ah ! laissez-moi vous remercier à genoux !..

-- Au nom du ciel ! parlez bas !.. dit la jeune fille effrayée. Ce que je fais est mal, sans doute, mais il fallait bien vous avertir. ; ; Mon père a des soupçons... pour rien au monde, je ne voudrais qu'il vous trouvât ici. ;.

-- Mais comment saviez-vous que j'y étais ?.. fit Xavier avec telle persistance d'ingénuité qui n'appartient qu'à la première jeunesse et à l'amour vrai.

-- Est-ce que je ne voyais pas tous les jours la trace de vos pas de la veille ? Mais mon père aussi les a vues... Ce matin seulement et parce que je n'ai pu les effacer, comme tous les jours avant son réveil... D'ailleurs, le soir où Médor a aboyé, je vous ai vu sous ma fenêtre, comme je vous vois maintenant, et même bien mieux, car il faisait plus clair.

-- Ainsi, Mademoiselle, mes imprudences vous imposaient un travail pénible et aussi des inquiétudes... Combien je m'en veux !..

-- Ne parlons plus du passé, mais il faut vous retirer, et ne plus revenir... Ce garde grossier qui vous a menacé l'autre jour a parlé de celte aventure devant mon père, et j'ai bien vu que ce vilain homme lui avait donné à penser... Aussi, je me suis décidée à venir vous trouver, à faire une démarche dont j'ai honte, pour vous supplier d'être plus prudent à l'avenir...

-- Ah ! pardonnez-moi, Clémence... pardonnez-moi de vous trop aimer pour pouvoir accepter la vie sans vous voir. Vous le savez bien, je suis tout à vous ; mon bonheur en ce monde et mon désespoir aussi est de vous aimer et de craindre que vous ne m'aimiez pas...

-- Le craignez-vous, vraiment ?.. dit Clémence avec une nuance adorable de malice et d'émotion.

-- Ah ! je ne le crains plus !... dit Xavier.

Et les mains innocentes de ces deux enfants s'enlacèrent dans une première, dans une passionnée étreinte.

-- Maintenant, partez, dit Clémence, j'ai une peur mortelle que mon père...

-- Votre père dort, Clémence... Encore un instant, je vous en supplie ! cet instant, je l'attends depuis tant de jours, je l'ai payé par tant de souffrances !..

-- Je me meurs de frayeur... il faut nous quitter, mon ami...

-- Du moins, pas avant de vous avoir dit de cœur et des lèvres : Clémence voulez-vous être ma femme ?..

-- Pouvez-vous le demander !.. Mais il faut que mon père y consente...

-- Ah ! si j'avais une fortune, une brillante position à vous offrir, je me serais déjà jeté à ses pieds, en lui demandant votre main comme on demande le bonheur, l'avenir, la vie... car vous êtes tout cela pour moi, ma bien-aimée !...

-- Mon Xavier ! murmura Clémence.

Et un baiser scella ces douces fiançailles.

Cependant le major avait beaucoup réfléchi au goût de Clémence pour l'exercice du râteau et au récit du véridique garde champêtre. Ces bottes civilisées, s'incrustant dans le sable, ce jeune homme se colletant avec un garde dans un lieu d'où l'on plongeait sur l'ermitage, tout cela était louche, archilouche. Il devait y avoir de l'amour sous jeu. M. Grandurand n'était pas un Géronte, il avait été jeune tout en enrageant de ne plus l'être, et le temps des amours n'était pas si éloigné de lui qu'il ne se rappelât à merveille les procédés qu'emploient les amoureux.

-- Un jeune homme qui rôde près de la demeure d'une jeune fille... On sait ce que cela veut dire, pensa --- t-il... Je trouve des pas sur le sable de mes allées, donc on a pénétré nuitamment dans mon jardin... Mais ceci passe la permission et j'y veillerai.

Telle avait été dans la journée la logique du major. Pendant la nuit, son premier somme achevé, il fit sonner sa montré. Elle indiqua onze heures. Il se retourna plusieurs fois dans son lit, mais le sommeil avait fui à tir d'aile.

-- Si j'allais voir ce qui se passe au jardin !... se dit-il.

En attendant, l'heure s'écoulait et nos deux amoureux continuaient à jaser. Tout en disant qu'il fallait partir, qu'il était tard, qu'elle avait tort de causer si longtemps la nuit, elle restait avec le bienaimé. La pauvre fille oubliait près de lui tant de jours de contrainte et d'anxiété. Enfin elle tenta un effort suprême, et dans un second baiser Xavier exhala un dernier adieu

Mais il était trop tard. Un bruit formidable arrêta court les deux amants, et le terrible major, qui aimait l'appareil des armes et la mise en scène dramatique, apparut aux coupables, tenant en main un pistolet et de l'autre une lanterne qui éclaira la scène.

-- Misérables ! dit-il. Et il dirigea alternativement sur Xavier et sur sa fille le canon de son arme.

VIII. --- LE BIENHEUREUX DUEL.

Clémence, à demi-morte de terreur, était tombée plutôt qu'elle ne s'était assise sur le banc de la gloriette ; Xavier s'était élancé pour la couvrir de son corps.

-- Monsieur, dit-il avec dignité au major, vous tuez cette enfant. Abaissez votre arme pendant qu'elle est là ! vous aurez toujours le loisir de la reprendre quand nous serons seuls ; Je resterai à vos ordres.

-- Vous avez raison... dit M. Grandurand en remettant son pistolet de poche dans son vêtement. Mon indigne fille ne doit pas assister à l'explication que j'ai à vous demander.

Clémence, qui avait repris avec ses sens le sentiment du danger que courait son ami, se précipita éperdue aux pieds du major,

-- Grâce ! dit-elle, il n'est pas coupable... grâce, mon père... c'est moi qu'il faut punir !..

-- Finissons-en... ; articula durement le major. Ce que j'ai à dire à Monsieur ne vous regardé pas ; Relevez-vous et suivez-moi...

Et il prit brutalement le bras de Clémence qui, à bout de forces, se laissa emmener sans résistance.

-- Je suis à vous dans l'instant ; dit-il à Xavier.

Le major reconduisît sans mot dire sa fille jusqu'à la maison, la poussa dans l'intérieur, et ferma extérieurement la porte à clef. Clémence monta rapidement dans sa chambre, ouvrit sa fenêtre et écouta. Mais il lui fut impossible de rien entendre de l'entretien qui avait lieu au jardin.

-- A nous deux, maintenant !.. dit le major en rejoignant Xavier. Je vous ai reçu chez moi, Monsieur, comme je reçois mes hôtes, avec toute la cordialité dont je suis capable... et c'est ainsi que vous agissez ?..

-- Monsieur, dit Xavier, j'ai en effet des torts à me reprocher envers vous, mais ils n'ont pas la gravité que vous êtes en droit de supposer... un sincère, un ardent amour pour Mlle Grandurand votre fille...

-- Un sincère, un ardent amour pour Mlle ma fille... interrompit le major... devait vous faire procéder autrement... il pouvait, par exemple, vous amener chez moi et vous inspirer la demande d'une alliance honorable ; j'aurais su, alors, ce que j'avais à faire...

-- C'est vrai, Monsieur, mais la modestie de ma fortune, l'absence d'une position indépendante, m'ont fait hésiter à vous demander ce qui est mon plus cher désir...

-- Et vous avez préféré détruire mes clôtures, cueillir mes fleurs, et séduire ma fille... voilà comment se signalent votre ardeur et votre sincérité...

-- Séduire votre fille !.. Ah loin de moi une si odieuse pensée !.. Tuez-moi si vous avez pu la concevoir un instant... Clémence est mon unique rêve de bonheur, et c'est à deux genoux que je vous supplie de me l'accorder !..

-- Un instant, monsieur, et n'allons pas si vite en besogne... Ah ! vous croyez que je vais comme cela, vous donner Clémence, quand vous ne pouvez pas faire autrement que de me la demander ? quand je sais que cette demande tardive c'est mon pistolet qui vous la suggère... c'est la peur qui vous l'inspire !..

-- Si vous pensez ce que vous dites, répondit Xavier d'une voie émue mais ferme, vous avez raison, monsieur, de me refuser votre fille. Mais sachez qu'il n'est pas généreux de prodiguer l'insulte à qui ne peut la venger !

-- Apprenez à votre tour que le major Grandurand n'a jamais subi un affront sans en avoir satisfaction. Je veux une réparation par les armes !

-- C'est la seule qu'il me soit impossible de vous accorder. Je ne puis pas, je ne dois pas croiser le fer contre le père de Clémence !..

-- Je disais bien... ricana le major, j'ai affaire à un lâche !

-- Clémence !.. Clémence !.. murmura le pauvre enfant en étouffant un sanglot convulsif.

-- Faudra-t-il donc t'infliger le dernier outrage !., dit le major d'une voix terrible et en s'avançant le bras levé sur Xavier.

Mais le jeune homme ne recula pas, et le major fut frappé de l'expression de désespoir calme et de suprême dignité qui illumina ses traits.

-- Je vous en supplie, monsieur, dit-il, ne mettez pas entre Clémence et moi cette dernière, cette irréparable violence. Je me battrai.

Ce mot fût magique. La moustache du major en frémit d'aise. Lui qui s'y connaissait avait reconnu dans la contenance de M. d'Ancerville, dans l'intonation de sa voix, dans la tranquillité de son regard, l'irrécusable témoignage d'un sang-froid intrépide. A partir de ce moment, il traita Xavier avec une certaine courtoisie.

-- C'est bien, monsieur. Je vous enverrai demain mes témoins, dit-il. Maintenant, veuillez me suivre, je vais vous ouvrir la grande porte du jardin.

Et le major, après s'être incliné devant Xavier, le reconduisit jusque sur le seuil extérieur. Là les deux adversaires échangèrent encore un salut et se séparèrent.

Clémence ne put trouver le sommeil. Elle passa une partie de la nuit en prière, elle demandait à Dieu la vie du bien-aimé, car elle connaissait le major et elle connaissait Xavier. Elle savait qu'après la scène terrible de la nuit un duel était inévitable et que son amant ne porterait pas sur son père une main homicide. Xavier devait donc servir de victime expiatoire à son imprudence. Dieu seul dénoue ces situations-là. Quand elle ne priait pas, la pauvre enfant étouffait ses sanglots entre les courtines de son lit. Elle s'accusait, elle se maudissait. Comme toutes les natures sensibles, elle faisait dans la douleur l'apprentissage de la vie. Mais atroces ou heureuses, les heures passent. Le soleil qui se leva radieux la trouva encore debout. Elle baigna dans la fraîcheur de l'eau son visage pâli et brûlant, ses yeux rougis par les pleurs et par l'insomnie, et le premier regard qu'elle laissa tomber sur le jardin lui montra son père fourbissant avec soin deux épées et ayant à sa portée une boîte de pistolets. Elle ne doutait pas de ce qui allait se passer et cependant cette confirmation brutale de sa terreur la surexcita jusqu'au délire. Elle voulait s'élancer pour adresser de nouvelles supplications à son père. Mais la porte avait été fermée en dehors. Elle tomba à genoux dans un effrayant paroxisme.

Le major continuait tranquillement sa besogne non sans regarder de temps en temps, du coin de l'œil, la fenêtre d'où il savait que sa fille pouvait le voir. Il lui imposait sciemment le supplice de ces apprêts de mort qui étaient le commencement de sa punition.

A sept heures, le major se leva, fit rentrer les épées au fourreau, les plaça accouplées sous son manteau et quitta l'ermitage sans daigner voir Clémence. Arrivé en ville, il fit appel au dévouement de deux amis, vieux soldats comme lui et qui n'étaient pas hommes à décliner la mission dont le major les chargeait, malgré la sévérité actuelle des parquets envers les duellistes et leurs témoins. A dix heures, ces deux messieurs frappaient à la porte de Xavier qui, de son côté, avait cherché et trouvé à grand'peine deux seconds. Il ne leur fit qu'une recommandation, celle d'accepter sans réclamation toutes les conditions que poseraient les témoins du major. Un verger de la Ronde, entouré d'arbres et d'un accès facile, fut choisi pour lieu du combat. A midi, les adversaires étaient en présence.

Ils se saluèrent avec la politesse d'usage et mirent habit bas sans qu'aucun des témoins, de part et d'autre, songeât à risquer une tentative de concilation. Il n'y a que les lâches qui s'expliquent sur le terrain. Telle était, telle avait toujours été la maxime favorite du major.

L'épéé était l'arme choisie par l'offense. Dès que Xavier eut abordé le major, celui-ci ne cessa pas d'observer l'attitude où d'interroger sans affectation le visage de son adversaire. Xavier était pâle, mais décidé. Quand les témoins donnèrent le signal, il engagea le fer résolument et prouva qu'il était loin d'être étranger aux règles de l'escrime. Le major était de première force, on le sait. Dès les premières passés, il parut apprécier le jeu de son adversaire qui, du reste, se tenait sur une rigoureuse défensive. Alors le major essaya de l'intimider par une sorte de fantasia de l'acier qui multipliait ses éclairs et ses retentissements, Xavier ne reculait pas d'une semelle. M. Grandurand le regardait dans les yeux, menaçant parfois de très-près sa poitrine, puis rompant avec la dextérité d'un maître consommé. Mais Xavier restait impassible ; il avait l'aisance du courage et la grâce qu'il eût montrée dans un assaut courtois. Il parait brillamment lés coups, mais il ne les rendait pas.

-- Que diable ! monsieur, défendez-vous !..dit enfin le major en continuant à ferrailler.

-- Monsieur, c'est ce que je fais de mon mieux... dit tranquillement Xavier.

-- Mais pour se défendre, il faut aussi attaquer... Prétendez-vous me ménager, par hasard ?..

-- Je ne vous dois pas compte de mes procédés, fit Xavier avec un sourire non exempt d'amertume.

-- Allons ! je vois bien qu'il faut en finir !.. grommela le major dans ses moustaches, et ramassant son fer, d'un vigoureux coup de poignet il fit sauter à dix pas l'épée de Xavier qui présenta sa poitrine.

-- Frappez donc, monsieur !..dit-il.

-- Je m'en garderais bien, dit le major en plantant son épée en terre. Ma foi, vous êtes un vigoureux compère !...pour rien au monde je n'aurais voulu donner ma fille à un poltron. Allons, votre main, Clémence est à vous.

Xavier baisa avec effusion la main qui lui était tendue.

-- Maintenant que les épées sont au fourreau dit Xavier, je déclare solennellement que les faits qui ont amené cette rencontre n'entachent en quoi que ce soit la réputation de Mlle Grandurand. Amoureux d'elle, j'ai commis des imprudences qui ont pu légitimement exciter d'honorables susceptibilités. Mais Mlle Grandurand est pure comme un ange !...

-- Je le sais, parbleu, bien... dit le major.

-- Et vous voyez en moi, Messieurs, un étourdi qui méritait une leçon !.. Mais je ne saurais me repentir de mes étourderies après ce que vous venez d'entendre. Merci, major... merci, mon père...

-- Allons ! allons ! dit le major. Ne nous attendrissons pas. Il y a quelqu'un qui ne vous attend point, Xavier, et qui cependant sera bien aise de vous voir...

-- Courons, major !... dit Xavier en prenant son élan.

-- Un instant donc ! je n'ai plus mes jambes de vingt ans. El puis voilà de braves gens qu'il faut reconduire avec les honneurs de la guerre....ajouta le major en montrant ses témoins et ceux de Xavier. Puisqu'il est dit que c'était un duel pour rire et qu'il faut plumer les canards, je vous attends à la Ronde pour le dîner, Messieurs. A cinq heures, heure militaire.

Les témoins prirent congé mais en déclinant sous différents prétextes l'invitation de M. Grandurand. Ils comprenaient qu'ils seraient de trop dans la réunion de famille qui se préparait.

-- Cette sournoise de Clémence.. dit le major resté seul avec Xavier, méritait aussi une punition exemplaire. Elle l'a reçue. Ça lient à mon système d'éducation. Elle m'a vu préparer mes armes ce matin et elle sait bien de quoi il retournait...

-- Ah ! Monsieur, hâtons-nous... je voudrais avoir des ailes.

-- Je comprends ça... mais moi qui ne suis pas amoureux, je sois moins pressé. Calmez-vous donc jeune homme et méditez sur mes principes en matière de hiérarchie sociale. La femme, être essentiellement subordonné, doit faire toutes les volontés de l'homme, autrement tout va de travers. Elle a la ruse pour elle, si nous n'avions pas la force, ou en serions-nous ? vous avez de la chance d'épouser une fille élevée dans ces idées... surtout, n'allez pas me la gâter par des condescendances hors de saison. Je vous livre une fille bien stylée, n'allez pas en faire une volontaire et une indisciplinée !..

Le major marchait d'un pas solennel et plus que de raison faisait honneur à ses paroles que Xavier écoutait à peine. L'impatient jeune homme faisait des efforts incroyables pour maintenir sa marche à l'unisson de l'allure plus que modérée du major. Mais on peut juger de ce qu'il devait souffrir.

Ils arrivèrent enfin. Clémence, pâlotte et triste à faire pitié, était à sa fenêtre les yeux rivés sur tous les chemins d'alentour. Elle vit venir les deux adversaires et n'en put croire ses yeux. Impossible de quitter sa chambre, la porte en était toujours fermée en dehors. Le major fit entrer Xavier, ne paraissant pas voir Clémence à sa croisée ; mais il se rendit à sa chambre et la prit par la main sans mot dire. Xavier, d'après son ordre, était resté dans la salle à manger.

-- Clémence, dit-il sans autre préambule, je te présente ton mari !..

L'heureuse enfant, s'affaissa sur une chaise tant son émotion était grande et à travers des larmes de joie sourit à son Xavier qui s'agenouilla devant elle.

-- Tableau de l'ancienne Cythère !... dit le major en déposant sur la table les deux épées de combat. Puis il sortit, sous prétexte de changer de toilette, attendu, dit-il, qu'il aimait ses aises et qu'il n'avait pas à se gêner avec ses enfants.

Ce que fut l'entretien des deux amants, chacun le devine. Le bonheur est essentiellement monotone, voilà pourquoi on ne le raconte pas. Le récit d'un romancier s'arrête toujours juste en face de l'église qui couronne les amours qu'il a décrites. Malheureusement, les deux enfants n'en étaient pas encore là tout à fait et il y a loin de la coupe aux lèvres.

Le major revint en costume de chambre et serra cordialement la main de son futur gendre.

-- Ah ça ! mon cher Xavier... dit-il, je n'aime pas les choses qui traînent. Il faut que vous soyiez mariés en quinze jours. Mais vous n'êtes pas messin de naissance, je crois.

-- Je suis né à Lille ou habitent mes parents...

-- Partez donc pour Lille... et cela dès demain... pour chercher les paperasses de rigueur. De mon côté, je ferai le nécessaire. Vous allez dîner avec nous, au dessert vous nous ferez vos adieux, et demain, en route !, voilà comme j'aime que les affaires importantes soient traitées !

Xavier voulut entrer dans quelques détails relatifs à sa fortune, à ses espérances. Le major ne voulut rien entendre.

-- Parbleu ! dit-il, je sais bien que vous ne roulez pas sur l'or et sur l'argent. Ma fille n'est pas riche non plus... ainsi, ce ne sera pas ménage gâté. Revenez-nous le plus vite possible, épousez Clémence et soyez heureux... si c'est possible.

Le diner fût charmant, d'autant plus que le major, vers le dessert, eut l'attention délicate de s'endormir sur sa tasse de café. Mme Quentin, heureuse comme si Clémence avait été sa fille, s'esquiva pour laisser un peu de liberté à ces deux pauvres amoureux qui avaient tant de choses à se dire et une heure se passa pour eux dans ces délices de l'amour avoué et mutuel qui s'embellissent encore des espérances d'un radieux avenir.

A huit heures, il fallut se quitter et Xavier promit mille fois à sa chère Clémence de dévorer l'espace et le temps pour être le plus tôt possible de retour. Elle le reconduisit jusque sur le seuil de la grande porte, reçut son baiser d'adieu et le suivit du regard. Pour lui, il allait lentement, se retournait à chaque pas, prêt à revenir à sa bien-aimée.

En la quittant, il lui avait dit : Je suis triste, comme si celle courte séparation devait être éternelle !

-- Pourquoi de telles paroles, quand tout nous sourit ? avait dit la jeune fille. Quinze jours ne sont rien pour nous qui nous aimons assez pour nous attendre toute la vie !.

Enfin, Xavier secoua le sentiment amer qui exagérait encore les douleurs du départ et faisant sur lui-même un vigoureux effort, il s'enfuit par le chemin sans plus oser regarder derrière lui.

Arrivé à Metz, il alla droit chez Mme Plinchard. Sa visite avait pour but de lui apprendre son prochain mariage, mais au fond il ne voulait voir la veuve que pour avoir occasion de parler de Clémence. Il lui raconta tout dans les plus grands détails. La pauvre femme, comme c'était son droit, eut une violente palpitation de cœur, qu'elle dissimula de son mieux et elle adressa à Xavier des félicitations qui auraient pu être plus sincères, car la conscience a bien des compartiments et le dernier tiroir proteste bien souvent contre ce que veut ou ce qu'appelle le premier.

-- Mon cher Xavier...dit-elle, vous aurez une femme qui serait accomplie si elle vous avait fait plus riche. Hélas ! on ne peut pas tout avoir !...

-- Clémence a tout ce que je puis souhaiter... dit Xavier, si elle avait eu une plus brillante fortune elle n'eût pas été autant à moi... Une grande position sépare toujours un peu, la médiocrité réunit !...

-- Allons ! je vois que vous n'avez pas d'autre ambition que celle de l'amour. Par le temps qui court, c'est héroïque... Vous aurez été le dernier amoureux vraiment digne de ce nom !..

La pauvre Mme Plinchard, on le voit, cachait sous d'innocents sarcasmes, sa secrète déconvenue et le naufrage désormais complet de ses espérances.

Le lendemain, elle alla voir les Grandurand et reçut de leur bouche la confirmation de ce que lui avait annoncé Xavier. Malgré tous ses efforts, elle ne pouvait se défendre d'un sentiment de malaise en présence de la jeune promise, Il faut lui pardonner ces impressions mauvaises. D'abord, une femme sur le retour ne peut témoigner une bienveillance sans mélange à une jeune fille dans tout l'éclat de la beauté. Une pointe de jalousie perce sous les plus raisonnables résolutions, sous les meilleurs mouvements. La jalousie, dans le cœur d'une femme mûrissante ressemble au chiendent qui persiste à reparaître malgré la houe et là charrue. Mais quand la belle jeune fille est aimée par surcroit de l'homme qu'avait distingué la femme mûre, celle-ci serait une sainte si elle ne cédait pas devant sa rivale à un prurit de mauvaise humeur. Mme Plinchard, mécontente d'elle-même et des autres, quitta donc l'hermitage de bonne heure. Elle rencontra à la porte de France M. Gaëtano Landolfi qu'elle n'avait pas vu depuis longtemps. Il alla droit à elle et elle se laissa facilement aborder. C'est encore une des faiblesses des femmes mûres d'aimer à faire éprouver à autrui l'équivalent de leurs chagrins jaloux. Le corse arrivait à point pour dégonfler un peu la noire humeur de la chère dame.

-- Vous savez la nouvelle ?.. lui dit-elle brusquement...

-- Quelle nouvelle ?.. pour moi, j'en sais plusieurs.

-- La mienne est la bonne. M. d'Ancerville épouse Clémence...

-- C'est-à-dire... doit épouser... fit le Corse avec un mauvais sourire. Je liens à rétablir la nuance.

-- Sans doute, il ne la conduit pas aujourd'hui à l'autel, dit la veuve, mais dans quinze jours ce sera fait...

-- Je ne crois pas... ni aujourd'hui, ni dans quinze jours, ni jamais !..

L'air d'assurance avec lequel s'exprimait Gaëtano étonna grandement Mme Plinchard.

-- Voilà qui est fort... dit-elle. Je quitte les Grandurand, ils m'ont assuré...

-- M. Grandurand a pu vous dire qu'il donnait sa fille à M. d'Ancerville, je ne le nie pas et je le savais, d'ailleurs, mais s'il a fait une promesse, il l'a retirera...

-- A votre profit, sans doute ?..

-- Précisément. Et tel que vous me voyez, je me rends à l'ermitage pour faire une demande en règle. Il me semble que j'ai la tenue de l'emploi...

-- Trève de railleries... Je vous sais fertile en expédients de mauvais aloi... mais si vous faisiez ce que vous dites, si vous réusissiez à évincer Xavier... je vous tiendrais pour le plus adroit...

La veuve hésita.

-- Le plus adroit coquin... voilà ce que vous vouliez dire. Ne vous gênez donc pas !... Ce qu'il y a de sûr, c'est que coquin ou non, Clémence sera à moi... et cela dans le délai que vous avez fixé vous-même pour le mariage de M. Xavier. Moi, je ne tourne pas à tous vents comme certains cœurs lâches de ma connaissance et de la vôtre... je n'ai pas de ces défaillances de caractère qui s'arrêtent aux scrupules et font manquer les grands résultats. Ce que j'ai résolu, je l'accomplis, malgré les obstacles, envers et contre tous !..

-- Vos grands airs de traître de mélodrame ne m'en imposent pas, M. Gaëtano. Vous êtes inaccessible aux petits scrupules de conscience, soit, parce que vous êtes très-capable des grandes infamies. Mais, ici, c'est au major, c'est à un homme de cœur que vous aurez affaire. Vous ne savez pas même enlever une jeune fille, vous ne ferez pas capituler une vieille moustache !..

-- C'est ce que nous verrons, J'aurai l'honneur très-prochainement, madame, de vous notifier officiellement par un billet de faire part le mariage de Mlle Clémence Grandurand avec M. Gaëtano Landolfi votre très-humble serviteur.

-- Mais à supposer que vous trouviez le moyen de séduire le père, vous n'auriez pas pour cela l'amour de la fille.

-- Il est à M. Xavier, j'en conviens. Mais j'aurai mon tour. Il paraît que les choses ont marché lestement en mon absence... Car moi aussi j'ai quitté Metz... on a ses petites affaires et on ne peut pas être partout à la fois. Mais me voilà et en une demi-heure j'aurai rattrapé, le temps perdu...

-- S'il en est ainsi... dit ironiquement la veuve, je vous souhaite toutes sortes de prospérités en ménage !...

-- J'en accepte l'augure, madame, et je vous invite à ma noce... en attendant que vous vouliez bien m'inviter à la vôtre... Mon dieu ! qui sait ?...le beau Xavier se laissera peut-être fléchir.. une veuve non inconsolable finira peut-être par le consoler !..

Gaëtano salua avec une affectation narquoise et se dirigea à grands pas vers la demeure du major.

-- Cet homme est fou... se dit la veuve, ou c'est Satan en personne !..

IX. --- UN ELZEVIR DÉSHONORÉ.

Avant d'assister à l'entrevue de Gaëtano Landolfi avec le major Grandurand, il faut savoir à quoi le Corse a employé son temps tandis que Xavier obtenait sur lui des avantages si décisifs. Après l'insuccès de ses tentatives d'enlèvement, il avait passé plusieurs jours dans une sorte de stupeur furieuse qui l'avait rendu incapable de rien machiner de sérieux et de possible. Il roulait stérilement dans son esprit bourrelé des projets que leur extravagance rendait absolument irréalisables.. Quand une phase plus calme succéda à ces emportements de la passion déçueil chercha laborieusement des procédés plus pratiques d'action, mais il ne s'était encore arrêté à aucune combinaison présentant quelque chance de réussite, lorsqu'un hasard étrange, qui est l'un des traits romanesques de cette histoire, lui ouvrit de nouvelles et plus assurées perspectives.

A l'époque ou se passent les faits que je raconte, on voyait sur la place d'Armes de Metz, devenue deux ans après la place Napoléon, une petite boutique borgne ménagée dans les bâtiments à arcades adossés à la cathédrale et qu'on est en train de faire disparaître. On y pénétrait par une porte si étroite qu'elle eût été assurément inacessible à une crinoline, même d'envergure modeste, si alors ces appendices dont rira la postérité avaient été à la mode, si surtout une personne du sexe avait songé à franchir le seuil étroit et à pénétrer dans cet intérieur enfumé. Quelques vieux livres dépareillés apparaissaient seuls à la vitrine couverte d'une poussière contemporaine de Blondel, l'architecte de la place. Ces livres servaient d'enseigne à un vieux bouquiniste israélite dont le commerce, dans cette échoppe sordide, ne laissait pas que d'avoir quelque importance. Il vendait ou achetait des livres classiques, et les élèves du lycée et des écoles primaires formaient sa principale clientèle. Mais parfois aussi il lui passait entre les mains des livres rares et curieux qu'il brocantait de son mieux. Aussi son réduit était-il visité quelquefois par les bibliophiles qui y firent, de loin en loin, quelques trouvailles précieuses. Depuis, le marchand est mort, et j'ai appris que la partie des arcades où était placé son magasin a disparu sous le marteau des démolisseurs.

Par une belle après-midi de mai nous retrouvons M. Langeron, le prudent surnuméraire, dans la boutique du libraire israélite. Il fait volontiers étalage de ses connaissances en musique, mais il a encore d'autres prétentions ; Ce poursuivant de la perception directe possède une belle bibliothèque dont il dit tout le bien possible et dont il est l'amant très-platonique, car il se garde bien d'ouvrir jamais les volumes dont elle se compose. Mais elle lui donne le droit de se poser en bibliomane et il est en passe d'obtenir le titré de membre correspondant de l'académie de Carpentras. Il visite donc assez volontiers les librairies anciennes et nouvelles de la cité et il honore l'échoppe de la place d'Armes de fréquentes investigations. Seulement, comme il tient avant tout à faire parade de ses goûts savants, il a grand soin de se tenir sur le seuil de la boutique et d'y feuilleter avec soin les ouvrages soumis à sa haute appréciation. Il était en train d'examiner un livre à couverture rouge et donnait des signes non moins fréquents qu'énergiques de son admiration, lorsque M. Gaëtano Landolfi passa sur la place, tout rêveur et tout concentré suivant son habitude. Langeron l'aperçut, et tout heureux d'avoir un témoin de ses prouesses bibliographiques, il le héla de loin de manière à ce que tous les passants l'entendissent à cent pas à la ronde.

-- Landolfi !... par ici... mais venez donc ?

-- Ah ! c'est vous Langeron, dit le Corse en s'approchant de la boutique, quelle mouché vous pique d'agacer ainsi les vieux échos de la cathédrale, par vos cris ?..

-- Une merveille, mon cher !.. dit Langeron épanoui. Un trésor que je viens de déterrer dans ce fatras...

-- Oui, un trésor que vous avez payé vingt francs... dit piteusement le marchand.

-- Ah ! j'ai la main heureuse, continua le surnuméraire sans se soucier de l'interruption. Dans cet amas informe, j'ai été droit sur ceci... Un elzevir, rien que ça, un magnifique elzevir comme j'en rêvais un depuis que je suis bibliophile et que j'ai une bibliothèque... Regardez-moi ça, flairez-moi ça... authentique, mon cher, tout ce qu'il y a de plus authentique. Voilà une découverte qui va me faire honneur !..

-- Tout ça pour vingt francs ?.. dit ironiquement Landolfi.

-- Le fait est que c'est pour rien, soupira de rechef l'israélite. Mais il faut tout vous dire, le livre est gâté. Voyez-vous ça ? Et le marchand, prenant vivement l'elzevir des mains de Langeron, montra à Landolfi le frontispice sur le verso duquel une main barbare avait tracé quelques lignes d'une écriture grosse et tremblée...

Landolfi prit machinalement le glorieux volume et jeta les yeux sur la page indiquée.

-- S'il n'avait pas eu cette tare, dit le marchand, Monsieur ne l'aurait pas obtenu à ce prix là. Mais voilà un mois que j'ai ça ici... et la marchandise est faite pour être vendue. A Paris, certainement, j'en aurais eu le double, le triple peut-être ; mais ici, c'est une pitié ; pas d'amateurs Monsieur, pas de connaisseurs...

-- Il me semble, pourtant, dit Langeron en dissimulant une grimace, que je vous ai déjà fait gagner assez d'argent !...

-- Ça n'empêche pas, dit l'israélite, qu'à Metz les vrais connaisseurs sont rares... Sans ça, vous n'auriez pas mon elzevir !..

Le fait est que ce volume, petit in-12, appartenait à l'une des plus belles éditions d'Horace, imprimées à Amsterdam en 1676, par Daniel Elzevir, d'après Jean Bond. Rien de plus coquet et de plus achevé que ce volume qui, par une exception assez rare, offrait une marge très-étendue. Il était, en outre, dans un état de conservation presque absolue et sa valeur intrinsèque était de beaucoup dépassée par la richesse de sa reliure. Sans cette reliure de magnifique maroquin rouge avec tranche dorée, Langeron, en le payant vingt francs, eût donné largement son prix. Mais entier comme il l'était et paraissant ; sortir de l'atelier du relieur, il rentrait dans la catégorie de ces livres dont la valeur dépend uniquement du caprice ou de la passion d'un acquéreur. Au reste, les spécimens vulgaires de cette édition ne sont pas absolument rares, et Langeron, parfaitement ignorant en ces matières, se faisait quelque, peu illusion sur l'importance de son acquisition. Landolfi, aussi peu expert que lui en fait de bibliographie, ne pouvait rectifier ses idées à cet égard. L'israélite seul savait à quoi s'en tenir, mais l'inscription manuscrite du frontispice ôtait au livre incontestablement une partie de sa valeur marchande, et en le cédant à Langeron il n'avait pas cru, au fond, faire un mauvais marché. Cependant, si on s'en rapporte au *Manuel de librairie de Brunet*, des exemplaires à reliure splendide de celte même édition elzevirienne ont été vendus jusqu'à près de trois cents francs. Pardon pour ces explications techniques que je me hâte de clore, mais qui avaient leur intérêt dans cette histoire.

Landolfi, en manière de passe-temps, avait cherché à déchiffrer les caractères tracés sur la page ainsi déshonorée ; tout à coup il pâlit, réprima avec peine une sourde exclamation et referma précipitamment le livre.

-- Eh bien ! que dites-vous de mon Horace ?.. fit Langeron charmé d'échapper aux réflexions désobligeantes que le marchand décochait : contre lui sans penser à mal.

-- Je dis que c'est un beau livre... et pas cher !.. Mais allez-vous prendre racine ici, Langeron, et ne fumons-nous pas ensemble le cigare de l'amitié ?.

-- Pourquoi pas ?. Mais ce livre vous gêne, et...

-- Nullement. Je le porterai volontiers... jusque chez vous où je vais vous reconduire.. ; Je me promenais, autant aller de ce côté que d'un autre.

-- En roule donc et, convenez, Landolfi, que je n'ai pas perdu ma journée... Voilà une trouvaille dont il sera parlé dans le monde...

-- Mais non, très cher... Quelle valeur peut avoir un livre ainsi maculé ?. A votre place, je ne lui ferais pas les honneurs de votre bibliothèque.

-- Comme vous y allez !. Mais si cet elzevir avait été intact, il aurait une valeur énorme... Tel qu'il est, il fera bonne figure sur un rayon, je vous le certifie...

-- Vous tenez donc beaucoup à ce bouquin ?.

-- Si j'y tiens... eh ! mais pourquoi cette question ?

-- Oh ! pour rien. Seulement si, réflexion faite, cette inscription manuscrite vous avait dégoûté du livre... eh bien ! je l'aurais ; racheté à prix, coûtant.

-- Je vous remercie de l'intention... Mais je ne lâche pas mon Horatius Flaccus ;..

-- Même si je vous offrais de doubler la somme ?

-- Même dans ce cas-là... Mais qu'est-ce qui vous prend donc ? Tout à l'heure vous dépréciiez mon acquisition et maintenant vous voulez faire des folies pour l'avoir...

-- Cela s'explique, Langeron ; je n'ai pas de bibliothèque comme vous, moi, et comme je yeux en former une, je dois être moins difficile sur le choix des ouvrages. Mais un bibliomane de votre force ne doit rechercher que les livres exquis, achevés... Voilà pourquoi celui-ci a plus de valeur pour moi que pour vous... Allons ! est-ce dit ?..

-- Non-pas.

-- Tenez, j'irai jusqu'à cent frans... si vous le voulez absolument...

-- Cent francs ?... fit Langeron en ouvrant de grands yeux... Diable ! c'est tentant !.. Mais.. voulez-vous que je vous dise le fond du sac, Landolfi ?.. Eh bien ! je crois que vous êtes un sournois, et que vous ne m'offrez une si grosse somme que parce que vous supposez à l'elzevir un prix très-Supérieur à celui que vous m'offrez... Aussi...

-- Aussi...

-- Plus que jamais je le garde.

-- N'en parlons plus... dit Landolfi en s'efforçant de cacher un vif mouvement de désappointement et même d'irritation. A quelle heure dînez-vous, Langeron ?..

-- Mais, à cinq heures, c'est-à-dire dans une demi-heure.

-- Eh bien ! comme je me promène en flâneur, je vous conduirai jusqu'à votre pension... car vous ne prenez pas vos repas chez vous, je suppose ?..

-- Non, mais il faut pourtant que je me rende chez moi pour caser ma conquête...

-- Parbleu ! je serai ravi de vous accompagner pour voir cette fameuse bibliothèque dont on parle tant.

-- Ah ! on en parle... dit Langeron qui ne se sentait pas d'aise. Eh bien ! vous allez faire sa connaissance... Je puis dire, sans me flatter, qu'il en est peu de sa valeur à Metz.

M. Langeron habitait le premier étage d'une maison de la rue Nexirue, non loin de la rue du Palais. Son appartement se composait de trois pièces qui se commandaient : une salle à manger, un petit salon et une chambre à coucher ou s'étalaient les rayons de sa chère bibliothèque. M. Langeron ne voulait pas s'en séparer même pendant son sommeil.

Le surnuméraire fit entrer Gaëtano dans sa chambre, comme on introduit dans un sanctuaire. Le Corse prit une attitude de néophyte pour répondre aux airs de pontife et d'initiateur qu'affectait M. Langeron. Les livres et les curiosités furent visités en détail, rayon par rayon, catégorie par catégorie, presque livre par livre. Enfin le surnuméraire prit le bienheureux elzevir et lui donna, après quelques hésitations, une place, d'honneur dans les grands panneaux faisant face au lit, Gaëtano prit le plus vif intérêt à ces arrangements et donna même des conseils pour que la précieuse trouvaille apparût en plus belle place. Il paraissait entièrement résigné à son sort et ne fit à ses velléités d'acquisition qu'une allusion flatteuse, du reste, pour le surnuméraire.

-- Je vois bien, dit-il, qu'il est mieux ici que chez moi. Le hasard fait bien ce qu'il fait !..

Gaëtano quitta M. Langeron et sur le seuil de la porte il tira son carnet de sa poche et y traça les lignes que voici :Vis-à-vis le lit, troisième rayon, à partir de la boiserie inférieure, le 26e volume en commençant par la gauche. » Ce soin pris, le Corse se rendit au bureau des diligences et retint une place pour Stenay, petite ville des Ardennes, à une distance de Metz d'environ trente lieues. Le départ avait lieu à cinq heures du matin.

Gaëtano resta huit jours dans la petite cité ardennaise. Pour l'intelligence des faits, il faut expliquer ce qui l'y avait amené. A sa vive surprise, le Corse, en déchiffrant les lignes tracées à la main sur l'elzevir, avait lu le nom de Grandurand, et l'écrit qui gâtait si tristement ce beau spécimen de la typographie du dix-septième siècle était daté de Stenay, le 25 novembre 1835. On connaîtra plus tard le contenu et le sens des lignes tracées sur le verso du frontispice. Qu'il suffise de savoir dès maintenant que Gaëtano y flaira un de ces secrets de famille dont la possession bien exploitée peut offrir de puissants moyens d'intrigue. Il y avait là à coup sûr un champ ouvert aux recherches, un filon peut-être précieux à exploiter. Aussi n'hésita-t-il pas à entreprendre un voyage assez long et peu récréatif pour recueillir les renseignements dont il avait besoin.

Il descendit dans le plus bel hôtel de la ville et ne tarda pas à nouer des relations avec quelques habitants notables. Il se garda bien, dans les premiers jours, d'interroger, sur ce qu'il brûlait d'apprendre, les personnes auprès desquelles il eut accès. Mais il était rusé, patient ; il savait couvrir d'un faux air de bonhomie et d'entregent courtois ses desseins les plus cachés, et il ne larda pas à obtenir des confidences importantes.

Les Grandurand étaient originaires de Stenay, où ils comptaient même encore quelques parents éloignés. Bien que le major n'y eût plus reparu depuis treize ou quatorze ans, on se souvenait parfaitement de lui ; mais le souvenir de son père ; qui paraissait se rattacher à un événement qui avait fait sensation dans cette petite ville, était beaucoup plus présent et plus accusé dans les mémoires. Gaëtano s'aperçut bien vite que l'invocation seule du nom que portait le major amenait sur les visages une sorte de contraction pénible, une manifestation muette mais précise de répulsion. Evidemment, quelque chose de fâcheux et de lointain pesait sur celte famille, et le Corse sentit de jour en jour grandir en lui la conviction que les motifs de l'éloignement que manifestaient les habitants de Stenay pour leur concitoyen devaient avoir un lien mystérieux avec les lignes tracées-incongrument en tête de l'elzevir.

-- Les Grandurand ?... avait dit avec une moue dédaigneuse le maître d'hôtel chez lequel logeait Gaëtano.. est-ce que vous connaissez ces gens-là ?.. Je ne vous en ferais pas mon compliment.

Mais l'hôtelier ne s'était pas avancé davantage, et le Corse ; malgré tous ses efforts, n'avait pu en rien tirer de plus accentué.

Dès le quatrième jour, un adjoint au maire, un gros bonnet de l'endroit à qui Gaëtano avait prodigué ses plus mielleuses chatteries, avait été jusqu'à lui dire :

-- Croyez-moi, mon cher, ne vous recommandez pas ici du nom des Grandurand... ils n'y sont pas en odeur de sainteté ?..

-- Mon Dieu ! jai connu le major dans une de ses garnisons... je dis connu, vous savez ce que cela veut dire... je l'ai rencontré dans le monde, j'ai peut-être fait avec lui quelques parties d'écarté... et comme je sais que sa ville natale est la vôtre... tout naturellement...

-- Oh ! sans doute, avait interrompu l'adjoint ; je n'ignore pas que les plus honnêtes gens sont quelque fois entraînées à faire connaissance avec des personnes qui... sont loin de les valoir. Mais n'oubliez pas ma recommandation... c'est un conseil d'ami que je vous donne !..

La conversation en resta là ; mais la glace était rompue et Gaëtano finit par triompher de cette prudence instinctive qui arrête dans les petites villes l'essor des confidences faites aux étrangers, surtout quand ces confidences ont un caractère agressif et peuvent donner lieu aux récriminations. Mais tout en ayant peur de se compromettre, les habitants des petites localités sont, par compensation, très enclins à la causerie médisante, et leurs scrupules de circonspection ne tiennent guère devant une insistance adroite qui est accompagnée d'une promesse de discrétion, c'est-à-dire d'un espoir d'impunité. Quand Gaëtano quitta Stenay, il savait donc par le menu tout ce qui, dans le passé des Grandurand, pouvait servir ses projets dans la direction nouvelle qu'ils avaient prise. Mais ces détails rétrospectifs trouveront leur place plus tard.

Ce que nous pouvons dire dès maintenant c'est que le père du major, dans l'une des circonstances les plus pénibles de sa vie, avait été entraîné à soutenir un procès qui avait fait un bruit énorme dans la ville et dont les journaux des cités voisines avaient même colporté les détails. Des mémoires justificatifs avaient été échangés entre les avocats des parties adverses et les faits qui y étaient relatés paraissaient avoir, pendant un temps assez long, servi de pâture à la curiosité et même à la malignité publique à Stenayet dans ses environs. Une fois en possession de ces indications précises, Landolfi n'épargna ni soins ni dépenses pour se procurer une copie du jugement intervenu et pour acquérir un exemplaire de chacun des mémoires qui, du reste, avaient été imprimés et tirés à un grand nombre d'exemplaires.

Il faut dire que s'il finit par être si complètement renseigné, c'est qu'il fut assez heureux pour entrer en rapport avec l'un des adversaires des Grandurand chez lequel la rancune du plaideur avait survécu au long temps écoulé. C'est à partir du moment où il avait fait cette précieuse connaissance qu'il avait pu compléter l'ensemble de ses investigations.

Peut-être s'étonnera-t-on qu'un simple élève en médecine ait eu l'escarcelle assez bien garnie pour suffire aux dépenses qu'imposaient à Landolfi les exigences de sa passion. Un an avant l'aventure dans laquelle il était engagé, à coup sûr il eût été arrêté dans l'accomplissement de ses projets par l'absence de ressources. Mais peu de mois avant les événements que je raconte il avait recueilli l'héritage d'un grand oncle, héritage peu important, car les Corses ne sont pas riches, mais qui, enfin, avait mis quelques milliers de francs à sa disposition. Il en usait sans compter et très-certainement il ne devait pas tarder à voir la fin du rouleau. Au reste, la prodigalité qui est à coup sûr un défaut, était l'un des traits les moins répulsifs de son caractère, et comme il n'y a pas de nature qui soit mauvaise absolument par tous ses côtés, Landolfi s'était montré capable de générosité et avait en quelques circonstances obligé ses amis. La dépravation profonde dans laquelle il était tombé résultait de la violence de ses passions qu'il n'avait jamais eu la pensée de combattre, son éducation ayant été incroyablement négligée au point de vue moral et religieux. Orphelin de très-bonne heure, livré à des soins mercenaires, son imagination ardente avait fait sa pâture favorite des plus mauvais romans modernes, des œuvres les plus dissolvantes de la philosophie athée du siècle dernier, et sa jeunesse, dès lors, était prédestinée à la débauche et à la corruption. Mieux dirigé, il pouvait avec ses dons naturels devenir un homme distingué.

J'ai dit qu'il était susceptible d'élan généreux. C'est à un bon mouvement qu'il avait dû la connaissance très-pernicieuse pour lui du maraudeur Calebasse, ce qui prouve qu'une intention louable ne porte pas toujours de bons fruits. Un jour en se promenant aux environs de la ville, c'était à une époque où la viduité de sa bourse lui faisait une loi des plaisirs purs et simples, il trouva dans un sentier un homme étendu sans connaissance. Le diagnostic ne fut pas difficile pour le jeune chirurgien. Il était évident qu'un coup de sang avait mis l'inconnu dans cet état. Il s'empressa de tirer sa trousse et une saignée, administrée à propos, sauva la vie au malade. C'était le citoyen Calebasse dont la nature pléthorique était sujette aux mouvements sanguins. Landolfi acheva son œuvre en conduisant lui-même le maraudeur à l'hôpital où il alla le visiter. Quand Calebasse en sortit, il vint remercier le Corse et la connaissance fut faite. Landolfi prit sur cet homme un grand empire et malgré les velléités de prudence que des démêlés antérieurs avec la justice lui inspiraient tout naturellement, le Corse parvenait toujours à en obtenir tout ce qu'il voulait... moyennant finance, bien entendu. C'est ainsi que Calebasse l'avait servi en diverses occurences véreuses qu'il est inutile de rapporter parce qu'elles sont complètement étrangères à ce récit. Il suffit qu'il soit dit une fois pour toutes que Calebasse était attaché au Corse par les liens de la reconnaissance et de l'intérêt.

X. --- LE CAUCHEMAR DE LANGERON.

Dès qu'il eut réuni le faisceau de renseignements qui lui étaient indispensables pour ouvrir une nouvelle campagne contre le repos et la liberté de Clémence, Gaëtano Landolfi se hâta de quitter Stenay et il arriva à Metz dans la soirée du 28 mai. Sur désormais que l'Horace elzevirien était le pivot autour duquel roulaient maintenant ses dernières espérances, il voulut s'assurer que le surnuméraire l'avait encore en sa possession. Presque au débotté il alla donc lui rendre visite et le trouva en robe de chambre, étendu dans un moelleux fauteuil. Quelques lettres étaient éparses devant lui, sur sa table de travail, En apercevant Gaëtano, il dessina un geste adorable de pudeur effarouchée, rassemblant en un tas et couvrant de la main les missives vagabondes.

-- Je vous dérange, Langeron ? dit Gaëtano.

-- Nullement, je vous assure... seulement j'étais occupé à relire ces témoignages écrits de mes scélératesses, ...et vous comprenez, la discrétion est la première vertu d'un chevalier français...

-- Si je vous comprends, Langeron !... dites que je vous admire... Pour moi je n'ai pas celle force de caractère qui jette un voile absolu sur les bonheurs d'amour, et il ne sont complets pour moi qu'à la condition d'être révélés à mes amis ; aussi je m'incline devant une chevalerie à laquelle je ne saurais atteindre !...

-- Ah ! mon ami, réfléchissez-y donc... pensez à l'honneur des familles que d'adorables faiblesses peuvent perdre à tout jamais.

-- Vraiment !.. vous avez eu l'audace fortunée de porter le trouble dans les intérieurs vertueux ?.. Mon sincère compliment... Allons ! je vois que votre existence est lissée d'or et de soie... Heureux homme ! tous les genres de succès !..amant discret, virtuose émérite, bibliomane fortuné... Les femmes charmantes, la musique enchanteresse, les livres rares et précieux comblent tous vos vœux, préviennent tous vos désirs...

-- Mais je ne me plains pas de ma destinée, dit le surnuméraire épanoui, sans deviner le persifflage sous celle énumération emphatique. Mais je vous vois venir, ajouta-t-il, vous me parlez de ma bibliomanie parce que vous pensez encore à ma récente acquisition... à celle belle édition d'Horace qui m'a coûté si peu et dont vous m'offrez un si haut prix ?..

-- Vous savez bien que j'ai renoncé à l'obtenir de vous, fit Gaétano qui se leva et se dirigea vers la bibliothèque. Le voilà, cet in-12 incomparable !... mais, je vous en avertis, vous avez fait des jaloux... Il paraît que vous ne gardez pas également le secret sur toutes vos conquêtes. Si votre bonne fortune est connue, c'est que vous l'avez révélée, car pour moi, je n'en ai parlé à âme qui vive...

-- En effet, j'ai appris à quelques personnes ma trouvaille de la place d'Armes ; c'est un de ces succès qu'on peut avouer sans manquer à la discrétion.

-- Et sans doute l'on est venu déjà vous offrir des sommes folles pour vous enlever ce joyau ?..

-- Mon Dieu non, jusqu'à présent du moins ; mais ce serait bien en vain, d'ailleurs... je ne m'en séparerai qu'avec la vie...

-- Encore une différence avec vos autres amours ! Fortuné mortel ! si le silence est votre vertu, la fidélité n'est pas votre fort... à en juger du moins par le nombre de ces poulets mignons que vous couvrez de votre main comme s'ils allaient s'envoler... Mais, j'y pense, avez-vous songé au moyen de faire disparaître ces écritures informes qui déprécient votre beau livre.

-- Ma foi non, pas encore... je n'ai pas même pensé à déchiffrer ces pattes de mouche. Mais voyez-vous Landolfi, pour un véritable amateur, celte surcharge n'a absolument aucune importance.

-- C'est précisément ce que j'allais vous dire... Croyez-moi, laissez-le tel qu'il est, au moins jusqu'à nouvel ordre, puisque malgré la convoitise dont il est l'objet, vous êtes décidé à ne pas vous en défaire...

-- Vous êtes bien sûr qu'on me l'envie ?

-- Si j'en suis sûr ?.. Mais je sais bien aussi qu'à offre égale vous me donnerez toujours la préférence et je suis tranquille. Allons ! adieu, homme heureux, je vous laisse achever votre lecture et récolter le regain de vos tendres ivresses. Pardonnez un peu d'envie à celui qui en est à peine encore à ses premières fauchaisons !..

Langeron savourait cet encens grossier distribué à haute dose. Le Corse l'avait flatté dans sa plus intime et plus acharnée ambition, celle d'être un homme qu'on jalouse.

-- L'elzevir est toujours à sa place ! se dit Gaëtano. Il me le faut, coûte que coûte !..

En quittant la rue Nexirue, le Corse se dirigea presqu'au pas gymnastique vers le quartier qui avoisine l'église Sainte-Ségolène, De la place des Maréchaux descend, dans la direction de la Moselle, une rue dont la déclivité est très-accusée et qui est connue sous le nom de rue Boucherie St-Georges. Trois voies de moindre importance viennent s'y ramifier à peu près à moitié chemin de sa longueur ; deux de ces voies sont très-mal famées dans le quartier. C'est d'abord, la rue d'Alger qui ne porte un nom décent que depuis un très-petit nombre d'années, puis la rue du Coffre-Millet qui, en dessinant une accolade, remonte jusqu'à la place des Maréchaux. Peu de personnes, même parmi les citadins nés à Metz, ont visité cette ruelle dont l'aspect sordide est pourtant curieux à quelques égards. Ses maisons, la plupart à un seul étage, remontent à plusieurs siècles. C'est uni échantillon de la cour des miracles, égaré en plein dix-neuvième siècle.

Au milieu de la rue, à droite, en venant de la place des Maréchaux, se dressait en avant de l'alignement, une petite maison lézardée et difforme à laquelle on parvenait par un escalier dont les trois margelles portaient en un creux profondément fouillé la trace des pas ferrés de plusieurs générations. Devant l'escalier se dressait sans transition une manière d'échelle donnant accès au premier et unique étage, à une sorte de corridor sans fenêtres sur lequel s'ouvraient trois portes situées à égale distance l'une de l'autre et donnant entrée à trois réduits séparés. Ces portes de bois vermoulu étaient disjointes, raboteuses, couvertes d'inscriptions au noir de fumée ou à la craie. Arrivé au dernier échelon, Gaëtano avait tiré de sa poche et allumé une petite bougie dont le secours était absolument indispensable. Il s'arrêta devant l'une des trois portes et interrogea avec soin les caractères grossièrement tracés sur ses planches mal équarries. Plusieurs séries de ces caractères étaient effacées avec plus ou moins de soin. Deux lettres seulement apparaissaient entières et Gaëtano s'assura, en constatant l'état brillante du grain de craie, qu'elles étaient de date toute récente. Ces deux lettres étaient celles-ci : D. W.

On a deviné que ce pauvre logis était celui de Calebasse. Il avait été convenu que l'élève en médecine pourrait toujours entrer en communication avec le maraudeur au moyen d'un langage convenu dont la porte du taudis serait dépositaire. Ainsi, les deux lettres : B. M. tracées à la craie sont les initiales de Basse-Moselle ; D. W. digue de Wadrineau. Ce moyen de correspondance était infaillible.

Après quelques secondes de réflexion, le Corse redescendit l'escalier en échelle, éteignit sa bougie et se dirigea à pas précipités vers la porte de France. Puis il prit à gauche et côtoya les bords déserts de la Moselle. Arrivé à quelque distance de celte annexe de Longeville, qu'on appelle le *Sauvage*, il s'arrêta et comme, quelques jours auparavant sur la rive de la Basse-Moselle, il fit à trois reprises un appel de sifflet. A l'instant, une masse noire se détacha sur le fond blanc des bouillons de la digue et maître Calebasse en personne, mais seul celle fois, se montra à Gaëtano.

-- Il s'agit de quelque chose d'important, dit rapidement le Corse ; il faut avec toi un homme sûr... et c'est cette nuit qu'il faut agir...

-- Cette nuit ? diable !.. fit Calebasse en se grattant l'oreille. Ça donne si bien !. je faisais une nuit de trente francs.

-- Trève à tes plaintes. Tu sais bien que tu ne perdras rien à changer de besogne. Entre minuit et une heure je serai dans la rue de la Garde où je le donnerai mes instructions... surtout ne me fais pas attendre.

-- On y sera. C'est égal, ça me chiffonne de quitter la rivière ce soir. Ça remonte... ça remonte... une vraie bénédiction !... vous avez tout de même bien compris la lettre de la porte.. comme ça vous êtes toujours sûr de me trouver.

-- A bientôt et sois exact ! dit le Corse. Et il s'éloigna rapidement.

Calebasse retourna à l'eau. Depuis plusieurs jours il faisait des affaires d'or dans la Moselle. A cette époque de l'année, le poisson dont c'est l'instinct de remonter les cours d'eau, surtout au temps de la frai, s'accumule en bancs épais sous la chute de la digue qui leur fait obstacle. Les pêcheurs en prennent alors de prodigieuses quantités.

La porte de France se fermait à onze heures : à onze heures moins un quart Calebasse s'approcha de l'un des maraudeurs qui pêchaient avec lui et lui frappa, sur l'épaule :

-- Bontemps, lui dit-il, lâche tout et filons vivement... j'ai besoin de toi. Vous autres, dit-il, en s'adressant à ceux qui restaient, demeure à la besogne. J'ai affaire en ville. Aux portes ouvrantes vous serez à la cambuse pour le partage.

Ce fut tout. Bontemps suivit Calebasse sans mot dire, et tous deux, après avoir franchi les ponts levis prêts à se dresser, allèrent changer de vêtement. Minuit sonnait à la cathédrale lorsqu'ils débouchèrent au coin de la rue de la Garde par la rue aux Ours. Gaëtano les attendait depuis cinq minutes.

-- Avec qui es-tu ?.. demandait-il à Calebasse.

-- Avec Bontemps... c'est le plus solide.

-- Bien. Mais qu'il ne fasse pas des siennes. Il aura affaire à un mouton,

-- Il n'y a pas de mauvais coups à recevoir ?..

-- La bête du bon Dieu, te dis-je, Mais faisons vîte. Vous monterez tous les deux, je ferai le guet en bas.

-- Diable !.. nous jouons donc la vole ?..

-- Nous avons tous les atouts en main.

Les trois complices étaient arrivés devant la maison où logeait Langeron.

-- C'est ici, au premier, dit Gaëtano, Pas de portier, l'allée et l'escalier sont libres. Au fond du corridor, tout droit, une porte à ouvrir, la seule. Tu as tes instruments ?..

-- Parbleu !...

-- La lanterne aussi ?

-- Cela va sans dire.

-- Cette porte franchie, le reste n'est plus rien. Deux chambres en enfilade, c'est dans la troisième qu'il faut agir ; il y a une bibliothèque en face du lit, et au troisième rayon, en commençant par le bas, un petit livre rouge que je veux avoir... C'est le vingt-sixième en commençant par la gauche... Tu mettras la main dessus avec quelques autres pour dérouter les soupçons... J'ai mes raisons pour ça.

-- Et le particulier ?

-- Le particulier dort. La lumière est éteinte depuis une heure et demie. S'il se réveille, Bontemps sera là... Il n'aura qu'à lui montrer... la clef de son taudis.. il s'enfoncera sous les couvertures..

-- Ainsi, il ne vous faut que le bouquin rouge, accompagné de plusieurs autres.. sans plus ? ..

-- Sans plus. Fais vite.

-- Mais vous êtes bien sûr...

-- Je réponds de tout... Il y a cent francs pour toi.

-- Suffit. On y est.

Les deux hommes allumèrent leur lanterne sourde dans l'escalier et se trouvèrent bientôt devant la porte d'entrée de l'appartement. En deux minutes, cette porte était crochetée, et les complices du Corse pénétraient dans la troisième pièce.

Langeron se réveilla en sursaut.

-- Qui va là ? s'écria-t-il d'une voix étranglée par la peur.

-- Toi, tu vas te taire ! lui dit Bontemps en levant un bras comme pour frapper, mais la main de ce bras ne tenait qu'un mauvais couteau pour toute arme. L'infortuné Langeron disparut sous ses courtines, comme l'avait prévu Landolfi.

En deux secondes, la razzia était terminée, mais avant d'opérer leur retraite, les deux malfaiteurs s'étaient approchés du lit, et Bontemps avait dit en se penchant vers la tête de Langeron qu'accusait le relief des draps :

-- Si tu dis un mot de tout ceci, ton affaire est faite ! Je ne te dis que ça.

Deux minutes après, les trois complices qui s'étaient séparés par prudence, se rejoignaient sur l'Esplanade. Gaëtano, en échange de l'elzevir, remettait à Calebasse la somme convenue.

-- Je te l'avais bien dit... La chose a été comme sur des roulettes ! fit le Corse en serrant précieusement dans la poche de sa redingote l'Horace de Jean Rond. Tu peux garder les autres bouquins, ajoutat-il... Mais, dis-moi, tu n'as rien pris en sus ?..

-- Moi, non. Mais la montre était sur la table de nuit et Bontemps aime les toquantes. C'est son faible.

-- Vraiment !... fit Gaëtano avec un sourire qui marquait plutôt la satisfaction que le déplaisir.

-- Je l'ai vu aussi retourner le pantalon étalé sur le fauteuil, près du lit.. et ce gredin de Bontemps ne fait pas fi sur les bourses rondelettes...

-- De mieux en mieux. Alors, il est content !..

-- Comme un vilain. Et vous qu'est-ce que cela vous fait ? Vous avez votre affaire, nous avons la nôtre.

-- Sans doute, mais lu te souviendras que je ne voulais que l'elzevir. Le reste vous regarde. Et maintenant, à une autre fois. Je vais dormir.

Le fait est que Gaëtano avait bien compté que les choses se passeraient ainsi. Le vol de l'elzevir, après les velléités d'acquisition qu'il avait montrées, après la visite qu'il avait faite quelques heures auparavant à Langeron pour s'assurer que le livre était toujours à sa place, tout cela pouvait inspirer des soupçons. Mais le surnuméraire n'irait pas jusqu'à croire son ami capable de le dévaliser de sa bourse et de sa montre. La gravité du vol le mettait ainsi à l'abri de toute supposition dangereuse.

Quand Gaëtano fut rentré chez lui, il lira de sa poche l'Horace elzevirien qu'il avait tant convoité, et dans l'excès de sa joie, le couvrit de baisers ardents, et de grosses larmes s'échappèrent de ses yeux.

-- Je le tiens donc enfin !.. s'écria-t-il. Toute ma destiné est dans ce livre !.. Je l'ai payé cher.. je l'aurais payé de la moitié de ma vie car je lui devrai Clémence... Clémence !..

Ainsi s'exhalaient les transports de cette âme ardente pour qui le sens moral était lettre-morte et qui faisait de son honneur l'enjeu de sa passion ; il ne put dormir. Il passa le reste de la nuit à combiner le plan qu'il devait mettre à exécution le lendemain. Il n'y avait pas de temps à perdre. Un ami commun lui avait appris le prochain mariage de Xavier et de Clémence, mais il savait que le futur époux avait quitté Metz pour se rendre à Lille, son pays. Il avait donc devant lui un répit d'au moins huit jours qu'il fallait se hâter de mettre à profit... quand le jour parut, tout était classé dans son esprit. Il savait ce qu'il dirait au major cl avait prévu toutes les réponses, toutes les objections qui lui seraient faites. C'est à peine si, dans l'agitation qui le possédait, il put prendre dans la matinée quelques heures de repos.

Toutefois, Gaëtano n'était pas tranquille sur les suites de son équipée de la nuit. Il se demandait si la pusillanimité du surnuméraire irait jusqu'à obtempérer à l'injonction brutale de Bontemps. Si une plainte était portée, si une enquête avait lieu, la situation pouvait devenir difficile pour le Corse. En cas d'arrestation de Calebasse et de son autre complice, pouvait-il compter sur leur silence absolu ?.. Sans doute le coup s'était exécuté avec prestesse et habileté et aucun témoignage compromettant ne viendrait corroborer la déclaration de Langeron. Mais la police a le bras long, la réputation de Callebasse ne flairait pas comme beaume dans les cartons judiciaires et il y avait tout au moins là pour Gaëtano une inquiétude et une menace de péril : il est clair que si Langeron se décidait à dénoncer le fait à la justice, il pouvait compromettre une situation qui commençait à se dessiner si avantageusement pour lui. Aussi le Corse voulut-il savoir à quoi s'en tenir et se présenta-t-il effrontément chez Langeron avant de se rendre à la Ronde.

-- Je vous apporte des nouvelles.. dit-il au surnuméraire...j'ai été compulser d'affreux bouquins, interroger des dictionnaires... Votre elzevir n'est déjà pas une si grande rareté... Mais quelle figure retournée, quelle pâleur sinistre !..au nom du ciel, que vous est-il arrivé, Langeron ?...

-- Vous me trouvez pâle ?.. C'est possible, une indisposition passagère...

-- Je vois ça, vous aurez passé une nuit agitée, dit Landolfi avec un sourire méchant.

-- Précisément, un cauchemar... il m'en est resté une affreuse migraine.

-- Une migraine ! c'est de ma compétence... Voyons votre pouls... fréquent, agité, je dirais capricant, si ce mauvais plaisant de Molière n'avait pas démonétisé cet adjectif pathologique... Du repos, mon cher, une infusion des quatre fleurs et demain il n'y paraîtra plus.

-- Oh ! je l'espère bien.

-- Mais où est donc le bouquin en question ?.. demanda insolemment Gaëtano en se dirigeant vers la bibliothèque... Je ne le vois plus à sa place...

-- Je... je ne l'ai plus... pour le moment... je l'ai porté chez mon relieur... pour une légère réparation..

-- Votre relieur... une réparation... mais il était exempt d'avaries, complet, frappant neuf. Allons ! je vois ça... vous aurez cédé à des instances plus sympathiques que les miennes, vous vous en serez défait.

-- Mais je vous jure que non ; croyez-moi, Langeron, je vous aurais donné la préférence. Que voulez-vous que je vous dise de plus.

-- Je veux que vous me disiez ce que vous avez fait de votre elzevir. Que diable ! on n'a rien de caché pour un ami...

-- Figurez-vous... dit le pauvre Langeron prêt à céder à un élan de franchise ; mais il se ravisa à temps. Vous dites qu'il n'a pas grande valeur.. ajouta-t-il en se mordant vigoureusement les lèvres.

-- Sans doute, mais encore en avait-il une pour vous qui ne vouliez à aucun prix vous en défaire.

Langeron était au supplice et le Corse jouissait de cet embarras, de ces terreurs inavouées qui lui promettaient un silence dont il avait besoin.

-- Laissez -là mon Horace et parlons d'autre chose, dit le surnuméraire en se grattant l'oreille. Dites-moi, Landolfi, avez-vous entendu parler de vols commis, de malfaiteurs qui s'introduisent dans les maisons ?.. --- Est-ce que vous sauriez du nouveau, Langeron ? Jai entendu vaguement parler de quelque chose de semblable... Attendez donc ?.. Ce matin, pas plus lard, on parlait d'une attaque par deux malfaiteurs armés jusqu'aux dents. Un passant a été dévalisé pas bien loin de chez vous, rue du Palais, à minuit et demi...

-- C'est bien ça !...s'écria Langeron étourdiment. --- Vous dites ?...

-- Je dis que... la police est bien mal faite... on n'est plus en sûreté chez soi !...

-- Chez soi... mais je vous parle d'un vol sur la voie publique.

-- J'entends bien, mais des gaillards qui s'en prennent aux passants peuvent bien s'introduire dans les maisons... Et dit-on qu'ils sont arrêtés ?

-- Arrêtés ? Ah bien, oui ! Ce sont, à ce qu'il paraît, de rudes gaillards, et je ne voudrais pas avoir affaire à eux !.. Ces gens-là, ça tuerait un homme comme un chien ! La pâleur de Langeron devenait livide et ses dents s'entrechoquaient. Il poussa un soupir à attendrir le roc de Gibraltar.

-- Qu'avez-vous donc, Langeron ? fit le Corse, Vous n'êtes pas bien, mon ami...

-- En effet, un malaise subit... Ce ne sera rien.

-- Allons ! je vous quitte. Mettez-vous au lit, gardez la diète et abusez des quatre fleurs. C'est un remède, souverain.

Gaëtano prit congé. Une fois qu'il fut dehors, l'infortuné Langeron, toujours blême de terreur, ferma sa porte avec d'autant plus de soin qu'il en avait fait changer la serrure le matin. Il roula une table contre la porte, mit deux fauteuils sur cette table en manière de barricade, et tout frissonnant alla se coucher. C'est, en effet, ce qu'il avait de mieux à faire.

Landolfi était content de sa visite. Il n'avait plus à craindre de dénonciation compromettante, Le surnuméraire était dompté, terrifié, muselé. Ce premier succès lui fit bien augurer de la démarche décisive qu'il allait entreprendre. Il prit ses notes, rassembla ses souvenirs, et, armé de toutes pièces, il se dirigea vers la Ronde. C'est en se rendant chez le major qu'il avait rencontré Mme Plinchard à la porte de France et avait eu avec elle la conversation à laquelle on a assisté.

XI. --- LA DEMANDE EN MARIAGE.

Quand Gaëtano Landolfi se présenta chez le major, la famille était réunie dans le jardin. C'était après le repas de cinq heures et M. Grandurand fumait le cigare de rigueur en se promenant en long et en large dans les allées sablées. Le Corse salua courtoisement et respectueusement les deux dames, et fit comprendre à M. Grandurand que ce n'était pas uniquement une démarche de politesse qu'il venait accomplir à l'ermitage. Clémence sentit son cœur se serrer en voyant Gaëtano. Bien que ses vœux fussent comblés par la certitude de son prochain mariage avec Xavier, la présence du Corse lui rappelait amèrement les épreuves qu'elle avait traversées avant l'heureuse conclusion qui avait si délicieusement disposé de son avenir. D'ailleurs, sans pouvoir se douter du motif menaçant qui amenait l'élève en médecine chez son père, elle connaissait la ténacité du caractère de ce jeune homme et, avec ce tact si fin des femmes qui discernent aisément l'amour qu'elles inspirent, elle ne doutait pas plus de la violence que de la sincérité des sentiments qu'il lui avait voués, La pensée qu'ils l'amenaient encore à la Ronde, malgré la publicité donnée à sa prochaine union avec un autre, l'épouvantait malgré elle.

M. Grandurand fut étonné, mais non irrité de la visite de Gaëtano. Elle apportait dans sa vie champêtre une distraction et un ressouvenir des habitudes de la ville. Il ne lui fit donc pas un mauvais accueil et lui offrit un cigare qu'il alluma avec son aisance habituelle.

-- J'accepte d'autant plus volontiers ce cigare, dit-il, que je suis venu ici dans l'intention de vous demander un entretien particulier. Ne vous dérangez pas, Mesdames, ajouta-t-il en se tournant vers Mme Quentin et sa nièce qui s'étaient levées, nous nous promènerons au jardin, si le major y consent, et je pourrai lui communiquer le sujet qui m'amène, tandis que vous continuerez à jouir des douceurs de cette belle soirée.

-- Qu'à cela ne tienne ! dit M. Grandurand en s'éloignant avec Gaëtano. Mais vous avez, mon cher Gaëtano, un air bien solennel et je suis curieux de savoir ce que vous pouvez avoir à me dire de si pressant et surtout de si mystérieux.

-- D'abord, Monsieur, j'ai à vous dire que le bonheur de ma vie entière dépend en ce moment de vous. J'ai vingt-cinq ans, je vais obtenir une commission de sons-aide major. J'appartiens à une famille honorable et j'ai l'honneur de vous demander la main de Mlle Clémence que j'aime depuis longtemps...

-- Vous ignorez donc, M. Landolfi, que ma fille est promise à M. d'Ancerville ? demanda avec surprise le major.

-- Je n'ignore point cette circonstance et cependant je persiste dans ma demande... parce que je suis persuadé que vous apprécierez les motifs impérieux qui légitiment mes prétentions. Elles vont, il est vrai, à rencontre d'un projet approuvé par votre amour de père, mais elles s'adressent trop irrésistiblement à vos sollicitudes, je dirai plus, à vos devoirs de chef de famille pour que vous puissiez les repousser.

-- Ah ! ça, Monsieur Landolfi, vous rendriez des points au sphinx de classique mémoire et je voudrais une explication un tant soit peu plus claire. Vous aimez ma fille, et votre recherche m'honore, mais enfin un autre a mis à profit votre absence et non-seulement il est agréé par moi, mais de plus il est accepté sans nulle répugnance, je vous le jure, par Mlle Clémence.

-- Il est vrai que M. d'Ancerville a été plus heureux que moi dans ces derniers jours. Mais tandis qu'il les employait à vous arracher un consentement forcé, je les utilisais, moi, dans l'intérêt de votre considération, pour l'honneur de votre passé et de votre avenir...

-- Qu'est-ce à dire, Monsieur ? et en quoi mon honneur est-il intéressé en tout ceci ?...dit M. Grandurand en reculant d'un pas et en sentant frémir sa moustache, signe infaillible chez lui d'un commencement d'irritation.

-- Vous allez le savoir, Monsieur, mais ce que j'ai à vous dire demande quelque développement... et vous voudrez bien m'excuser si je reprends la chose d'un peu haut...

-- Je vous écoule, Monsieur... fit le major avec une patience qui prenait bien moins sa source dans un sentiment de déférence pour son interlocuteur que dans une émotion secrète et un sentiment de curiosité avide. Evidemment, la parole du Corse répondait à des préoccupations profondes et trouvait un écho palpitant dans la poitrine du major.

-- Je vais droit au but, Monsieur, dit impérieusement le Corse qui lui dans l'âme de M. Grandurand. Votre famille est originaire de Stenay qu'elle a longtemps habitée, et c'est précisément à Stenay que j'ai passé cette dernière semaine pendant laquelle M. d'Ancerville a obtenu votre aveu.

-- C'est vrai, Monsieur, dit le major qui faisait de vains efforts pour maîtriser son agitation, je suis né à Stenay et mon père a habité longtemps cette ville...

-- M. votre père était un négociant probe, estimé, il jouissait d'une grande aisance acquise honorablement par son travail... mais les situations commerciales les plus prospères ont à compter avec les dissensions civiles qui un jour arrêtent comme par un coup de baguette toutes les transactions et sèment la ruine autour d'elles. La révolution de juillet porta un coup terrible à la maison dont M. votre père était le chef, et il s'en fallut de peu qu'alors cet homme respectable ne fût contraint de déposer son bilan..

-- Cela n'eut pas lieu, monsieur... interrompit le major qui pâlissait visiblement.

-- Je le sais ; mais ce que je sais aussi, c'est que la maison Grandurand et Cie ne se releva jamais de l'atteinte profonde portée à son crédit par la panique commerciale de 1831, et que trois ans plus tard, M. votre père, pour faire honneur à sa signature, dût emprunter sur parole une somme de trente mille francs à l'un de ses amis, qui lui rendit généreusement ce service.. est-ce encore exact, monsieur ?..

Le major fil un signe affirmatif.

-- La signature de Grandurand ne fut pas protestée, les créanciers furent intégralement désintéressés, mais il ne resta rien à M. votre père... rien que quelques créances véreuses, un petit mobilier assez riche et la dot... très-modeste de Mme votre mère... Mais la dette de trente mille francs pesait sur cet actif restreint... et sous prétexte de réaliser la somme qui lui était due au-dehors, M. votre père quitta le pays et n'y revint plus pendant trois ans tout entiers...

-- Ce n'est pas un prétexte... dit le major avec colère, et vous auriez pu trouver une expression plus juste et plus polie...

-- Ce n'est pas moi, monsieur, veuillez le remarquer, qui me suis exprimé ainsi, dit Gaëtano avec une soumission perfide, ce sont les personnes de qui je tiens ces détails et qui ont traduit de la sorte l'opinion qu'on pouvait avoir à Stenay sur la conduite de M. Grandurand.

-- Oh ! je le sais, dit le major avec une sourde colère, je sais qu'on a indignement calomnié mon malheureux père !.. lui si honnête, si scrupuleux, si loyal !..

-- Mais voici le point où les malheurs de votre père prennent un caractère d'implacable fatalité. Le jour même du retour de M. Grandurand à Stenay, M. Parent, le vieil ami qui lui avait prêté une somme considérable pour sa fortune, mourait frappé d'apoplexie foudroyante, et quelque temps après les héritiers intentaient à M. Grandurand un procès en restitution de trente mille francs prêtés trois années auparavant...

-- Mais ce jour-là aussi, le jour de la mort de M. Parent, la somme entière, capital et intérets, lui avait été restituée, moi présent...

-- Les héritiers de M. Parent ne pouvaient produire de titre à l'appui de leur réclamation, car la reconnaissance de la somme, signée par votre père, n'a pu être retrouvée...

-- Le billet a naturellement été détruit au moment de la restitution.

-- Le tribunal a donc donné gain de cause à votre père, mais en lui infligeant dans l'arrêt intervenu des considérants qui, j'ai la douleur de le dire, ont porté à sa considération un grave préjudice. Voici ces considérants, ajouta Landolfi en tirant un dossier de sa poche ; vous voyez, M. le major, que je suis parfaitement au courant de tout ce qui s'est passé...

Un sanglot convulsif du major fut sa seule réponse. Il se laissa tomber sur un banc et cacha sous ses mains crispées le rouge qui montait sur ce loyal front de soldat.

-- Pardon si je remue d'aussi cruels souvenirs, dit mielleusement Landolfi, mais...

-- Épargnez-moi, monsieur, interrompit le major en se levant impétueusement, la lecture de cette pièce, dont chaque mot est gravé comme un fer brûlant dans ma poitrine... Oui ; on a osé jeter la boue à pleines mains sur le nom de mon pauvre père !.. Trente ans de vertus, de probité rigide, n'ont pu désarmer le soupçon et arrêter la calomnie, et encore aujourd'hui ma ville natale en accable un de ses plus loyaux enfants, elle continue à distiller le venin qui a empoisonné ma vie entière... Dieu sait pourtant que j'ai essayé tout ce qui était possible humainement pour confondre le mensonge, détruire une injuste accusation, et réhabiliter mon père... Mes efforts ont été vains... J'ai été vaincu dans cette lutte, dont mon front porte la trace en rides profondes, mon cœur en blessures toujours saignantes !, mais vous, monsieur, qui m'apportez jusqu'ici l'écho de ces insinuations infâmes, de ces calomnies, quel est votre but ? Vous prenez texte d'une demande en mariage pour me poursuivre d'outrages immérités ? J'aurai un compte sévère à vous demander de tout ceci !

-- Quand on veut appliquer un baume souverain sur une plaie, on commence par la mettre au vif. Pour tout dire, en un mot, M. votre père a été accusé d'avoir profité de la mort de M. Parent pour prétendre s'être acquitté envers lui... et cette accusation pèse encore sur sa mémoire...

-- Dieu seul et moi savons que le paiement a eu lieu... mon père y a consacré ses dernières ressources..

-- Je le sais aussi, moi, monsieur, dit Landolfi en regardant avec calme le major, dont les traits violemment contractés avaient pris des teintes livides.

-- Vous le savez ! éclata le major. Comment ? par qui ?

-- Par votre parole d'abord, ensuite par le reçu de M. Parent, qui est en ma possession...

Le major se tordit les mains dans un geste de dénégation douloureuse.

-- C'est impossible ! cette preuve de l'innocence de mon père est à jamais détruite. Vous ne savez donc pas que je la cherche depuis quinze années ?..

-- Elle existe, cependant. Écoutez, je possède un volume d'Horace, imprimé par l'un des elzevirs...

-- Un Horace ! balbutia le major qui rougissait et pâlissait tour à tour.

-- Et cet Horace porte au verso du frontispice les lignes suivantes écrites à la main :

« Il y trois ans, j'ai prêté trente mille francs à Jérôme Grandurand qui pour reconnaître ce service m'a fait don du livre imprimé par Adam Elzevir, sur lequel je trace ces lignes. Ces trente mille francs formaient une partie de l'avoir de ma famille, et ne voyant pas revenir mon ami Grandurand dans le délai d'un an fixé pour la restitution, j'ai eu le malheur et le tort dont je rougis de l'accuser d'improbité. Il m'a restitué aujourd'hui même, à l'instant, la somme entière et les intérêts, et je veux lui donner un témoignage éclatant de mon repentir et de mon estime pour lui en écrivant sur ce livre qui m'était cher, et que je lui restitue, la quittance que je lui dois. Ce sera pour lui et pour les siens un témoignage de mes sentiments et un titre d'honneur.

Reçu de la somme de trente mille francs avec intérêts pendant trois années. Fait à Stenay le 25 novembre 1835. Jean-Baptiste PARENT. »

-- Ah ! vous êtes mon sauveur !.. dit le major qui pendant cette lecture avait donné les signes d'une joie voisine du délire. Et le livre, le bienheureux livre ?..

-- Le voici... dit Gaëtano en tirant de son dossierl'in-12 de 1679. Vous voyez qu'il est intact.

-- Mais c'est l'honneur de mon père !...c'est la réhabilitation de mon nom, de ma famille ! Ah ! voila un moment qui me paie de toutes mes peines !.. Et le major colla passionément ses lèvres sur le maroquin de la couverture, sur les caractères tracés par la main de M. Parent.

-- Voilà, monsieur, ce que je suis venu vous apporter...dit Gaëtano quand ces premiers transports furent un peu calmés. Ce livre, celle quittance sont donc bien à vous... mais vous savez le prix que j'y mets ?..

Le front du major se rembrunit singulièrement.

-- Mais ma parole est engagée, mon ami... Fatale précipitation !.. D'ailleurs ces enfants s'aiment... vous et moi nous ferions leur malheur... Le ciel m'est témoin que je donnerais tout mon sang pour la possession de ce témoignage irrécusable de l'innocence de mon père.. Allons, Landolfi, écoutez la raison... soyez généreux... tout ce que j'ai est à vous, mais laissez-moi tenir ma parole.

Le major marchait à pas précipités dans l'allée, cassant avec sa canne les fleurs dès plates-bandes, en proie à une indécision qu'il n'avait jamais connue. Landolfi avait repris brusquement l'elzevir des mains du major.

-- Monsieur, dit-il, vous faites appel à ma générosité, permettez-moi d'invoquer votre justice. Ml d'Ancerville aime Clémence, mais qu'a-t-il fait pour l'obtenir ?.. Moi, je n'ai épargné ni soins ni fatigues pour vous rendre un signalé service ; Quant à Clémence les impressions tendres sont bien fugitives à-son-âge... elle trouvera en moi une si sincère, une si profonde tendresse qu'elle ne tardera pas à y réfugier son avenir et toutes ses chances de bonheur. Je vous le dis, il me la faut pour vivre !..

-- Ainsi, sa main est la condition absolue, que vous mettez à me rendre l'honneur ?..

-- Absolue... dit sèchement Gaëtano.

-- Et si je vous refusais Clémence ?..

-- Ce livre serait détruit aujourd'hui même !..

-- Vous le feriez ?... dit le major épouvanté.

-- Sans hésiter. Et pourquoi non ?.. L'honneur pour vous, le bonheur pour moi. Nous serons quittes.

Le major était en proie à une lutte intérieure qui brillait dans ses yeux en éclairs terribles !..

Enfin il parut faire un violent effort sur lui-même.

-- Voilà mon rêve réalisé, se dit-il et j'hésiterais...et quelques larmes d'enfant rebelle m'y feraient renoncer ?.. Cet homme a du caractère, de la résolution. Il sera un bon guide pour Clémence. D'ailleurs, mon père le veut !..

-- Eh bien ! monsieur, que décidez-vous ?... dit Gaëtano qui suivait sur les traits du major la trace des évolutions de sa pensée.

-- Puisqu'il le faut, je consens. Vous aviez raison de dire tout à l'heure que mes devoirs de chef de famille doivent passer avant toutes les autres considérations. Clémence sera votre femme. Tâchez de vous en faire aimer !..

-- Ah ! je vous devrai cent fois plus que la vie !. dit le Corse avec un élan de joie satanique. Mon elzevir sera à vous le jour du mariage en quittant l'autel. Adieu, major, je vais tout précipiter. Pour vous comme pour moi, il ne faut pas perdre une heure.

Gaëtano salua de loin les dames en réprimant un sourire de triomphe et se retira sans s'approcher d'elles.

Le major ne les aborda pas non plus et se rendit dans son cabinet où il écrivit à Xavier la lettre suivante :

Monsieur,

Je vous ai promis la main de ma fille et une implacable nécessité me force de retirer ma parole. Ce mariage est désormais impossible. Vous n'avez pas démérité près de moi et je vous liens pour un homme de cœur et un honnête homme. Mais j'ai à remplir des devoirs qui sont incompatibles avec la promesse téméraire que je vous ai faite. Oubliez Clémence qui ne peut plus être à vous, qui va être à un autre. Ne m'accusez ni de cruauté, ni d'inconstance. Il y a dans la vie des conjonctures qui commandent des résolutions bien douloureuses, et les circonstances auxquelles je cède, vous pourrez les connaître un jour. J'ose dire qu'elles laisseront intacts vos sentiments d'estime pour moi.

Le major GRANDURAND.

Le père de Clémence ignorait l'art des transitions. Ce qu'il avait résolu, il l'exécutait comme une consigne. Sa lettre écrite, il la prit toute ouverte et revint près de sa fille. Son visage portait l'empreinte d'une inexorable sévérité. Clémence en fut épouvantée...

-- Ah ! mon père, dit-elle, quel malheur allez vous m'annoncer ?...

-- Lisez, ma fille... dit le major, et obéissez. Et il tendit à Clémence la lettre fatale.

Les yeux fixes et les dents serrées, la pauvre enfant n'y jeta qu'un coup-d'œil, mais ce coup-d'œil avait dévoré l'effrayante révélation.

-- C'est impossible ! dit-elle. Vous voulez m'éprouver... Que vous ai-je fait, dites, mon père ?... pourquoi m'avoir donné tant de bonheur pour me le retirer si vite ?... J'y étais habituée... désormais c'était pour moi l'air que je respire...

-- C'est à Saint-Denis, dit sèchement le major, qu'on prend ces idées romanesques ?,. Vous n'aurez pas bien lu... Il s'agit, vous le voyez bien, de mon honneur, du vôtre, par conséquent... N'essayez pas de faire résistance à ma volonté... ou je vous briserai.

-- C'est cet homme qui sort d'ici... cet homme que je hais qui a changé vos volontés !.. Ah ! je savais bien qu'il me serait funeste...

-- Pas un mot de plus... Cet homme m'a apporté Sa seule joie que je pusse encore ambitionner dans ce monde... Ne l'insultez pas, il sera votre mari...

-- Grâce, mon père, dit Clémence en se traînant aux genoux du major. Epouser cet homme, plutôt mourir... Mais vous êtes bon, vous ne me forcerez pas à me réfugier dans la mort pour échapper à ce supplice... Eh bien ! oui, puisque c'est votre volonté, je renonce à mon Xavier, à tous mes chers espoirs, à tout ce qui me faisait l'existence belle et enchantée...mais épouser ce Corse... Dieu qui m'entend sait que c'est au-dessus de mes forces... et certainement je fais un rêve affreux !..

Et Clémence affolée de terreur se frappait désespérément le front comme pour rappeler sa raison chancelante.

-- Ma fille, dit M. Grandurand, je sais le casqué je dois faire de ces phrases de roman. --- Je vous répète pour la dernière fois que la résolution que je prends m'est dictée par un devoir de conscience et d'honneur...

-- Soit, je puis mourir pour vous aider à le remplir...

-- Vous ne mourrez pas et vous épouserez un homme à qui je dois plus que la vie. Un caprice de fille amoureuse ne me fera pas reculer. J'ai laissé sur celte page une place libre. Prenez cette plume et faites vos adieux à M. d'Ancerville. Il le faut, je le veux.

Terrassée par l'implacable regard de son père, Clémence prit la plume de ses mains et traça les lignés suivantes au bas de la page :

« Oubliez-moi, Xavier, le bonheur que nous avions espéré tous deux est devenu impossible... Par pitié, ne cherchez pas à me revoir, les adieux seraient trop douloureux... J'ai besoin de toute ma force, ne fût-ce que pour mourir !... Je ne sais pas bien encore pourquoi il faut nous séparer ; l'honneur, dit-on, l'exige, l'honneur de notre nom ! Je vous sacrifie à ce devoir... Soyez heureux.. moi j'obéis à mon père... CLÉMENCE. »

M. Grandurand fronça le sourcil en lisant ces lignes ponctuées par les larmes de sa fille. Cependant il ne fit aucune observation, et après avoir cacheté la lettre, il donna à haute voix l'ordre au domestique d'aller la porter à la poste.

Mme Quentin, hors d'elle-même par le spectacle de la douleur de Clémence, osa pour la première fois faire entendre au major une parole de blâme et de protestation.

-- Mon frère, lui dit-elle, ne vous laissez-vous pas égarer par un faux point d'honneur, et ce que vous faites-là est-ce juste, est-ce équitable ?

-- Vous verrez, dit le major en élevant la voix à un diapason redoutable, que c'est de madame qu'il me faudra apprendre à vivre ! Ces plaintes me fatiguent et m'irritent... Quand j'ai parlé, j'entends qu'ici tout le monde obéisse !

Et le major se retira dans sa chambre.

-- Ma pauvre enfant, dit Mme Quentin, ton père n'est pas abordable en ce moment, mais au fond il est bon, il t'aime, tout n'est peut-être pas encore désespéré...

-- Ah ! j'étais trop heureuse ! dit Clémence avec une expression navrante... Dieu ne veut pas qu'on ait de ces bonheurs si complets ailleurs que dans son paradis... Je suis dans sa main...

-- Tu es si jeune.. il t'enverra la résignation, l'oubli...

-- N'essayez pas de me consoler, bonne tante... Ah ! je le sens bien, je n'ai plus qu'à mourir, sanglota la triste Clémence, sa pauvre tête pâlie sur la poitrine de la bonne dame, ses bras convulsivement agités dans les bras maternels qui l'attiraient.

XII. --- LE RÉCIT.

Le lendemain Clémence dût garder le lit. L'ébranlement nerveux causé par la terrible scène de la veille avait amené une forte fièvre. Mme Quentin soignait sa nièce avec dévouement et avait abandonné pour elle un héros de roman suspendu par son écharpe au balcon de sa belle. C'était certainement le plus beau sacrifice qu'elle put lui faire, l'excellente femme. Au déjeuner, le major avait dit :

-- Pourquoi Clémence ne descend-elle pas ?..

-- Clémence est malade, mon frère...

-- Grimaces que tout cela !.. Je déleste les bouderies et les boudeuses.

-- Suivez-moi donc, mon frère, et venez voir votre fille...dit courageusement Mme Quentin.

Le major réprima un geste d'étonnement douloureux et suivit sa belle-sœur dans la chambre de Clémence. La jeune fille était plus blanche que les linges qui l'enveloppaient. A la fièvre chaude avait succédé une sorte de prostration qui lui permettait à peine d'articuler une parole.

A ce spectacle, le major fut ému malgré lui.

-- Vous souffrez, Clémence ? lui dit-il avec hésitation.

-- Je vais mieux, mon père... dit la jeune fille d'une voix à peine intelligible.

-- Je vais faire appeler le docteur, dit le major plus inquiet qu'il ne voulait le paraître.

La malade fil signe de la tête que c'était inutile.

-- Ce n'est pas le médecin, dit Mme Quentin, qui lui rendra ce qu'elle a perdu !..

Le major ne répliqua pas et descendit. Il passa une partie de l'après-midi à se promener dans son jardin. Il jeta à peine les yeux sur son journal et fuma plusieurs cigares sans désemparer, ce qui lui arrivait rarement. Avant dîner il alla s'informer de la santé de Clémence. A sa grande joie il la trouva levée. Mais il ne fit rien paraître de sa satisfaction.

-- Je savais bien que ce ne serait rien !..se contenta-t-il de dire à Mme Quentin, qui ne répondit qu'en hochant la tête.

Le soir, Mme Plinchard vint à l'ermitage. M. Grandurand, lui adressa un salut à peine suffisant et alla se promener dans les vignes. Pendant le dîner, tantôt il avait affecté des dispositions à la gaieté, tantôt son attitude était morne et son regard désolé.

-- Qu'a donc aujourd'hui votre aimable beau-frère ?...demanda la veuve à Mme Quentin. Est-ce qu'il va combattre les Prussiens ?..

-- Il y a bien du nouveau ici... dit la belle-sœur du major.

-- Du nouveau, soit ; du gai, c'est autre chose. Mais je ne vois pas Clémence.

-- Elle était au lit ce matin, elle est si faible qu'elle n'a pu descendre pour le dîner.

-- Mais qu'est-ce qu'il lui est donc arrivé ?.. J'y suis, ajouta la veuve en se frappant le front ; je parie qu'il y a du Gaëtano sous jeu !..

-- Hélas ! ce n'est que trop vrai... Ce Corse a ensorcelé le major. Mais vous ne me croirez pas...

-- Je crois tout dès qu'il s'agit de cet homme.

-- Eh bien ! hier Clémence était promise à ce pauvre Xavier, aujourd'hui...

-- Ce Landolfi épouse Clémence !.. Changement de décor à vue d'œil, comme à l'Opéra. C'est affreux !, mais je n'en suis pas étonnée.

-- Comment cela ?..

-- Tout simplement parce que le Corse m'avait prédit ce qui est arrivé. Ah ! c'est un homme bien profond et bien dangereux !.. Mais dites-moi ce qui a eu lieu.

Mme Quentin raconta tout ce qu'elle savait. La veuve comprit qu'il y avait sous ce revirement subit un secret important et des considérations décisives. Le major était un homme violent, mais un homme sensé et loyal qui n'avait pu sans de graves, de très graves motifs manquer à sa parole.

-- Maintenant, allons voir Clémence !.. dit la veuve. Et elle entraîna Mme Quentin près de la jeune fille.

Le premier mouvement de Mme Plinchard avait été tout de commisération pour les douleurs de Clémence. Mais la réflexion lui avait montré le beau Xavier libre désormais, et malgré elle celte perspective lui avait paru avoir quelque douceur. Assurément, s'il avait dépendu d'elle de ramener Xavier aux pieds de sa future, ces deux enfants eussent retrouvé le bonheur ; et cependant elle ne pouvait se défendre d'une secrète joie à la pensée qu'ils étaient séparés pour toujours. Simple petite page de ce gros livre qu'on appelle les contradictions du cœur.

Mme Plinchard consola de son mieux la plaintive Clémence, mais elle vil bien que le coup avait été rude. Aussi en conçut-elle une sourde irritation contre le major et se promit-elle de lui dire à ce sujet sa façon de penser. C'était une revanche qu'elle voulait prendre contre elle-même pour le mouvement de joie involontaire avec lequel elle avait accueilli la nouvelle du malheur de Clémence. Les femmes entendent volontiers ainsi la justice distributive.

Dès que le major reparut, elle alla à lui.

-- Savez-vous, lui dit-elle, que vous êtes en train de tuer votre fille ?..

-- Encore des plaintes ! des doléances ! gronda le major en se prenant les cheveux à deux mains. Oh ! je sais que les femmes s'entendent à merveille quand il s'agit d'une amourette !..

-- Vous avez beau faire les grands bras, ceci est plus sérieux que vous ne le croyez.

-- Est-ce que je suis responsable d'un mouvement de fièvre ?.. D'ailleurs, Clémence est beaucoup mieux, elle n'a plus qu'un peu d'oppression.

-- Je crois bien, vous retirez l'air à sa poitrine. Croyez-vous que votre carabin le lui rendra ?..

-- Une question en vaut une autre, Mme Plinchard, dit le major visiblement courroucé. Est-ce qu'à votre avis charbonnier n'est pas maître chez lui ?..

-- Non, il n'est pas maître de faire sciemment le mal... Je ne connais pas vos motifs, je ne demande pas à les connaître ; je ne sais qu'une chose, c'est que Clémence est frappée au cœur et qu'il n'y a pas au monde de raisons assez puissantes pour forcer un père à faire le malheur de sa fille.

-- Madame, dit le major, hors de lui, vous avez votre franc parler ici, mais vous m'accorderez bien, par réciprocité, le droit de réplique. Eh bien ! je vous déclare que je déteste les gens qui se mêlent de ce qui ne les regarde pas.

Et le major, furieux, tourna les talons.

Le lendemain, M. Landolfi, tout de noir habillé, vint faire sa visite. On lui dit que Clémence était souffrante. Il n'insista pas pour la voir. L'entrevue entre le major et son futur gendre fut contrainte, embarrassée. Il ne fut pas question de l'elzevir de maroquin rouge. Le Corse se contenta de dire qu'il s'occupait activement de réunir les papiers nécessaires pour la cérémonie, priant le major de faire diligence de son côté. M. Grandurand répondit que tout était prêt. M. Landolfi, en se retirant, tendit la main au major qui ne lui donna qu'un doigt d'un air visiblement maussade.

-- Ces gens-ci ne m'aiment guère, se dit le Corse. Patience ! j'aurai mon tour.

Deux ou trois jours se passèrent. Clémence avait pu descendre une fois ou deux au jardin, pendant l'après-midi, au moment de la plus grande chaleur. Elle grelotait en plein soleil. Le dessous de ses paupières avait pris des teintes bistrées ; l'arc de ses lèvres dessinait ces contours rigides qu'accusent les traits que la vie a abandonnés ; ses jolies narines jadis roses offraient des tons de marbre blanc dépoli ; elle continuait à ne pouvoir parler qu'avec des efforts visibles.

-- Clémence n'est pas bien, disait Mme Quentin au major en essuyant ses yeux pleins de larmes.

-- Vous voudriez bien m'effrayer, n'est-ce pas ?... répondait le major avec amertume.

Un jour, Clémence ne put même venir s'asseoir au jardin. Sa tante annonça qu'elle resterait toute la journée dans sa chaise longue.

-- Je monte chez elle, dit le major, et je désire, Madame, que vous soyiez en tiers dans l'entretien que je vais avoir avec elle. Je vois qu'il y a ici un complot organisé contre mon autorité. J'ai toujours eu l'intention de faire part à ma fille des motifs qui dictaient ma conduite, et j'ajournais une explication qui me rappellera de cruels souvenirs, mais je comprends qu'il est temps que je parle. Suivez-moi, Madame.

Le major s'informa affectueusement de la santé de Clémence qui lui répondit, comme toujours, qu'elle se trouvait mieux. Mais son visage amaigri, ses yeux caves, démentaient cruellement cette vaine assurance.

-- Ma fille, dit le major en affermissant sa voix, je vous dois une explication des mobiles qui m'ont fait agir en congédiant M. d'Ancerville pour vous donner à M. Landolfi. Mais j'ai à entrer dans beaucoup de détails, car c'est l'histoire de la famille de votre père que j'ai à vous raconter. Ecoutez-moi donc avec attention, vous déciderez vous-même ensuite si votre père, en disposant de vous, n'a pas accompli un devoir en montrant une sévérité légitimé.

-- Mon père, dit Clémence, cette explication est inutile. Je sais que je vous dois l'obéissance et je m'efforce de me résigner à mon sort.

-- J'approuve ces sentiments, mais vous et la sœur de votre mère vous devez tout savoir.

M. Grandurand raconta en détail les événements dont on connaît déjà quelques particularités. Je retrancherai donc du récit du major tout ce qui a déjà été dit, notamment ce qui concerne la déconfiture commerciale de M. Jérôme Grandurand.

Au temps de sa prospérité, continua le major, mon père avait la passion des livres. Un autre habitant de Stenay, M. Parent, la partageait, et cette communauté de goûts les rapprocha. Bientôt ils devinrent inséparables. Mon père avait une bibliothèque plus riche que celle de M. Parent ; il possédait surtout une collection de livres rares, d'éditions recherchées qui faisaient les délices de son ami. Parmi ces curiosités bibliographiques, M. Parent avait une prédilection particulière pour un Horace elzevirien qui flattait en lui deux penchants favoris. Son amour des belles reliures, des belles impressions, et son faible pour le génie d'Horace qu'il préférait à tous les autres poètes latins. Quand mon père, à la suite de ses malheurs, lui emprunta une forte somme, il ne crut pas pouvoir reconnaître plus délicatement ce service qu'en faisant cadeau à son ami de la belle édition elzevirienne de 1679. M. Parent se montra sensible à celle attention, et comme il nous l'a souvent répété, il ne se passait pas de jour qu'il n'ouvrît son Horace pour s'y délecter par la lecture d'une ode ou d'un épithalame.

Mon père n'était pas de ceux que le souvenir d'un service rendu importune, et il n'avait caché à personne le prêt généreux qui lui avait permis de faire honneur à ses affaires. Il quittait le commerce, d'ailleurs, et cette confidence ne pouvait plus en rien nuire à son crédit. Toute la ville savait donc qu'il était redevable envers M. Parent d'une somme considérable. Elle devait être remboursée au bout de l'année, mon père s'étant fait l'illusion de croire que ce délai suffirait pour lui permettre de réunir les débris de sa fortune et obtenir le remboursement de ce qui lui était dû. Mais les rentrées s'opérèrent difficilement. Mon père qui était probe avait cru à la probité d'autrui. Il avait commencé par vendre tout ce qu'il possédait, il dut aventurer le peu qui lui restait en frais de procès qu'il intenta à des débiteurs de mauvaise foi. Les mois, les années s'écoulèrent. Il était créancier pour une forte somme d'un misérable qu'il avait tiré de la misère, à qui il avait ouvert un crédit considérable, et qu'il fut réduit à poursuivre jusque dans le Nouveau-Monde pour lui faire rendre gorge. Ce ne fut qu'au prix de durs sacrifices et de la perle de sa santé, que mon malheureux père put obtenir, le paiement de celte dette sacrée. Dès qu'il fut de retour en France, il m'écrivit à Perpignan où j'étais alors en garnison pour me donner rendez-vous à Stenay. Il m'avait mis au courant de toutes ses affaires et je connaissais la créance qu'il pouvait enfin solder. Il voulait me voir d'abord, il désirait ensuite que j'assistasse à une restitution qui rendait pur de tout soupçon le nom qu'il m'avait donné. Je savais bien que l'intégrité de l'honneur était le seul héritage que je dusse désormais attendre de lui !..

Nous arrivâmes, lui et moi, le même jour à Stenay. Ah ! je n'oublierai jamais celle scène !.. j'avais quitté mon père jeune encore, dans toute la force de la maturité intelligente, je retrouvai un homme usé, blanchi, un vieillard !.. Le soir même nous nous présentions chez M. Parent. Je vois encore ce digne ami, bien changé, lui aussi, et dont le visage portait les traces de soucis cuisants. C'était un de ces hommes dont le cœur est excellent, mais qui jettent une ombre fâcheuse sur de réelles qualités par une disposition nerveuse à la défiance et à la susceptibilité. D'un esprit cultivé et prime-sautier, sa conversation était attachante, mobile, pleine d'éclairs spirituels et mordants. Une pointe d'originalité ajoutait au charme et à l'imprévu de cette nature sensible et impressionnable. Plus âgé que mon père, il comptait alors soixante-cinq ans au moins.

Dès qu'il nous aperçut, il se leva pâle et ému...

-- Ah ! je ne t'attendais plus !.. dit-il à mon père... El dans son regard on lisait une lutte intérieure entre sa vieille affection et ses récentes méfiances.

-- C'est vrai, j'ai bien tardé... dit mon père, mais je ne voulais te revoir que le jour où je pourrais m'acquitter envers toi... envers les liens !.. Dieu merci, ce jour est arrivé...

-- Je le retrouve donc, oui, toi tout entier !.. dit M. Parent en embrassant mon père avec élan et lui serrant la main à la lui briser.

-- Il y a dans ce portefeuille, dit mon père quand les premières effusions furent un peu calmées, la somme de trente-trois mille cinq cents francs dont je te suis redevable. Je te rends ton argent, mais je te garde une gratitude qui ne mourra qu'avec moi.

M. Parent regarda fixement mon père, puis un torrent de larmes jaillit de ses paupières. Il les laissa couler pendant un instant puis il courut à son secrétaire, et y prit le reçu de mon père qu'il déchira sans mot dire. Il se dirigea ensuite vers la bibliothèque où il prit le volume d'Horace, cadeau de son ami, et toujours gardant le même silence, il l'ouvrit à la première page et écrivit au verso du frontispice une quittance bien en règle dont il nous lut la teneur. Il s'y accusait d'avoir douté de la probité de mon père et déclarait qu'en constatant de cette manière inusitée le paiement effectué à l'instant même, il entendait faire de ce livre, qu'il avait tant aimé et qui témoignait de ses regrets de nous avoir méconnus, un titre d'honneur pour notre famille.

Cette façon étrange de réparer un tort était conforme au caractère bien connu de l'ami de mon père. Presque toujours enfermé dans sa bibliothèque, absorbé dans ses livres, dans les méditations d'une humanité idéale qu'il avait créée à son image, il imprimait à tous ses actes un cachet de solennité tout à fait en dehors des habitudes de la vie vulgaire. Ses concitoyens, qu'il voyait peu, ne comprenaient rien à ce qu'ils nommaient ses bizarreries et ses excentricités. Cependant, ils disaient de lui, pour expliquer son existence contemplative et sa manière de traiter les choses sérieuses de la vie, qu'il ne faisait rien comme tout le monde, et il y avait du vrai dans cet arrêt de la commune renommée.

Quand il eut fini d'écrire, il lut d'une voix profondément émue l'étrange déclaration qui devait servir de décharge à mon père, et lui montrant l'elzevir :

-- Ce livre est bien à toi, Grandurand, lui dit-il, car je ne l'avais accepté qu'à titre de dépôt. Tu le reprendras donc, mais je te demande comme une grâce de le conserver quelques heures encore. Pour la dernière fois, je le lirai à loisir et il me confirmera dans mon mépris pour les vains jugements des hommes. Il est pour moi un monument de la fragilité des affections de la terre, qui devant un misérable intérêt d'argent, ont des défaillances honteuses. Pendant quelques courts moments encore il restera entre mes mains, mais il sera pour toi, tant que tu seras de ce monde, et après loi, pour ton fils, le témoignage de ta probité, de la constance dans le malheur, de la fidélité clans l'amitié. Tu vois donc bien que je n'en suis plus digne et que c'est à loi qu'il doit appartenir. Demain matin, en allant le l'apporter, j'accomplirai un devoir de conscience et un acte de justice !..

Je vivrais cent ans que ces paroles ne cesseraient pas de relentir en moi ; j'entends encore le timbre tout à la fois vibrant et mouillé de larmes qui les accentuait, je vois la noble tête de ce vieillard étrange se courber avec une noble majesté sous l'étreinte d'un poignant remords.

Nous le quittâmes à huit heures du soir. Le lendemain matin une terrible nouvelle se répandit dans la ville. M. Parent était mort foudroyé par l'apoplexie. Mon père et moi nous accourûmes, c'est à peine si les héritiers du mort consentirent à nous recevoir. C'étaient des neveux avides et qui, dans cette mort imprévue, ne voyaient qu'une succession à recueillir. Mon père déclara qu'il avait payé la veille à M. Parent la somme qu'il lui devait depuis trois années et raconta l'histoire de l'elzevir et de la quittance qui y était attachée. On chercha le livre, il avait disparu ; la somme payée, elle fut introuvable. Jugez, Clémence, du désespoir de votre aïeul, de votre père !.. Tant de peines, tant de sacrifices étaient perdus sans retour, et il ne restait rien à mon père pour racheter son honneur par une nouvelle et injuste restitution. Je l'avoue, je soupçonnai d'abord l'un des neveux du défunt d'avoir opéré la soustraction qui nous ruinait dans ce que nous avions de plus cher. Je me trompais, et je sus plus tard quel était le véritable auteur de ce nouveau et implacable malheur. Celait un valet de chambre qui paraissait dévoué à son vieux maître et qui l'entourait de soins prévenants. Mais c'était la cupidité et non l'affection qui dictait son dévouement. Faisant un appel désespéré à mes souvenirs, je me rappelai que cet homme était entré doux fois dans la pièce où nous étions réunis, M. Parent, mon père et moi, quelques heures avant la catastrophe. Les émotions de cette soirée avaient sans doute prédisposé le malheureux vieillard à l'atteinte apoplectique qui l'avait emporté. Son domestique était là, il nous avait entendus ; quand, pendant la nuit, il ne trouva plus près de lui qu'un cadavre, il eut tout le temps nécessaire pour faire disparaître l'elzevir et la somme dont il attestait la restitution. Les héritiers de M. Parent intentèrent un procès à mon père qui eut la douleur et la honte de venir affirmer sans preuve devant la justice qu'il avait satisfait son créancier dans la fatale soirée qui précéda la mort de son bienfaiteur. L'avocat adverse osa dire qu'indigne débiteur, au lieu de pleurer la mort de son créancier, il avait su habilement la mettre à profil, et le jugement qui intervint, sans être aussi affirmatif, fit planer des doutes déshonorants sur la probité de mon père en taxant d'improbable le paiement si tardif qu'il invoquait. C'est par celle flétrissure publique que mon père paya le gain définitif du procès, car si nous n'avions pas la quittance, nos adversaires ne purent pas davantage produire le litre de la dette !..

Moralement certain qu'un crime avait été commis et que le voleur était le valet de chambre de M. Parent, je le dénonçai au parquet du tribunal ; mais les perquisitions opérées n'amenèrent aucun résultat et l'enquête ne produisit nulle charge sérieuse contre le coupable. Cet insuccès acheva notre déconsidération dans le pays. On répéta partout, et nos adversaires crièrent sur les toits que non content de nier une dette, nous abritions notre infamie derrière un odieux mensonge, et que pour nous laver d'une action mauvaise nous n'avions pas craint d'accuser un pauvre domestique, un serviteur dévoué de notre bienfaiteur, un innocent !..

Cet innocent prétendu quitta peu après le pays, Il vint s'établir à Paris. Je faisais surveiller ses actions et sa vie. Deux mois après son installation dans la grande ville, il y avait acheté, lui dépourvu, ou peut s'en faut, de toutes ressources, une maison qu'il paya trente mille francs !.. Mais un verdict d'acquittement avait été prononcé en sa faveur. Il n'était plus justiciable que du tribunal de Dieu !..

XIII. --- L'INDULGENCE DE M. LANDOLFI.

Nous étions vaincus, continua le major, nous devions céder, mon père et moi, au malheur inouï de notre destinée. A notre tour, nous quittâmes notre ville natale où tout nous rappelait au sentiment d'une catastrophe plus terrible que la mort même, car nous étions atteints dans ce que l'homme moral a de plus cher et de plus précieux. Dans tous les regards, nous lisions la réprobation dont nous étions l'objet, là où ma famille avait toujours joui d'un ce nom sans tache et d'une juste considération. Mais ce dernier coup avait terrassé mon malheureux père. Il ne devait plus s'en relever. Il affectait avec moi une résignation entière à son sort, mais les protestations de sa tendresse paternelle ne pouvaient me tromper. Je ne savais que trop qu'il était frappé au cœur. Après quelques mois d'une lente agonie, il s'éteignit dans mes bras en pardonnant à ses ennemis, mais en me léguant le soin de réhabiliter sa mémoire. Devant son lit de mort, je jurai d'accomplir sa dernière volonté et je n'ai pas failli à ce serment. Pas un instant je n'ai interrompu mes recherches ; j'ai fait fouiller toutes les librairies, fait visiter toutes les bibliothèques, remué tous les magasins de bricà-brac de Paris et de la plupart des départements. J'avais un agent chargé d'éclairer toutes les démarches, de contrôler toutes les transactions du valet de chambre de M. Parent. Mais cet homme est mort depuis un an, une vente a eu lieu à son décès, et le précieux livre n'y figurait pas. Alors seulement je perdis courage et j'eus la conviction qu'il avait été détruit. Je me dis que la même main qui avait spolié les héritiers de M. Parent, avait dû anéantir en même temps le témoignage sans réplique de l'innocence de mon père et la preuve d'un odieux crime !..

Je me trompais !..

L'Horace elzevirien existe encore. Ce que mes soins, ma sollicitude qui ne s'est jamais lassée, n'avaient pu faire, un hasard inattendu l'a accompli. M. Landolfi possède ce livre inestimable pour moi. Je l'ai vu de mes yeux, touché de mes mains. Armé de cette preuve, je ferai un second appel à la justice de mon pays et j'accomplirai dans la ville natale de mon père, la solennelle réhabilitation de sa mémoire. Ainsi, j'aurai tenu mon serment et rendu l'honneur à mon nom. Mais Landolfi qui vous aime, ma pauvre Clémence, ne me cédera l'elzevir que quand il sera votre mari. C'est la condition Inéluctable qu'il a posée. Votre père a-t-il agi conformément à son devoir en l'acceptant ? Prononcez, ma fille...

Clémence lendit sa main amaigrie à son père et lui dit avec des larmes dans la voix :

-- Vous êtes le juge de votre honneur, du mien, mon père, et pour moi c'est une consolation d'apprendre de vous que mon malheur sert du moins à l'accomplissement d'un devoir !..

Le père et la fille confondirent leurs larmes.

Revenons maintenant au malheureux Xavier. En recevant la lettre du major et les quelques lignes désespérées de Clémence, Xavier, frappé de stupeur, demeura pendant quelques heures dans une sorte d'anéantissement de la pensée. Des images repoussantes ou ironiques traversaient son cerveau par éclairs comme ces dessins burlesques et monstrueux qui se succèdent dans la lanterne magique. Dès que lui revint le sentiment net et saisissant de son malheur, la douleur fut si atroce qu'il tourna plusieurs fois sur lui-même, comme abasourdi par un coup furieux, et il tomba inanimé sur le parquet de sa chambre. Une fièvre violente ne tarda pas à se déclarer, mais l'hôtelier chez lequel il logeait à Lille s'était intéresse à lui et il l'entoura de soins intelligents. Un bon médecin fut appelé, et ses prescriptions arrêtèrent les développements du mal physique. Au bout de cinq jours, il était sur pied. Encore bien faible, il se mil en route pour Metz où il arriva le second jour. A cette époque les voies rapides ne desservaient qu'un petit nombre de points et la diligence jouissait de son reste. Xavier arriva à Metz exténué de corps et d'esprit. Il trouva chez lui une lettre de Mme Plinchard qui le priait de passer chez elle dès qu'il serait de retour. L'une de ses premières pensées avait été un désir de vengeance. Il voulait aller trouver le Corse et lui demander compte du changement de résolution du major. En vain il s'avouait à lui-même que Gaëtano ne l'avait pas trompé. Ils étaient rivaux, le Corse lui avait fait part franchement de ses sentiments pour Clémence. Il était donc dans son droit en essayant de le supplanter. Seulement, il restait à savoir si les moyens qu'il avait employés étaient légitimes et loyaux. Mais quels qu'ils fussent, Xavier était décidé aux partis violents. Il était dans un de ces moments où la raison n'a plus voix au chapitre. Cette perspective d'un duel était d'ailleurs le seul adoucissement possible à ses intolérables tortures. Mme Plinchard lui parlerait sans doute de Clémence, c'était là l'intérêt prédominant, et Xavier se rendit en hâte chez la veuve. Depuis trois jours elle l'attendait. A peine put-elle le reconnaître ; ses joues creuses, ses yeux brillants, ses lèvres amincies et pâles, faisaient peine à voir. Il n'était plus que l'ombre de lui-même.

-- Ah ! mon Dieu, comme vous voilà !.. fut le le premier cri de Mme Plinchard en l'apercevant.

-- Je me rends à vos ordres, Madame, dit Xavier.

-- Mais vous êtes effrayant à voir !... dit la veuve enjoignant les mains. Est-il possible que l'amour arrange comme cela un homme !.. Vrai, je ne l'aurais pas cru. Et dire que Clémence est logée à la même enseigne ! Ah ! ma foi, vous direz tout ce que vous voudrez, l'amour est une belle chose, mais mieux vaut moins aimer et vivre plus longtemps. J'avoue que je ne serais pas de cette force !.. Avis à qui voudra m'adorer !

Mme Plinchard, on le voit, essayait par cet enjouement forcé de faire diversion, ne fût-ce qu'un instant, au supplice qu'endurait Xavier, et dont le témoignage était si éloquemment écrit sur son front pâli. Mais elle ne put arracher un sourire à cette souffrance tenace. De tout ce qu'avait dit la veuve, Xavier n'avait retenu qu'une chose, c'est l'assurance que sa bien-aimée ne souffrait pas moins que lui. Car les chagrins d'amour sont impitoyables pour qui en est l'objet ou la cause. Un amoureux qui donnerait sa vie sans hésiter pour celle qu'il aime savoure délicieusement les larmes qu'il lui fait verser.

-- Vous prenez aussi les choses trop au tragique ! mon cher Xavier, ajouta la veuve en prenant les mains du jeune homme. Je comprends votre douleur, mais il ne faut pourtant pas vous faire mourir. Un homme de cœur accepte plus courageusement que vous ne faites les déceptions amoureuses. Après tout, il, vous reste une consolation qui vaut peut être tout le bonheur qu'un autre se promet, c'est l'assurance des regrets de Clémence, c'est son désespoir au moins égal au vôtre. Dépêchez-vous d'apprendre qu'elle vous aime toujours, car bientôt elle ne pourra plus le penser et elle ne pourra plus me charger de vous le dire...

-- Ah ! merci, chère dame ; merci de ces bonnes paroles. Vous êtes une envoyée du ciel, vous qui faites briller le seul rayon consolateur qui, depuis une semaine, ait traversé mon désespoir !..

-- Décidément, vous êtes un héros de roman, au grand complet !.. Je ne m'étonne plus que vous soyiez le chérubin de Mme Quentin. Pour moi, je monte aussi en grade. Me voilà passée envoyée du ciel.. il est vrai que je fréquente le paradis de la Ronde !.. Mais parlons raison. Je ne vous ai pas fait venir ici pour vous dire des folies. Clémence veut que vous viviez, que vous preniez le dessus sur une douleur qu'elle comprend, qu'elle serait même désolée de voir trop tôt vous quitter... à ce que je suppose du moins, en jugeant de son cœur par celui de toutes les femmes.... Elle vous sait, elle vous veut malheureux, mais non moribond. Il ne faut pas jeter comme cela le manche après la cognée... Vous êtes jeune, bien doué, et la vie a des compensations pour les jolis garçons !..

-- Si je n'ai pas Clémence, je veux mourir...

-- Je connais la phrase, je l'ai souvent entendue au théâtre et même un peu ailleurs... dit la veuve en minaudant ; mais cela n'est pas sérieux. D'ailleurs Clemence n'est pas encore mariée... au moins attendez pour vous désespérer tout à fait que le conjungo soit prononcé...

-- Mais enfin, dit Xavier qui écoutait à peine la veuve et suivait sa propre pensée, qu'a donc, pu faire cet infernal Landolfi pour décider le major, qui est un homme loyal, à fausser la parole qu'il m'avait donnée ?.. Il y a certainement là un mystère d'iniquité... mais je le pénétrerai !..

-- Je n'aime pas plus que vous ce Corse de malheur, mais je dois dire que d'après ce qui m'a été révélé, le motif qu'il a fait valoir n'implique ni mensonge ni déloyauté. Il a seulement voulu se faire payer un service capital rendu à M. Grandurand... Quel amoureux n'en eût fait autant ?..

-- Un service ? de quelle nature ?

-- Je ne sais rien de positif. Mais voici ce que je puis affirmer, car je le tiens de Clémence elle-même. Ce Landolfi, qui est un intrigant très-fort, a découvert, je ne sais comment, un litre de famille dont la disparition a eu l'influence la plus funeste dans le passé sur la destinée des Grandurand père et fils.

-- Oui, le major m'a écrit qu'il s'agissait d'une responsabilité d'honneur, de l'accomplissement d'un devoir, que sais-je ?.. Mais le premier devoir d'un père est de faire le bonheur de sa fille...

-- Tout ce que vous voudrez... mais vous parlez à votre point de vue d'homme amoureux ; le major s'est placé, lui, sur un autre terrain... Je ne l'approuve pas et je le lui ai dit à lui-même.. mais il est le maître, enfin !.. Faites donc appel à votre raison, résignez-vous.. il vous reste des cœurs dévoués à votre infortune, de vrais amis...

-- Merci de votre sympathie, madame ; mais quoi qu'il arrive je ne serai pas témoin de l'insolent bonheur d'un autre.

-- Que voulez-vous dire ?... nourririez-vous des projets sinistres ?... dit la veuve très-effrayée cette fois.

-- Rassurez-vous, madame, je ne songe point au suicide. Mon excellente mère m'a, Dieu merci, élevé dans des principes qui me font considérer comme un crime sans pardon la mort volontaire. Je veux bien fuir les hommes, mais je sais que je n'échapperais pas à un Dieu vengeur. Non, je ne veux pas me tuer, mais je mettrai l'étendue des mers entre moi et le théâtre de mon malheur...

-- Quoi qu'il arrive, dit la veuve avec une émotion vraie, né parlez pas sans m'avoir vue et ne parlez que quand tout sera consommé. Qui sait ? les choses peuvent encore changer. S'il y a du nouveau, je vous appellerai.

Xavier quitta Mme Plinchard la mort et la rage dans le cœur. Il ne lui avait pas dit que son intention formelle était d'adresser une provocation à Landolfi. Il ne voulait pas violer la loi divine en recourant au suicide, et cependant il brûlait de tremper ses mains dans le sang de son rival, comme si le meurtre d'autrui n'était pas aussi justement condamné que le meurtre de soi-même. Mais le cœur de l'homme passionné a de ces contradictions.

Xavier se présenta plusieurs fois, mais en vain, chez M. Landolfi. Il se douta bien que le Corse avait prévu sa visite et l'avait consigné à sa porte. Il se décida donc à guetter son départ ou son retour, et le lendemain dans la matinée les deux rivaux se trouvèrent en présence.

-- Ah ! c'est vous, mon pauvre Xavier ! dit Gaëtano en affectant une pitié railleuse.

-- D'abord je vous prie, monsieur, de m'épargner ce témoignage d'une insolente commisération, dit Xavier avec une animation provocante. Il paraît que vous vous attendiez à ma visite, car depuis hier vous êtes introuvable chez : vous. Je viens vous demander compte, monsieur, de votre conduite à mon égard. J'étais agréé par M. Grandurand, vous m'avez supplanté. J'exige une satisfaction de cette insulte.

-- Je comprends votre chagrin, mon cher monsieur Xavier, dit le Corse tranquillement ; mais que puis-je y faire ?.. Nous avons tous deux accepté la lutte. J'ai été plus heureux que vous, il faut vous résigner. Nous avons joué serré tous deux, mais si vous avez gagné la première partie, moi j'ai triomphé à la seconde...

-- Eh bien ! moi, monsieur, c'est la partie d'honneur que je viens vous proposer... et celle-là ne se refuse pas !..

-- Permettez, ricana Gaëtano, c'est là une grave erreur, vous auriez trop d'avantages contre moi... car, enfin, que risquez-vous désormais ?.. Vous avez tout perdu, moi j'ai tout gagné... Vous voyez bien que la partie n'est pas égale.

-- Ainsi, vous refusez de vous battre ?..

-- Carrément, positivement...

-- Vous savez, sans doute, qu'un homme trouve toujours le moyen d'infliger a un autre homme une insulte telle qu'il doit la venger ?..

-- C'est peut-être vrai en général, ce ne l'est pas au cas particulier. L'insulte dont vous parlez ne peut être qu'une voie de fait. Eh bien ! de deux choses l'une : ou vous essaierez de me frapper sans témoins, et je ne redoute pas celte éventualité par la raison que je suis plus robuste que vous et que pour un coup dont vous me frapperiez vous en recevriez deux ; ou ce sera en public, dans un café... que sais-je ?,. Eh bien ! dans ce cas-là encore je dédaignerais une satisfaction par les armes. Les tribunaux m'accorderaient la seule vengeance que j'ambitionne, et les gens sages m'approuveraient. Je vous prends votre promise, je ne veux pas vous tuer par dessus le marché !..

Xavier se sentit une envie féroce de se jeter sur ce misérable qui faisait si bon marché des considérations d'honneur et de dignité personnelles acceptées par tous les gens de cœur. Mais le Corse avait dit vrai, il était physiquement très-supérieur au frêle Xavier, à qui d'ailleurs répugnait invinciblement une lutte de portefaix.

-- Soyez tranquille, monsieur, dit Xavier avec un énergique sentiment de dégoût... mon intention n'est pas d'en venir avec vous à un ignoble pugilat. Je ne m'exposerai pas non plus à figurer sur les bancs de la police correctionnelle derrière laquelle vous abritez votre courage et votre honneur. Quand un homme en est descendu au degré de bassesse où je vous vois, il peut encore être un obstacle, il reste un être dangereux et malfaisant, mais il ne saurait plus exciter la colère d'un honnête homme. Je vous laisse à votre destinée, monsieur, elle me vengera assez du malheur que vous avez jeté dans ma vie. Mais j'emporte une douleur de plus, celle de savoir ma pauvre chère Clémence livrée à un misérable tel que vous, à un lâche !..

Et des yeux étincelants de Xavier jaillissaient des éclairs de haine et de défi

Le Corse bondit sous l'outrage et parut prêt à se précipiter sur l'agresseur. Mais il se contint, et il força ses lèvres à ébaucher un sourire de dédain menteur.

-- Vous vous fâchez, donc vous avez tort ! dit-il à Xavier. Moi, je suis trop heureux pour n'être pas indulgent !..

Et le Corse rentra chez lui en fredonnant, Xavier le suivit des yeux jusqu'à sa porte, et le trouva si vil qu'il se félicitait presque d'être dans l'impossibilité, au moins morale, de se mesurer avec lui. Du reste, il s'était un peu soulagé en disant à Landolfice qu'il pensait de lui, et il réfléchit que sa douleur eût été autrement amère si en faisant couler son sang il s'était vu contraint de le plaindre et de l'estimer.

Xavier devait une réponse à la lettre du major. Il est inutile de la rapporter ici, on devine aisément ce qu'elle dut être ; on comprend qu'en l'écrivant il n'oublia pas qu'il s'adressait au père de sa bienaimée, à un homme respectable et qui n'avait pu changer si subitement de résolution sans obéir à des motifs de la dernière gravité. D'ailleurs, comme l'avait dit Mme Plinchard, le mariage de Clémence avec Landolfi n'était pas encore accompli, et le triste Xavier se rattachait malgré lui à celle impérissable impulsion des passions vraies et des grandes infortunes qui veulent espérer contre toute espérance. Il ménageait encore dans M. Grandurand le père de Clémence, l'homme qui avait dû être son père, qui pouvait le devenir encore.

Le major crut devoir écrire une nouvelle lettre à M. d'Ancerville envers qui il se sentait des torts. Il la fil sur le ton d'une paternelle bonté. Il terminait ainsi : « Du courage, mon cher enfant, ne vous laissez pas terrasser par la poignante déception qui vous frappe. J'en ai eu besoin aussi, croyez-le, pour agir comme je l'ai fait. Mais nous avons tous ici bas des devoirs à remplir. J'ai accompli le mien en honnête homme, bien que les apparences ne me fussent pas favorables. Le vôtre, mon ami, est de vous résigner à ce qui est irréparable et vous pouvez encore avoir une heureuse influence sur la destinée de celle qui vous est chère. Par l'acceptation de votre sacrifice, par votre résignation, rendez-lui plus facile l'accomplissement de ce qu'elle doit à son père, de ce qu'elle se doit à elle-même. Cette abnégation doit tenter votre générosité, elle sera pour moi un titre de plus à l'estime et à l'affection que je vous garderai toujours. »

Cette lettre ôtait tout espoir au pauvre Xavier, et cependant elle lui fit quelque bien puisqu'elle l'associait en quelque sorte à la destinée de sa chère Clémence. Il pouvait encore quelque chose pour elle, il est vrai, en ne cherchant pas à revendiquer les droits que lui donnait sur son cœur l'amour qui les unissait. Mais cet amour était trop pur pour qu'il vînt à la pensée de Xavier d'y faire un appel quand Clémence serait la femme d'un autre. Il avait pour elle une adoration trop entière, trop exclusive d'un grossier égoïsme, pour troubler sa vie par des tentatives coupables. La lettre du major répondait donc à sa résolution et l'affermit dans son projet de quitter la France et l'Europe.

On sait que Landolfi, en faisant ses visites officielles à la famille Grandurand, n'avait pu voir Clémence qui était alors souffrante. Il n'avait pas demandé à lui être présenté en qualité de futur mari, et pendant plusieurs jours il s'était abstenu de se présenter à l'ermitage. Il comprenait que sa présence ne pouvait qu'empirer la situation délicate qu'il s'était faite. Il voulait laisser s'exhaler les premiers efforts d'une résistance prévue avant d'apparaître comme l'incarnation de la fatalité qui avait brisé toutes les espérances de la jeune fille. Clémence lui avait su quelque gré de cette réserve, ou du moins elle s'était applaudie de n'avoir à subir que le plus tard possible la présence de l'homme qu'elle abhorrait et qui allait devenir son maître. Cependant le temps s'écoulait, et le jour fixé pour le mariage était proche. En homme prévoyant, Gaëtano était muni depuis longtemps des pièces dont la production était légalement obligatoire. De son côté Se major était en règle. Encore trois jours, et tout devait être consommé. Il était temps que le futur fît à sa fiancée une visite de courtoisie. Les plus strictes convenances lui en faisaient une loi. La santé de Clémence paraissait améliorée. Un peu de couleur était revenue à ses joues et la fièvre avait disparu. Le major commençait à se frotter les mains en s'applaudissant de sa fermeté.

L'avant-veille du jour fixé pour le mariage, M. Landolfi se présenta donc à l'ermitage et fut admis à faire sa cour à Clémence. Il montra de l'aisance, affecta de ne se prévaloir en rien de son titre de futur et prodigua les marques de respect et d'affection à madame Quentin. La visite fut courte d'ailleurs. En se retirant Gaëtano, s'approchant de sa fiancée, lui dit seulement :

-- Il y a longtemps, mademoiselle, que j'aspire au bonheur que M. votre père a bien voulu me promettre. Je n'adresse plus au ciel qu'une prière, c'est que vous voyiez arriver sans trop de répugnance le jour qui doit le consacrer !..

Clémence ne trouva pas une parole de réponse. Son fiancé s'inclina devant elle, sans même lui prendre la main, et quitta l'ermitage.

-- Comme vous avez été glaciale avec lui !.. lui dit le major.

-- Ah ! n'attristez pas par des reproches les deux jours de grâce qui me restent !.. dit amèrement la jeune fille.

Le major alla fumer un cigare. C'était son grand recours contre les difficultés de la vie.

XIV. --- LA COURONNE D'ORANGER.

La fatale échéance approchait. Le mariage était à la veille d'être célébré. Xavier voulut tenir la promesse qu'il avait faite à Mme Plinchard et il se rendit chez elle dans l'après-midi. Il avait l'apparence du calme, mais la fièvre le brûlait intérieurement. Il avait celle impatience du désespoir qui appelle une solution, fût-elle la mort. Les heures pour lui étaient de feu et de plomb, dévorantes, lourdes et interminables. Il vivait dans l'asphyxie morale, dans le cauchemar à l'état permanent. Huit jours de plus de cette existence et c'en était fait de lui.

-- Je viens vous adresser mes adieux et mes recommandations. dit-il à la veuve. Je ne serai pas témoin de ce qui se prépare, je vous l'ai dit.

-- Je vais me rendre à l'ermitage, dit Mme Plinchard, j'y annoncerai votre résolution. J'y applaudis, on y applaudira. Tout est fini pour vous, en effet, et pour Clémence. Il y a quelques jours encore, j'ai eu une lueur d'espoir, le major semblait triste, songeur ; sa fille était plus que souffrante. elle m'inquiétait vivement ; aujourd'hui la sérénité est revenue sur le front de M. Grandurand, mais il se fait illusion sur l'état de sa fille. Moi, j'y vois plus clair. N'importe, partez et que la bénédiction de Dieu vous accompagne. Clémence n'oserait pas supporter votre regard.

-- Dites-lui, vous qui restez près d'elle, dites lui bien que je lui pardonne, que je pars en l'aimant, que je vivrai, tant que je pourrai vivre, en l'aimant, que je mourrai en l'aimant, qu'elle est ma compagne devant Dieu et que je n'en aurai jamais d'autre.

-- On lui dira tout cela, mais dès ce soir, et seulement ce soir, car demain ce serait trop tard. et ce ne serait plus moral. Mais ne vous engagez-vous pas au-delà de vos forces ? A votre âge, renoncer à tout ce qui fait le bonheur de la vie, à l'amour, à ses enchantements.

-- Je ne prends point un engagement téméraire, l'amour ne m'a apporté que des douleurs qui me le font détester, mais aussi des délices dont je veux me souvenir toujours. Il n'y a plus désormais au monde qu'une femme. et elle ne peut être à moi.

-- C'est flatteur pour notre sexe !. Mais je fais la part de votre position exceptionnelle et je vous excuse. Seulement, vous me permettrez de ne pas prendre pour parole d'évangile la démission que vous donnez des prérogatives et des droits du sexe fort, mais volage, dont vous êtes l'un des plus jeunes représentants. L'avenir se chargera de me donner raison.

-- Il vous prouvera qu'il est des hommes capables d'être fidèles à un unique amour.

-- Ah ! si tous les hommes étaient bâtis sur votre modèle !. Mais non, on les aimerait trop. Est-ce demain que vous quittez Metz ?. Avez-vous une destination arrêtée ?

-- Je ne sais qu'une chose, c'est que j'irai le plus loin possible. J'ai réalisé tout ce que je possède et cela n'a pas été difficile, ma modeste fortune était placée chez un banquier, et aussi en inscriptions de renies ; j'ai tout en portefeuille, car je vais dire un éternel adieu à cette ville, à celte Europe qui m'ont été si funestes !

-- Vous nous reviendrez un jour, j'en ai le ferme espoir !

-- Oui, pour être témoin du bonheur d'un autre, pour voir Clémence heureuse !.

-- Ou pour prier sur une tombe, dit tout bas Mme Plinchard.

-- Non, mon exil sera éternel. Je m'embarque dans trois jours au Havre sur le *Bellerophon*, un paquebot français qui me transportera aux Etats-Unis, mon séjour provisoire. Mais ce ne sera pas assez de l'Atlantique entre Clémence et moi. et je voudrais que le monde fût plus grand pour la fuir plus loin encore.

-- Pauvre garçon, dit Mme Plinchard attendrie. Ah ! si vous l'aviez voulu !. Mais non, je le vois bien, vous êtes trempé autrement que les autres. et pour le moment du moins, vous repousseriez toutes les consolations, même les plus dévouées ; même les plus tendres. ajouta la veuve avec certain regard en dessous qui eût donné à penser à Xavier s'il n'avait été tout entier à son désespoir.

-- Je ne puis, je ne veux pas être consolé, dit-il. Adieu, excellente Mme Plinchard, je me souviendrai toujours de vos bontés, de votre compatissance. Il est temps de nous séparer, croyez bien que partout où je serai un cœur ami gardera la reconnaissance qu'il vous doit.

-- Allons ! je pleure à présent. dit Mme Plincharden s'essuyant les yeux ; voilà un garçon dont c'est décidément la destinée de faire pleurer le sexe faible. Partez donc puisqu'il le faut, mais avant je veux que vous m'embrassiez. c'est bien permis à une veuve inconsolable comme moi !.

-- Ah ! de grand cœur, Madame, dit Xavier en posant ses lèvres sur le front rougissant de la dame.

-- Tenez, ce baiser-là vous portera bonheur, j'en ai l'espoir. Je sais bien que vous en auriez préféré un autre, mais ici-bas rien n'arrive guère de ce qu'on désire. Mais puisque je suis en train de vous accorder des faveurs compromettantes, je vous permets encore de m'écrire. de loin en loin, pour qu'on sache si vous êtes encore de ce monde.

-- Voilà, Madame, ce que je ne puis vous promettre, dit Xavier. Je veux rompre avec mon passé tout entier. Vous donner de mes nouvelles, ce serait en demander de ceux que je ne veux pas oublier, mais dont je ne veux pas connaître la destinée. Adieu, encore une fois !.

Xavier quitta Mme Plinchard le cœur déchiré. Comment il passa la nuit suivante, Dieu seul le sait. Le lendemain matin, l'église Saint-Vincent recevait un visiteur dont l'attitude affaissée, le regard éteint, le front penché furent remarqués des fidèles qui assistaient aux messes basses. Il s'approcha de l'autel, s'agenouilla sur les dalles et adressa au ciel une fervente prière. C'était Xavier qui avait voulu voir le sanctuaire où Clémence allait jurer d'être pour toujours à un autre. Mais l'âme profondément religieuse du jeune homme ne pouvait adresser à Dieu qu'une prière généreuse et repousser les conseils d'un odieux égoïsme. Il lui demanda donc, avant tout, de faire heureuse sa chère Clémence et de garder pour lui seul la désespérance. Cette prière fut ardente, et elle fut longue. Il ne pouvait se décider à quitter cette église qui allait recevoir Clémence et consacrer sa destinée. Tout à coup, un bruit de cloches retentit sous les arceaux sonores. Xavier se réveilla comme d'un rêve, les sons joyeux annonçaient la pieuse cérémonie qui allait avoir lieu. Xavier s'enfuit précipitamment vers sa demeure où toutes ses dispositions de départ étaient faites, où une chaise de poste l'attendait tout attelée.

Retournons au sein de la famille Grandurand. Elle avait quitté l'ermitage pour revenir à Metz où le mariage devait être célébré. Gaëtano était venu voir sa fiancée dont la santé paraissait raffermie. Tous les désirs du Corse allaient être accomplis. Sur son front rayonnaient les flammes de l'amour heureux et la satisfaction d'un triomphe chèrement acheté.

Clémence ne put dormir de toute la nuit qui précéda le grand jour. Le matin, elle était plus pâle encore que de coutume ; cependant elle ne fit entendre aucune plainte. Elle avait recueilli la veille avec avidité les détails que la veuve lui avait donnés sur sa dernière entrevue avec Xavier. Elle l'avait remerciée avec effusion de lui avoir transmis les dernières recommandations de Son bien-aimé, mais elle avait trouvé naturel le serment qu'il avait fait de n'être jamais à une autre qu'elle. --- Si j'avais été libre, j'aurais agi comme lui, dit-elle, et je suis sûre qu'il tiendra son serment. Moi seule le connais tel qu'il est. C'est une nature rare et exquise. Moi aussi, je lui serai fidèle. ajouta t-elle avec une sinistre contraction du front et des lèvres. Mon père a bien pu me sacrifier, mais il ne peut pas m'empêcher de mourir.

-- Voilà de belles idées, ma chérie !. dit Mme Plinchard effrayée. Voulez-vous bien chasser ces imaginations-là !.

-- Soyez tranquille, je tiendrai la promesse que j'ai faite à mon père. On fera de moi tout ce qu'on voudra, mais je les défie tous d'arracher de mon cœur l'image qui y est gravée et qui le dévorera. C'est là mon seul espoir et le secret de ma résignation.

La veuve n'insista pas. Que peut-on dire à une âme souffrante qui veut mourir de sa souffrance ?.

Clémence montra à son père un front calme et eut le courage de lui sourire. Elle refoulait en elle les sentiments violents qui cherchaient à se faire jour. Le major y fut trompé. Une demi-heure avant la cérémonie, il achevait de s'habiller dans son appartement, lorsqu'un violent coup de sonnette retentit dans la maison. En même-temps des cris et des exclamations se firent entendre et Mme Quentin accourut bouleversée. --- Votre fille se meurt. dit-elle en tombant sur un fauteuil, allez vite !. Et la pauvre dame n'en put dire davantage.

Le major se rendit en courant chez sa fille, Elle avait la blanche parure des mariées et elle tenait encore à la main la symbolique fleur d'oranger, mais elle était étendue froide et inerte sur son lit.

-- Grand Dieu ! qu'est-il arrivé ? demanda le major plus mort que vif.

-- Il est arrivé ce que je vous avais prédit. fit la veuve en continuant ses soins à Clémence, vous avez voulu faire l'homme implacable et voilà votre victime.

-- Mais ce n'est qu'un évanouissement, dit le major qui voulait paraître rassuré ; quelque comédie, peut-être !.

-- Avez-vous bien le cœur de parler de comédie devant cette pauvre enfant qui est presque déjà un cadavre ! dit Mme Plinchard indignée. Ah ! tenez, avec votre despotisme orgueilleux et vos grands sentiments d'honneur, vous révoltez tout ce qu'il y a de conscience en moi. Faites-la donc revenir puisque ce n'est qu'un évanouissement, baissez la toile puisque ce n'est qu'une comédie.

-- Mais comment cela est-il arrivé ?. Je l'ai quittée il y a une heure, tranquille, résignée, presque joyeuse.

-- Parce qu'elle essayait de vous tromper et peut-être de se tromper elle-même. Elle était livide en s'habillant. à peine pouvait-elle se tenir debout ; quand elle prit la couronne d'oranger, les cloches de Saint-Vincent se firent entendre. Elles retentirent en elle comme un glas mortel, elle tomba tout de son long sur le plancher sans quitter ces fleurs que je n'ai pu lui faire abandonner.

-- Vite, un médecin ! dit le major qui comprit enfin que l'état de sa fille était grave.

Un domestique fut envoyé aussitôt chez le docteur de la famille. Dans le même moment M. Landolfi accourait en costume de marié. Sur l'escalier il rencontra le major dont les traits étaient bouleversés.

-- Clémence. où est Clémence ? dit le Corse en pâlissant.

-- Venez !. dit le major. Et il l'entraîna dans la chambre de sa fille. La voilà !. dit-il en la montrant du doigt par un geste où la colère perçait sous la douleur.

Gaëtano ne répondit rien et prit rapidement la main de Clémence. Il interrogea anxieusement l'artère et un nuage fit plisser son front. En le voyant venir, Mme Plinchard se rendit en hâte dans la chambre du major. Elle y trouva, comme elle l'espérait, ce qu'il fallait pour écrire. Elle traça une seule ligne, cacheta le papier et écrivit la suscription. La lettre était adressée à Xavier et ne contenait que ces mots : « Restez, ne vous effrayez pas tout n'est pas désespéré. » Elle appela sa domestique dont elle s'était fait acompagner pour aider la bonne du major dans ses préparatifs de noce.

-- A l'instant. ceci chez M. d'Ancerville. Allez !.

Gaëtano, immobile, avait consulté pendant plusieurs minutes le pouls de Clémence.

-- Il faut la faire revenir à elle. dit-il en prenant son chapeau. Je m'en charge. Je vais chercher des sels énergiques que je n'ai pas sur moi.

El il partit en courant, tandis que Mme Plinchard rentrait dans la chambre de la jeune fille toujours immobile et glacée.

-- Et ce docteur qui ne vient pas ! disait le major en se frappant désespérément le front.

-- Mais votre gendre est médecin aussi. dit la veuve avec un sourire ironique : N'avez-vous pas confiance en lui ?. ;

-- Non, il est médecin militaire ; il n'a pas l'habitude de soigner les femmes. Le docteur Merville a plus d'expérience, et d'ailleurs il connaît le tempérament de Clémence ;

Pendant dix minutes on attendit ; Ni le jeune ni le vieux médecin n'arrivaient.

-- Ils me la laisseront mourir !. criait le major en frappant du poing sur les meubles ;

-- Silence ! on monte l'escalier, dit Mme Plincharden se précipitant vers la porte.

C'était le vieux docteur, en effet. Il savait déjà ce dont il s'agissait ;

-- Ce n'est pas un évanouissement ordinaire. dit-il, après avoir, comme Gaëtano, interrogé le pouls et ausculté la malade. L'insensibilité est complète. C'est une défaillance dont le principe est nerveux et qui ressemble beaucoup à un accès de catalepsie.

-- Ma pauvre fille !. sanglota le major.

-- Voyons, rie vous affligez pas ainsi. Il y a du remède, bien que le cas soif gravé. Ah ! ça, il faut qu'elle aime à l'adoration ou qu'elle déteste cordialement son fiancé. car c'est une forte émotion qui a amené la crise.

Gaëtano arrivait sur ce mot, il voulut appliquer sous les narines de Clémence un flacon qu'il déboucha.

-- Qu'est-ce que c'est que cela ?. dit le docteur Merville.

-- Des sels anglais d'un grande puissance, dit le Corse.

-- Ils sont inutiles. Ne voyez-vous pas que l'état de cette jeune fille est cataleptique. Il faut attendre patiemment la réaction, et elle peut se faire attendre.

-- Longtemps, docteur ?. demanda le major.

-- Plusieurs heures, plusieurs jours peut-être. dit le vieux praticien. Je n'ai plus rien à faire ici, pour le moment du moins. Quand la vie reviendra, faites-moi appeler, et surtout n'essayez d'aucun remède avant que je ne sois là.

M. Grandurand suivit le docteur et lui demanda la vérité entière sur l'état de sa fille.

-- Je ne puis rien vous dire, major, tout dépendra des symptômes qui, accompagneront sa résurrection, car, je ne vous ; le cache pas, elle a un pied dans la tombe. Vous la mariez malgré elle, c'est évident pour moi. Cette nature de sensitive aura tout refoulé, tout concentré, et l'explosion a eu lieu. Dieu veuille qu'elle ne l'emporte pas !.

Le major n'en put rien tirer de plus. Il rentra dans la chambre à coucher. Sa démarche était lente, son œil injecté, l'artère de son front battait avec force. Mme Plinchard, Gaëtano, quelques invités étaient réunis autour du lit où gisait Clémence.

-- Sortez-tous, dit-il.

-- Excepté moi, j'imagine, dit le Corse avec hauteur.

-- Vous aussi. vous surtout !. éclata le major d'une voix terrible.

Tout le monde se relira. Gaëtano déchiquetait à belles dents ses gants blancs de marié.

Le major resté seul avec sa fille, la considéra pendant quelques minutes, morne, terrassé, les mains pendantes et entrelacées. Il vécut dix années pendant ces quelques minutes. Tout à coup il couvrit désespérément de baisers le front et les cheveux de la jeune fille. Il se releva ensuite, pour recommencer bientôt ses caresses et donner cours à ses larmes. Il était en proie à la lutte la plus atroce qui puisse déchirer le cœur d'un homme. Il était placé entre sa tendresse de fils et son amour de père. Il ne pouvait obéir à l'une qu'en sacrifiant l'autre. Ses yeux égarés par la douleur, s'arrêtèrent par hasard sur un crucifix de bronze placé au-dessus du chevet du lit. Il n'était pas dévot, il n'était pas même croyant. Cependant son regard se fixa sur l'auguste image et son cœur lui demanda conseil. Le divin crucifié répondit à cet appel. Le pauvre père tomba à genoux :

-- Mon Dieu. dit-il, sauvez Clémence !. Si elle revient à la vie, je renonce à mon œuvre ; elle devient criminelle. Non, je n'ai pas le droit de tuer ma fille pour réhabiliter mon père. Je veux rendre l'honneur à notre nom, mais n'est-ce pas un misérable orgueil qui me pousse plutôt que ma vénération pour une mémoire chère ?.ah ! cet orgueil, je l'abjure. Mon père, mon père, pardonne-moi d'abandonner la cause !. Dieu sait bien que lu es innocent et du haut du ciel lu m'ordonnes, n'est ce pas, de sauver ma fille ? Rendez-la moi, mon Dieu, et je jure que ce fatal mariage ne s'accomplira pas !.

Le major, épuisé par ce paroxisme de douleur, se laissa tomber sur un fauteuil et pendant une heure le silence de la chambre ne fut interrompu que par les soupirs douloureux qui s'exhalaient de la poitrine du malheureux père. Il se leva tout à coup. Un bruissement d'étoffe s'était fait entendre et la main détendue de la jeune fille avait laissé échapper la couronne d'oranger qui roula sur le parquet. Le major appela précipitamment Mme Plinchard. Elle accourut pour être témoin du retour de Clémence à la vie. Son évanouissement avait duré près de deux heures. Le major l'embrassait en lui prodiguant les noms les plus tendres.

-- Où suis-je ?. dit Clémence en se dressant avec peine, tandis que ses yeux égarés cherchaient autour d'elle avec une expression d'angoisse et de terreur.

-- Près de ton père, dit le major, qui t'aime, qui veut le rendre au bonheur.

-- Le bonheur ?. dit la malheureuse fille avec une navrante expression d'amertume ; mais je suis mariée. n'est-ce pas ?. Mon Xavier est parti. et. l'autre est là. qui m'attend. Sauvez-moi de lui !. J'ai peur. j'ai peur !.

Et ses dents s'entrechoquaient et ses mains formulant le signe de la prière se croisaient désespérérément.

Le major et Mme Plinchard s'efforcèrent de la rassurer. Heureusement, ces symptômes de délire ne durèrent pas. Elle retomba affaissée sur elle-même. Le docteur Merville fut mandé de nouveau. Dès avant son arrivée, Clémence put se lever et quitter son lit.

Le major vint annoncer la bonne nouvelle à toutes les personnes réunies au salon. Un éclair de joie passa dans les yeux de Gaëtano. Il prit vivement M. Grandurand à part.

-- Puisque Clémence est revenue à elle, dit-il, il est temps de nous rendre à la mairie.

-- A la mairie !. dit le major entre ses dents. Mais M. Gaëtano vous n'y traîneriez qu'un cadavre !.

-- Cependant, monsieur.

-- En voilà assez ! J'aurai l'honneur de vous voir dans la soirée ou demain. Je ne vous retiens plus.

Le congé ne souffrait pas de réplique, Gaëtano se retira la rage dans le cœur. Tout était encore remis en question pour lui. Au moment de toucher à la réalisation de ses vœux, une fatalité inexorable venait renverser ou du moins ébranler jusqu'en ses fondements l'édifice si laborieusement construit. C'était à désespérer tout homme moins bien trempé que Gaëtano. Mais la ténacité et l'énergie des résolutions formaient le fond de son caractère. Il était de ces hommes qui ne renoncent jamais au succès et qui ne reculent devant aucun moyen pour l'obtenir.

Mme Plinchard était restée seule avec Clémence, tandis que le major s'était rendu au salon. Elle se jeta dans les bras de la jeune fille qui, tout émue, toute frissonnante, apprit le changement de résolution de son père. Les côtés affectueux du caractère de la veuve avaient décidément prévalu et elle était franchement heureuse du bonheur de Clémence. Peut-être aussi sa conviction absolue de ne pouvoir jamais être aimée de Xavier avait-elle quelque peu contribué à lui faire épouser si complétement les intérêts de la jeune fille. Il est des mystères qu'il est imprudent ou dangereux de vouloir pénétrer.

-- Tu es sauvée ma bonne Clémence !.

Pour la première fois, dans son expansion, la veuve tutoyait maternellement sa protégée.

-- Mais il est parti. lui ?.

-- A savoir !. fit la veuve avec une moue mystérieuse.

-- Vous m'aviez dit.

-- Je vous avais dit que M. Xavier m'avait fait ses adieux, et qu'il devait partir à dix heures, juste au moment fatal. Mais, à dix heures moins dix minutes, je lui ai écrit un bout de lettre qui a bien pu, comme je le connais, le décider à rester. Est-ce clair ?.

Clémence se jeta au cou de la veuve et sanglota sur son sein. Mais ces sanglots ne lui faisaient plus de mal, ils détendaient au contraire le paroxysme nerveux qui avait amené la crise, et ils contribuèrent beaucoup à la rendre à la vie.

XV. --- EN ROUTE !

Dans l'après-midi, M. Grandurand prit sa canne, son chapeau et se dirigea vers la demeure de M. Landolfi. Il voulait avoir avec lui une explication définitive. Il avait solennellement promis à sa fille qu'il renonçait à ses projets. Clémence le supplia d'adoucir dans la forme, autant qu'il serait possible, la rupture qu'il allait dénoncer au Corse. Elle fit espérer à son père qu'en ne brusquant rien, Gaëtano, cédant à un bon sentiment, finirait peut-être par livrer le précieux elzevir en renonçant à ses prétentions conjugales. C'était mal connaître l'homme auquel sa destinée avait été si près d'être liée. Mais la jeunesse est confiante, elle ne soupçonne pas le mal, et d'ailleurs Gaëtano ne devant plus être son mari, elle était toute disposée à l'indulgence envers lui. Le major ne partagea pas précisément ces illusions et le dit, comme il le pensait, à Clémence.

-- Eh ! bien, mon père, dit-elle embrassant un dernier espoir, peut-être M. Landolfi se rendra-t il à d'autres considérations que celles qui jusqu'ici ont dicté sa conduite. Offrez-lui de mettre un prix à la vente de son elzevir. Si vous avez peu de confiance dans la générosité de ses sentiments, il acceptera les propositions que vous lui ferez. Ne vous laissez pas arrêter par la crainte d'un sacrifice au-dessus de vos ressources. J'ai une petite fortune personnelle. Ah ! je vous en conjure, disposez-en comme si elle était votre bien propre.

-- Te dépouiller ;ma pauvre Clémence !.

-- Si vous saviez avec quel bonheur j'achèterais votre repos à ce prix ?. Tout m'est facile, tout m'est doux à accomplir, puisque vous voulez bien me laisser disposer de mon sort. Qu'est-ce qu'un peu d'argent quand il s'agit de vous faire une grande joie, de réaliser le rêve de votre vie ?. Que je ne possède plus rien, mais que je vous voie satisfait, c'est tout ce que je demande au ciel.

-- Tiens, Clémence, dit le major attendri, tu vaux décidément mieux que moi !.

Le major ne tutoyait sa fille que dans les grandes occasions. Cette forme familière de langage était toujours chez lui l'indice d'une émotion portée à sa dernière puissance. M. Grandurand trouva Landolfi absorbé dans ses réflexions. Le jeune homme s'attendait d'ailleurs à la visite du major et il se préparait à résister aux sollicitations qu'il prévoyait, car il ne doutait pas que le père de Clémence ne reprit en sous-œuvre les négociations au sujet de la cession de l'elzevir.

-- Mon pauvre Landolfi, dit le major qui avait reconnu la justesse des recommandations de sa fille et la nécessité de la conciliation, vous avez pressenti sans doute ce que je viens vous annoncer. Il faut que nous renoncions tous deux à l'espoir de ne plus former qu'une famille. Il y va de la vie de Clémence. j'ai dû céder.

-- Ainsi, vous me manquez de parole ?.dit Gaëtano avec amertume.

-- Il ne vous convient guère de me le reprocher, convenez-en, car j'avais déjà retiré, à votre profit, celle que j'avais donnée à M. d'Ancerville, Ah ! je ne vous souhaite pas, mon cher ami, d'avoir jamais des filles à marier,. Il m'était, pardieu, plus aisé de commander mon escadron que de conduire mon ménage !.

-- C'est la vie même que vous me retirez.

-- Hélas !. M. d'Ancerville m'a dit exactement la même chose. Que, voulez-vous ? je ne puis rien sur le cœur de ma fille. et vous savez bien que j'ai outrepassé, peut-être, en votre faveur, les bornes de l'autorité paternelle. Je ne puis pourtant pas, même pour honorer la mémoire de mon père, risquer de faire mourir ma fille.

-- Ainsi, vous renoncez à cette œuvre de réhabilitation que vous poursuivez depuis si longtemps ?.

-- J'y renonce au prix auquel vous voulez que je l'achête !. dit le major qui faisait des efforts inouïs pour se contenir. Mais j'ai une autre espérance, c'est que vous serez généreux et bon et que vous me tiendrez compte des efforts, excessifs à coup sûr, que j'ai faits pour vous donner satisfaction. Allons, ne voyez plus en moi le père d'une jeune fille qui ne peut vous appartenir, ne voyez qu'un fils malheureux qui vous demande de rendre l'honneur à son père et l'estime à son nom !.

-- Tout pour Clémence, rien sans elle. dit durement le Corse.

-- Ecoutez, Landolfi. je conviens que ce que je vous demande est un grand sacrifice. mais, de mon côté, je suis disposé à toutes les concessions. Ce n'est pas de ma faute si je ne puis vous accorder ce qui ne m'appartient pas, mais dans le domaine du possible, j'accepte d'avance toutes vos conditions.

-- Je ne suis pas bien sûr de vous comprendre. dit Gaétano dont la face s'injecta sous l'impulsion de la colère.

-- Mais c'est pourtant bien simple et bien naturel. Tout a une valeur dans ce monde, valeur intrinsèque ou de convenance. L'elzevir ne peut vous être utile en rien, cédez-le moi pour la somme que vous fixerez vous-même.

-- De l'argent !. dit Gaëtano en se levant impétueusement. Cette dernière injure manquait à mon malheur !.

-- Mon Dieu, comprenez-moi donc bien. C'est une compensation que je vous offre et je ne serai pas encore quitte envers vous.

-- Brisons là, s'il vous plaît !. dit nettement le Corse. Je ne céderai pas le document que je possède à prix d'argent. Permis à vous de m'en avoir cru capable, mais pour tous les trésors de la terre il ne sortira pas de mes mains. Tenez ceci pour aussi certain que l'est la succession du jour à la nuit. Toutefois, ne précipitons rien. Mlle Clémence a le cœur rempli par une autre image que la mienne. L'éclat d'aujourd'hui s'est produit sous l'influence d'une passion dont la violence même peut faire prédire le manque de durée. Laissons agir le temps, n'ayons plus recours à la contrainte qui nous a si mal réussi. Dans quelque temps, j'en ai le ferme espoir, les idées de Mademoiselle votre fille se modifieront. M. d'Ancerville est parti, je le sais ;il quitte la France et l'Europe. Il ne sera plus là pour revendiquer ses droits sur le cœur de Clémence.

-- Vous vous bercez d'un espoir trompeur, dit le major en hochant la tête. M. d'Ancerville est parti, c'est vrai, mais je ne puis et ne veux pas l'empêcher de revenir.

-- Il ne reviendra pas !. affirma M. Landolfi avec un sourire équivoque.

-- Prétendriez-vous user de violence envers lui ? dit le major.

-- En aucune sorte. Mais permettez-moi de préciser nos conventions.

-- Nos conventions !.dit le major avec hauteur. Vous vous méprenez complètement, Monsieur, sur les intentions qui m'ont amené ici.

-- Mais vous êtes venu, je crois, pour obtenir ce que vous désirez sans m'accorder ce que je demande, dit le Corse.

-- C'est vrai, Monsieur, dit le major dont l'irritation allait croissant. J'ai cru avoir à faire à un homme de cœur et je lui ai proposé de renoncer à ce qui est impossible en le priant de faire ce qui est juste et honorable. Il parait que je me suis trompé !.

-- Vous vous êtes trompé, en effet, si vous avez pu croire que je me paierais de faux semblants et d'une feinte douceur. Si vous êtes tenace dans vos idées, moi aussi je suis inébranlable dans mes projets.

-- Soit, Monsieur, mais votre persistance à me refuser ce qui est juste n'est pas le fait d'un honnête homme ! s'écria M. Grandurand incapable de se contenir plus longtemps.

-- De la violence !. Eh bien ! soit. Je préfère encore à votre courtoisie menteuse vos injures toutes crues.

-- C'est que vous n'êtes pas dans l'habitude de venger celles qu'on vous inflige !. Il ne vous manquait plus que d'être un lâche. Ma fille, juste Dieu, l'a échappé belle ! Voilà mon dernier mot.

-- Et voici le mien. Je gardé jusqu'à nouvel ordre l'Horace de M. Jérôme Grandurand. Il se peut que vous vous ravisiez. Le jour où j'épouserai Clémence, il sera à vous ;le jour où elle épousera M. d'Ancerville, il sera détruit.

Le major fut assez maître de lui pour ne pas frapper Gaëtano au visage, mais en le quittant il lui adressa un geste éloquent de mépris et de menace.

Mme Plinchard avait renvoyé sa servante chez elle pour qu'elle pût l'avertir si Xavier demandait à la voir. Mais les heures s'écoulaient et Xavier ne donnait pas signe de vie, Clémence voyait que la veuve était inquiète et se doutait bien de ce dont il s'agissait, aussi n'osait-elle l'interroger. Mais la nature expansive de Mme Plinchard était incapable de garder bien longtemps un secret. Elle allait de la porte à la fenêtre, elle écoutait sûr les escaliers et tout cela en vain.

-- Je n'y tiens plus ! dit-elle enfin. Ecrivez donc aux jeunes gens, compromettez-vous à plaisir pour qu'ils ne daignent pas vous répondre.

-- Vous attendez. une réponse ?. dit Clémence en rougissant pour l'acquit de sa conscience.

-- Faites donc l'ignorante. Entre nous, Xavier devrait déjà être ici, je veux dire chez moi. car il ne serait pas convenable qu'on le vît dans cette maison aujourd'hui.

-- Mais s'il est parti ! dit anxieusement Clémence.

-- Il a eu ma lettre avant dix heures et il m'a promis qu'il ne se mettrait en route que quand vous vous rendriez à la mairie.

-- Peut-être a-t-il devancé l'heure de son départ, ou n'a-t-il pas reçu votre missive.

-- Ah ! je commence à le craindre. Ce serait terrible, ma pauvre Clémence. Voyez-vous ce pauvre garçon voguant sur l'immensité des mers et pleurant toutes les larmes de son corps en vous croyant à un autre. Il faut que j'en aie le cœur net !.

Mme Plinchard descendit à l'office et envoya chercher sa domestique qui ne larda pas à se présenter.

-- Est-il venu quelqu'un pour moi ?. dit la dame.

-- Personne, et je n'ai pas quitté la maison. Clémence et Mme Plinchard échangèrent un regard de consternation.

-- Mais, dites-moi, le matin je vous ai chargée de porter une lettre chez M. d'Ancerville. Cette lettre lui a-t-elle été remise ?

Ici la pauvre servante rougit prodigieusement et prit un air embarrassé qui était d'un fâcheux augure.

-- Mais. sans doute, balbutia-t-elle.

-- Vous l'avez remise en main propre. comme je vous l'avais recommandé ?.

-- C'est-à-dire. ne me grondez pas, Madame, il n'y a pas de ma faute.

-- Mais parlez donc, vous ne voyez donc pas que vous me faites mourir à petit feu ?

-- Eh bien ! je vais expliquer à madame comment ça s'est passé. J'allais porter la lettre, quand le marié qui sortait en même temps que moi.

-- Gaëtano !. s'écrièrent ensemble Clémence et la veuve.

-- Oui, M. Gaëtano, m'arrêta en me demandant où j'allais. Dame, je n'ai pas cru mal faire en le lui disant. Il n'a fait ni une ni deux, il m'a pris la lettre des mains en disant : C'est bon, je vais justement de ce côté-là. je la remettrai à son adresse. Moi, j'étais toute saisie. Avant que je n'aie pu répondre, M. Gaëtano était déjà à l'autre bout de la rue.

-- Malheureuse ! dit Mme Plinchard en mettant un peu le poing sous le nez de la pauvre fille. Voilà pourtant comme je suis servie !. Attendez-moi à l'office, sotte que vous êtes. Vous ne savez pas le mal que vous avez fait. Vous pouviez au moins me dire cela ce matin !.

La domestique se retira toute confuse.

-- Je savais bien qu'il n'avait pas reçu votre lettre, qu'il était parti ! pleura la triste Clémence. A présent, comment l'avertir ?.

-- Mais c'est qu'il n'y a pas de temps à perdre. dit Mme Plinchard en passant sa main potelée sur son front. Il n'y a pas à dire, c'est samedi qu'il s'embarque et nous sommes au mercredi ;encore, si j'avais son adresse au Hàvre !.

-- Que faire ? mon Dieu ! que faire ?.

-- Ne pas vous désoler comme cela d'abord. dit la veuve toujours songeuse, et puis. et puis tenir conseil. Voyons ! est-ce que votre père serait homme à courir après cet amant modèle ?.

-- Oh ! je n'oserais jamais l'en prier.

-- Courir après un gendre qu'on a éconduit. en effet, le major ne trouverait pas la chose de son goût. D'ailleurs, souffrante comme vous êtes, il ne voudrait pas vous quitter. Nous ne pouvons pourtant pas laisser ce pauvre Xavier faire un voyage d'agrément au bout du monde !.

-- Vous le voyez bien, tout est fini !.

-- Eh bien ! non, il ne sera pas dit que vous serez malheureuse et lui aussi et que j'aurais pu l'empêcher. Décidément je me risque, et c'est moi qui vous le ramènerai.

-- Vous irez au Havre ?.dit Clémence d'une voix tremblante d'émotion et d'espoir.

-- Pourquoi pas ?. Quand on écrit aux beaux jeunes gens, qu'on leur donne des rendez-vous, on peut bien courir après eux. Il est vrai que c'est pour votre compte, ma toute belle, sans cela la morale aurait trop à gémir. Mais je jase là sans penser que le temps s'écoule et qu'il faut le mettre à profit. Je sors, je vais retenir une place à la diligence de Paris, et s'il plaît à Dieu, après-demain au soir je serai au Hâvre-de-Grâce !.

-- Ma bonne madame Plinchard ! dit Clémence en embrassant la veuve avec effusion. je vous devrai le bonheur de ma vie !.

Mme Plinchard, qui avait pourtant l'œil alerte, ne vit pas M. Gaëtano Landolfi qui épiait sa sortie et qui de loin la suivit jusqu'au bureau des diligences. Depuis qu'il avait intercepté la lettre destinée à Xavier, le Corse s'était facilement douté que Clémence et la veuve s'apercevraient vile qu'elle n'avait pas été remise à son adresse et que de nouvelles démarches seraient faites pour rappeler l'exilé. Il s'agissait d'empêcher à tout prix que ces nouvelles tentatives pussent aboutir, et pour arriver à ce résultat, Gaëtano avait besoin de l'aide de son complice ordinaire. On sait que, pendant la matinée, Calebasse réparait ses forces en donnant quelques heures au sommeil. Aussi le matin, dès que Gaëtano eut quitté la maison du major, il se rendit dans la rue du Coffre Millet, et il arracha impitoyablemement le maraudeuraux douceurs du repos. Tandis qu'il attendait chez lui la visite prévue de M. Grandurand, il avait commis Calebasse au soin d'éclairer les entrées et les sorties des hôtes de la maison de la rue des Bénédictins et lui avait fourni des indications précises et détaillées sur ce qu'il devait faire. Quand le major l'eut quitté, il alla relever Calebasse de sa faction, préférant, autant que possible, agir par lui-même. Ce ne fut qu'à deux heures de l'après-midi que Mme Plinchard parut, et avec cet instinct de divination que possèdent les gens qui font de l'intrigue et de la duplicité une étude constante, il savait d'avance où se rendait si précipitamment la veuve. Il avait bien compris, en effet, que le major ne pouvait décemment prendre la poste et se mettre à la recherche d'un gendre le jour où il avait rompu avec un autre prétendant. Restait Mme Plinchard qui, d'humeur aventureuse et désormais dévouée aux intérêts de Clémence, devait mettre tout en œuvre pour ramener Xavier. Le Corse se disait aussi, connaissant l'ancien faible de la daine pour le beau fugitif, que cette mission, délicate ou non, ne serait assurément pas désagréable pour elle.

Il laissa donc Mme Plinchard retourner tranquillement chez elle et entra à son tour dans le bureau des diligences. La veuve avait retenu une place de coupé, il en arrêta deux d'intérieur. Il était donc décidé à la suivre partout où elle se rendrait et il se faisait accompagner par son digne acolyte. Le départ avait lieu à cinq heures du soir, les voyageurs n'avaient donc plus que trois heures pour faire leurs préparatifs. Il va sans dire que Gaëtano avait retenu sa place sous un faux nom pour que son incognito ne fut pas trahi à l'appel des voyageurs.

Mme Plinchard revint dans la rue des Bénédictins et il fut convenu avec Clémence que le major ignorerait le départ de la veuve. Peut-être s'y serait-il opposé et, il était plus prudent de lui cacher une démarche assurément romanesque et peut-être un peu risquée. Mais il est des circonstances où il faut s'abandonner aux inspirations du dévouement et repousser les conseils d'une prudence hors de saison. Clémence en était arrivée là. Aussi Mme Plinchard, contre laquelle la jeune fille avait eu des défiances un peu justifiées, il faut en convenir, s'était-elle acquise ce jour-là une amie pour toujours.

A trois heures et demie toutes deux se dirent adieu et la veuve alla faire ses apprêts de voyage. Ils ne furent pas longs. Il s'agissait d'un départ de quelques jours et la veuve ne songeait pas à étaler ses grâces dans un compartiment de diligence ou dans un réfectoire d'hôtel. Quand elle arriva à la voiture, les chevaux, étaient attelés et Gaëtano et Calebasseétaient déjà installés sur la banquette adossée à la place qu'occupait la veuve. Tous deux étaient déguisés de main de maître, et Mme Plinchard elle-même, aurait assurément eu peine à reconnaître le Corse sous l'accoutrement qu'il avait adopté. Une énorme houppelande de castorine, une casquette de loutre à oreillettes rabattues, de gros bas bleus à côtes enfermés dans des souliers ferrés, lui composaientune individualité du burlesque le plus rassurant. Calebasse était vêtu en bon bourgeois, et un observateur perspicace n'eût pas fait difficulté de voir en lui M. Joseph Prudhomme en personne. D'ailleurs, pour plus de sûreté, il avait été convenu qu'on ne se montrerait à la veuve qu'en cas d'absolue nécessité.

Le voyage se fit sans incidents notables. Mme Plinchard ne pouvait se douter de la présence de son ancien allié dans la voilure qui l'emportait vers le Havre, et de leur côté Gaëtano et Calebasse s'arrangèrent pour n'être pas vus, bien que leur déguisement les assurât contre la chance d'être reconnus. Aux balles, ces Messieurs ne descendaient de voiture qu'après la veuve, et ne remontaient dans leur compartiment qu'après être certains qu'elle était réintégrée dans le sien. Arrivés à Paris, Landolfi, comme il avait fait à Metz, suivit la veuve au bureau de la diligence du Havre et retint pour lui et son complice deux places de rotonde. La lourde machine s'ébranla donc emportant encore les trois acteurs de la scène qui allait se dérouler au Hâvre.

C'est le soir, vers huit heures, qu'ils arrivèrent à destination. Tous trois descendirent dans le même hôtel. Mme Plinchard, peu habituée aux longs voyages, était horriblement fatiguée. Cependant, le départ du paquebot devait avoir lieu le lendemain à dix heures, et il était important que la veuve trouvât M d'Ancerville le soir même. Elle se fit donc servir à la hâte un souper léger dans sa chambre, pour commencer ses recherches aussitôt après son repas. Mais voici ce qui arriva. Gaëtano entra en même temps que la veuve à l'hôtel *des Trois-Mages*, se rendit hardiment avec elle dans la salle commune et protégé d'ailleurs par son costume, fut ainsi à portée d'entendre le chiffre du numéro de la chambre destinée à Mme Plinchard. Dès que celle-ci y fut montée, Gaëtano fit en sorte d'en occuper une autre au même étage et il se tint aux aguets dans l'embrasure de la porte. La veuve ne tarda pas à sonner pour commander son souper. Lorsque le garçon reparut tenant sur un plateau un potage et un mets froid, le Corse s'élança sur l'escalier et le heurta en passant. Le souper faillit être renversé, mais d'une main le Corse maintint le plateau, et de l'autre arrêta les oscillations du bol dont le liquide réalisait l'image d'une tempête dans un verre d'eau.

-- Allons ! il n'y a pas de mal !. dit Gaëtano tranquillement.

-- Si vous aviez tout cassé, vous auriez tout payé !, dit avec insouciance le garçon.

-- C'est vrai, dit Gaëtano, mais voici pour la peur que je vous ai faite. Et il glissa une pièce de monnaie dans la main du domestique. Gaëtano, à tout hasard, se faisait toujours bien venir de la valetaille.

Après souper, Mme Plinchard, prise d'un sommeil irrésistible, s'endormit dans son fauteuil. Elle ne se réveilla qu'au milieu de la nuit.

Après l'épisode de l'escalier, Gaëtano était remonté dans sa chambre.

-- Maintenant nous pouvons souper en paix, dit il à Calebasse, la citoyenne en a pour dix heures de tête à fête avec le divin Morphée !

XVI. --- LES TERREURS DE LANGERON.

Le surnuméraire des contributions directes s'était consolé de la perte de son elzevir, mais il n'avait pas oublié les recommandations comminatoires des malfaiteurs nocturnes auxquels il avait eu affaire. Il n'avait parlé à âme qui vive de l'attentat dont il avait été la victime et l'éclair métallique de l'arme dont il avait été menacé n'avait rien perdu pour lui de son éclat sinistre. Seulement, il s'étonnait que le silence se fît autour des méfaits imaginaires que lui avait révélés l'astucieuse prévoyance de Landolfi, et il consultait religieusement les journaux de Metz, à leur chronique locale, pour en lire le récit authentique. N'y trouvant rien de ce qu'il y cherchait, il en avait conclu que la presse messine n'avait pas grande valeur ; étant si mal informée. Il continuait, d'ailleurs, à accuser la police de ne pas savoir son métier. Mais pour rien au monde il ne se fût risqué à lui adresser des révélations en ce qui le concernait. C'est ainsi que beaucoup de gens sont disposés à incriminer le courage ou l'activité d'autrui quand ils ont une indulgence à toute épreuve pour leur couardise et leur immobilité.

Un beau soir, on lui dit qu'un vieux Monsieur était venu deux fois dans la journée pour le voir. Au signalement qu'on lui donna, il n'eut pas de peine à reconnaître le major Grandurand. Il n'avait jamais reçu sa visite et l'insistance qu'il avait mise à le rencontrer lui donna beaucoup à penser. Naturellement, la rupture du mariage annoncé de M. Landolfi avec Clémence avait eu un certain retentissement, et Langeron n'avait pas été des derniers à l'apprendre. Celte double visite du major, quelques jours après le mariage manqué, pouvait avoir une signification dangereuse. Il se demandait ce que le père de Clémence, ce terrible bretteur, pouvait avoir de si pressant à lui communiquer. Landolfi évincé, ne songeait-il pas aux moyens de retrouver un gendre plus sortable, et lui, Langeron, ne serait-il pas l'objet des nouvelles visées du, major ?... A cette supposition il sentit une sueur froide lui mouiller le front. Que devint-il quand il reçut le billet suivant ; signé du major Grandurand.

« Monsieur, je me suis présenté deux fois inutilement chez vous pour obtenir quelques renseignements que vous seul pouvez me donner. Il s'agit d'une affaire qui, pour moi et pour vous, a un intérêt tout spécial. Je crains de n'être pas plus heureux aujourd'hui dans mes visites, vos occupations vous éloignant de votre domicile pendant une partie de la journée. Soyez donc assez bon pour passer chez moi à votre première heure de loisir ; je ne sortirai pas de toute la journée... »

Pour le coup, un frisson mortel passa dans les veines du malheureux surnuméraire en lisant cette épître. Ses yeux s'arrêtaient surtout sur cette phrase significative où le major attribuait à l'affaire qui l'avait amené « un intérêt spécial » à tous deux. C'était à en perdre l'esprit. Déjà Langeron voyait l'épée de Damoclès, sous la forme d'un grand sabre de cavalerie, menacer sa liberté, son avenir conjugal. De la meilleure foi du monde, il commença un sévère examen de conscience et s'interrogea spécialement sur les paroles qu'il avait pu adresser à la fille du major, sur ses réponses, sur son altitude en sa présence. Cet examen rétrospectif fut loin de le rassurer. Il se rappela avec épouvante un compliment que lui avait arraché, un soir, le chant de Clémence ; il se reprocha amèrement ses assiduités hors de saison dans le salon de son père. Les épigrammes de Mme Plinchard, surtout, lui revenaient en mémoire, ainsi que les remarques malignes de Landolfi qu'il attribuait à un mouvement de jalousie, amplement prouvé par les projets matrimoniaux du Corse. Il se vit sous le coup d'une conspiration habile qui n'allait à rien moins qu'à lui faire épouser une jeune fille sans dot, mais pourvue d'un père rageur et entreprenant.

Voici maintenant ce qui avait amené le major chez le pauvre Langeron. Le père de Clémence avait, sans arrière-pensée, renoncé à la possession de l'elzevir au prix qu'y mettait Landolfi, mais il ne pouvait se défendre de regrets cuisants à la pensée que le témoignage écrit qu'il cherchait depuis si longtemps était de nouveau perdu pour lui. Il se demandait surtout comment il était venu dans les mains du Corse, car malgré sa demande formelle et réitérée, il n'avait pu obtenir de lui aucun éclaircissement précis à ce sujet. Après la mort du domestique ravisseur de l'elzevir et de la somme dont il portait la quittance, M. Grandurand avait redoublé ses recherches, mais comme elles avaient été absolument infructueuses, il en avait conclu, on le sait, que cet homme avait jugé plus prudent de détruire la preuve de son crime. C'était naturel et probant, en effet, et depuis environ un an, lassé de tant de démarches inutiles, le major s'était un peu relâché de sa surveillance et de la sévérité des recommandations qu'il adressait à ses agents à Paris et en province. C'était vraisemblablement pendant cette période de découragement que l'ouvrage avait été remis en circulation et qu'il avait pu être trouvé par Landolfi. Il était même certain, par les aveux du Corse, que sa trouvaille remontait seulement à quelques semaines. Autrement, amoureux de Clémence depuis plus de six mois, il en eût fait plutôt usage. Mais un motif plus délirai lui faisait désirer de savoir par quel moyen Landolfi s'était procuré une arme aussi puissante. C'était très-probablement à Metz qu'il l'avait découverte, puisqu'il n'avait pas été à Paris de tout l'hiver. A Metz donc il devait en retrouver les traces, car le Corse ne s'était rendu à Stenay que pour percer le mystère dont le livre ne lui dévoilait qu'une partie. On voit que le major ne raisonnait pas très-mal et que ses inductions ne laissaient pas que d'être fondées.

Il interrogea habilement quelques-uns des bibliomanes messins, et il apprit qu'un elzevir, en effet, avait été vendu récemment. Langeron avait fait part, on s'en souvient, de sa trouvaille à quelques personnes. Dès lors M. Grandurand était sur la voie. S'il tenait autant à être renseigné sur les circonstances qui avaient accompagné l'aquisition de l'Horace par Landolfi, c'est que certaines révélations lui avaient montré le Corse sous son vrai jour, ce qui l'avait amené à soupçonner vaguement qu'il détenait le volume à titre illégitime. Madame Plinchard, le jour même de la rupture, n'avait pu tenir sa langue, et dans un moment d'effusion avait raconté au major la tentative d'enlèvement, mais sans lui avouer toutefois l'alliance contractée avec Landolfi, et qu'elle avait, du reste, honorablement brisée. On comprend, dès lors, qu'un reste d'espoir de rentrer en possession du volume guidait les nouvelles démarches du major.

M. Grandurand finit par apprendre que c'était le bouquiniste de la place d'Armes qui avait vendu l'elzevir de maroquin rouge et que Langeron en avait été l'acquéreur. Pourquoi, comment Landolfi l'avait-il obtenu à son tour ? C'est ce qu'il importait surtout de savoir. Il se rendit dans l'échoppe de l'israëlite dont il était bien connu, car il avait souvent examiné ses livres et poursuivi ses investigations chez lui comme chez ses confrères.

-- Vous avez vendu à M. Langeron, lui dit-il, un elzevir, édition de 1679...

-- C'est vrai, Monsieur Grandurand, je l'ai même donné pour un morceau de pain... les temps sont durs !...

-- Et ce morceau de pain, c'était de la brioche, n'est-ce pas ? et un peu plus chère que chez le pâtissier...

-- Mais non ; voici la chose, le frontispice était gâté par du barbouillage... il faut tout dire.

-- C'est bien cela, pensa le major.

-- M. Langeron l'a eu pour vingt francs...

-- Vingt francs !. ?. se dit le major. Et l'avenir, le bonheur de ma fille ont failli le payer !.. Je ne vous crois pas, ajouta tout haut le major.

-- Vous ne me croyez pas ? C'est pourtant vrai, foi d'honnête homme. D'ailleurs, je m'en souviens à présent, il y avait un témoin.

-- Qui çà ?..

-- Un ami de M. Langeron. Par exemple, pour son nom, je ne vous le dirai pas.

-- Grand, petit, jeune, vieux ?.

-- Un bel homme, pas âgé du tout, des cheveux noirs... Attendez donc, un nom en o ou en i... je ne sais pas trop...

-- Gaëtano ! se dit le major. Cette fois je liens le fil conducteur. Je regrette, ajouta-t-il tout haut, de n'avoir pas été là pour marchander votre elzevir...je vous en aurais donné davantage !

-- C'est possible... dit l'israëlite, mais vous cherchez toujours et vous n'achetez jamais !

Le major quitta la boutique sans répliquer.

-- Ou Langeron a vendu le livre à Landolfi, ou Landolfi l'a volé à Langeron, il n'y a pas de milieu !. J'éclaircirai cela.

Ainsi conclut le major.

On sait maintenant pourquoi il avait rendu visite au surnuméraire et dans quel but il lui avait donné rendez-vous chez lui.

Ce rendez-vous, Langeron n'osa le refuser. Résister ouvertement à ce que le surnuméraire appelait les prétentions du major, c'était le braver dans sa dignité de père et manquer au respect dû à un vieux brave très fort sur l'escrime. Il se décida donc à employer la voie de la douceur et à se rendre à l'appel de M. Grandurand. Il le trouva seul et le front chargé de soucis.

-- Je vous remercie d'être venu chez moi, dit le major en tendant la main à Langeron qui la prit mais ne la pressa qu'avec circonspection ; aussi bien, je n'aurais pu sortir aujourd'hui, car ma santé laisse à désirer...

-- Combien je prends de part... à vos souffrances...dit le surnuméraire mielleusement.

-- Oh ! n'exagérons rien. Quelques atteintes de sciatique. et c'est tout, dit le major. On n'a pas toutes ses joies dans ce monde !...

-- A qui le dites-vous, Monsieur Grandurand. Moi, qui vous parle, j'en sais quelque chose. Croiriez-vous qu'il y a des gens qui me croient riche et le crient sur les toits... tandis que la vérité est...

-- Je ne vous demande pas le chiffre de votre fortune, dit le major étonné. Je ne m'occupe guère de ces questions-là.

-- J'entends, se dit à part lui le Langeron, il cherche à me faire croire que c'est moi qu'il veut pour sa fille et non mes écus... Vieux roué !.

-- Vous êtes lié avec M. Landolfi... continua le major.

-- Oui et non. je l'ai connu dans votre salon, il est venu ici une fois ou deux... Une simple connaissance !...

-- Permettez-moi de vous en féliciter... Pour vous mettre plus à l'aise, je vous dirai que j'ai pu me tromper sur le caractère et l'honorabilité de cet homme, puisque je voulais lui donner ma fille ; mais j'ai été édifié à temps sur son compte et j'espère bien que ma pauvre Clémence aura un mari plus digne d'elle...

-- Nous y voilà !. gémit intérieurement le pauvre Langeron.

-- J'ai donc rompu avec lui... comme vous le savez sans doute, et vous pouvez me dire franchement ce que vous pensez de cet homme.

-- Je pense. mon Dieu ! je pense que Mlle votre fille est encore bien jeune pour songer au mariage, et que...

-- Ceci est mon affaire et la sienne et non la vôtre, mon cher monsieur, ne put s'empêcher de dire le major.

-- Vous ne sauriez croire, continua intrépidement le surnuméraire, combien peu j'approuve le mariage des filles si jeunes. Dix-sept ans ! en conscience, est-ce un âge pour entrer en ménage ?.. Laissez donc à la jeunesse le temps de s'épanouir, aux illusions le loisir de donner tous leurs enchantements... Oh ! vous avez agi dans la plénitude de votre raison, de votre sollicitude paternelle, en ne laissant pas accomplir ce mariage ; mais vous vous démentiriez si... si vous songiez à donner un autre mari à Mlle Clémence !..

-- Il se peut, cependant, que la chose ne larde pas trop, dit le major qui pensait à M. d'Ancerville.

-- Est-ce possible ? dit le surnuméraire qui se retournait sur le gril de Guatimozin. Eh bien ! ce ne sont pas là mes principes. Certes, je ne suis pas de la première jeunesse, eh bien ! je m'accorde encore largement dix bonnes années de célibat.

-- Qu'est-ce que tout cela me fait ? se dit le major cherchant à comprendre où en voulait venir M. Langeron.

-- D'ailleurs, je n'ai jamais compris le mariage, comme M. Landolfi, par exemple. Il est très-sentimental, M. Landolfi, à ce qu'il parait. Moi je ne ferai ma cour pour le bon motif que si je trouve une bonne dot !..

-- Ah ! ça, mais, Dieu me pardonne, réfléchit enfin le major, cet imbécile s'imagine sans doute que je viens lui jeter ma fille à la tête. Ah ! si je n'avais pas besoin de lui, comme je châtierais sa vanité !

-- Tels sont mes principes invariables ! conclut le surnuméraire.

-- Pardon, dit le major, je m'aperçois que notre conversation dévie un peu du chemin que je voulais lui faire prendre. Je ne viens pas vous proposer une fiancée ou débattre le chiffre d'une dot ; ainsi vos théories matrimoniales m'importent assez peu.

-- Ai-je bien fait de parler franc ! murmura à part lui le surnuméraire.

-- Il s'agit uniquement pour moi d'obtenir de vous des renseignements sur un certain ouvrage que vous avez acheté sur la place d'Armes... en compagnie de M. Landolfi. C'est en raison de celte circonstance que j'ai fait ici intervenir son nom.

-- En effet, dit Langeron qui n'était affranchi d'une terreur que pour tomber dans une autre, mais ce... volume, je ne l'ai pas eu longtemps.

-- Vous ne le possédez plus, je le sais... Mais l'auriez-vous vendu à quelqu'un... à M. Landolfi, par exemple ?...

-- Du tout. Mais pourquoi cette question ?... dit Langeron qui commençait à ouvrir au grand large les deux oreilles.

-- Tout simplement parce que j'ai vu votre elzevir entre les mains de Landolfi... dit brusquement le major.

-- Ah ! le scélérat ! laissa échapper Langeron stupéfait de cette révélation.

-- Comment, le scélérat ?... Expliquez-vous.

-- Mon Dieu, je n'ai rien à expliquer, dit Langeron qui se souvint des menaces du malfaiteur. J'ai été étonné, je l'avoue, de savoir mon elzévir en la possession de Landolfi, mais je plaisantais en disant : le scélérat.

-- Vous ne plaisantiez nullement, Monsieur Langeron, dit le major sévèrement. M. Landolfi vous a soustrait votre elzevir, et vous ignoriez que ce fût lui le voleur. Voilà ce qui explique votre exclamation !...

-- Mais M. Landolfi ne peut pas, ne doit pas être capable de..

-- Il est capable de tout, et je vous en préviens, je suis décidé à dénoncer ce méfait à la justice qui, sous la foi du serment, saura bien vous faire parler.

-- Au nom du ciel, n'en faites rien ! dit le surnuméraire qui voyait déjà se dresser sur sa poitrine un poignard vengeur... Il y va de ma vie !...

-- Raison de plus pour la placer sous la protection des tribunaux. Je vois cela, on vous a intimidé, menacé. Avouez-le donc ou je cours dénoncer Landolfiau procureur de la république.

-- Eh bien ! vous saurez tout. Mais, je vous en conjure, ne me perdez pas.

Et Langeron raconta au major ce qui s'était passé au sujet du volume, les propositions d'achat de Landolfi, l'ardent désir qu'il paraissait avoir de posséder l'elzevir, enfin il n'omit rien des détails relatifs au, vol nocturne.

-- L'un de vos voleurs n'était-il pas d'une grande taille ? demanda le major qui se souvenait des confidences de Mme Plinchard.

-- Oui, l'un était gros et grand, l'autre petit et trapu. C'est le petit qui m'a mis le couteau sur, la gorge. --- Eh bien ! mon pauvre Langeron, il résulte de tout ceci que c'est cet infâme Landolfi qui a fait le coup.

Et le major frémit en songeant que sa fille avait failli épouser un homme, justiciable largement de la cour d'assises.

-- Mais que faut-il faire ?.. dit le désolé Langeron.

-- Il faut me laisser agir. Je me charge de Landolfi. Quant à votre peau, rassurez-vous. On voulait vous faire taire ; mais si scélérat que soit le Corse, il ne jouera pas du couteau, c'est moi qui vous en réponds. Et maintenant, mon jeune ami, merci et à bientôt. Je vais refléchir à tout ceci.

Le major prit congé.

-- Est-ce que vraiment, se demanda Langeron, je me suis trompé dans mes suppositions ?.. Ce Landolfiest un affreux brigand, soit, mais je ne m'en dédis pas.. le major voudrait bien m'avoir pour gendre !..

Rentré chez lui, M. Grandurand examina froidement la position toute nouvelle que lui faisaient les renseignements obtenus près du bouquiniste de la place d'Armes et les aveux de M. Langeron. Sa conclusion fut qu'avec un homme de la trempe de Landolfi, le moment était venu de brusquer le dénouement. Cependant il voulut que la nuit qui, surtout dans les têtes mûres, porte conseil, passat sur sa résolution. Mais le lendemain malin il était plus que jamais décidé à agir sur l'esprit du Corse par la menace et l'intimidation. Il rédigea donc contre Landolfi une plainte en bonne forme adressée à M. le procureur de la république, et muni de celle pièce, il se rendit avant huit heures chez le surnuméraire qu'il trouva encore au lit. M. Langeron se reposait, dans les douceurs du *farniente* matinal de ses émotions de la veille. Sans autre préambule le major lui lui la pièce qu'il venait de rédiger et qui groupait habilement les faits à la charge du Corse.

-- Vous allez adresser cette dénonciation au parquet ?.dit Langeron retombé dans ses terreurs.

-- C'est probable, du moins c'est possible.

-- En votre nom ?

-- Au vôtre. N'est-ce pas vous le plaignant ?..

-- Mais. si ces misérables se vengent sur moi, s'ils m'assassinent !....fil le surnuméraire frissonnant.

-- Ce n'est pas cela qui est à craindre, dit froidement le major. C'est à eux à trembler, non à vous. Mais quel homme êtes-vous donc ?. est-ce qu'à votre âge on a peur !.

-- Ecoutez donc... je n'ai pas fait la guerre, moi... J'aime la paix et le repos... c'est pour ça que je ne me soucie guère de prendre femme !..

-- Laissez-là les femmes et raisonnons, s'il vous plaît. Je vois où le bat vous blesse et je commence à croire que le courage civil ou militaire n'est pas votre fort. Mais, je suis là, moi, et je vous protégerai. Je vous réponds que personne ne se frottera à un vieux soldat comme moi. Voici la plainte, vous n'avez plus qu'à la signer.

Le pauvre Langeron, plus effrayé que jamais, s'en défendit en vain. Après une honorable défense et une capitulation qui le fut moins, il lui fallut apposer sa signature sur l'écrit dénonciateur.

-- C'est peut-être mon arrêt de mort que je signe ! soupira-t-il.

-- Rassurez-vous, monsieur Langeron, termina le major, il est possible, il est probable que je ne ferai pas usage de cette pièce. Mais j'en ai besoin pour ce que j'ai résolu. Restez au lit, dormez sur les deux oreilles. Le reste me regarde.

En quittant Langeron, le major se rendit chez M, Landolfi. Mais on lui dit que lé Corse était absent, qu'il était en voyage. D'abord, M. Grandurand prit ces affirmations pour une défaite, mais quelques détails irrécusables et l'air d'ingénuité de l'hôtesse de Landolfi finirent par le convaincre. Cette absence était un contre-temps fâcheux et le major retomba dans ses perplexités. De retour chez lui, il s'informa auprès de sa fille de ce que devenait Mme Plinchard qu'on n'avait pas vue depuis l'avant-veille dans la rue des Bénédictins. Il espérait que la veuve aurait quelque lumière sur la disparition de Gaëtano. Clémence avoua tout à son père. Le départ de la veuve et le but de son voyage.

-- Tous deux partis ! réfléchit le major. Est-ce que le voyage de l'une n'aurait pas déterminé le départ de l'autre ?...

-- C'est impossible ! dit Clémence. La bonne Mme Plinchard s'est décidée à deux heures de l'après-midi, elle est partie à cinq. comment M. Landolfi aurait-il pu connaître son projet ?...

-- Ah ! le sais-je, moi ?.. Les hommes comme Landolfi sont bien habiles, ma fille, et je redoute de nouvelles machinations. Oui, plus j'y pense... celle assurance que m'a donnée Landolfi que M. d'Ancerville ne reviendrait pas, celle lettre interceptée. Je le dis que Mme Plinchard et le Corse sont tous deux au Havre à l'heure où je parle. Que faire ? Ah ! que n'ai-je des ailes... Mais aujourd'hui même le pauvre Xavier doit s'embarquer. C'est en ce moment que sa destinée s'accomplit. J'arriverais trop tard. Ah ! il est plus fort que je ne le croyais, ce Landolfi. Mais il reviendra. L'aimant est ici. Et je prendrai sur lui, je le sais, une éclatante revanche.

On comprend tout ce que les appréhensions du major apportèrent d'inquiétudes à Clémence. Mme Plinchard devait lui ramener son Xavier. Elle s'était attachée à cette espérance comme à la planche de salut. Tout pouvait donc encore lui échapper, quand elle croyait tout obtenir ?.. Heureusement le major n'avait rien dit de la démarche de Mme Plinchard, il ne la désapprouvait donc pas. Celle considération diminua un peu l'amertume des pensées de la jeune fille. Hélas ! si elle devait être heureuse, le sort lui marchandait bien cruellement le bonheur qui l'attendait !..

XVII. --- LE DÉPART DU BATEAU.

Xavier d'Ancerville avait quitté Metz à dix heures du matin, comme il l'avait dit à Mme Plinchard. Il était parti au bruit des cloches qui sonnaient le glas de son bonheur. Son désespoir était morne et comme enveloppé d'ombres. Il était endolori et presque inerte comme après un coup violent et mortel. Sa seule préoccupation était de penser le moins possible, et il évitait avec soin tout ce qui pouvait stimuler ses souvenirs. Concentré en lui-même, il n'osait même pas regarder la campagne, les arbres, la verdure. C'étaient pour lui des témoins indiscrets du passé, c'étaient des complices dont il fuyait l'aspect. Il fermait les yeux pour ne les point voir. Il accomplit le plus vite possible son voyage. Pour ne pas perdre une heure, il garda sa chaise jusqu'au Havre ou il arriva le lendemain de son départ de Metz, dans la nuit. Dès qu'il lit jour, il alla retenir son passage sur le paquebot qui appareillait le lendemain. La journée fut pour lui d'une longueur insupportable. Il se força à visiter la ville, les navires du port, pour arriver plus vile à l'heure désirée du départ. Il lui semblait que l'air ne rentrerait dans sa poitrine que quand il serait en pleine mer, loin de cette France où il avait tant souffert.

A six heures du matin, au moment où il s'habillait, un garçon de l'hôtel *Bellevue* où il logeait, lui remit un pli cacheté. Il ne connaissait personne au Havre, la suscription ne portail aucun timbre, et malgré lui son cœur battait bien fort quand il rompit le cachet. Le billet ne contenait que ces mots :

« Un ami arrivé de Metz celle nuit est chargé pour vous d'un message. Il vous apporte un souvenir de Mme Landolfi qui lui a fait promettre de ne le remettre qu'à vous-même. Elle le charge de vous dire qu'elle attache un grand prix à ce que vous ne refusiez pas ce témoignage de sa tendresse passée. Trouvez-vous donc à la porte de Paris que chacun vous indiquera. On vous y attendra jusqu'à neuf heures, car on sait que vous partez une heure plus tard. »

On devine le trouble et l'émotion de Xavier à cette lecture. Il acheva en hâte de s'habiller, donna ses ordres pour faire conduire son bagage au bateau et quitta l'hôtel. L'idée ne lui vint même pas de refuser le rendez-vous qui lui était assigné. Un désir de Clémence était un ordre pour lui. Mais que ce mot : Mme Landolfi lui était passé brûlant et incisif sur le cœur ! Ah ! plus que jamais il voulait fuir son pays où sa bien-aimée portait le nom d'un autre, le nom délesté d'un lâche !..

Etranger à la ville, il ne trouva pas facilement la porte de Paris, malgré les indications qu'il demandait aux passants. Celte porte, en effet, est la plus éloignée du port dans le voisinage duquel logeait Xavier. Quand il y fut arrivé, personne ne se présenta à lui et il attendit patiemment le messager inconnu.

On devine de quelle part venait la lettre trompeuse. Gaëtano avait voulu éloigner Xavier de son hôtel où Mme Plinchard l'eût infailliblement rencontré. Le Corse, d'ailleurs, s'était efforcé d'a ceumuler les obstacles autour de la mission de Mme Plinchard qui ruinait sa dernière espérance. Perdant la nuit, sachant bien que la veuve était plongée dans un sommeil de plomb, il était entré furtivement dans sa chambre qu'elle n'avait pas eu le loisir ou même la pensée de fermer en dedans, puisqu'elle devait aller après son repas à la recherche de Xavier. Il avait contemplé, avec un sourire méchant, la veuve endormie, avait fermé extérieurement la porte de l'appartement et en avait emporté la clef. Mme Plinchard, sans s'en douter, était donc prisonnière chez elle. Suivant l'heure à laquelle s'éveillerait Mme Plinchard, celle séquestration faisait gagner un peu de temps à Landolfi. En effet, il fallait appeler par la fenêtre, réveiller peut-être les gens de la maison. C'était une demi-heure de gagnée. Tout arriva comme il l'avait supposé. La veuve ne quitta son sommeil presque léthargique qu'à cinq heures et demie du malin, car elle s'était rendormie dans son lit après s'être un instant éveillée dans son fauteuil. Elle rajusta rapidement sa toilette et voulut sortir, mais elle constata avec terreur qu'elle était enfermée ; elle sonna violemment, Cria par la croisée, et enfin un domestique accourut en s'étirant les bras, car il avait été arraché subitement à un repos réparateur.

-- Puisque vous me sonnez, ouvrez-moi !... ditil à travers la porte avec une nuance marquée de mauvaise humeur.

-- Ouvrez-moi, vous-même... ma clef n'est plus en dedans !..

-- Mais elle n'est pas en dehors non plus !..

-- Comment, elle n'est pas en dehors. Mais alors, je suis en charte privée !.. Qu'est-ce que cela veut dire ?..

-- Cela veut dire que vous aurez égaré votre clef après vous être enfermée, dit le valet.

-- Mais non, encore une fois non !.. Allez vite chercher le maître d'hôtel... il faut que je sorte d'ici.. --- Chercher notre maître ? ah ! bien oui... il dort à poings fermés..

-- Alors, faites venir un serrurier ; forcez la serrure, en foncez la porte... mais il faut que je sorte... il le faut... --- Comme vous y allez !.. Tout ça est louche, voyez-vous... jamais, au grand jamais on n'a volé de clef dans l'hôtel !..

Mme Plinchard finit par où elle aurait du commencer. Elle promit dix francs au valet pour le décider à faire ouvrir sa porte en perdant le moins de temps possible. Il se décida à éveiller le maître qui alla chercher en maugréant la seconde clef de la chambre, car dans presque tous les hôtels le trousseau des clefs est double.

A six heures et demie seulement, Mme Plinchard put sortir de sa Chambre et quitter l'hôtel. Pour perdre moins de temps, elle se fit accompagner par un domestique dans les recherches qu'elle entreprit ; Comme le nombre des grandes maisons ouvertes aux étrangers n'est pas très-considérable au Havre, elle n'eut pas grande peiné à trouver le logement de Xavier ; mais on lui dit qu'il était sorti depuis une demi-heure ; après avoir soldé sa dépense et fait transporter son bagage au bateau. Il n'était donc pas bien certain qu'il reviendrait à l'hôtel et le plus sur pour la veuve était d'aller l'attendre à l'embarcadère. Toutefois, elle ne voulut négliger aucune chance de le retrouver le plus tôt possible et lui écrivit un billet qu'elle chargea l'hôte de lui remettre s'il reparaissait à l'hôtel.

« Clémence est toujours fille et Mme Plinchard toujours folle, puisqu'elle vient vous relancer jusqu'ici pour vous ramener à Metz. J'habite l'*hôtel des Trois-Mages* et je vous y attends. Le mariage a été rompu au dernier instant. Venez vite... »

Mme Plinchard remit le pli cacheté à l'hôte, et après lui avoir fait fonces recommandations de le remettre en mains propres à Xavier, quitta l'hôtel. Mais Gaëtano Landolfi, qui, cela va sans dire, avait suivi Mme Plinchard dans ses courses à travers la ville, était entré sur ses talons dans l'hôtel *Bellevue*, et dans la salle commune avait pu, parmi d'autres voyageurs, se dissimuler aux yeux de la veuve. Il l'avait vue écrire son billet, qu'un domestique, quand elle fut partie, attacha au clou servant à fixer la clef de la chambre qu'avait occupée Xavier. On sait que dans tous les hôtels une sorte de cadre de bois, plus ou moins élégant, aligne par rangées d'étages des crochets destinés à recevoir les clefs dès chambres en l'absence des voyageurs.

Plusieurs personnes circulaient dans la salle, il fut facile à Gaëtano de frôler de près l'appareil en question et d'enlever prestement le billet à l'adresse de M. d'Ancerville. Après quoi il alla rejoindre son complice pour lui donner ses dernières instructions, car l'instant critique approchait. Il ne pouvait, en plein jour, employer la force ouverte pour empêcher la veuve de retrouver Xavier, mais il les enveloppait tous deux d'un réseau de manœuvres et de piéges habilement ourdis. Il était parvenu, en effet, à les isoler l'un de l'autre, et il savait où il lui était possible de les retrouver tous deux ; sa position était donc très-forte. Mais il s'agissait d'empêcher à l'heure du départ un rapprochement qui semblait inévitable. On comprenddès, lors que l'aide de son complice Calebasse était absolument indispensable. Il le retrouva à l'*hôtel des Trois-Mages*, et après lui avoir expliqué en détail ce qu'il avait à faire, il se dirigea vers la porté de Paris, où le pauvre Xavier se morfondait. Car il importait, en effet, beaucoup à Gaëtano de surveiller les démarches de son rival, et sous son déguisement, en prenant d'ailleurs les plus minutieuses précautions, il ne risquait pas d'être reconnu de Xavier qui était à mille lieues de le supposer si près de lui. Le Corse avait supposé que M. d'Ancerville attendrait une heure, puis se retirerait pour, né pas se mettre en retard. De loin, il le vit dévisageant chaque passant, frappant du pied lé sol, relisant le billet qu'il avait reçu, puis faisant mine de s'éloigner et revenant comme s'il ne pouvait s'éloigner de ce lieu où Clémence lui ordonnait de rester. Xavier attendit ainsi plus longtemps que ne l'avait supposé Gaëtano. Il était huit-heures et demie quand, ne voyant rien venir, il se décida à quitter la place. M. d'Ancerville se demandait, en effet, s'il avait été l'objet d'une mystification, ou si un Obstacle imprévu avait empêché l'envoyé de Clémence de remplir sa mission. Un instant la pensée vint à Xavier de retarder son départ pour avoir l'explication de ce mystère, mais ces deux mots funestes : « Mme Landolfi » flamboyaient à ses yeux comme un arrêt de mort et la perspective de rester quinze jours au Havre dans les tortures qui l'y avaient accompagné, lui fit bien vite rejeter cette suggestion. D'ailleurs un souvenir de Clémence, un témoignage palpitant du passé, ne raviveraient-ils pas sa douleur au lieu de la calmer ? Non, le plus sage était encore de fuir, d'abandonner le plus vite possible toute chance d'être reporté vers de peignants souvenirs. Clémence était à un autre, tout était dit !.

Il consulta sa montre. Elle marquait neuf heures passées. Il s'achemina presque machinalement vers son hôtel et se fit servir un déjeuner auquel il ne put toucher. Le maître d'hôtel se souvenant de là commission dont l'avait chargé un inconnu, lui dit qu'il y avait une lettre à son adressé. Mais le pli avait disparu, et ne voulant pas avouer ce manquement au service, il dit à Xavier qu'il avait voulu parler du billet que le jeune homme avait reçu le matin. L'explication parut plausible à M. d'Ancerville. L'hôte, d'ailleurs, pour faire diversion, lui dit que le premier coup de cloche qui avertit les voyageurs de se rendre au bateau était sonné depuis un quart d'heure. Xavier se leva et se dirigea vers le port.

Gaëtano l'attendait non loin de la porte de l'hôtel. Il prit sa course et arriva dix minutes avant lui. Il y trouva Calebasse qui l'attendait. Mme Plinchard aussi était mêlée à la foule qui encombrait le port, et le complice de Gaëtano ne l'avait pas perdue de vue en se tenant d'elle à une distance plus que respectueuse. En ce moment le second coup de cloche retentissait et la veuve promenait ses regards de la ville au bateau qui chauffait encore amarré au port.

-- Est-elle là ? dit rapidement Gaëtano.

-- C'est-à-dire que je la couve... dit Calebasse.

-- Eh bien ! va... il n'est que temps !. Calebasse prit sa course et arriva essoufflé ou paparaissant l'être devant Mme Plinchard.

-- Ne seriez-vous pas une dame de Metz, de Metz en Lorraine....

Oui, après...

-- Attendez donc !Mme Plinchard ; je crois...

-- Précisément...

-- Eh bien ! M. d'Ancerville qui est de Metz, aussi, à ce qu'il m'a dit, vous attend au *Trois Mages.* Venez vite, il a reçu votre billet.

-- Enfin ! dit la veuve avec un cri de joie. Un jeune homme, n'est-ce pas, un brun ?

-- Un beau garçon, ma foi, avec moustaches et barbiche. Mais hâtez-vous, il s'impatiente, faut-il voir.

-- Je vous suis. Et la pauvre dame ajouta : Je ne m'étonne plus maintenant de l'avoir en vain attendu ici !.

Mme Plinchard ne pouvait reconnaitre Calebasse. Il l'avait abordée à la Ronde, en pleine nuit, et c'était dans l'obscurité du crépuscule qu'elle l'avait aperçu sur le rempart Belleisle. D'ailleurs, comment supposer qu'elle se trouvait au Havre, à deux cents lieues de Metz, en présence d'un concitoyen. Pour qu'elle eût pu concevoir des doutes, il eût fallu un commencement de suspicion, une révélation qui lui avait malheureusement manqué. Ajoutons que le message prétendu de Xavier était pour elle la réponse à la lettre qu'elle venait de lui écrire. Les trames qui l'enlaçaient étaient donc trop adroitement ourdies pour qu'elle n'en fut pas victime. Elle suivit sans défiance son conducteur à l'hôtel des *Trois-Mages.* Mais elle n'y trouva pas Xavier.

-- Il ne peut être loin !.. dit Calebasse. Sans doute il se sera impatienté et aura couru à votre rencontré en prenant par un autre chemin que celui que nous avons suivi. Attendez quelques instants, je vais le chercher.

La veuve, déjà un peu inquiète, attendit. Calebasse disparut.

Mais les minutes s'écoulèrent et les minutes alors étaient précieuses. Dix heures allaient sonner. Elle se décida à interroger les gens de l'hôtel.

-- M. d'Ancerville m'a-t-il attendu longtemps ? demanda-t-elle à l'hôtelier.

-- M. d'Ancerville ?...dit-il en jetant les gros yeux au plafond. Nous n'avons pas ça ici.

-- Mais quelqu'un m'a demandée, n'est-cepas ?

-- Quand cela, Madame ?

-- Il y a un quart d'heure environ.

-- C'est bien possible, Madame, mais j'ignore absolument ce que vous voulez dire !

-- J'ai donc été trompée, se dit la veuve avec angoisse.

-- On ne trompe personne, ici !.. dit l'hôtelier avec humeur.

Madame Plinchard donnait les signes d'une agitation croissante. Elle allait par la salle, regardant les commensaux de l'hôtel au visage, courant à là fenêtre, puis revenant à la porte d'entrée.

Le domestique qui avait ouvert le mâtin la porte de sa chambre, tira son maître par le pan de l'habit et lui montrant Madame Plinchard se frappa le front en haussant légèrement les épaules.

-- La tête n'y est plus, dit-il, c'est la dame de ce matin, vous savez... qui a perdu la clef de sa chambre... Ça m'avait paru drôle !..

-- Une bonne pratique !.. murmura l'hôtelier.

-- Faut-il faire venir le commissaire ? demanda le zélé valet.

-- Pas encore... il faut voir.

-- Qu'y a-t-il donc ? dirent quelques voyageurs en se groupant curieusement autour du maître de l'hôtel.

-- Oh ! rien, dit-il, car il craignait, qu'un scandale ne fit du tort à son établissement, une dame qui a perdu une, clef et qui cherche un Monsieur !

Si tourmenté que fût Madame Plinchard, elle n'avait rien perdu des détails de cette scène.

-- Ils me prennent pour une folle, se dit-elle. Il ne me manquait plus que cela. Le fait est que c'est à en perdre la tête !

Au même moment les sons affaiblis du dernier appel de la cloche pénétraient dans la salle commune de l'hôtel.

-- Voilà le, *Bellerophon* qui démarre ! dit l'hôtelier.

Ce mot produisit sur la veuve l'effet d'une commotion électrique. Elle s'élança hors de la salle au milieu de l'étonnement général. A la porte de l'hôtel elle retrouva Calebasse qui l'arrêta court.

-- Mais où allez-vous donc, Madame ?

-- Ah ! c'est vous enfin... M. d'Ancerville.

-- Je l'ai retrouvé, mais il n'est pas si pressé que vous. Il me suit. Dans un instant il sera ici.

-- Eh bien ! s'il vient, vous lui direz de m'attendre.

Et la veuve voulut franchir le seuil de la porte, mais Calebasse se jeta vivement devant elle et lui barra le passage.

-- Puisque je vous dis qu'il arrive ! insista-t-il.

-- N'importe ! Allez-vous me laisser passer, oui ou non ?..

-- Eh bien ! non !.. dit Calebasse en appesantissant sa grosse main sur le bras frêle de Mme Plinchard. Vous ne passerez pas.

-- De la violence !, dit Mme Plinchard qui commençait à pressentir un guet-à-pens. Lâchez-moi... ou j'appelle !..

-- Mais voici M. d'Ancerville, dit le traître sans quitter le bras de la dame.

La veuve, heureusement, n'était pas timide de son naturel et la colère lui donna des forces. Elle essaya de repousser Calebasse, et ce qui fut plus efficace, elle poussa des cris perçants qui : attirèrent dans la cour les gens de l'hôtel et plusieurs de ses hôtes. Intimidé et craignant une intervention périlleuse des spectateurs de cette scène, le complice de Gaëtano laissa aller Mme Plinchard qui s'élança vers le port, tandis qu'il s'esquivait par une rue latérale. La pauvre femme arriva haletante au moment où le bateau tournant majestueusement sur lui-même, au milieu des spirales de fumée noire et blanche que dégageaient ses cheminées, commençait à prendre le large. Mais ses passagers étaient groupés sur le pont ; échangeant avec leurs amis restés sur le quai, les derniers signes d'adieux. Parmi eux, Mme Plinchard distingua avec désespoir le visage pâle et mélancolique de Xavier jetant le dernier regard sur le sol de la patrie qu'il quittait pour toujours. Elle l'appela de toutes ses forces, mais ses cris se perdirent dans les bruits de la mer et de la foule. Elle agita désespérément son mouchoir, et peut-être Xavier la vit-il, sans la reconnaître, dans la masse compacte, qui assistait au spectacle toujours émouvant d'un départ, mais le bateau s'éloignait toujours et chacun prit les gestes désolés, les acclamations désespérées de la veuve pour un dernier adieu adressé à un parent, à un mari, et tout fut dit. Quelques minutes après, le *Bellerophon*, emportant. Xavier et son malheur, n'apparaissait plus à l'horizon que comme un point imperceptible sur la vaste mer !..

Alors un ricanement aigu retentit à l'oreille de la veuve. Elle se retourna vivement, mais n'aperçut autour d'elle que des visages indifférents et inconnus.

-- Que dira la pauvre Clémence !..se demandait Mme Plinchard en regagnant les *Trois-Mages* la tête baissée et de franches larmes dans les yeux. Après tout, ajouta-t-elle, les Etats-Unis ce n'est pas le bout du monde. On en revient !..

Cette fois, sa contenance en rentrant à l'hôtel donna déjà de ses facultés mentales une meilleure opinion. Elle demanda posément sa clef, alla se mettre au lit où elle passa une bonne partie dé la journée. Elle ne dormit guère et elle réfléchit beaucoup. Elle se dit qu'elle avait certainement vu quelque part le gros homme qui l'avait si indignement abusée.

-- Mais c'est lui, c'est mon ravisseur de la Ronde !.. se dit-elle... ou c'est l'hôtelier qui a raison et moi qui ai un coup de marteau. Le Corse est donc ici. Oh ! je le saurai !..

Elle quitta son lit et alla droit à l'hôtel où avait logé M. d'Ancerville et demanda si le billet à son adresse lui avait été fidèlement remis. L'hôte parut hésiter, mais pressé dé question il finit par avouer que le billet avait été perdu ou plutôt intercepté. --- La main de Landolfi est dans tout ceci !.. conclut la veuve.

Elle ne se sentit pas le courage d'apprendre elle-même à Clémence l'insuccès de son voyage. Elle lui écrivit donc pour lui raconter ce qui s'était passé. Elle employa la journée du lendemain à visiter le Havre et ne se remit en route pour Metz que le surlendemain. Il est bien entendu que Gaëtano et son complice s'étaient empressés de quitter l'hôtel des *Trois-Mages* dès que leurs machinations eurent obtenu une réussite si complète.

Mme Plinchard arriva à Metz à demi-morte de fatigue. Elle trouva à l'arrivée de la diligence le major qui venait la remercier. Il le fit en termes très-affectueux et lui dit que désormais c'était entre eux à la vie à la mort. Ce mot banal pour beaucoup de ceux qui le prononcent avait une valeur réelle sur les lèvres, du major. Le fait est qu'à partir de ce moment l'intimité devint plus grande que jamais entre la veuve et la famille Grandurand qu'elle voyait tous les jours.

-- Vous savez que cet infâme Landolfi était avec vous au Hâvre ? lui dit-il en la renconduisant chez elle.

-- Je m'en doutais... mais qui vous a dit...

-- Ah ! j'en ai appris de belles sur son compte !. Dans quel précipice nous avons failli tomber !.. Il vous a encore jouée là-bas, mais c'est péché véniel auprès de ce que je sais de lui.

-- Avec tout cela, voilà ce pauvre Xavier bien loin !...

-- C'est facheux sans doute, mais il y a du remède, tandis que si ma pauvre Clémence était devenue la femme de ce misérable, je me faisais sauter la cervelle, tout simplement... après l'en avoir débarrassée, bien entendu !..

-- Comme vous y allez, major.

-- Et dire que le drôle a pu m'abuser si longtemps !.. Mais je vous conterai tout cela. Vous verrez qu'il est d'une certaine force.

Mme Plinchard ne voulut, pas retourner chez elle ayant d'avoir revu Clémence. Les deux femmes s'embrassèrent en pleurant.

-- J'espérais vous le ramener, ma pauvre, Clémence !dit la veuve. Mais vous le reverrez et ce n'est que partie remise.

-- Oh ! je puis attendre maintenant. L'important c'est que j'ai échappé à l'autre !.

-- Son compte est bon à celui-là !..murmura le major entre ses dents, et ses sourcils se contractèrent violemment, signe chez lui d'une résolution invinciblement arrêtée.

XVIII. --- L'EXPIATION.

Tandis que Landolfi triomphait, au Hâvre, du dévouement de Mme Pinchard, à Metz, le major mettait le temps à profit. Il n'avait pas renoncé, on le pense bien, à l'œuvre qu'il poursuivait depuis si longtemps, et il songeait aux moyens d'obtenir son entier accomplissement. Mais les difficultés étaient grandes ; il avait affaire à un homme habile avec qui devaient échouer les procédés ordinaires. D'ailleurs il ne pouvait rien entreprendre avant le retour du Corse. Un instant il eut l'idée de déposer au parquet la plainte signée par Langeron et de faire pratiquer une saisie dans le logement de Landolfi. Mais, après mûres réflexions ; il renonça à ce parti extrême. D'abord ; il lui répugnait de livrer aux tribunaux l'homme qui avait été si près d'épouser sa fille dont le nom avait-été accolé au sien sur un bulletin municipal affiché publiquement. Quelle que fût l'issue d'un procès intenté à cet homme, la renommée de Clémence en eût été atteinte. C'est ce qu'il fallait avant tout éviter. Une visite domiciliaire ; d'ailleurs, n'amènerait probablement pas de résultat. Landolfi était trop rusé pour laisser chez lui, en son absence, l'elzevir volé auquel se rattachaient ses dernières espérances. Tout bien pesé ; le plus sage était d'attendre. Mais le major voulût savoir comment le volume qu'il avait si longtemps cherché avait reparu dans le commerce des livres, et un fil conducteur s'offrait à lui pour le guider. Il retourna chez le bouquiniste de la place d'Armes et apprit que l'elzevir lui venait d'un confrère de Sedan, dont le major prit le nom et l'adresse. Un ami de M. Grandurand, resté fidèle à son malheur, était depuis longtemps à Stenay son correspondant. Il avait la mission de continuer dans sa ville natale et dans ses environs, les recherches que le major n'avait jamais abandonnées.

Il le chargea donc de voir le libraire de Sedan et d'agir conformément aux indications qui lui seraient données dans celte ville. Le lendemain du retour de Mme Plinchard à Metz, le major reçut la réponse de son correspondant de Stenay. Elle éclairait complètement et d'une manière probante le mystère que depuis un an M. Grandurand s'efforçait en vain de percer. L'elzevir avait été vendu par un habitant d'un village situé à moitié chemin de Stenay et de Sedan. Cet homme, nommé Jean Maugrin, était le cousin-germain du domestique de M. Parent, ce serviteur infidèle à qui les Grandurand devaient tous leurs malheurs. Tous deux ils portaient le même nom. Un beau jour, le lendemain même de la mort subite de son maître, Chrysostôme Maugrin était arrivé chez son cousin et lui avait remis une petite cassette contenant l'elzevir et des papiers de diverse nature, en lui recommandant de la cacher dans la partie la plus secrète de son habitation. Pour reconnaître ce service, il lui avait remis une petite somme d'argent, lui promettant en outre de le coucher sur son testament en sa qualité de proche parent, car Chrysostôme Maugrin n'avait pas d'enfants. Il avait ajouté qu'à sa mort, s'il n'avait pas auparavant réclamé la cassette, son cousin pourrait disposer de tout ce qu'elle contenait, mais de ne s'en dessaisir à aucun prix jusqu'à ce que ce momentfût arrivé. Le Maugrin de Paris étant mort, son héritier s'était décidé à ouvrir la cassette, et à son premier voyage à Sedan il avait vendu pour quelques francs le précieux volume. Quant aux papiers, ils avaient une certaine importance pour les héritiers de M. Parent. C'étaient des contrats et même des valeurs, mais non au porteur et dont par conséquent Chrysostôme Maugrin n'avait pas pu faire usage. Ils avaient été compris dans la razzia nocturne exécutée par lui pendant la nuit où son maître mourut subitement. En homme prudent, il n'avait pas dû garder ce témoignage compromettant ; mais, en esprit avisé, il n'avait pas voulu s'en défaire, conservant peut-être le vague espoir de les utiliser un jour. L'émissaire du major avait acheté ces papiers et ils arrivèrent en même temps que la lettre qui les annonçait. C'était déjà un commencement de preuve, mais qui avait besoin ; pour avoir toute sa valeur, d'être appuyé par l'exhibition de la quittance signée par M. Parent. Le libraire de Sedan avait adressé l'elzevir à son confrère de Metz, avec qui, depuis longtemps, il se trouvait en relations d'affaires. Ainsi se trouvait expliquée la réapparition du volume elzévirien après une charte privée de quinze années. C'était déjà un résultat, mais le plus important restait à faire.

Chaque matin, le major se rendait au logement de Landolfi, mais son \(absence se prolongeait au-delà de toute prévision. Le Corse n'avait pas voulu revenir trop vite à Metz, se doutant bien que Mme Plinchard était maintenant édifiée sur le rôle qu'il avait joué dans le guet-apens du Havre. Il n'était pas fâché que le premier élan de l'indignation des Grandurand fût un peu calmé avant de reparaître. D'ailleurs, Xavier voguant pour l'Amérique, il avait du temps devant lui. Mais il ignorait encore de quelles armes terribles le major pouvait disposer contre lui. Dès qu'il fut dé retour, il apprit ses visites quotidiennes, et sa perspicacité lui fit malaugurer d'un tel excès d'empressement. Cependant il fallait quitter la ville et abandonner ses projets, ce qu'il ne voulait à aucun prix, ou il devait finir par recevoir le major. Il se résigna donc à cette nécessité et le lendemain de son arrivée le vieux soldat était introduit : dans sa chambre.

M. Grandurand avait un visage impassible, et son air froidement résolu frappa Landolfi. Il ne voulut pas s'asseoir.

-- Monsieur, lui dit-il, je viens vous apporter la paix ou la guerre... à votre choix.

Gaëtano voulut répondre, mais le major lui imposasilence par un geste d'une dédaigneuse énergie.

-- Laissez-moi parler, monsieur, et sachez d'abord qu'il faut que j'obéisse à un devoir bien impérieux pour me retrouver volontairement en présence d'un homme tel que vous, d'un homme que le bagne réclame...

-- Major ! cria Landolfi avec fureur.

-- Je dis que le bagne réclame... et j'ai peut-être tort...j'aurais dû dire l'échafaud, car le code pénal condamne à mort l'auteur et le complice d'un vol accompli la nuit par plusieurs personnes en armes, et ce crime vous l'avez commis...

-- C'est une infâme calomnie !.. hurla le Corse dont l'œil presque sorti de l'orbite s'injectait de sang.

-- C'est une horrible réalité... attestée par la pièce suivante que je vais déposer au parquet de M. le procureur impérial si vous n'acceptez pas les conditions que je vais vous dicter...

-- Que dit celle pièce, monsieur ? demanda Landolfi avec une anxiété haletante qu'il s'efforçait en vain de maîtriser.

-- Elle émane de M. Langeron qui vous accuse de l'avoir dévalisé, chez lui, avec l'aide de deux complices, dans la nuit du 29 au 30 mai dernier, en le menaçant d'une arme et après avoir forcé la porte de sa demeure.

-- Langeron affirme cela ?..

-- Et il l'a signé.

-- Le misérable !.. articula le Corse en grinçant des dents.

-- Le misérable, c'est vous... la victime, c'est lui. Allons, décidez-vous ! Je puis vous épargner la honte d'une comparution en justice et le châtiment qui la suivrait. Mais c'est à deux conditions : D'abord vous quitterez Metz, ensuite vous restituerez à M. Langeron ce qui lui a été pris... sa bourse, sa montre et surtout son elzevir !

-- Monsieur, dit Gaëtano qui s'efforçait de se remettre... il est possible que le domicile de M. Langeron ait été violé et sa personne menacée... mais en quoi cela me concerne-t-il ?.. Je ne suis pas de ceux qui volent ou assassinent, vous le savez bien, vous qui vouliez me donner votre fille... J'ai acheté l'elzevir d'un inconnu, peut-être de l'homme qui l'a soustrait... Mais suis-je responsable d'un crime que je n'ai pas commis ?..

-- Trêve à d'inutiles mensonges. Voulez-vous, oui ou non, restituer l'elzévir qui m'appartient plus encore qu'à M. Langeron ?..

-- Non, cent fois non ! si ce n'est à la condition que vous savez...

-- Pas un mot de plus... drôle ! dit le major en menaçant de la main la face blême de Landolfi du plus sanglant des outrages.

Le Corse baissa la tête sous la large main du major.

-- Est-ce ton dernier mot ?... continua M. Grandurand se contenant à peine.

-- L'elzévir est bien à moi... vous ne l'aurez pas même avec ma vie... dit le Corse que la fureur commençait à dominer.

-- Eh bien ! de ce pas, je vais le faire arrêter...

-- Voilà justement ce que vous ne ferez pas, ricana Landolfi ; vous ne déshonorerez pas votre fille en traînant votre gendre, ou celui qui faillit l'être, sur le banc d'infamie !..

-- Eh bien ! il te reste un dernier moyen d'éviter le déshonneur, dit le major ; je ne parle plus de mon elzévir... je lis dans tes yeux la résolution inébranlable et folle de le garder... elle te coûtera cher ; mais la fatalité l'entraîne !.. écoute. Tu m'as outragé. A la Ronde, tu as voulu enlever ma fille pour me contraindre à le la donner !..

-- La passion fait excuser bien des choses.. dit Landolfi.

-- Ces jours-ci, au Havre, tu as fait tomber dans un piége infâme l'amie de Clémence, qui voulait lui rendre l'homme qu'elle aime...

-- Ruses d'amoureux !...

-- Procédés de coquin !.. J'ai été insulté dans ma fille, dans l'homme qu'elle aime, tu seras puni. Je t'enverrai tout à l'heure mes témoins.

-- Me battre avec vous ! dit Landolfi, c'est un honneur sans profit... Je le récuse !..

-- Alors, je n'écoute plus rien, et tu iras coucher en prison.

-- J'irai !.

-- Mais avant que le garde-chiourme ne te bâtonne, je le soufflète ! dit le major d'une voix terrible. Et sa large main s'abattit sur la joue du Corse. Celui-ci se dressa furieux et voulut s'élancer sur son adversaire qui, reculant d'un pas, le contint en le menaçant de sa canne.

-- Je me bâttrai ! hurla Gaëtano au paroxisme de la rage ; et une écume abondante vint blanchir les commissures de ses lèvres.

-- C'est heureux ! dit le major redevenu calme. Mais le combat n'aura pas lieu ici. La France moderne a érigé la couardise en code de morale, et je ne me soucie pas de me rencontrer avec toi devant les robes noires, j'y serais en trop mauvaise compagnie. Nous nous battrons à la frontière. J'accepte tes armes, nos témoins fixeront les autres conditions du duel.

-- Soit ! Mais M. Jérôme Grandurand restera déshonoré parce que son fils l'aura voulu. Je serai tué peut-être, mais je mourrai vengé !

Le major ne daigna pas répondre à cette insulte, il se retira sans mot dire. Il avait obtenu la satisfaction qu'exigeaient de lui ses vieux sentiments d'honneur et ses velléités batailleuses.

Gaëtano, sans perdre un instant, alla chercher Calebasse. Il le trouva dans son réduit de la rue du Coffre-Millet.

-- Qu'est-ce qu'il y a encore\] ? dit le colosse en ouvrant un œil que de lourds pavots refermèrent incontinent.

-- Allons, debout ! et écoute-moi avec attention. Je me bats avec le major, mais je ne veux pas, si je succombe, qu'il puisse retrouver le livre rouge que tu as pris à Langeron. Le voici. N'oublies pas que si après-demain matin tu ne me vois pas, c'est que je serai mort, et alors le plus sûr pour toi est de quitter Metz, car une plainte sera déposée au parquet contre les voleurs qui ont dévalisé le surnuméraire. Ce livre te trahirait ; avant tout, il faut le détruire. Mais ne perds pas un instant, à partir d'après-demain à huit heures, l'air de Metz le serait malsain !..

-- Diable ! fil Calebasse totalement réveillé.

-- Est-ce dit ?

-- Allons ! je vois ça, vous m'avez fourré dans le pétrin.

-- Il ne s'agit pas de récriminer, mais d'obéir. Probablement, mon compte est bon. C'est dans ton intérêt que je parle !..

-- Ma foi, je filerai du côté de Paris, réfléchit Calebasse. Il doit y avoir par là de bons coups à faire...

-- Surtout brûle le volume avant de le mettre en roule... si on le pince sur loi, ton affaire est claire !..

-- On allumera sa bouffarde avec... quoi !..

-- Tu le jures ?..

-- Foi de Calebasse !.. J'aime mieux aller à Paris qu'à Toulon. On est délicat. Le soleil du Midi est contraire à mon tempérament. Voilà !..

Un peu rassuré, Landolfi se mit en quête de témoins. Il était peu aimé, il lui fut difficile de trouver deux camarades de bonne volonté, car il faut du dévouement pour braver la perspective de la police correctionnelle ou de la cour d'assises. Mais le duel devait s'accomplir hors de France, cette circonstance fit aboutir la négociation, et le lendemain matin les seconds des deux adversaires réglaient les conditions du combat. A midi, deux voitures emportaient les uns et les autres sur la terre non française la plus proche ; il avait été convenu que la rencontre aurait lieu dans les bois de Bettembourg, le premier village luxembourgeois après Thionville. L'arme choisie par Gaëtano fut l'épée. Il y était passablement habile et il connaissait plusieurs bottes italiennes sur lesquelles il comptait.

Cependant le combat ne fut pas long. Gaëtano attaqua avec furie, mais il ne tarda pas à comprendre qu'il avait affaire à forte partie. D'un calme splendide sous les armes, le major paraissait se défendre plutôt qu'il ne prenait l'offensive, mais c'était pour profiter plus sûrement des fautes de son adversaire. Gaëtano essaya ses coups secrets, et au premier le major n'arriva que juste à la parade ; mais au second le Corse se découvrit en se fendant à fond et l'épée de M. Grandurand lui traversa la poitrine. Il tourna sur lui-même et tomba comme une masse inerte. On le crut mort. Le chirurgien qui accompagnait les combattants déclara que tout secours était superflu, mais que le blessé avait encore-quelques instants, peut-être quelques heures à vivre.

On le transporta à Bettembourg et il reprit ses sens sur un lit d'auberge.

-- Je suis perdu, je le sais... dit-il au chirurgien qu'il connaissait. Ne me fatiguez pas avec un pansement inutile... M. Grandurand, ajouta-t-il, j'ai eu des torts envers vous, je le reconnais, j'ai trop aimé Clémence... et je meurs pour elle...

-- Si le repentir vous vient, dit le major, vous pouvez encore effacer vos fautes en renonçant à la vengeance dont vous m'avez menacé... Dites-moi où je pourrai retrouver le livre qui a appartenu à mon père...

En ce moment, le blessé se tordit dans une convulsion atroce et un flot de sang rougit sa bouche. Sa voix s'affaiblissait et devenait rauque.

-- Je meurs !.. un prêtre, par pitié !.. dit-il en essayant de se dresser sur son séant. Je dirai tout quand... il m'aura entendu... mais pas avant...

-- Soit, le curé du village est déjà prévenu, il va venir... mais en attendant, un mot, un seul...

-- Non, je veux garder... ce qui me reste de forces... le prêtre ! le prêtre !..

M. Grandurand courut de sa personne au presbytère, et rencontra le curé du village qui accourait. L'homme de Dieu s'entretint un quart-d'heure avec le patient et se hâta de lui donner l'absolution. Déjà son front se décolorait, ses lèvres s'amincissaient, la vie allait se retirer.

-- Maintenant, Gaëtano, lui dit le major avec douceur, vous êtes réconcilié avec Dieu, et moi je vous pardonne aussi de grand cœur... Mais où est l'elzevir ?.. est-il détruit ?..

-- Non, dit le Corse d'une voix défaillante.

-- Vous l'avez confié à quelqu'un ?..

-- Oui... hier... et... celui qui l'a... c'est. c'est...

Mais le moribond ne put achever. Une dernière convulsion le souleva haletant sur son lit et il retomba immobile. Il avait rendu l'âme.

M. Grandurand donna des ordres pour que l'acte mortuaire fût dressé régulièrement, et Gaëtano Landolfi fut décemment enterré en terre sainte. Mais le major ne jugea pas prudent de reparaître trop vite à Metz après cet événement tragique. Il continua donc sa roule en passant par Luxembourg, et il alla visiter quelques villes de la Belgique. Il avait écrit à Clémence pour la rassurer sur son compte, mais sans lui parler du duel qui avait eu une issue si fatale pour l'élève en médecine. Au reste, à celte époque les événements politiques absorbaient à peu près exclusivement l'attention publique, à Metz comme partout ailleurs, et la rencontre de Bettembourg passa presque inaperçue. Le major revint par la Hollande, le Rhin et la frontière prussienne, et tout fut dit. A son arrivée, le major raconta confidentiellement à Mme Plinchard ce qui s'était passé, mais il se contenta de dire à Clémence qu'il avait forcé M. Landolfi à quitter la ville et qu'elle n'entendrait plus parler de lui. Ce ne fut que plus tard qu'elle apprit le vrai motif de sa disparition.

Le major, on le comprend, ne voulut pas charger la police d'ouvrir une enquête pour arriver à la découverte du volume dont, une fois encore, il avait perdu la trace ; c'eût été trop risquer, en effet, après le dénouement qu'on connaît. M. Grandurand agit sagement, à coup sûr, car Calebasse avait suivi les conseils de Gaëtano ; il s'était rendu à Paris en toute hâte, vraisemblablement à pied et par les chemins de traverse.

Celui qui écrit ces lignes, quelques années après les événements qu'il a racontés, a revu à Paris le maraudeur messin. Cet homme avait reçu d'assez fortes sommes de son complice Landolfi et il avait, comme on dit, quelques centaines de francs devant lui. Il acheta à la Villette un fond de marchand de vin qu'il exploita assez longtemps ; mais il usa encore d'une autre manière des avantages qu'il avait reçus de la nature. Les deux mains gigantesques dont elle l'avait doué le prédestinaient à l'exercice d'un métier passablement lucratif et qui constitue un trait distinctif de l'histoire de l'art dramatique à notre époque. Calebasse, donc, ne larda pas à obtenir une certaine notoriété comme entrepreneur de succès dans les théâtres de boulevard, et je l'ai vu trônant au plus épais des chevaliers du lustre sur lesquels sa formidable stature lui assurait une prépondérance incontestée. Avait-il obéi jusqu'au bout à Landolfi et avait-il livré aux flammes l'elzevir de maroquin rouge ?.. C'est ce que j'ignore encore et ce que je ne saurai probablement jamais. Cependant, il ne m'est pas démontré que l'œuvre de destruction ait été accomplie, car Calebasse aimait l'argent et il ne pouvait ignorer que ce volume avait une certaine valeur. Quoiqu'il en soit, le maraudeur, en proie à la sciatique, fruit de ses exploits dans les ondes froides de la Moselle, termina prématurément son orageuse carrière. Il est mort il y a deux ou trois ans.

La santé de Clémence resta chancelante pendant plusieurs mois. La perle de ses espérances, les émotions de son mariage manqué avaient porté un coup funeste à celle pauvre enfant qui n'eût certainement pas. supporté la vie si son persécuteur était devenu son mari. Mais la certitude de rester maîtresse d'ellemême et la perspective de revoir le bien-aimé, aidèrent puissamment aux secours de l'art, et cette nature frêle mais flexible se releva sous les influences bienfaisantes et consolatrices qui l'entouraient. Au bout d'un an, la fille du major était complètement rétablie, ne gardant d'autres stigmates de ses malheurs qu'une pâleur intéressante, la pâleur lustrée des marguerites, qu'elle ne perdit plus.

Le major avait écrit, de sa plus belle main, plusieurs épîtres à M. d'Ancerville. Mais sans doute elles n'étaient pas parvenues à leur adresse, car les mois, les années se passèrent sans qu'elles reçussent de réponse. Le fait est que la réussite de ces tentatives épistolaires était bien aventurée. Jadis, je ne sais quel admirateur trans-océanique de l'un des coryphées de la faction girondine, lui avait adressé une épitre qui portait pour toute suscription : à *M. Barnave, en Europe*, et l'histoire rapporte qu'elle parvint à son adresse. Mais le major en était réduit à écrire à M. d'Ancerville, aux États-Unis où ailleurs. Or notre héros était un peu moins connu que le célèbre Girondin, et les deux Amériques sont un peu plus vastes que l'Europe. La famille Grandurand en était donc arrivée à ne plus espérer le retour de Xavier que d'un heureux hasard ou d'un accès de nostalgie qui le ramènerait dans sa patrie. Cependant la confiance de la jeune fille dans l'homme qu'elle aimait, était indestructible, et sa tendresse résistait à l'absence, au long temps écoulé, aux conseils même de ses amis.

-- Votre Xavier ne vaut pas mieux que les autres !.. lui disait quelquefois Mme Plinchard. Il vous aura oublié !..

-- Non, répondait Clémence avec énergie, il m'aime toujours ou il est mort. S'il est encore vivant, je veux l'attendre ; s'il n'existe plus, je veux rester fidèle à son souvenir !..

Le fait est que plusieurs partis avantageux s'étaient présentés pour elle. Son père l'avait pressée de faire un choix. Mais elle était restée inébranlable. Le passé interdisait, cela va sans dire, toute insistance au major.

Un triste événement vint encore rassurer la tendresse du père et de la fille. La bonne Mme Quentin succomba aux atteintes d'une fièvre pernicieuse. Dans cette circonstance encore, Mme Plinchard donna à la famille Grandurand des preuves d'un grand attachement. Elle vint s'établir dans la rue des Bénédictins et soigna la malade avec un zèle et un dévouement à toute épreuve. Elle et Clémence se relayaient à son chevet et elles adoucirent les derniers instants de la pauvre femme. Quelques jours après sa mort, la veuve n'avait pas encore réintégré son domicile.

-- Il faut pourtant que je rentre chez moi !.. dit elle un jour au major. Que va-t-on penser ?... une veuve, encore agréable comme votre servante, qui demeure sous le même toit qu'un veuf à peu près conservé comme vous ?.. Allons, les mœurs avant tout... dès ce soir, je retourne sur le rempart BelleIsle...

-- Si vous le vouliez bien... dit le major dont les moustaches tremblotaient un peu, signe connu de son émotion, vous ne nous quitteriez plus ?..

-- Qu'est-ce à dire ?.. minauda la veuve avec un mouvement de poitrine destiné à faciliter l'émission d'un soupir...

-- C'est bien simple, continua le vieux guerrier. Mme Plinchard doit retourner chez elle, mais Mme Grandurand ne nous quitterait plus !..

-- Voyez-vous, le vieux séducteur ! dit la veuve sans paraître trop effarouchée.

-- Oh ! dites oui... fit Clémence en se jetant dans ses bras. Je vous dois tant... vous êtes ma meilleure amie, devenez ma mère !..

Mme Plinchard demanda quelques jours de réflexions... pour la forme, bien entendu. La quarantaine approchait pour elle. Le major était bourru, mais son cœur était excellent. D'ailleurs une femme a toujours l'esprit de maîtriser un mari, fût-il un vieux de la vieille, surtout quand il l'est.

-- Allons ! se dit-elle... je suis vouée aux hommes d'âge !.. C'est ma faute, aussi, j'ai trop dit de bien des sexagénaires. Le sort m'a pris au mot !..

Le mariage eut lieu quelques mois après. Par exemple, M. Langeron est resté garçon. Rien que très-mûr, il continué à craindre de se compromettre avec les jeunes filles pauvres, lesquelles redoutent fort qu'il ne se ravise.

Je m'arrête ici. J'aurais voulu sans doute un dénouement plus romanesque ou plutôt plus heureux aux amours de Xavier et de Clémence, mais le plus fécond narrateur ne peut raconter que ce qu'il sait, quand il veut rester véridique.

ÉPILOGUE.

Metz, 15 juin 1861.

Je croyais très-sincèrement ma tâche finie, je me trompais. J'étais même, entre nous, un peu honteux de la faiblesse de mon dénouement, car un héros qui court les mers à perpétuité, vrai Ashavérus du sentiment, et une héroïne qui reste fille, sans avoir l'esprit de mourir en son printemps, comme l'exige tout drame honnête et consciencieux, franchement, c'est fade, incomplet et morose. De deux choses l'une, ou des amoureux de bon aloi se drapent dans un trépas bien étoffé, ou ils ont beaucoup d'enfants en légitime mariage. Or, il se trouve que les miens, méconnaissant tous leurs devoirs, n'ont su ni vivre heureux ni mourir à propos. Il y a là une lacune essentielle, j'en demeure d'accord. Se pourrait-il qu'elle fut comblée ?.. Me tomberait-il du ciel un cinquième acte tout fait et plus conforme aux imprescriptibles traditions ?.. A vrai dire, je n'en pourrais répondre encore, mais j'entrevois des perspectives inattendues, je rêve un dernier tableau auquel il ne manquera que les feux de Bengale de rigueur, car ma palette peu étincelante ne peut pas tenir lieu du moindre feu d'artifice. En attendant que la situation se dessine, vous me permettrez de renoncer à la forme jalonnée et chapitrée que j'ai adoptée jusqu'ici. Les faits que j'aurai à raconter n'existant encore que dans mes prévisions et mes désirs je vous en ferai part à leur date et au jour le jour. Ce sera plus commode pour moi, plus compréhensible, et qui sait même ? plus piquant peut-être pour vos lecteurs. Il faut nous hâter et éviter les interruptions. J'écris donc désormais sous la dictée de l'imprévu, et la parole est aux événements !..

Si je ne me trompe, c'est l'Exposition universelle de Metz qui amènera le dénouement que je prévois. Mais toute explication est désormais superflue, les détails indispensables se produiront d'eux-mêmes.

Metz, le 20 juin.

Onze ans se sont écoulés depuis le départ de Xavierd'Ancerville pour le Nouveau-Monde. Les événements qui se rattachent à la disparition de ce jeune homme ne sont plus guère qu'un souvenir lointain pour deux des principaux personnages de cette histoire, surtout pour le major Grandurand, qui commence à prendre de l'âge et chez lequel les impressions ont beaucoup perdu de leur vivacité. Il ne s'émotionne plus guère qu'au récit d'une belle bataille ou d'un bon duel raconté dans tous ses détails par les journaux. Il a bondi à la nouvelle des affaires de Magenta et de Solferino et il a suivi avec intérêt les expériences du tir des canons rayés, accueillies avec une satisfaction beaucoup moindre, dit-on, par les habitants de Saint-Julien et lieux circonvoisins dont elles menaçaient la sécurité. Le bon major se souviendra longtemps de l'été de 1858, pendant lequel il a fait d'un peu loin, il est vrai, la campagne d'Italie. Il avait gagné bien avant nos soldais les grandes journées qui l'ont illustrée et il avait un plan tout prêt pour l'attaque du fameux quadrilatère. Mais la paix de Villafranca est venue enchaîner sa vieille ardeur, et sa stratégie officieuse est rentrée dans les carions dont elle ne sortira vraisemblablement plus. Mme Grandurand est attachée sincèrement à son mari, à sa fille adoptive, et les visées de sa seconde jeunesse sont bien loin d'elle. Déjà la cinquantaine, ce chiffre désobligeant s'il en fut, se dresse inexorable et terrible devant ses dernières prétentions. Pour échapper à celte vision cruelle, elle se réfugie dans la dévotion et dans l'amour de ses proches, le vrai moyen pour une femme qui veillit d'accepter son sort avec résignation et dignité. Je romprais trop ouvertement en visière avec la vérité et la vraisemblance si je ne convenais pas que Mme Grandurand a essayé de faire du major le très-humble serviteur de ses volontés, à l'instar de défunt Plinchard. Mais l'entreprise ne laissait pas que de présenter quelques difficultés et son second époux, décidément, n'y mit pas assez du sien. En sa qualité de vieux grognard, il avait la prétention d'être maître chez lui, et tous les assauts qui furent livrés à sa souveraineté et à son indépendance furent repoussés avec perte. Cette fois encore l'armée française resta maîtresse du terrain, et pour conclure la paix entre les belligérants, il fallut plus d'une fois l'intervention amicale d'une troisième puissance, toute de conciliation et de tendresse, celle-là, et qui finissait toujours par ramener la concorde dans le ménage. Clémence était l'ange du foyer qui faisait le calme quand la tempête éclatait, et par la persuasion et l'ascendant de l'amour apaisait et réconciliait. Heureusement, Mme Grandurand, qui était femme de tête, n'avait pas trop tardé à s'apercevoir que les entreprises de haute lutte ne lui réussiraient pas et, renonçant à la force ouverte, elle avait demandé ses conquêtes conjugales à l'habileté de sa diplomatie. Cette nouvelle campagne lui avait réussi infiniment mieux que la première, et malgré sa grosse voix, ses sourcils contractés et ses éclats de mauvaise humeur, le major, peu à peu, avait laissé échapper de ses mains les rênes du gouvernement intérieur dont s'était emparée son habile moitié. Mais c'était une domination douce, dissimulée, discrète et dont il n'avait pas même conscience. Peut-être en y réfléchissant cette situais lion conjugale est-elle l'idéal des ménages heureux quand le joug est porté par une nature irascible, quand il est imposé par une femme de sens et d'esprit.

Clémence était restée fidèle à ses tendres préférences de jeune fille. Si elle n'aimait plus Xavier avec l'emportement passionné de la première jeunesse, il était resté le lien de ses rêveries, le refuge de ses pensées, l'objet de ce culte intérieur qu'une femme voue toujours à une idole humaine pour obéir au besoin d'expansion et de tendresse qui est inné dans son cœur. Pour cette nature d'élite les premières impressions étaient indestructibles, elles avaient marqué une empreinte que la mort seule pouvait effacer. La pensée de déverser sur un autre ce trésor de tendres aspirations qui n'avaient de valeur pour elle qu'en les appliquant au premier amour, lui causait une sorte d'insurmontable horreur. Elle se fût méprisée si, de son consentement, elle avait pu accepter un bonheur, même légitime, en faussant ses premiers serments. Pour son malheur, Clémence n'était pas un cœur vulgaire. Je dis pour son malheur, car je suis bien près de croire que la médiocrité de l'intelligence comme des facultés aimantes, que l'absence des délicatesses de l'esprit et de la conscience sont les conditions les plus indispensables à notre félicité en ce monde. Molière a été plus malheureux cent fois que le dernier paysan gagnant sa vie à la sueur de son front, et la pauvre ouvrière chargée d'enfants est moins à plaindre que Clarisse Harlowe ou Lucie de Lammermoor !..

Par une belle après-midi de juin, nous retrouvons le major, sa femme et sa fille dans la grande galerie de l'Exposition messine. L'empressement des premiers jours n'est pas encore calmé et un public nombreux circule dans les travées. De grises qu'elles étaient, les moustaches du major sont devenues blanches ainsi que ses cheveux. Il est passé à l'état de burgrave authentique et je sais une toile d'Albert Durer qui offre son image en reproduisant les traits d'un châtelain de quelque burg rhénan. M. Grandurand, après tout, va atteindre sa soixante-neuvième année. Sa digne moitié fait encore quelque illusion, à une distance honnête. Faut-il le dire ? Je la soupçonne d'offrir aux regards la fraîcheur d'un teint inamovible et la couleur immuablement cendrée d'une chevelure toujours abondante. Ses yeux n'ont presque rien perdu de leur vivacité, et pour ce qui est de la langue elle continue à être très-bien affilée. Clémence est toujours charmante, elle l'est plus encore peut-être que dans ses toutes jeunes années. Ses grands yeux bleus ont pris une adorable expression de mélancolie chaste et son sourire exhale comme un parfum de bonté triste et calme. On sent que le malheur a passé par là, mais le malheur qui s'est dégagé de l'amertume et qui n'a pas apporté la désillusion avec lui. Car les peines d'amour d'une vierge ne ressemblent en rien aux douleurs d'une âme qui a connu les jouissances et les réalités de la vie. L'innocence se retrouve et se reconnaît jusque dans les manifestations du désespoir et du regret !

C'est pour la première fois que la famille Grandurand visite l'Exposition messine. Suivons donc nos anciennes connaissances de là galerie des beaux-arts à celle des machines, et du beau jardin qui a fait les délices de la société messine à l'exhibition des produits de l'industrie qui l'intéressa si vivement. En parcourant l'une des travées de la grande galerie, le major s'est tout à coup arrêté devant une vitrine de libraire. Sous le verre, des volumes de toutes les dimensions, de toutes les typographies sont étalés et groupés. L'œil du major ne quille pas l'un de ces livres, et cette contemplation prolongée paraît produire en lui une émotion profonde. Depuis longtemps ses moustaches n'ont frémi aussi énergiquement et ses mains enlacées ont ce tremblement nerveux qui est particulier aux vieillards.

-- Madame Grandurand, Clémence, dit-il enfin, approchez. Voyez-vous ce volume à couverture rouge ? Vous n'imaginez pas ce qu'il me fait éprouver ? Vous vous rappelez l'histoire de mon pauvre père et... certaine aventure plus récente, quoique déjà bien éloignée. Eh bien !.. ce livre, dans ses moindres détails, me rappelle l'elzevir de maroquin que j'ai si longtemps et si vainement cherché. Ce n'est pas lui, à coup sûr ; celui-ci est plus neuf et l'on voit que l'ouvrier vient seulement de le livrer au libraire ; mais c'est le même type de format, ce sont les mêmes gaufrures du dos, c'est la même coupe de tranche. Je le retrouve rajeuni, mais identique, et vous le voyez... je pleure à ce souvenir à la fois doux et poignant !..

Mme Grandurand et Clémence examinèrent curieusement ce beau spécimen de reliure et associèrent leurs impressions à celles du major. Grâce à l'obligeance du libraire, le volume fut tiré de la vitrine et M. Grandurand put l'examiner à loisir. Mais l'intérieur ne rappelait en rien le livre que M. Parent avait tant aimé. Le frontispice, auquel la typographie moderne a renoncé, ne s'y retrouvait pas, et au lieu d'être un Horace profane la reliure de maroquin rouge entourait un ouvrage de piété. Le major le rendit en soupirant au libraire et s'éloigna tristement.

-- Il a manqué à ma vie de le retrouver ! dit-il en jetant un dernier regard sur la vitrine qui avait réveillé tant de souvenirs en lui.

Bien souvent, pendant la durée de l'Exposition, M. Grandurand, seul ou accompagné de sa femme et de sa fille, alla passer une partie de ses après-midi ou de ses matinées dans la galerie, et jamais jusqu'ici il n'a oublié de faire une station devant l'exhibition de librairie. C'est devenu chez lui un besoin et une impérieuse habitude.

Metz, le 4 juillet.

Hier, la famille Grandurand, sollicitée par une belle après-midi, mi-partie ombre et soleil, alla passer quelques heures dans le jardin de l'Exposition. M. Grandurand, en sa qualité de connaisseur, explora avec soin les plates-bandes, examina la taille des arbres et, tout vieux qu'il était, prit une bonne leçon d'horticulture pratique. Les dames, assises à l'ombre, étaient occupées à quelque ouvrage de broderie. Mais, sans qu'elles s'en aperçussent, l'atmosphère devenait lourde, et les nuages perdaient peu à peu le blanc nacré de leurs contours pour revêtir des teintes plus grises. Bientôt, le ciel prit, dans la direction de la côte Saint-Quentin, une apparence menaçante, cachée aux dames Grandurand par les massifs de verdure qui les entouraient. Déjà un grand nombre de promeneurs prudents avaient quitté l'Esplanade et regagné leur logis. Un orage, en effet, était à craindre. Il ne tarda pas à s'annoncer par quelques larges gouttes de pluie qui firent enfin songer la famille du major à la retraite. Mais déjà il était trop tard et les frêles ombrelles des dames étaient évidemment un abri trop insuffisant contre l'ondée qui, vraisemblablement, allait se déchaîner. Après quelque hésitation, le major fit donc entrer sa femme et sa fille dans la serre du jardin pour y attendre le retour du beau temps. Mais le ciel, loin de s'éclaircir, se rembrunissait d'instant en instant. Bien que la pluie ne tombât pas à ravage, on ne pouvait songer cependant à quitter l'abri protecteur et le temps commençait à paraître long aux dames. Sans doute la vue des plantes tropicales, des arbustes à plantureuse végétation, a bien son prix, mais les plus belles choses, trop longtemps admirées, surtout quand l'admiration est forcée, deviennent à la longue monotones. Nos deux dames jetaient donc parfois vers le ciel, à travers le haut vitrage, des regards impatientés, et il était clair que la prison de verre qui les enfermait commençait à leur peser. Mais il vint un moment où les yeux de Clémence et ceux de Mme Grandurand, en s'abaissant après avoir interrogé l'état du ciel, se fixèrent sur un point du jardin peu éloigné de la serre et quelque peu protégé contre la pluie par le grand acacia de l'un des bosquets voisins. Clémence et sa belle-mère ne distinguaient les objets extérieurs dans cette direction qu'à travers l'opacité de la vitre, dans le nuage ondoyant formé par l'averse. A quelques pas d'elles, mais dans l'ombre projetée par le prochain massif, se tenait, immobile et les bras croisés, un homme qui paraissait jeune encore et dont les traits, d'une grande douceur, étaient assez fortement basanés. Mais des tons dorés sous lesquels palpitait un sang vif et frais donnaient du charme à ce visage qu'encadrait une barbe brune, non très-fournie, mais longue et admirablement plantée. Les yeux grands et à demi-baisses avaient cette puissance de fascination que donnent la beauté des lignes jointe à la profondeur pénétrante du regard. Involontairement, les deux dames s'oublièrent plus que de raison dans la contemplation de celle belle tête qu'encadrait une luxuriante chevelure. Au reste, elles se trouvaient placées dans celle situation privilégiée, si chère à toutes les femmes, celle de voir sans être vues. Elles pouvaient donc, sans contrainte et sans faire violence à la modestie de leur sexe, satisfaire leur curiosité, et en effet, ce sentiment était leur stimulant principal ; Cependant le visage de Clémence, coloré en rose vif, quand d'ordinaire il conservait la paleur savoureuse des lys, annonçait une émotion plus intime et plus mystérieuse. Le col blanc qui entourait la ligne onduleuse et pure de son cou se soulevait sous l'essor d'une palpitation précipitée et elle dut s'appuyer contre une des parois à portée de sa main, parce qu'elle se sentait fléchir. Les deux femmes échangèrent un vif et éloquent regard. En ce moment le major s'approcha d'elles, il leur annonça que la pluie avait à peu près cessé et qu'il était temps d'aller trouver le dîner. Avant de quitter la Serre, elles jetèrent un dernier regard du côté du massif intérieur, mais l'inconnu avait disparu.

Le major prit le bras de sa femme qui ne voulait pas, devant lui, parler de l'apparition du bosquet ; mais après dîner et tandis que le maître de la maison fumait paisiblement son cigare, les deux dames restées seules songèrent à réparer le temps perdu.

-- Eh bien ! Clémence... dit Mme Grandurand qui prenait volontiers l'initiative en tout... vous paraissiez bien émue tout à l'heure dans cette serre.

-- Et vous, mère, bien occupée à... regarder ce jeune homme !.. dit Clémence avec un sourire et un son de voix pénétrant.

-- Mon Dieu ! je faisais comme vous, voilà tout... Savez-vous qu'il est bien, très-bien, cet.. inconnu... dit Mme Grandurand rêveuse.

-- Dites-moi, mère, ne trouvez-vous pas qu'il ressemble à... quelqu'un ?..

-- C'est à quoi je pensais... Mais ce... quelqu'un là, si j'ai bonne mémoire, était blanc et rose... et ce quelqu'un-ci est un peu bien foncé...

-- Les voyages brunissent...

-- Et puis.. » il a quelque chose qui fait songer aux pays lointains... Il y a tant d'étrangers, à Metz, en ce moment.

-- Précisément ; Songez donc ! onze ans d'absence, de pérégrinations à travers le monde !

-- Allons !.. je vois que votre parti est pris, mais si ce jeune homme est bien celui... que vous n'avez pas encore nommé... remarquez ce point...

-- Ah ! ce nom... dit Clémence en frissonnant, ce nom me brûle les lèvres.

-- Pauvre enfant !.. Mais si c'est lui, pourquoi ne se montre-t-il pas ?...

-- Ah ! mère ! que vous me faites souffrir !..

-- Parce que votre pensée est conforme à la mienne... Ah ! Clémence ! mieux vaudrait que ce fût un autre !..

-- C'est lui ! mère.. ; c'est lui ! sanglota la pauvre fille... Mes yeux et mon cœur l'ont également reconnu !...

La belle-mère et sa fille d'adoption se séparèrent pour prendre du repos. Mais Clémence ne dormit pas plus celle nuit-là que onze ans auparavant pendant les heures qui précédèrent la rencontre du major et de Xavier après la scène de la gloriette.

Le 8 juillet.

Un goût vif pour le jardin de l'exposition était venu aux dames Grandurand depuis certaine apparition. Elles y passaient à peu près toutes leurs soirées. Mais pendant plusieurs jours elles n'avaient pas vu celui qu'elles venaient y chercher. Un soir, cependant, il y avait beaucoup de monde aux environs du kiosque. Une bonne musique se faisait entendre à de courts intervalles. Le temps était magnifique et le plus splendide des soleils couchants allait disparaître derrière le coteau de Lorry dans l'opale rosé du ciel. Mme Grandurand et sa fille reconnurent l'étranger assis et adossé à la haie bordant l'allée qui, du kiosque, conduit au boulingrin où paît au milieu des roses le cheval arabe de Fratin. Les derniers rayons d'or baignaient le front nu de l'étranger et se jouaient dans ses cheveux qu'ils transformaient en une auréole diaphane. Ces jeux de lumière, mêlés d'ombre, l'enveloppaient d'une atmosphère idéale et communiquaient au marbre bruni de ses traits une incomparable majesté.

-- Qu'il est beau !.. dit Clémence qui s'efforçait en vain d'échapper à la fascination qui rivait ses yeux à ceux de l'étranger.

-- Une tête d'archange... c'est vrai !.. avoua Mme Grandurand. Mais convenez que s'il est revenu des rives les plus lointaines uniquement pour se faire admirer à distance... il eût beaucoup mieux fait de ne pas repasser l'Océan...

-- Je le vois, du moins... et c'est plus de bonheur que je n'en ai eu depuis dix ans !..

-- Le demi-dieu est sorti de son nuage, dit Mme Grandurand à l'oreille de Clémence. Il s'humanise jusqu'à parler à l'un de ses voisins... Mais... je ne me trompe pas... il a une voisine aussi... une belle fille, il faut l'avouer ! Ah ! je donnerais beaucoup pour entendre ce qu'il lui dit en se penchant vers elle.

-- Oh ! que vous me faites mal, mère !.. soupira la pauvre Clémence en refoulant des larmes qui tremblaient sur le bord de ses paupières.

-- Mon enfant, je suis désolée, mais il faut vous aguerir. Savez-vous ce que vous apprendrez bientôt ?.. Vous devez tout supposer.

Clémence frissonna.

-- Mais, dit-elle, il peut causer avec celte dame sans, sans...

Et la pauvre fille ne pouvait ou n'osait achever sa pensée.

-- Je vous comprends... sans être son mari, n'est-ce pas ?.. Je ne le nie pas, mais... Ah ! la conversation est interrompue.. l'étranger est retombé dans son immobilité, il a repris sa pose quasi céleste... Heureusement le soleil est décidément couché, le crépuscule n'a plus que des lueurs indécises, et voilà notre archange découronné !.. Pour moi, je l'aime mieux depuis qu'il a repris des proportions plus humaines...

-- Pouvez-vous plaisanter, ainsi, mère !...dit Clémence avec douleur.

-- Voulez-vous que je mette un crêpe à mon chapeau rose ?.. Vous prenez aussi les choses trop tragiquement. Ecoutez, ma pauvre Clémence, les hommes sont des hommes et il faut les prendre tels qu'ils sont. Onze ans, c'est long, voyez-vous, et ce M. Xavier, tant pis, le mot est lâché, n'est pas plus un saint qu'un ange... Mais ces jeunes personnes se font des idées de l'autre monde, elles mettent une barbe, une redingote et un stick à leurs rêves, et voilà, à les entendre, comment sont faits les mortels... Ah ça ! vous croyez-donc qu'on en a bâti un tout exprès pour vous ?.. Onze ans de fidélité !.. Tenez, Clémence, c'est triste à dire, mais vous avez encore des illusions !..

-- Si cet homme est le mari de celle dame, dit résolument Clémence qui n'avait pas écouté la tirade de sa belle-mère, ce n'est pas mon Xavier !.

-- A la bonne heure ! et voilà comment j'aime qu'on prenne les choses !.. Mettons que ce beau brun est un Espagnol, un Péruvien, un Chilien, un Grenadin... et n'en parlons plus ! En ce moment l'orchestre du kiosque commençait le grand air de la *Norma*, de Bellini, l'une des plus belles pages musicales que le génie de l'expression mélodique ait jamais écrites. Cet air, on le sait, exprime les regrets d'une amante et son espoir de retrouver le bien-aimé. Jadis, Clémence le chantait, tant bien que mal, il est juste de le reconnaître, car il n'est abordable que pour un talent de premier ordre. Xavier, qui l'aimait beaucoup, osait quelquefois prier la jeune fille de le faire entendre et il était devenu entre eux, dans ce temps, comme un lien de sympathie, comme un signe de mutuelle entente. Quand l'orchestre préluda, Clémence se sentit presque défaillir ; elle ferma les yeux pendant quelques instants pour se remettre de son trouble et se cacha le visage sous la batiste de son mouchoir. Mais son premier regard fut pour Xavier et elle vit les yeux du jeune homme fixés sur elle. Elle retrouva leur expression d'autrefois, ce sourire humide des paupières, ce jet à la fois clair et profond qui part de l'âme et qui va à l'âme. Tous ses traits respiraient une effusion de tendresse ineffable, ont eût dit qu'ils reflétaient des sentiments longtemps contenus et qui faisaient explosion. Tout en lui criait à Clémence : Oui, c'est moi, je t'aime !.. Mais ce fut court comme un éclair qui traverse la nue. Son visage reprit sans transition son masque d'immobilité. La joie inondait le cœur pur de Clémence.

-- Cette fois, je l'ai retrouvé !.. dit-elle à sa mère. Je savais bien qu'il était tout à moi !..

-- Dieu le veuille ! murmura l'incrédule dame, mais j'en doute.

Hélas ! Mme Grandurand avait beaucoup l'expérience de la vie et il ne faut pas lui en vouloir si elle ne croyait plus aux miracles.

Le 12 juillet.

Clémence se sentait renaître. Ses yeux avaient retrouvé leur vivacité d'autrefois, ses lèvres le sourire confiant de la jeunesse, tout son être exhalait ce sentiment de rénovation intérieure qui suit une longue infortune arrachée de la vie par une victoire inattendue de la destinée. Elle était comme une de ces plantes délicales frappée par l'orage, submergée par l'eau du ciel et dont la lige, abaissée tristement vers la terre, se relève sous l'influence d'un doux rayon de soleil. Le regard de Xavier avait brillé sur elle, l'avait enveloppée tout entière de sa bienfaisante puissance ; elle reprenait goût à la vie, elle s'épanouissait dans cette atmosphère renouvelée. Mais qu'elle avait acheté cher ce retour de bonheur !

Par un accord tacite, ni elle ni Mme Grandurand n'avaient voulu parler au major de la rencontre de l'Esplanade. Elles craignaient instinctivement une intervention intempestive, une démarche compromettante ; car le vieux soldat était habitué à marcher droit vers l'obstacle et il aimait à prendre d'assaut les situations difficiles ; mieux valait attendre, s'inspirer des circonstances, provoquer au besoin des explications. Le scepticisme de Mme Grandurand lui faisait mal augurer de l'avenir. Elle ne concevait pas que Xavier pût avoir un motif avouable de ne pas réclamer ses droits sur le cœur de Clémence. La présence du jeune homme près d'une femme jeune et jolie lui donnait surtout à penser. Rester près d'elle quand rien ne l'empêchait de se rapprocher de Clémence, c'était pour elle un indice trop clair d'un changement facile à prévoir. Aussi s'efforçait elle de prémunir sa fille contre la douceur perfide de l'espérance, mais la foi de Clémence était inébranlable. Elle savait bien qu'un nuage passait encore dans son ciel rasséréné, mais elle ne doutait pas que l'éclaircie ne fût bientôt complète. Seul l'amour vrai a cette confiance absolue, ce don de divination.

Le lendemain du concert, Mme Grandurand et sa fille retournèrent au jardin de l'Exposition, et vers le soir, quand les becs de gaz ruisselèrent sous la verdure et éclairèrent la profondeur des massifs, des groupres nombreux sillonnaient les allées et jouissaient d'une calme et pure soirée. Mme Grandurand, au détour de l'un des bosquets qui avoisinent le kiosque, vit M. d'Ancerville ayant aux bras la jeune personne avec laquelle il avait échangé quelques mots la veille. Un personnage au teint hâté, aux cheveux abondants, mais dont la tournure annonçait la maturité de l'âge, accompagnait les jeunes gens. Clémence, qui avait tout vu en même temps que sa belle-mère, pâlit légèrement.

-- Eh bien ! que vous en semble ? lui dit Mme Grandurand.

-- Je ne veux rien penser qui fût défavorable à M. d'Ancerville... dit la jeune fille avec fermeté.

-- Vraiment, Clémence, vous êtes aussi trop illusionnée. Mon Dieu ! je vous laisserais votre croyance si je n'écoutais que mon cœur, mais ma raison me dit que vous vous préparez des peines nouvelles...

-- Non, mère, le regard d'une créature du bon Dieu ne peut pas mentir à ce point. J'ignore, je ne veux pas savoir ce qui retient mon Xavier loin de moi ; mais ce que je sais bien, c'est que malgré les apparences, malgré tout ce qui le condamne, je crois en lui.

-- Il n'y a que la foi qui nous sauve... dît-on, mais elle peut nous perdre aussi !.. murmura Mme Grandurand.

M. d'Ancerville et sa compagne s'étaient perdus dans la foule ; Mme Grandurand et sa fille ne le revirent plus et ne tardèrent pas à se retirer. Clémence était calme, nulle trace d'inquiétude n'assombrissait son front charmant. Cette sublime confiance dans le respect des serments était lettre close pour la femme du major. Sa nature un peu positive ne pouvait s'élever à cette hauteur de sentiment. Elle se demandait comment elle pourrait mettre fin à une situation qui allait compromettre le repos de sa fille et remettre tout en question dans sa vie, quand elle reçut une lettre ainsi conçue :

« Madame,

Un vieil ami, que vous avez reconnu peut-être, désire vous entretenir. Il veut expliquer ce qui a pu vous paraître obscur dans sa conduite. Il s'adresse à votre loyauté pour vous supplier de ne pas faire part à Mlle Clémence Grandurand de l'entrevue indispensable qu'il vous demande. Il sera demain à trois heures sous les allées des marronniers où il espère qu'il pourra vous entretenir sans témoins. »

La lettre ne portait pas de signature,

-- Enfin ! je vais donc savoir le fin mot... se dit la dame avec un soupir de soulagement.

Qu'on juge si la soirée, la nuit et la matinée du lendemain durent paraître longues à Mme Grandurand !..

Le 15 juillet.

Le lendemain, le temps était maussade. De rares promeneurs se montraient au jardin. Mme Grandurand, à trois heures précises, prenait une chaise sous les marronniers. Elle avait prétexté la crainte de la pluie pour éviter la promenade en famille, et une visite indispensable pour expliquer sa sortie. M. d'Ancerville vint à elle et lui tendit la main avec un geste plein d'effusion. De grosses larmes roulaient dans ses yeux...

-- Est-ce bien vous, M. Xavier ?.. dit Mme Grandurand émue et pourtant se tenant sur la réserve.

-- Il y a longtemps que vous m'avez reconnu...je le sais... dit le jeune homme, et il faut que des raisons puissantes m'aient jusqu'ici interdit la joie de me rapprocher de vous et de Clémence. Mais il m'est impossible d'attendre plus longtemps pour vous tout expliquer. Peut-être douteriez-vous de moi, de mes sentiments !..

-- Le fait est, Monsieur Xavier, qu'il faut avoir une foi bien robuste dans votre sincérité pour croire que vous n'avez pas oublié... le passé...

-- Cette foi... Clémence l'a entière... je le sais encore...je l'ai vu dans ses yeux !..

-- Vous savez donc qu'elle n'est pas mariée ?..

-- J'ai appris tout ce qui concerne votre famille... Seulement, ce que je ne m'explique pas, c'est que le mariage étant rompu, ni Clémence, ni son père, ni vous madame, n'avez songé à m'en prévenir... à empêcher mon départ.

-- Je vous conseille de m'adresser des reproches... dit Mme Grandurand avec vivacité. Puisque vous ne savez pas ce qu'on a fait pour vous, je vais vous l'apprendre.

Je ne rapporterai pas, cela va sans dire, la conversation qui suivit. Mme Grandurand raconta à Xavier les événements que nous connaissons et sur lesquels il serait superflu de revenir. L'émotion de Xavier était vive pendant l'évocation de ces souvenirs touchants, de ces péripéties marquées au coin d'une si inexorable fatalité. M. d'Ancerville avait vu Mme Grandurand sur la plage, agitant son mouchoir, mais des larmes obscurcissaient ses yeux, il n'avait pu la reconnaître. Mme Grandurand raconta en détailles motifs qui avaient décidé son mari à vouloir donner sa fille à Gaëtano Landolfi. M. d'Ancerville fut donc au courant de l'histoire complète de l'elzevir de maroquin rouge.

-- Je vois quelquefois, dit-il, le major arrêté près de la vitrine d'un libraire, dans la grande galerie. Cette curiosité bibliographique se rattache sans doute au sort de l'elzevir ?..

-- Précisément, il a trouvé là un livre dont la reliure offre la reproduction exacte du volume qu'il a si longtemps cherché, et il éprouve une sorte de consolation triste à le voir. Ce qui prouve qu'il n'a pas renoncé encore à ses anciens projets !..

-- Qui sait ? dit Xavier, il arrivera peut-être à les réaliser.

Nous analyserons brièvement aussi le récit que fit Xavier à Mme Grandurand et qui n'est que très secondaire dans notre histoire. Le jeune homme arriva désespéré à New-York, et sans rester plus de deux jours dans cette ville, arrêta son passage sur un navire qui faisait voile pour l'Australie. A Honolulu, il fil, par hasard, la connaissance d'un négociant anglais qui s'intéressa à lui et lui proposa de l'associer à ses travaux. Xavier ne put alors s'y décider. Il avait comme la fièvre du déplacement, comme la nostalgie des pays inconnus, des patries mystérieuses. Frappé au cœur, il cherchait un baume à ses blessures qu'irritaient jusqu'au paroxisme l'immobilité, la vie régulière. Il quitta donc l'Australie mais après avoir promis à sir Stephenson-Lewis d'y revenir quand la vie nomade commencerait à lui devenir moins indispensable. Xavier retourna aux Etats-Unis ; il sollicita et obtint de faire partie, en qualité de secrétaire, de l'équipage d'un navire chargé d'une mission d'exploration dans les mers de l'extrême orient. Il en revint au bout de trois ans, après avoir vu la moitié de ses compagnons emportés par la fièvre jaune. Il n'avait lui-même échappé que par miracle à ses atteintes. Un peu rassis désormais et devenu plus calme, Xavier se souvint de la promesse qu'il avait faite au négociant d'Honolulu et retourna en Australie. Sir Stephenson-Lewis, en vrai Anglais, ne comprenait pas qu'on pût perdre son temps, cette précieuse monnaie, dans une énervante inaction, et il insistait pour que son jeune ami se décidât enfin à aborder la vie positive et songeât à l'avenir. Xavier finit par comprendre la sagesse de ces conseils. Il espéra même et non en vain que le travail adoucirait l'amertume de sa pensée et de ses souvenirs. Il devint donc le commis d'abord, puis l'associé de sir Stephenson, et au bout de trois ans il avait déjà acquis une fortune assez rondelette, car on s'enrichit vite dans ce négoce lointain, sous la direction pratiquement mercantile d'un fils d'Albion. L'année dernière, sir Stephenson, depuis longtemps dans les affaires et infiniment plus riche que M. d'Ancerville, avait voulu revoir son pays et céder la suite de son commerce à son associé. Mais Xavier n'aspirait pas à une grande position de fortune, et se trouvant suffisamment pourvu, il avait voulu accompagner son ami en Europe. Pendant l'hiver, ils avaient débarqué en Angleterre ; mais Xavier avait, lui aussi, voulu revoir son pays, et à son tour sir Stephenson l'avait accompagné en France et l'avait même suivi jusqu'où l'avait appelé un irrésistible besoin de revoir ceux qu'il avait tant aimés.

-- C'est fort bien, dit Mme Grandurand qui avait pressenti une lacune dans le récit de M. d'Ancerville, mais vous ne me dites rien... de la jeune personne qui était hier à votre bras ?..

Xavier rougit un peu et un sourire triste répondit à l'intention agressive de la dame.

-- Je suis arrivé, Madame, à la partie difficile de mon récit ; car il faut bien que je vous parle de la situation délicate qui m'est faite et qui vous expliquera la réserve que j'ai montrée depuis mon retour à Metz... Sir Stephenson a une fille... c'est elle que vous avez vue à mon bras hier... et je sais à n'en pouvoir douter qu'il voudrait faire de son ancien associé...

-- Son gendre ? Je comprends cela.

-- Eh bien ! je croyais Clémence mariée. Je me la figurais quelquefois mère de famille, entourée... et vous le dirai-je, aimant son mari... et cependant, la pensée seule de rompre sans retour avec le passé, de mettre une barrière de plus entre elle et moi, me causait une insurmontable répulsion... La fille de sir Stephenson est belle, distinguée... mais le souvenir de Clémence, l'impression ineffaçable du premier amour étaient toujours les plus forts... et jamais un mot de ma bouche n'a pu faire croire à mon vieil ami que j'aspirais à l'honneur de son alliance...

-- C'est bien vrai, cela ? demanda Mme Grandurand en regardant Xavier dans l'âme.

-- En pouvez-vous douter, Madame ?...fit Xavier avec une naïveté d'étonnement qui émerveilla la dame.

-- Est-ce que Clémence aurait raison ? se dit-elle.

-- Je ne veux pourtant pas me faire meilleur que je ne suis, ajouta Xavier loyalement. Si, en revenant ici, je n'avais plus trouvé que l'oubli et que l'indifférence...si Clémence, acceptant franchement sa destinée, mon Dieu ! comme c'était son devoir, avait aimé l'homme indigne que son père lui avait imposé...eh bien !.. moi aussi, peut-être, j'aurais fait comme elle et aurais accepté le sort qui s'offrait à moi... croyant encore en cela assurer le repos de ma bien-aimée Clémence.

-- Quand je disais que le meilleur n'en vaut rien !.. se dit Mme Grandurand presque heureuse de celte demi-satisfaction accordée à son incrédulité.

-- Mais, continua Xavier, un seul regard m'a appris que Clémence m'aimait toujours. En arrivant, d'ailleurs, mon premier soin a été de m'informer d'elle et j'ai appris l'essentiel de ce que vous venez de m'expliquer en détail. Jugez de mon ivresse, je retrouvais Clémence libre et fidèle !

-- Tout cela ne m'explique pas pourquoi vous lui tenez rigueur, depuis quinze jours que vous êtes ici !..

-- Madame, je dois tout à sir Stephenson ; il a été pour moi un ami, un père, un bienfaiteur... je ne puis, sans de grandes précautions, lui annoncer la perte de ses espérances ; je ne puis donner à sa fille la douleur... d'en épouser une autre sous ses yeux.

-- La douleur !.. Il parait que la fatuité française ne perd jamais ses droits... même en faisant le tour du monde !..

-- Je me suis, peut-être, servi d'un mot malheureux...dit Xavier un peu confus, mais il exprimait hélas, trop fidèlement ma pensée !..

-- Manière honnête de me dire que la demoiselle raffole de vous...

-- Elle a, du moins je le pense, je n'en suis que trop certain, de l'affection pour moi... et...

-- Allons !.. vos scrupules parlent d'une belle âme.. mais il faut pourtant prendre un parti.

-- Il est pris. Je retourne après-demain à Paris avec sir Stephenson et sa fille qui reprendront sans moi le chemin de l'Angleterre... Je les préparerai tout doucement à l'aveu que je leur dois... car le désespoir a aussi sa pudeur, et jamais je n'ai fait part à mon associé des motifs vrais qui m'avaient fait quitter la France.... il sait seulement que j'ai éprouvé dans ma jeunesse de ces déceptions cruelles qui ont un long retentissement dans la vie.

-- Je n'en démords pas... se dit Mme Grandurand, il était temps pour la pauvre Clémence que ce garçon revint ici... Les absents auraient fini par avoir tort.

-- Mais avant de partir, continua Xavier, je dois, je veux me présenter chez le major pour lui demander l'accomplissement de la promesse qu'il m'a faite il y a onze ans.

-- A la bonne heure ! et voilà parler. Venez ce soir. Mais, j'y pense... pourquoi pas tout de suite ? Vous dînerez avec nous, mais il faut un petit moment de préparation pour le couvert et aussi pour le cœur de Clémence... Est-ce convenu ? --- Merci, Madame, dans une demi-heure je serai chez vous.

Xavier se leva, salua Mme Grandurand avec un peu de cette distinction froide qui est le cachet de la courtoisie britannique, et il s'éloigna à grands pas.

-- Quand je pense que cet homme élégant aurait pu être mon mari ! se dit la femme du major.

Hélas ! la quarante-sixième année d'une femme a parfois de ces retours de jeunesse !

Le 20 juillet

Xavier a été reçu à bras ouverts chez les Grandurand, Le major l'a embrassé militairement. Clémence lui a dit simplement :

-- Je savais bien que je vous reverrais ! Mais il faut convenir que le commentaire de certain regard adorable fut beaucoup plus éloquent.

Xavier est à Paris avec sir Stephenson-Lewis et sa fille, mais les bans de M. d'Ancerville avec Mlle Grandurand sont affichés à Metz.

Le 3 août.

Plus qu'un mot. Toute bonne noce est accompagnée d'un galas de famille. En dépliant sa serviette, le major fit un bond prodigieux sur son fauteuil. Le linge damassé contenait dans ses plis un elzevir de la plus belle conservation, le vrai et authentique elzevir de Stenay. Je passe sur les exclamations, les les larmes de joie, les émerveillements du major.

-- Mon père, c'est mon cadeau de noces !.. dit Xavier.

-- Décidément, dit M. Grandurand, parlez-moi de la jeunesse pour avoir la main heureuse !.. Les vieilles bêtes comme moi ne sont plus bonnes à rien !..

Pardon pour ce mot un peu soldatesque, arraché par la circonstance à l'enivrement du major.

Xavier n'avait pas eu grand'peine à retrouver définitivement l'elzevir. Celui-ci avait un sosie à l'Exposition de Metz, donc il avait un modèle à Paris, et ce modèle devait être précisément le précieux volume. M. d'Ancerville demanda donc au libraire messin l'adresse de son relieur parisien, et c'est dans son officine qu'il retrouva l'Horace de 1679. Seulement, il le paya un peu cher. Au verso de la couverture une date était écrite : Paris, juin 1849. C'était à coup sûr l'indication du jour où il avait été vendu par l'avisé Calebasse. La morale de ceci, c'est que les hommes de la trempe du maraudeur ne détruisent guère les objets de prix qu'ils peuvent vendre, mais qu'en revanche ils accomplissent assez mal les dernières volontés des mourants, même quand ils ont été leurs complices.

Aujourd'hui, Clémence est l'heureuse épouse du beau d'Ancerville. Par un charmant privilége qui n'appartient qu'à son sexe, elle tournait à la vieille fille, elle est maintenant une délicieuse jeune femme. Ce n'est pas comme le prudent Langeron qui est plus garçon que jamais, et qui n'a même plus la chance de devenir un jeune mari si l'idée loi venait définitivement de prendre femme.

FIN.

Appendix A

Note: 1 Ces réflexions étaient encore basées sur un fait vrai quand elles furent écrites. Aujourd'hui elles ne le sont plus. L'édilité messine, par une décision qui l'honore, a voté, le 50 avril, l'ouverture permanente de quatre portes de la ville.