MME S. BLANDY

ROUZETOU

OUVRAGE

Illustré de 70 vignettes dessinées

Par Ed. ZIER

PARIS

LIBRAIRIE HACHETTE ET CIE

79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79

6006. — BOUBLOTON. — Imprimeries rénales, A, rue Mignon, 2, Paris,

OUVRAGE

le 80 gravures dessinées

Par E. ZIER

PARIS

LIBRAIRIE HACHETTE ET CIE

79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79

1887

Droits de traduction et de reproduction réserves.

Le Plutarque était posé sur une table rustique.

CHAPITRE PREMIER
Sous le figuier. — Un quatrain d'Amyot. — Partie manquée.

Ce n'est pas un livre portatif ni aisé à manier que le volume contenant les vies des hommes illustres par Plutarque, traduction d'Amyot, imprimé chez Jérémie des Planches en 1583. A moins d'offrir le support gigantesque d'un lutrin d'église, nul pupitre ne maintiendrait devant le lecteur cet énorme in-quarto, qui contient quinze cent cinquante pages de texte, non compris le discours préliminaire et la dédicace « au très puissant et très chrétien roi de France, Henri, deuxième du nom ».

De toutes les combinaisons que puissent s'ingénier à inventer les lecteurs des rares exemplaires de cette édition, aucune ne réunirait peut-être les conditions d'agrément et [] de confortable dans lesquelles Bernard Mailhes, jeune rhétoricien en vacances, faisait à haute voix la lecture de la vie d'Alexandre le Grand, dans le jardin de sa marraine, par une chaude après-midi de 1873.

Le Plutarque était posé sur une table rustique, surmontée d'un pupitre d'étude en bois noirci, dont le bord inférieur s'encadrait dans une petite plinthe saillante qui maintenait

maintenait volume. Cette installation était faite au pied d'un gros figuier dont le dôme touffu interceptait les rayons du soleil. Quelques zébrures lumineuses doraient çà et là les pages jaunies du livre, lorsqu'une de ces poussées capricieuses du vent, si fréquentes dans la région des Pyrénées, agitait l'épais branchage. Il était rare que ce mouvement de la lourde ramure ne fût pas suivi de la chute à terre d'une figue à demi fendue par la maturité et offrant à sa partie convexe cette goutte de suc mielleux qu'on appelle avec raison la perle, car c'est en elle que se concentrent la saveur et le parfum du fruit.

C'étaient alors des rires dans l'auditoire, suivis d'un débat amical par lequel chacun voulait laisser à autrui le privilège de manger le fruit tombé. La marraine de Bernard, Mme Suzanne Doulis, qu'on appelait maman Suzette dans tout le canton de Montserrou, adjugeait en dernier ressort cette petite aubaine de hasard. Habituellement, chacun approuvait sa décision, lorsqu'elle octroyait la figue tombée au lecteur, qui avait plus besoin que son auditoire de se rafraîchir le gosier. Mais une voix malicieuse protesta tout à coup contre le geste de maman Suzette, lorsqu'elle tendit à son filleul un fruit que Rose, Mariette et papa Jacques, consultés à la ronde, avaient refusé tour à tour.

C'était Rose qui parlait, c'est-à-dire la seule personne qui osât se permettre, dans la maison Doulis, de taquiner le jeune rhétoricien. Les gens graves de cette réunion de famille: papa Jacques et maman Suzette, étaient trop fiers de leur filleul [] Bernard et le tenaient en trop grande estime pour exercer contre lui ce jeu d'esprit d'une plaisanterie maligne. Quant à Mariette, elle admirait tellement son grand frère, qu'elle se serait fâchée contre qui se serait avisé de le critiquer. Mais c'était Rose qui parlait, Rose dont les idées et les moindres caprices faisaient loi dans ce petit cercle, et Mariette se borna d'abord à une pantomime suppliante, pendant que son amie disait :

« Non, non, Bernard n'a pas gagné de se rafraîchir. Voici dix minutes qu'il a cessé de lire; il parcourt des pages en avant de nous pour lui tout seul, en mettant de loin en loin des traits au crayon à travers les lignes. Je voudrais bien savoir ce que signifie ce nouveau système. »

Bernard resta la tête penchée sur le Plutarque, le crayon entre ses dents qui en mordillaient le bois.

« Et il ne daigne pas s'expliquer, continua Rose. Il pense que des campagnards comme nous ne comprendraient pas ses raisons de savant. Est-ce parce qu'il a eu un prix au grand concours des lycées et sept nominations à celui de Toulouse, qu'il prend ces nouvelles manières?

— Tu veux faire la méchante, dit Mariette à son amie, et cela ne te va pas du tout.

— Oh ! pas du tout, Rose, je vous en préviens, ajouta Bernard en souriant sans ombre de dépit.

— Tu sais, continua Mariette, qu'il y a bien des mots vieillis dans ce français d'Amyot. Bernard les remplace sans doute par leurs équivalents, pour que nous ne l'arrêtions pas au milieu d'une phrase, comme nous le faisions aux dernières vacances. »

C'était pour cela en effet, et aussi pour autre chose que Bernard ne pouvait pas dire. Le texte d'Amyot présente quelques crudités d'expressions qu'il trouvait peu séantes à prononcer devant sa soeur et sa jeune amie; mais, sans révéler ' que ses traits au crayon étaient le signal des mots à sauter ou [] à remplacer, il put justifier sa précaution sur le soin, fort utile après tout, de ponctuer ces longues périodes qui n'offrent à la voix du lecteur ni les petites pauses des virgules, ni les halles souvent nécessaires du point de virgule.

Papa Jacques ne fut frappe dans ce débat que de la mention des coups de crayon lancés à travers les lignes du Plutarque. Ce n'était pas un érudit que ce bon M. Doulis, loin de là; mais il professait un respect quasi superstitieux à l'égard de tout ce qui dépassait son savoir : touchant hommage de l'ignorance involontaire qui sait qu'il existe hors de ses homes étroites un horizon plus large, ouvert aux privilégiés. Papa Jacques posa sur le sable de l'allée le panier de jonc qu'il confectionnait en vue des prochaines vendanges, tira sa pipe de ses lèvres et se rapprocha de la table rustique d'où il était resté un peu écarté pour ne pas enfumer maman Suzelle et les deux fillettes.

« Est-ce que lu salis avec ton crayon les pages de ce livre ? demanda-l-il à Bernard. Fais attention... Si M. Lapeyre se fâchait de voir ce volume abîmé...

— Ah! par exemple ! s'écria Rose, qui se reprochait déjà d'avoir taquiné son ami Bernard. Tu ne sais donc point, papa Jacques, où j'ai trouvé ce volume chez mon oncle Lapeyre ?

— Dans sa bibliothèque, bien sûr, où il a des centaines et des centaines de livres, à preuve que tu en déménages ici des quantités et qu'il en traîne partout. Avant-hier, après ce gros orage, j'en ai trouvé un qui avait passé la nuit sur la terrasse. Il avait une jolie mine de noyé. Je l'ai mis sécher au soleil. 11 est resté tout hérissé, avec des bavures sur les pages.

— Eh ! pourquoi grondes-tu cette petite ? » dit à son mari maman Suzette, en faisant une moue qui avait peine à changer l'expression douce de sa figure encadrée par cette coiffe à gros tuyaux en auréole que portent à Montserrou, non pas les femmes du peuple, vouées en semaine au mouchoir de tête à la Bordelaise, mais les artisanes soignées ou les femmes de petits propriétaires.

Tout le costume de maman Suzette était en rapport avec [] celle coiffure : elle portail un large tablier bleu sur sa robe de mérinos noir; sa taille, un peu épaissie par la quarantaine, se voilait à demi sous un petit châle dé cachemire à franges. De larges cercles d'or aux oreilles complétaient la parure toute méridionale de maman Suzelle, qu'on aurait rarement trouvée dans sa maison et même par les rues de Montserrou sans son tricot en mains. Elle le tenait, par conséquent, à cette heure de l'après-midi qui était pendant les vacances le moment de la réunion quotidienne au jardin. Arrivée au bout de ses mailles au moment où papa Jacques apprenait à Rose les suites de sa négligence, elle accentua du geste le reproche qu'elle adressait à son mari, et pointant en avant son aiguille d'acier, elle répéta :

« Pourquoi grondes-tu cette petite ?... C'est à moi de ranger après elle, et, si je l'ai oublié, j'en porterai la faute devant M. Lapeyre. »

— Parce qu'il est dit que je dois être sans défaut pour mon oncle! s'écria Rose en riant; c'est toujours la même chose. - Il faut qu'il me croie une perfection. Je te reconnais bien là, maman Suzette. Mais pour cette fois, tu n'auras pas à te sacrifier. Il se soucie bien de ses livres, mon oncle! Sais-tu, papa Jacques, où j'ai trouvé chez lui ce Plutarque dont tu aimes les histoires parce qu'elles te rappellent tes campagnes d'Afrique et d'Italie ?... au grenier, sous une vieille cage à poulets. J'ai eu de la peine à le descendre, ce livre, et, quand j'ai demandé à mon oncle si je pouvais l'emporter, il m'a répondu : « Tant que tu voudras ; mais tu en auras vite assez de ce vieux français et de ces récits de batailles, et je gage que tu te serviras de ce volume plus comme tabouret que comme moyen d'instruction ; mais cela vaudra autant pour lui que de rester le piédestal d'une cage dans mon grenier. » Voilà ce qu'il m'a dit, mon oncle Anténor Lapeyre ; tu vois bien, papa Jacques, je suis libre de faire de mes livres ce que je veux. Je regrette tout de même d'avoir laissé abîmer par l'orage mon Gonzalve de Cordoue de Florian... Il ne faut pas écouter maman Suzette quand elle s'accuse de mes [] péchés. C est moi qui suis étourdie, désordonnée... Ce ne serait pas la peine de lire Plutarque si je mettais mes torts au compte d'autrui... Mais nous ne faisons que jaser et il vaudrait mieux continuer notre lecture. Es-tu prêt, Bernard?

: Oui, dit le rhétoricien d'un ton de belle humeur, sauf que je ne me souviens plus du paragraphe auquel nous en étions restés.

En ce cas, dit papa Jacques qui s'était rassis à son poste de travail, je demande que Bernard relise ce que vous appelez le quatrain, parce que je ne l'ai pas bien compris. »

Chaque biographie de cette édition est ornée d'un portrait, soi-disant gravé d'après des médailles antiques. Ce fait est vrai pour les héros dont l'effigie est sûrement parvenue jusqu'à nos temps modernes ; mais il reste douteux pour les héros quasi mythologiques, tels que Thésée et quelques autres.

Lorsqu'on commençait une biographie, ce n'était qu'après avoir regardé le profil de l'homme illustre dont on allait entendre l'histoire. Au début de la séance, papa Jacques avait fait rire tout le monde par ses réflexions sur le simple képi qui coiffe la tête d'Alexandre le Grand. Ce képi est un casque à visière horizontale sur le front, et dont le fond est orné d'un coursier ailé, chevauchant un champ d'étoiles.

« Voici le quatrain, dit Bernard, qui accentua chaque mot pour l'édification de son parrain :

Ta vertu qui remplit toute la terre ronde,
O grand entre les grands, te surhausse invaincu.
Tu serais le très grand, si tu eusses vaincu
Ton cœur : car qui le vainc est le plus grand du monde.

— J'ai fort bien entendu cette fois, dit papa Jacques ; mais que signifie ce mot : vaincre son cœur ? Quand on a le cœur bien placé, pourquoi disputer contre lui? Si cet Alexandre n avait pas eu un de ces cœurs de bon calibre, son histoire ne serait pas dans ce volume... mais voici maman Suzette qui se moque des raisonnements que je fais.

[]

— Non pas, dit en souriant maman Suzette; seulement c'est bien de mon Jacques de vouloir que le cœur de chacun soit son maître absolu. Cela te peint, mon pauvre homme, mais pas à ton désavantage pour nous. Tu as toute ta vie obéi à ton cœur et tu peux t'en féliciter, puisqu'il ne t'a jamais commandé que d'être bon à ton prochain ; mais il n'en est pas d'un roi comme d'un bonhomme de campagne : Puisque cet Alexandre le Grand a fait la guerre toute sa vie, peut-être son ambition lui a-t-elle fait commettre des injustices. Voilà comment j'ai compris le reproche du quatrain. Vous verrez si je me suis trompée en écoutant la suite de l'histoire, puisqu'elle vous intéresse, vous autres.

— Elle ne t'intéresse donc pas, maman Suzette ? s'écria Rose d'un air surpris et même un peu choqué.

— Vois-tu, ma petite, répondit Mme Doulis, pour donner toute son attention à une histoire racontée, il faut plus d'esprit et d'instruction que je n'en ai. Par moments, j'écoute la lecture; par moments aussi et malgré moi, ma tête s'en va ailleurs. Puis je reviens à votre récit. Je vois que tous ces héros, comme vous les nommez, n'ont pas perdu leurs peines s'ils ont travaillé à se donner de la réputation, puisque, après tant d'années, il est encore question d'eux dans les livres. L'idée qu'ils ont réussi à une chose si difficile et que les petites gens s'épuisent à tout combiner pour,le mieux, sans réussir au gré de leurs désirs, me ramène à mon chagrin. »

Rose jeta sur la table, en travers du Plutarque, la bande de tapisserie qu'elle brodait, et elle courut s'asseoir sur les genoux de maman Suzette, en lui passant ses bras autour du cou par un geste caressant.

« Du chagrin? lui dit-elle après l'avoir embrassée. Est-ce que nous ne sommes pas heureux ici ?

— Oui, répondit maman Suzette après avoir donné plusieurs gros baisers à la gentille figure brune qui se rapprochait de la sienne avec une expression câline, mais je tremble toujours de te perdre, ma chérie. C'est le souci de mes jours et de mes nuits, et il me tourmente à l'époque des vacances [] plus que tout le reste de l'année. Je crains toujours l'arrivée de ton tuteur a Montserrou. Je tremble à chaque fois qu'il te trouve assez grande pour être mise en pension à Toulouse. C est pour cela que je te conjurais, quand tu étais petite, de bien apprendre à l'école ; je ne voulais pas qu'il te trouvât en retard dans tes études. À ce sujet je suis tranquille, puisque tu en sais plus à douze ans que les filles du notaire qui sont plus âgées. Ton tuteur, M. Augustin Lapeyre, ne peut pas non plus trouver à redire à la manière dont je te tiens. Tu es toujours habillée en demoiselle ; je ne te laisse Loucher à rien dans le ménage, et personne ne te tutoie, excepté papa Jacques et moi; mais c'est notre droit, je pense. Si je t'ai nourrie de mon lait, papa Jacques t'a portée, bercée, endormie par ses chansons !

— Si vous avez le droit de me tutoyer ! s'écria Rose. Ah ! je le pense bien..., mais c'est donc un hommage à ma dignité de demoiselle que le vous cérémonieux de ton filleul Bernard ? Moi qui le taquinais là-dessus et qui ne peux pas m'empêcher de le tutoyer, comme autrefois... Il faudra donc que je m'observe.

— Tu peux bien tutoyer Bernard, il n'est pas ton pareil, reprit maman Suzette. Il est le fils de mon frère le meunier, et toi, tu es mademoiselle Lapeyre.

— Maman Suzette, c'est très laid de ta part, dit vivement Rose, tu veux me donner de la vanité. Je ne dois pas, en effet, tutoyer Bernard, parce qu'il n'est plus un enfant et que moi aussi, je grandis beaucoup, à preuve que tu rallonges toutes mes jupes. Tu as raison de dire que Bernard n'est pas mon pareil, mais c'est vrai dans un sens différent de celui que tu crois ; je ne vaux ton filleul, ni pour le savoir, ni pour la patience.

— C'est aussi dans Plutarque que vous apprenez cette modestie exagérée? demanda gaiement le rhétoricien à Rose.

— Peut-être, reprit Rose du même ton, et comme j'y ai vu aussi qu'il ne faut quitter un sujet qu'après l'avoir épuisé, je vais traiter à fond cette grave question des tu et des vous. [] Depuis-huit jours, je me suis aperçue que Mariette s'essaye aussi à me respecter en mettant au pluriel les témoignages de cette amitié qui date de notre plus petite enfance. Cela ne lui sort pas de la bouche très facilement ; mais l'intention y est, et cela me vexe. Si elle se met à faire des cérémonies, je dirai à mon oncle Augustin Lapeyre, dès qu'il arrivera : « Emmenez-moi d'ici où l'on me gâte à force de me traiter en princesse... » Eh! non, non, maman Suzette, s'écria Rose en voyant sur la physionomie déjà altérée de Mme Doulis l'effet de cette menace, c'est pour rire que je dis cela. Ne te tracasse pas d'avance. Est-ce qu'on ne m'a pas laissée avec toi depuis sept ans ? Est-ce que je ne suis pas ta fille, ta vraie fille ? Je n'ai plus d'autre mère que toi et l'on ne prend pas une fille à sa mère. »

Mme Doulis ne répondit à cette exhortation naïve que par des baisers et quelques soupirs. Rose ne pouvait apprécier tout ce qu'avait d'aléatoire son séjour chez maman Suzette, la seule maman qu'elle eût connue, car c'est à peine si, en fouillant dans ses souvenirs enfantins, elle se rappelait une autre maison dans une ville plus grande que Montserrou, une jeune maman qui ne portait pas la coiffe à gros tuyaux, ni des robes unies, parée au contraire avec l'élégance citadine, un père mieux vêtu que papa Jacques, et qui la faisait sauter le soir sur ses genoux. Mais ces images flottaient dans les réminiscences confuses des premières années, et sans les deux photographies placées au-dessous du crucifix à la tête de son lit chez maman Suzette, Rose ne se serait pas rappelé les traits de ses parents qui l'avaient laissée orpheline à cinq ans, enlevés tous deux en peu de jours par une épidémie de fièvre typhoïde.

Le père de Rose avait deux frères et une soeur qui étaient accourus au chevet des jeunes époux mourants et qui avaient recueilli l'orpheline. Il ne put être question de confier celle-ci au plus jeune de ces deux frères, M. Augustin Lapeyre, qui était sorti de l'Université pour prendre à Toulouse la direction d'un pensionnat de jeunes gens, tenu auparavant par son [] beau-père. Ce n'était pas là que pouvait être soignée, élevée, une petite fille de cinq ans; sa jeune tante, Mme Félicie Lapeyre, était déjà surchargée par l'administration du matériel de sa maison et par les soins à donner à son propre enfant, encore au maillot.

Il était plus naturel que l'orpheline revînt à Montserrou, au nid patrimonial de la famille, chez son autre oncle, M. Anténor Lapeyre, qui vivait avec sa soeur Battistine ; l'un et l'autre ayant, pour des raisons diverses, gardé le célibat, étaient libres de leur temps et devaient même, au dire de Mme Félicie Lapeyre, leur belle-soeur, s'estimer heureux qu'on leur confiât cette enfant, qui allait égayer leur solitude et animer leur existence.

M. Anténor Lapeyre n'avait pas reculé devant l'accomplissement de son devoir; il n'avait opposé qu'une restriction aux arrangements de famille qui le chargeaient de sa nièce. Se croyant gravement malade — à vrai dire, cette persuasion imaginaire troublait seule toute sa vie, — il avait décliné la responsabilité de la tutelle de Rose, qui avait été dévolue à M. Augustin Lapeyre. C'est dans ces conditions que l'enfant était arrivée à Montserrou. Pendant le trajet de Foix à cette petite ville, elle n'avait fait que crier, réclamer sa mère et son père avec l'insistance effarée des jeunes êtres atteints par une catastrophe que leur raison ne peut ni comprendre ni admettre. M. Anténor Lapeyre et Mlle Battistine arrivèrent chez eux tout démoralisés par cette douleur enfantine qu'ils n'avaient su comment apaiser ; ils en perdaient la tête et n'imaginaient rien qui pût faire renoncer l'enfant à ces crises de sanglots fiévreux dont ils restaient navrés. Par bonheur, rien ne pouvait atteindre en bien ou en mal la famille Lapeyre sans que Suzette Doulis se présentât pour y prendre une part respectueuse, sympathique. Dès que Mme Doulis arriva pour embrasser l'enfant qu'elle avait nourrie, Rose se jeta dans ses bras en s'écriant :

« Ah ! voici maman, mon autre maman, la maman de Montserrou ! Je ne veux plus rester ici. Je veux m'en aller à [] ta maison; emmène-moi voir papa Jacques. Garde-moi chez toi. »

L'oncle et la tante, autorisant cette prise de possession, Suzette Doulis emporta Rose dans ses bras, quoique le trajet fût assez long de la maison Lapeyre à son propre logis du faubourg; elle voulait tenir son trésor, le couver de près, le porter en triomphe jusque dans les bras de papa Jacques, pour dire à celui-ci :

« Nous avons perdu notre fils unique, notre pauvre Jean. Voici notre fille, notre Rose, notre Rouzétou que j'ai nourrie, que tu as bercée. Tu te désolais de la tristesse de notre maison. Tu disais que le bon Dieu aurait dû nous donner d'autres enfants plutôt que l'héritage qui nous a faits riches. Eh bien, la maison ne sera plus triste et notre aisance servira à rendre notre Rouzétou plus heureuse. »

Ce provisoire durait depuis sept ans. Dans le Midi, le provisoire dure parfois plus longtemps, car tout changement d'habitudes y est une affaire d'état sur laquelle on épilogue à satiété avant d'arracher une décision à l'inertie naturelle ; mais il est des changements que la force des choses impose tôt ou tard, et les craintes de maman Suzette se ravivaient aux vacances, c'est-à-dire à l'époque où M. Augustin Lapeyre venait présider aux vendanges de sa petite métairie.

Dans ce chef-lieu de canton de l'Ariège, c'était un personnage que M. Augustin Lapeyre. Ce prestige ne lui venait pas de sa fortune patrimoniale, beaucoup plus mince que celle de son frère Anténor, mais de sa situation à Toulouse, considérable aux yeux des campagnards, et aussi de son mérite personnel dont ceux-ci avaient une haute idée. Les grands airs, les toilettes élégantes de Mme Félicie Lapeyre, son dédain affiché pour les mesquineries de la vie campagnarde entraient pour quelque chose dans le respect qu'on professait à l'égard de ce compatriote. Il va sans dire que les habitants de Montserrou assez aisés pour donner à leurs fils une éducation classique, les envoyaient à l'institution Lapeyre. Bernard Mailhes était de ce nombre. Or, en revenant aux vacances cette [] année, il avait révélé à sa marraine, un grand secret qu'il devait à la confiance de son répétiteur de grec. M. Augustin Lapeyre était en pourparlers pour la vente de son établissement et l'on assurait qu'il voulait aller tenter à Paris la fortune littéraire. À Paris ! à l'autre bout de la France !... Et s il comptait emmener avec lui sa pupille !...

C était cette crainte qui bouleversait maman Suzette et lui suggérait toutes sortes de projets propres à conjurer ce danger. Voilà ce qui lui donnait des distractions pendant la lecture de Plutarque.

La douce magie des caresses de Rose écartant un peu ses appréhensions, elle finit par dire en souriant :

« Eh bien, laissons de côté ces tristes idées. Je vais tâcher de mieux écouter la lecture. »

Mais il était dit qu'on n'avancerait pas ce jour-là dans la connaissance dés hauts faits d'Alexandre le Grand. Un pas lourd ébranla les briques un peu disjointes du corridor qui traversait la maison; la porte de la terrasse couverte de treilles qui précédait le jardin s'ouvrit et une voix forte cria gaiement :

« Qui veut aller au Mas d'Azil demain, dans la calèche aux sacs de farine ? »

Rose s'élança des genoux de maman Suzette pour courir au devant du meunier Jean Mailhes.

« Moi ! dit-elle. Il y a si longtemps que j'ai envie de visiter la grotte. Ah ! quel bonheur! vous emmènerez aussi Bernard et Mariette, monsieur Mailhes, car je ne m'amuserais pas sans eux.

— J'ai même une place pour ma soeur Suzette, répondit le meunier ; je la connais, elle ne vous confierait pas à moi, quoique je ne sois pas un étourdi. Elle aurait peur de tout : d'un rhume, d'un faux pas dans les chambres escarpées de la grotte, d'un accident de voiture, que sais-je ? Quant à mes enfants, bien sûr que je les emmène. 11 vous faut votre petite compagne Mariette, ma Rouzétou... c'est-à-dire mademoiselle Rose, dit le meunier en se reprenant. Puis j'ai besoin [...] [] [] de Bernard, parce que nous serons trop de voyageurs pour que je charge ma charrette d'un de mes garçons. J'espère que le grec et le latin ne s'opposent pas à ce que Bernard m'aide à décharger et à recharger mes sacs à la foire du Mas d'Azil. »

Bernard répondit gaiement : « Il n'y a que la couleur noire de mon habit de collégien qui s'y oppose, et, pourvu que vous me prêtiez une de vos vestes, mon cher père, je serai enchanté d'être votre garçon meunier.

— Ah ! s'écria Rose en frappant à petits coups l'habit de drap couleur cendre de M. Mailhes, d'où s'échappa un nuage de farine, il serait poudré à blanc, l'uniforme. »

Ils riaient tous de si bon cœur, qu'ils ne s'aperçurent pas de l'arrivée, auprès d'eux, d'une servante de la maison Lapeyre, qui avait traversé le corridor et la terrasse presque sur les pas du meunier.

« Adieu, mademoiselle Rose, adieu à tout le monde, » dit-elle en manière de salut.

Un trait particulier au pays est d'aborder les gens en leur disant adieu, à l'inverse de la coutume générale qui réserve cette locution pour la fin d'une visite. La servante s'adressa ensuite à la maîtresse de la maison en l'appelant « Madame Doulis », le menu populaire désignant respectueusement la nourrice de Rose par son nom de famille, tandis que les gens de plus haut parage la nommaient familièrement « maman Suzette ».

« Madame Doulis, dit la servante, mes maîtres m'envoient vous prévenir qu'il faut leur envoyer demain Mlle Rose à midi, pour dîner. Ils attendent M. et Mme Augustin Lapeyre, qui doivent arriver avec leur fils par le premier train.

— Et le Mas d'Azil ! s'écria Rose. Tant pis, nous irons tout de même. J'ai bien le temps, d'ici à la fin des vacances, de voir mon oncle et ma tante. »

Pendant qu'elle cherchait à rendre complices de cette résolution papa Jacques et Jean Mailhes, qui hochaient la tête d'un air désappointé, maman Suzette causait tout bas avec la servante. Lorsque celle-ci eut pris congé, après avoir [] dit lin adieu collectif mieux en situation que le premier, Rose prit à part sa nourrice, pour lui faire approuver son projet de fugue au Mas d'Azil.

« Non, non, » dit maman Suzette.

Certes il fallait que le cas fût grave pour qu'elle ne cédât pas à Rose, dont les désirs étaient habituellement aussi vite satisfaits qu'exprimés.

« Comme je vais m'ennuyer demain ! dit la fillette. Enfin, vous me direz, vous autres, Bernard et Mariette, ce que vous aurez vu de curieux.

— Non, Rose, dit Mariette qui venait de chuchoter avec son frère. Nous auriez...

— Vous ? encore vous ? s'écria Rose en faisant de grands yeux fâchés.

— Tu aurais, reprit Mariette, trop de chagrin a savoir que nous faisons cette partie sans toi. Nous n irons pas au Mas d'Azil.

— C'est bien assez que j'en sois privée, dit Rose, dont le bon petit cœur avait des mouvements généreux; je ne veux pas que vous le soyez aussi à cause de moi. Cela me consolera de mon ennui demain de penser que vous prenez du plaisir.

Nous n'en aurions pas du tout sans vous, lui dit Bernard. Mais mon père trouvera le moyen d'arranger une autre partie au Mas d'Azil d'ici à une quinzaine de jours. »

Les trois enfants discutèrent longtemps parce que Rose, ne voulait pas accepter le sacrifice de ses amis. Pendant ce débat, maman Suzette disait à son frère et à son mari :

" « Je sens que le mauvais moment approche. J'ai bien combiné quelque chose pour garder ma petite Rose ; mais réussirai-je? » [] Mlle Battistine était postée sur le perron.

CHAPITRE II
Un piano octogénaire. — Entre cousin et cousine. — Le convive en retard.

La maison Lapeyre, une des plus jolies habitations de Montserrou, est ce qu'on appelle dans le sud-ouest de la France une chartreuse, c'est-à-dire un bâtiment n'offrant qu'un rez-de-chaussée très élevé sur caves et surmonté d'un grenier. Cette chartreuse, construite au siècle dernier par le Lapeyre de cette époque, qui avait été dans sa jeunesse avocat au Parlement de Toulouse, présente tout le confortable intérieur qui suffisait à nos pères, et elle se dresse au milieu de la Grande-Rue, précédant un beau jardin, au fond duquel s'élève une orangerie.

M, Anténor Lapeyre, l'aîné de la famille, vivait dans ce logis patrimonial avec sa soeur Battistine, que son extérieur peu avantageux avait prédestinée à ce rôle dévoué, assumé par les vieilles filles au foyer familial. Mlle Battistine gouvernait la maison avec ce soin méticuleux particulier aux [] ménagères émérites. Ces deux célibataires menaient une existence aussi réglée qu'un chronomètre. Un ordre immuable présidait aux détails journaliers et les moindres objets restaient comme figés à leur place invariable. Ce goût de l'ordre poussé jusqu'à la minutie avait bien été pour quelque chose dans la facilité de l'oncle Anténor et de la tante Battistine à

laisser leur nièce chez sa nourrice. M. Anténor Lapeyre, horticulteur distingué, s'était figuré ses plates-bandes foulées par de petits pieds étourdis, ses jeunes plants arrachés par des menottes désobéissantes ; Mlle Battistine s'était fait un cauchemar du bouleversement de la maison, des portes sans cesse battantes au grand dommage des vitrages et des tentures sous l'action des courants d'air, puis des jouets traînant partout et des empreintes de sable ou de boue

sur le vieux tapis d'Aubusson qui datait, il est vrai, au premier aménagement de la chartreuse, mais qui gardait un si bon air avec ses ramages aux teintes passées.

Pour être aises d'avoir gardé leur tranquillité, l'oncle et la tante ne s'étaient pas désintéressés de toute surveillance à l'égard de l'orpheline. Mlle Battistine achetait et faisait confectionner toutes les pièces du trousseau de Rose ; M. Anténor donnait deux fois par semaine à sa nièce une leçon de piano et de musique vocale. De plus. Rose dînait régulièrement à la chartreuse tous les dimanches. Au sortir de la grand'messe, elle accompagnait Mlle Battistine ; deux heures plus tard, maman Suzette venait chercher sa pupille, sachant qu'après ce temps d'attitude compassée, le naturel vif de Rose pourrait s'émanciper et la mettre en défaut, au grand déplaisir de ses parents.

En sus de cette réception hebdomadaire, Rose était requise de paraître à la chartreuse aux rares occasions où son oncle avait des invités, et c'était une tradition que ce dîner offert aux Lapeyre de Toulouse le jour de leur arrivée.

Lorsque maman Suzette et Rose parurent au coin de la [] Grande-Rue, elles se crurent en retard, parce qu'elles aperçurent Mlle Battistine postée sur le perron et leur adressant de loin les signes usités pour prescrire la promptitude. Elles hâtèrent le pas, et, quand elles eurent monté les six marches ombragées de lauriers-roses du perron, maman Suzette se confondit en excuses. C'était la faute de son horloge si l'on arrivait en retard : on s'était mis en route à onze heures et demie selon l'usage, et l'on était désolé de s'être fait attendre.

« Ce n'est jamais vous, Suzette, qui donnez aux gens un désagrément de ce genre, répondit Mlle Battistine. Aujourd'hui vous arrivez à l'heure et même dix minutes avant, ce qui est la vraie politesse. C'est de l'absence de mon frère Augustin que vous me trouvez en peine. Au lieu de rester ici avec sa femme et son fils qui se promènent au jardin avec mon frère Anténor, il s'en est allé faire un tour en ville. S'il y trouve à qui parler, l'angélus de midi ne lui rappellera pas que nous l'attendons. Notre diner brûlera, mon frère Anténor maugréera et sera de mauvaise humeur toute la journée. Je voulais donc vous demander, Suzette, si vous auriez la complaisance de vous informer de M. Lapeyre par la ville et de le faire souvenir-de l'heure, qu'il est sujet à oublier. »

Maman Suzette partit aussitôt à la découverte. A vrai dire, son ambassade n'offrait pas de grandes difficultés ; Montserrou n'est pas une de ces petites villes à rues tortueuses, enchevêtrées, qui semblent faites pour dépister les recherches. Ce chef-lieu de canton est une ancienne bastide du comté de Toulouse, que la délimitation moderne a confinée tout au nord du département de l'Ariège. Comme toutes les bastides qui sont d'anciennes villes de plaisance, Montserrou est construit d'après un plan régulier, dont l'église constitue à peu près le centre, et qui dessine un damier de rues s'entrecroisant en lignes droites. Maman Suzette savait d'ailleurs qu'il serait inutile de chercher M. Augustin Lapeyre dans les rues bordées de jardins et quasi désertes qui avoisinent l'Esplanade. Elle se dirigea tout droit vers la place de l'Église, à peu près sûre de trouver M. Lapeyre devant quelque café ou [] se promenant sous les arcades avec des auditeurs plus ou moins bénévoles.

« Maintenant, Rose, dit Mlle Battistine à sa nièce, tu vas aller rejoindre ta tante Félicie au jardin. Si ton cousin Erembert touche à quelque plante, — tu sais comme il est turbulent, ce garçon, — avertis-le tout bas que cela contrarie ton oncle Anténor.

— Mais je n'oserai pas, répondit Rose, dont la figure s'allongea.

— Tu n'oseras pas donner un bon conseil à ton cousin, à un garçon de dix ans, toi qui es son aînée ?

— Tante, il est si moqueur ! L'année dernière, il m'appelait « petite paysanne » ; il se moquait de mon accent...

— R trouve peut-être son accent toulousain plus joli que nos intonations ariégeoises ! Je gage qu'un Parisien n'y ferait pas de différence. N'importe! Ce sont là des taquineries de collégien et tu as assez d'esprit pour riposter, mais à condition de ne pas t'effaroucher par timidité. Le jour où tu répondras aux moqueries d'Erembert, très gaiement, il verra que tu n'es plus un petit sauvageon et il te... »

En parlant ainsi, la tante et la nièce étaient rentrées dans le large corridor qui servait de vestibule aux appartements.

Une cacophonie de sons grêles et discordants arrêta sur les lèvres de la vieille fille le reste de son exhortation :

« Il va casser le piano! s'écria-t-elle ; il va l'abîmer sans remède, notre piano d'Érard ! »

Après cette exclamation indignée, Mlle Battistine se précipita vers la porte du salon, suivie de sa nièce, qui ne pouvait s'empêcher

s'empêcher faire des voeux pour que le jeu violent d'Erembert nécessitât une réparation à cet instrument asthmatique et quinteux.

R avait bien le droit, après tout, d'avoir des notes capricieusement muettes dans les basses, un médium sourd et des [] octaves hautes à grincements aigus, ce vénérable piano si près d'être centenaire, qui portait sur sa face intérieure en bois de citronnier cette inscription en lettres noires, agrémentées de traits contournés imitant les paraphes des maîtres d'écriture :

Érard frères et Cic, rue du Mail, 37.

Paris, 1799.

C'était sur ce monument artistique d'un autre âge que Rose avait commencé son éducation musicale. Au début, elle avait abordé avec respect le clavier à touches jaunies et creusées : elle se trouvait si petite en face de cet énorme instrument à longue table d'acajou agrémentée de filets de buis blanc et bordée de cuivre ! Les recommandations de Mlle Battistine, qui soignait le piano comme un bijou et tenait reluisants ses quatre pieds à moulures cannelées et ses quatre pédales naïvement rattachées par des tiges de cuivre apparentes, avaient aidé au respect de Rose pour ce vaste instrument, d'où ne s'exhalaient plus que des sons de serinette.

Depuis ce temps déjà lointain, ce prestige s'était dissipé. Rose se plaignait maintenant dé n'avoir sous ses mains que les cinq octaves, du fa au fa, du vieil Érard, la plupart des morceaux qu'elle pouvait jouer dépassant cette portée exiguë. Mais cette insuffisance de l'instrument n'aurait jamais inspiré à la fillette une malice semblable à celle qu'exerçait Erembert, qui frappait en ce moment tour à tour des poings et des coudes sur le clavier haletant.

Sans paraître ému des reproches de sa tante, Erembert quitta le piano et se dirigea vers sa cousine.

« Ah ! voici Rose, dit-il. Bonjour, Rose, ce sera plus amusant de jouer avec toi que de tracasser ce vieux sabot. Les charivaris, ce n'est drôle qu'un moment. »

C'était bien toujours le même Erembert, pimpant dans son costume d'été, à la dernière mode, bien peigné, cravaté avec soin, les manchettes tirées sur ses poignets, joli à croquer avec sa mine espiègle et futée.

- « Tiens ! tu as encore ta robe de l'année dernière, dit-il à [] Rose, et pourquoi te coiffe-t-on avec deux nattes dans le dos? Il n'y a plus que les Suissesses de coiffées ainsi. Que vous êtes donc primitifs à Montserrou !

— Il me semble que je te parle, Erembert, dit gravement Mlle Battistine à son neveu, et tu feras mieux de m'écouter que d'adresser de mauvais compliments à La cousine.

— Si c'est pour me reprocher encore ma musique, dit Erembert sans se déconcerter, ne perdez pas vos paroles, ma tante. Je vous promets de respecter votre invalide, ses grincements de ferraille m'agacent les dents ; il n'est plus bon qu'à faire une table à repasser. »

Le carillon de l'angélus prit en ce moment sa volée du haut du clocher octogone de l'église. Ces sonorités gaies et claires rappelèrent Mlle Battistine à ses préoccupations domestiques, et elle sortit brusquement du salon sans gratifier son neveu delà morale qu'il méritait.

« Tante Battistine est toujours grognon, dit Erembert en se carrant sur le fauteuil de l'oncle Anténor, mais il faut qu'elle soit malade, tourmentée de quelque chose, pour m'avoir épargné un sermon et pour partir en coup de vent.

— Midi est sonné, répondit Rose. Ton père n'est pas rentré et l'oncle Anténor déteste attendre.

— Oh bien ! on n'a qu'à se mettre à table. Qu'est-ce que cela fait? papa arrivera quand il voudra.

— Ce ne serait pas poli... Oh ! que fais-tu là, Erembert ? Tu feuillettes l'herbier de l'oncle Anténor et tu as décollé une fleur en posant un carton en travers sur un autre. Si mon oncle entrait, il serait très fâché contre toi. Il défend qu'on touche à son travail.

— Quelle maison agréable, où il n'est permis de toucher à rien ! Tu t'amuses ici, toi ? »

Rose répondit naïvement : « Ce n'est pas pour m'amuser que je viens ici, mais pour voir mon oncle et ma tante, qui sont bons et même très aimables quand on ne fait pas ce qui leur déplaît.

Ab ! je ne te le fais pas dire, tu avoues que tu L'ennuies [] ici. Et à propos d'amusements, en es-tu encore à bercer cette poupée qui faisait tes délices l'année dernière ?

— Pourquoi pas? Tante Battistine nie montre à tailler les robes de ma poupée, elle assure que cela exerce à la coupe et à la couture et ma poupée est la mieux habillée de tout Montserrou.

— Et c'est toujours Mariette, la Mariette du moulin, qui est ton amie de cœur ?

— Bien sûr.

— Au fait, reprit Erembert d'un ton dédaigneux, tant que tu demeureras chez ta nourrice, qui est une vraie paysanne malgré sa jolie maison et ses petites rentes, tu ne peux pas avoir des amies plus distinguées. »

Bose resta un moment interdite ; mais elle se souvint bientôt d'une saillie de l'oncle Anténor, qui avait exercé sa verve critique, le dimanche précédent, à blâmer l'emploi abusif que l'on fait du mot distingué, mis à toute sauce par tant de gens peu soucieux de' la justesse de leurs expressions. Rose avait fait son profit de cette dissertation, puisqu'elle sut répondre à son cousin :

« Qu'est-ce que tu appelles distingué? Est-ce que cela signifie supérieur par la fortune? Il parait que M. Mailhes, le meunier, achète de la terre tous les ans, tandis que l'oncle Anténor et ton père n'en achètent pas. Est-ce que distingué veut dire instruit? Bernard Mailhes, qui vient de gagner un prix au concours de tous les lycées de France, est donc plus distingué que toi ?

— Que tu es donc sotte ! s'écria Erembert en baissant les épaules. Je n'ai que dix ans et Bernard en a seize. Je n'ai pas concouru avec lui, mais il aurait eu tous les prix du grand concours que je ne trouverais pas ce fils meunier, ce père meunier et la Mariette du moulin, plus distingués pour cela.

— Alors le mot distingué qualifie pour toi des gens bien élevés, sachant causer, se présenter, se bien tenir dans un salon ?... Je t'assure que Bernard et Mariette sont venus plusieurs fois ici. L'oncle Anténor a toujours fait leur éloge [] après ces visites, et tante Battistine n'a jamais rien trouvé à reprendre à leur conduite.

— Ah ça ! lu deviens épilogueuse et maligne, s'écria Erembert. C'est moi qui serai content si nous ne t'emmenons pas à Paris avec nous le mois prochain ! C'est bien une autre ville à voir que Toulouse dont tu me demandais tant de descriptions, t'en souviens-tu ? Tu m'ennuyais l'année passée avec tes questions perpétuelles sur le Capitole, la Daurade, la Dalbade. Tout cela, ce n'est rien à côté de Paris.

— Est-ce qu'il est question de m'y emmener, à Paris ? demanda Rose, dont le cœur fut tout à coup partagé entre la curiosité naturelle à tout jeune être à l'égard de l'inconnu, et le chagrin de quitter maman Suzette et ses amis de Montserrou.

— Bien sûr, répondit Erembert, puisque mon père est ton tuteur. Mais tu sais ? il fera là-dessus ce que maman voudra ; c'est maman qui décide toutes les affaires de la maison. Père a la tête occupée à ses écritures, à ses livres et aux pièces de théâtre qu'il fait. Moi, je dirai à maman : « Je ne veux pas de Rose avec nous; elle n'est pas assez gentille... et puis il ne faut pas priver d'elle ses amis du moulin. » Et tu sais, Rose, maman m'écoute : elle fait tout ce que je veux. »

Pour le coup, Rose ne trouva pas de réplique. Elle n'eut pas l'esprit de rire au nez de ce cousin, de deux ans plus jeune qu'elle, qui émettait la prétention ridicule de dicter des ordres à sa propre mère. Aux vacances précédentes, elle avait vu si souvent Mme Félicie Lapeyre accéder aux moindres désirs de son fils, qu'elle ne douta point de l'arrêt qui la confinait à Montserrou. Explique qui pourra les oscillations de cet organe compliqué qu'on nomme le cœur humain. La pauvre fillette, qui avait de si bonne foi protesté la veille à maman Suzette qu'elle ne la quitterait jamais, se sentit blessée, humiliée, d'être reléguée dans ce coin de province pendant au Erembert habiterait Paris, ce beau Paris qui épuise d'enthousiasme tous ses visiteurs. Elle se sentait plus capable d'apprécier les beautés de ses monuments que ne l'était son [] cousin, si peu studieux, si futile dans ses goûts. Quant à elle, ses lectures lui avaient constitué un fonds d'aperçus sur tous les arts et des idées générales qui la rendaient apte à juger bien des choses qu'Erembert ne soupçonnait môme pas. N'était-ce pas elle qui avait appris à son cousin l'historique des antiquités de Toulouse, et notamment celui de l'église où il entendait la messe chaque dimanche, en lui disant qu'elle était nommée l'église du Taur, parce qu'elle avait été construite à l'endroit où le taureau furieux qui traînait le corps de saint Saturnin s'était arrêté?

Mais Erembert ne goûtait pas plus cette pieuse légende que les autres connaissances historiques puisées par Rose dans les livres au sujet des monuments toulousains qu'elle n'avait jamais vus ; tout ce qu'elle pouvait tirer de lui en retour, c'était un détail infini sur les jeunes garçons en jaquette de velours qu'il rencontrait au Grand-Rond du jardin anglais les soirs de musique, et sur l'élégance de leurs mères.

Rose restait ainsi partagée entre ses aspirations vers le beau Paris de ses rêves et les sentiments tendres de son bon petit cœur. Erembert commençait à se moquer de son attitude boudeuse, lorsque l'oncle Anténor entra au salon, accompagné de Mme Félicie Lapeyre et de tante Battistine.

Mme Félicie Lapeyre, jolie et vive personne de trente ans environ, fit à sa nièce l'accueil le plus aimable; mais Rose n'y répondit qu'avec timidité. L'élégance de tante Félicie, ses manières dégagées, sa volubilité de parole l'embarrassaient toujours autant que les compliments qu'elle lui décochait à bout portant. Habituée à être traitée avec moins d'emphase, Rose ne sut que répondre lorsque tante Félicie lui eut dit après l'avoir embrassée :

« Tu ne ressembles plus au petit chevreau sauvage auquel je te comparais l'année dernière, ma Rosette. Tu as grandi sans maigrir, ton teint n'est plus si brûlé, tes nattes de cheveux dépassent ta taille et je vois que tu promets de devenir une jolie personne. Tu es si studieuse que le moral répond sans doute au physique. » [] L'oncle Anténor, petit homme sec et nerveux dont les yeux pétillaient à travers des lunettes à très larges verres, coupa court à cette litanie d'éloges en poussant une exclamation indignée à la vue des cartons de son herbier, dispersés sur la table dans un tohu-bohu qui compromettait le collage de certaines plantes. 11 demanda sévèrement qui s'était permis ce méfait.

« Eh! ce sont les enfants, dit Mme Félicie Lapeyre d'un air badin, et le dommage ne vaut pas que vous vous fâchiez.

— Cela vous plaît à dire, ma soeur, s'écria l'oncle Anténor d'un air vexé. J'en suis meilleur juge que vous et je veux savoir lequel des deux s'est permis cette indiscrétion.

— Allons ! mon frère, dit tante Battistine avec une expression conciliante, le retard de notre dîner te met de mauvaise humeur. 11 vaut mieux nous mettre à table sans Augustin que de faire une grosse gronderie aux enfants dès ce premier jour. Ils ne dérangeront plus rien au salon : je le fermerai à clef. Allons dîner. Nous attendrons plus patiemment le retardataire. »

Selon l'usage de stricte convenance observée à la chartreuse, Rose garda le silence à table, malgré les chuchotements à son oreille de son voisin Erembert, qui ne se gênait pas d'ailleurs pour lancer son mot de temps à autre dans la conversation de ses parents, peu intimidé par les œillades fulminantes de l'oncle Anténor. Il se sentait soutenu par sa mère, qui riait de ses saillies, mais ne parvenait pas à dérider son beau-frère. L'oncle Anténor ne démordait pas facilement de ses principes : s'il ne blâmait pas tout haut l'indulgence de Mme Félicie, c'était parce que les regards suppliants de tante Battistine le rappelaient aux devoirs de l'hospitalité. Mais entre proches parents, l'on a bien le droit de penser tout haut, et, si l'oncle Anténor se sentait obligé à des ménagements à l'égard de sa belle-soeur, il voulut se dédommager de cette contrainte. Au moment où l'entremets parut sur la table sous la forme d'une crème au caramel flanquée d'un superbe biscuit glacé, il se mit à maugréer contre cette infirmité de mémoire [] qui faisait constamment oublier à son frère Augustin les faits de la vie journalière.

« Je suis bien votre serviteur, dit-il à Mme Félicie, lorsque vous m'alléguez les hautes pensées, les idées absorbantes qui empêchent votre mari d'avoir présentes à l'esprit les obligations sociales, et lorsque vous vous autorisez, pour l'excuser, de l'exemple du grand fabuliste La Fontaine et autres distraits de génie. Certes, je ne nie pas que mon frère n'ait une imagination fertile, une facilité extrême à rimer et une verve de parole souvent heureuse. Je lui connaissais tous ces dons dès le collège. Mais je vous affirme que ces dons-là restent improductifs comme un lingot brut, si l'on n'est pas apte à les monnayer, c'est-à-dire à les faire recevoir dans la circulation.

— Eh ! c'est dans ce but que nous allons à Paris, dit vivement Mme Félicie.

— Laissez-moi aller au bout de mon raisonnement, reprit l'oncle. Ce que je dénie à mon frère, c'est l'esprit pratique nécessaire à cette réussite. Aujourd'hui il oublie l'heure du dîner. A Paris, sa distraction lui fera commettre journellement des méprises plus graves et de ces erreurs auxquelles il n'est pas de remède. Un distrait !... c'est dans la société une sorte d'aveugle, c'est-à-dire un homme dont le regard est tourné en dedans; il risque de heurter tout ce qui se trouve sur son passage et de faire des chutes à chaque pas. Pour conclure, j'estime que vous faites une imprudence en risquant votre petite aisance pour courir cette grosse aventure parisienne.

— Pardonnez-moi, mon frère, répondit Mme Félicie avec un effort visible pour rester gracieuse, votre critique est l'éternelle plaidoirie du bourgeois contre l'artiste. Mais vous serez le premier à vous féliciter et même à vous enorgueillir des succès d'Augustin. Je prendrai alors ma revanche en vous rappelant vos préjugés d'aujourd'hui. Moi, qui ai lu tous les éloges que des gens célèbres ont envoyés à votre frère, moi qui l'ai vu recevoir les plus beaux prix des Jeux floraux, [] et qui sais le cas que font de ses oeuvres des juges compétents, j ai loi dans son avenir. J'ignore où il se trouve en ce moment, mais je gagerais que c'est dans le feu de la composition littéraire qu'il a oublié la vulgaire nécessité de dîner.

— Moi, je sais où il est, père ! dit Erembert en se dandinant sur sa chaise.

— Eh ! pourquoi ne l'avoir pas dit? s'écria l'oncle Anténor. Nous aurions su où l'envoyer chercher.

— C'est-à-dire, reprit Erembert, que je sais où il peut être. Est-ce qu'il y a des gens qui aiment la pèche, à Montserrou ?

— Mais sans doute, dit tante Battistine. Notre rivière, la Varèze, fournit des poissons excellents, à preuve que tu t'es régalé tout à l'heure de la friture du dîner.

— Eh bien, père est avec quelque pêcheur à la ligne. Je ne sais pas pourquoi, mais il les aime beaucoup.

— Peut-être parce que leur patience légendaire fait d'eux des auditeurs modèles; les poissons doivent être reconnaissants à ton père de cette prédilection, qui les préserve d'être pris, dit en souriant l'oncle Anténor ; mais on ouvre la porte d'entrée : j'entends tinter la sonnette du ressort, nous allons être fixés sur la justesse de ta conjecture. »

Ce ne fut pas M. Augustin Lapeyre, mais maman Suzette qui entra, rouge et essoufflée d'avoir arpenté toutes les rues de Montserrou sans parvenir à transmettre son message.

Un fou rire courut autour de la table lorsque, après le récit de sa perquisition infructueuse, la bonne dame ajouta :

« Je m'en revenais par ici, un peu tracassée de l'idée que M. Lapeyre s'en était allé par distraction jusqu'à sa métairie, quand j'ai rencontré mon neveu Bernard, qui venait de courir la campagne. Il fait de longues excursions tous les matins, pour chasser les papillons dont il fait collection. Il m'a dit avoir rencontré, du côté de Daumazan, sur les bords de la rivière, le percepteur armé de sa ligne à pêcher, allant côte à côte avec M. Lapeyre, qui déclamait tout haut en faisant de grands bras. Ils s'arrêtaient de place en place, mais en s'éloignant toujours de Montserrou. »

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[...]
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Maman Suzette s'arrêta court, interloquée par l'accès de gaieté générale qui avait gagné jusqu'à l'oncle Anténor.

« Et puis ? lui dit enfin celui-ci.

— Ce n'est pas, reprit-elle, le percepteur qui rappellerait l'heure du dîner à monsieur votre frère. Il a les habitudes de son pays du Nord, le percepteur, il appelle le dîner déjeuner et il déjeune à onze heures ; il s'en va ensuite à la pêche tout le reste de la journée quand il n'a pas de besogne à son bureau. J'ai donc renvoyé là-bas mon neveu Bernard, qui est plus alerte que moi, et je l'ai chargé de ne point quitter M. Lapeyre d'un pas, qu'il ne l'ait ramené ici. »

Lorsque maman Suzette eut disparu, l'oncle Anténor dit à sa belle-soeur :

« Si je voulais continuer le débat, je dirais que c'est une jolie épigramme que 1 envoi de cet écolier à son maître, pour arracher ce dernier aux charmes de l'école buissonnière. Qui se chargera, à Paris, de remettre mon frère dans le bon chemin lorsqu'il s'égarera par distraction ?

Moi ! » dit Mme Félicie en redressant sa jolie taille et en levant un peu haut son nez busqué.

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[...]

CHAPITRE III
Vendanges. — A l'abri. — Sauvetage d'Erembert.

On vendangeait depuis le matin la vigne de maman Suzette. Cette vigne s'étalait à l'exposition du soleil de midi tout le long de la colline rocheuse qui domine Montserrou. Des fenêtres de sa maison du faubourg, papa Jacques pouvait regarder de loin cette longue bande de terre rayée par les rangées de ceps, gris et dépouillés en hiver, verts et touffus au printemps, bigarrés en automne des couleurs variées de leurs fruits et de leurs feuilles. Il pouvait aussi, non pas certes compter d'aussi loin les panaches fins et grêles des pêchers qui coupaient agréablement à l'œil la régularité de cette culture, mais distinguer leurs ombres vaporeuses s'enlevant sur le ton plus vigoureux des peupliers, [] montant a l'assaut de la côte le long du chemin herbu qui côtoyait la vigne en contre-bas. Ce chemin, vert en toute saison, devait constituer la voûte d'une de ces sources souterraines qui descendent des coteaux élevés, car il gardait sa fraîcheur, môme en ce jour chaudement ensoleille des vendanges.

C'était là que stationnait le char rustique sur lequel on

hissait l'une après l'autre les comportes pleines de- grappes mordorées, roses ou noir bleu, selon la variété du raisin. Les bœufs de l'attelage, la tête basse sous le joug, le nez dans les buissons pour y happer des brins de chèvrefeuille sauvage, se reposaient, pendant ces longues haltes à l'ombre, des premiers voyages de vendange au chai du faubourg; ils restaient immobiles, avec cette gravité paisible des animaux

animaux qu'on croirait conscients de leur tâche, respectés d'ailleurs par les abeilles et les frelons qui bourdonnaient autour des comportes rangées le long des peupliers en attendant leur chargement sur le char.

Papa Jacques était là pour recevoir les corbeilles de vendange que lui descendaient sur leur tôle les hommes employés à recueillir la récolte de chaque vendangeur. En voyant arriver son neveu Bernard, il lui posa à peu près dans les mômes termes la question qu'il répétait à chacune de ses pauses périodiques :

« As-tu recommandé à Rouzétou de ne pas se fatiguer? A-t-elle bien chaud? Ne s'est-elle pas coupée avec ce couteau qu'on m'a reproché de lui avoir acheté trop tranchant?

— Ne soyez pas en peine, mon oncle, répondit Bernard. Elle et ma soeur suivent la même rangée de ceps et elles s'amusent tant, à qui remplira plus vite son panier, qu'elles ne sentent pas la fatigue. Entendez-les rire d'ici. Quant au couteau, ma tante Suzette m'avait recommandé de ne pas le laisser à Rose; et, pour lui obéir, j'ai dû user de ruse. [] J'ai eu l'air de l'envier, je savais que c'était le vrai moyen avec Rose. Elle est si bonne, qu'elle a voulu tout de suite l'échanger contre le mien, et c'est moi qui me suis coupé à sa place, de sorte que je suis tout fier d'avoir usé de malice avec elle. Voyez plutôt! si elle avait une telle entaille à sa pauvre petite main! »

Bernard montrait à son oncle une large estafilade toute saignante à l'index de la main gauche.

« Il faut fermer cette coupure, dit papa Jacques. Tu n'as donc point pensé à chercher quelque toile d'araignée pour arrêter le sang ?... Tu pouvais toujours entortiller ton mouchoir autour de ta main.

— Bah ! fit Bernard en riant, pour si peu!... Rose et Mariette se seraient figuré que j'avais beaucoup de mal, et vous savez comme elles sont sensibles. Puis elles me pressaient tant de vous apporter ma corbeille, de vous dire, qu'elles seules l'ont remplie ! »

Lorsque le doigt de Bernard eut été lavé sous le robinet du tonneau où l'on déversait le jus flottant au-dessus de la vendange, puis entouré d'une toile d'araignée dont le réseau aérien s'étalait entre deux branches du peuplier voisin, papa Jacques dit à son neveu :

« Veille à ce que Rose ne s'échauffe pas. Nous serions bien reçus ce soir... maman Suzette crierait qu'elle ne peut pas me confier sa fille un seul jour. Je gage qu'elle se fait un gros souci d'être restée à la maison pour les préparatifs du souper, et qu'elle pense tout le temps aux imprudences que nous laissons commettre à Rose.

— Mon oncle, dit Bernard gaîment, je ferai de mon mieux pour que nous ne soyons pas grondés. »

Pendant qu'il s'éloignait, papa Jacques regarda vers le haut de la vigne, cherchant partout le chapeau de paille orné d'un gros nœud rouge, qui lui désignait les allées et venues de Rose. Il fut un moment avant de le découvrir; mais en le voyant voltiger entre les ceps feuillus avec des allures de papillon, il sourit. L'enfant chérie s'amusait; sa [] vivacité même prouvait qu'elle n'avait gagné à vendanger ni migraine ni fatigue.

La chaleur était pourtant accablante, au dire des porteurs de corbeilles, et tout annonçait pour le soir un de ces orages qui sont si prompts à se former et à éclater dans ces régions pyrénéennes. Il venait de gros nuages du côté de l'ouest, de ces nuages d'un gris bleu qui passent parfois sur ces plaines sans y déverser leur contenu de grèle et de pluie, tant ils sont rapidement menés par la poussée du vent. Au fond de ce sentier herbu, papa Jacques ne voyait du ciel que le bleu lumineux qui dominait les peupliers et la montée de la vigne, et il était obligé de s'en rapporter aux pronostics des porteurs. La plupart de ceux-ci affirmaient qu'on serait attablé au souper avant que l'orage arrivât sur Montserrou et ils faisaient tous la même plaisanterie à papa Jacques :

« Soyez tranquille, il n'y aura pas d eau dans votre vin. Nous aurons le temps de tout rentrer dans votre chai. »

Ce n'était pas la crainte de voir sa cuvée allongée par la pluie qui tourmentait papa Jacques, mais l'appréhension d'une maladie pour Rose, si l'orage survenait plus tôt qu'on ne l'augurait. Il y avait bien, dans la vigne, une bicoque où l'on serrait les outils et qui pouvait servir dé refuge à plusieurs personnes en cas de mauvais temps; mais, si l'orage durait plusieurs heures, comment exposer Rose à faire, sous la pluie, le trajet de la vigne à la maison du faubourg? Après avoir eu très chaud, elle prendrait froid sous sa robe de toile et avec ses chaussures légères.

Papa Jacques ne voulut pas s'en rapporter aux prévisions rassurantes de ses hommes, et il s'apprêtait à quitter son poste pour aller étudier l'horizon du haut du coteau, lorsqu'il fut cloué sur place par une visite fort inattendue.

« Mademoiselle Rose, dit un des porteurs de vendange qui rapportait vers le haut de la vigne sa corbeille à remplir, votre oncle, M. Augustin Lapeyre, est là-bas sous les peupliers, auprès de papa Jacques. » [] Il se croyait agréable en donnant cette nouvelle; mais, au lieu de s'empresser au-devant de son oncle, Rose s'assit à terre entre deux ceps de vigne.

« Penses-tu qu'on me voie d'en bas? demanda-l-elle à Mariette.

— Je ne. crois pas, répondit son amie; le sillon est creux, et nous avons devant nous deux pêchers dont les branches retombent, parce qu'il y a trop de fruits. Tu as donc peur que ton oncle ne vienne Le chercher pour passer quelques jours à sa métairie, comme il en a été question?

— Oui, et ce serait si ennuyeux de remettre encore cette partie au Mas d'Azil que nous devons faire demain !... D'abord, s'il vient pour cela, je lui conterai notre projet. Il n'est pas méchant, mon oncle Augustin. Il ne voudra pas que je sois privée d'un plaisir deux fois de suite à cause de lui. Est-ce qu'il a amené Erembert ? Les vois-tu d'ici ?

— Oui, très bien, répondit Mariette après s'être dressée sur le talus. Ton oncle est à côté de papa Jacques, qui lui fait goûter le moût... Il n'y a qu'eux sous le plus gros peuplier... Ah! maintenant je vois Erembert, mais je ne comprends pas ce qu'il fait. 11 attache un paquet de chardons au bout de l'aiguillon de la charrette. Qu'est-ce qu'il en veut faire? Ah! que c'est donc sot!... Pardon, Rose, reprit Mariette après un moment de silence, je suis impolie en parlant ainsi de ton cousin, mais je ne conçois pas qu'on prenne plaisir à tracasser des animaux paisibles.

— Oh ! je sais qu'Erembert est très taquin. Que fait-il donc ?

— Il promène sur le dos des bœufs cette espèce de plumeau en chardons qu'il a noué au bout de la grande gaule, et les bœufs remuent ; ils s'impatientent.

— Il recevra quelque bon coup de pied, dit Rose, et il l'aura bien mérité.

— Non, la longueur de la gaule le tient à distance, et puis les bœufs sont attelés ; mais ils se démènent!... Ah ! par bonheur, papa Jacques a vu quel taon pique ses bêtes ; il [] les calme et il remet en place le char qui s'en était allé tout de guingois, une roue dans le fossé.

— Et puis? demanda Rose, qui, malgré sa curiosité, restait pelotonnée dans sa cachette feuillue comme une petite caille peureuse.

— Et puis, je crois que ton oncle fait la morale à Erembert, puisqu'il approche de sa joue les chardons; ton cousin tourne la tête et lève l'épaule; il n'a plus l'air si content de sa plaisanterie. Voici que papa Jacques arrange les choses. Rien qu'à ses gestes, je comprends qu'il tâche d'excuser Erembert. C'est curieux comme de loin on peut comprendre ce qu'on n'entend pas. R me semble que je suis à un spectacle de pantomime. »

Alléchée par cette réflexion de son amie, Rose se redressa un peu; elle voulait voir, elle aussi ! mais à peine son regard eut-il plongé sur la scène qui se passait en bas de la vigne, qu'elle se laissa retomber à terre, après avoir pris Mariette par la taille pour lui imposer un mouvement analogue.

« Ote ton chapeau, lui dit-elle. Fais comme moi. »

Mariette avait tellement l'habitude de se prêter aux moindres volontés de Rose, qu'elle l'imita tout de suite en jetant sur sa tête son mouchoir de poche à la place de son chapeau, qu'elle noua par les brides à une branche du pêcher; mais elle ne put s'empêcher de dire aussitôt après, avec un bon rire

« C'est drôle que je comprenne mieux ce qui se passe au loin, que ce qui est tout près de moi. Pourquoi nous déguises-tu en marchandes de chansons des rues avec nos mouchoirs noués sous le menton?

— C'est, répondit Rose, pour qu'Erembert ne nous retrouve pas tout de suite. Tu n'as donc pas vu papa Jacques lui faire signe de monter à la vigne? C'est peut-être pour m'emmener avec lui, ou peut-être pour qu'il s'amuse avec nous. En tous cas, papa Jacques lui aura indiqué le nœud rouge de mon chapeau et les bluets du tien comme indications pour nous trouver parmi les autres vendangeuses. Nous [...] [] [] le dépistons avec nos mouchoirs, et nous avons le temps de nous glisser jusqu'à la maisonnette aux outils. Il y a un banc à l'ombre, justement placé en face de l'autre versant de la côte. Nous allons nous y asseoir et tout le temps qu'Erembert ne nous aura pas trouvées sera autant de gagné pour nous. »

Cinq minutes après, les deux fillettes arrivaient tout essoufflées à la maisonnette, se hâtaient de longer les noisetiers qui l'entouraient, et se réfugiaient sur le banc d'où elles ne pouvaient plus observer le mouvement des vendanges, mais où elles restaient invisibles pour qui ne connaissait pas cette cachette.

« Nous aurions dû prévenir Bernard, dit Mariette. Lui aussi va nous chercher, et il est capable d'amener ici ton cousin.

— Oh! comme je serais fâchée contre ton frère s'il faisait cette gaucherie ! s'écria Rose.

— Bien fâchée..., bien en colère? reprit Mariette avec une moue incrédule. Comment t'y prendrais-tu pour faire la méchante? Je voudrais bien le voir une fois..., mais tu ne saurais pas t'y prendre.

— Voilà comment vous me gâtez tous, s'écria Rose, en voulant me persuader que je suis parfaite, tandis que je suis méchante au fond et ingrate aussi, ce qui est encore plus laid. »

Après avoir prononcé d'un ton très amer ces derniers mots, Rose quitta le banc sur lequel elle était assise à côté de Mariette et alla se jeter à l'entrée du fourré de noisetiers qui formaient une bordure feuillue à la petite plate-forme de la maisonnette; puis elle cacha sa figure dans ses deux mains et resta immobile dans cette pose songeuse, pendant que Mariette cherchait vainement la cause de cette bouderie.

C'était la première fois dans sa vie que Rose s'emportait contre un éloge, après tout bien mérité. Est-ce qu'on pouvait dire que Rose fût bien méchante et ingrate comme elle le prétendait elle-même, quand tout le monde s'accordait à [] reconnaître les qualités du cœur jointes à une vive intelligence dans la pupille de maman Suzette ? Il n'y avait qu'une voix là-dessus dans tout Montserrou, et jusque-là Rose avait accepté tout simplement ces éloges si mérités, sans s'en enorgueillir, mais sans songer à s'en offenser. Était-ce dans Plutarque qu'elle avait pris l'idée d'une modestie plus raffinée? Voilà ce que se demandait Mariette, que les hauts faits des héros de l'antiquité n'amusaient pas beaucoup, il faut l'avouer. Elle aurait préféré des lectures plus gaies. Mais l'humilité la plus délicate ne va pas jusqu'à s'accuser d'énormités telles que la méchanceté et l'ingratitude, et Mariette ne savait que penser de la boutade chagrine de son amie, quand Bernard sortit du massif de noisetiers opposé à celui sous lequel Rose s'était jetée, et se glissa doucement à côté de sa soeur sur le banc de briques.

Un grand frère, surtout quand il est aimable et bon comme Bernard, est le confident en titre de sa soeur. Mariette allait raconter ce qui venait de se passer, quand le rhétoricien l'interrompit par ces mots :

« J'étais là, tout près, à vous cueillir des noisettes. J'ai entendu.

— Mais pas plus compris que moi, sans doute? dit Mariette.

— Au contraire, reprit Bernard avec tristesse. J'ai trop bien compris. »

Il n'en dit pas davantage et jeta, d'un mouvement brusque, dans le tablier de sa soeur les trois ou quatre poignées de noisettes qu'il avait cueillies et qu'il apportait au fond de son chapeau de paille. Quoique friande de noisettes toutes fraîches, Mariette ne songea pas à goûter de cette cueillette. Le ton sérieux de Bernard lui prouvait qu'il y avait quelque chose de grave dans ce qu'elle ne parvenait pas à comprendre. Elle aurait voulu questionner son frère et ne l'osait pas.

Us restèrent quelque temps silencieux, regardant à leur gauche le fourré de noisetiers sous lequel Rose abritait sa [] bouderie; ils l'apercevaient de dos, accotée à un tronc noueux. Elle ne bougeait pas et pouvait aussi bien, par cette chaleur de plomb, avoir été saisie par le sommeil qu'être encore livrée à des réflexions maussades.

Le grondement sourd du tonnerre annonça tout à coup que les craintes de papa Jacques allaient se réaliser. L'orage approchait de Montserrou. Le bord du rideau de nuages atteignait presque la sommité du coteau et le large paysage offrait un double aspect : étincelant et gai dans la partie où le soleil répandait encore ses rayons, morne et terne sous la coupole épaisse de l'orage.

Les orages sont trop fréquents en cette région pour que l'on y soit en émoi dès les premiers roulements de la foudre, qui n'ont pas la fureur crépitante des détonations électriques au fort de la tempête. Cette grosse voix du tonnerre prélude au drame aérien par une sonorité grave, plus faite pour inspirer le respect que l'effroi.

Mais cette décharge de canon lointain arracha Rose à sa méditation. Elle se leva et revint vers le banc, au moment où des gouttes de pluie, larges comme des pièces de dix centimes, commençaient à marbrer de plaques humides le terrain sec et fendillé de la plate-forme.

« Eh ! vite, lui dit Bernard, rentrons dans la cabane. »

Ils n'eurent qu'à tourner autour des murs pour pénétrer dans cet abri, dont la porte n'était fermée qu'au loquet, et ils assistèrent de là au remue-ménage des vendangeurs quittant les sillons pour monter au pas de course vers cet unique refuge contre la pluie. Ce n'étaient déjà plus des gouttes qui tombaient ; c'était une véritable averse qui frappait dru la terre sèche, qui inondait les pampres et faisait flotter éperdument et se tordre les branchages délicats des pêchers. Dans la vigne, les cris entremêlés de rires d'une déroute folâtre partaient en fusées de tous côtés. Les femmes jetaient sur leurs têtes leurs tabliers de toile bleue, et, à demi aveuglées par ces parapluies improvisés, elles se hâtaient à la' montée, arrêtées de temps à autre par l'entrelacs [] des branches de vigne rampantes sur le sol. Les hommes venaient loin derrière elles; ils avaient couru d'abord au plus pressé, c'est-à-dire au chemin des peupliers pour couvrir les comportes pleines de vendange en les surmontant de comportes vides et pour dételer les bœufs, afin de les abriter dans le champ voisin, où se trouvait un hangar à

demi ruiné, mais encore capable de tenir au sec ces patientes bêtes.

La maisonnette s'égayait de rires à mesure qu'il y arrivait un groupe de fuyards. Ceux-ci se hâtaient de franchir le seuil et ils allaient ensuite se secouer, s'égoutter

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comme de vrais chiens mouillés tout au fond du refuge, pour laisser à Rose et à ses deux amis le privilège de l'entrée, qui était un poste d'observation.

Personne n'avait peur de cet orage, car c'est un dicton du pays que la foudre ne tombe jamais pendant qu'il pleut à verse.

On n'y craint que les tonnerres secs et point du tout les tonnerres mouillés. Le ciel avait beau se zébrer d'éclairs étincelants et le tonnerre faire rage de sa clameur la plus stridente, on riait à plein gosier dans la maisonnette.

C'étaient des interpellations comiques sur le plus ou moins d'habileté qu'on avait mis à se sauver, et sur les incidents du sauvetage. Les uns avaient oublié leurs vestes, les autres, leurs souliers, dans la vigne; Rose et Mariette se rappelèrent qu'elles avaient laissé leurs chapeaux de paille aux branches d'un pêcher. Le nœud rouge et les bluets devaient être jolis et frais! Les hommes plaisantaient sur le grand arrosoir qui baptisait le vin de M. Doulis ; s'excitant ainsi l'un l'autre, on disait les cent folies qu'inspire un intermède grotesque.

Rose était distraite de la gaîté générale par sa sollicitude pour papa Jacques. Pourquoi ne montait-il pas au refuge? Et qu'étaient devenus M. Lapeyre et son fils ? [] Elle questionnait les hommes qui arrivaient l'un après l'autre, ruisselants de la tête aux pieds, leurs bérets aplatis sur les tempes et leurs manches de chemise collées aux bras. Tous répondaient de même, avec cette familiarité respectueuse qu'ils observaient à l'égard de la fillette :

« Ne vous tourmentez pas, mademoiselle Rose, M. Doulis a dit qu'il monterait le dernier, quand tout serait en ordre. » C'était juste, après tout. De même qu'un capitaine abandonne le dernier son navire en détresse, de même le propriétaire de la vigne devait laisser mettre à l'abri avant lui tous ses vendangeurs. Rose comprit cela; mais elle ne prit goût aux plaisanteries qui s'échangeaient autour d'elle qu'après avoir aperçu dans le sentier menant au refuge papa Jacques et son oncle Augustin.

Mais comme ils étaient singuliers !... Ils ne prenaient ni au tragique ni au comique cet incident de l'orage qui les environnait d'éclairs, les assourdissait de tonnerre et les arrosait de pluie. Ils ne paraissaient pas se douter qu'il fit un temps à ne pas rester dehors, tant ils montaient avec lenteur, faisant parfois des pauses pendant lesquelles M. Lapeyre parlait en accentuant son discours de grands gestes. A mesure qu'ils se rapprochaient, il fut facile de comprendre que la politesse seule retardait l'allure de papa Jacques. C'était son compagnon qui ne se doutait pas du mauvais temps, bien qu'il reçut la pluie en pleine figure, et Rose ne put s'empêcher de leur crier :

« Papa Jacques, oncle Augustin, venez donc plus vite. Vous vous mouillez trop. »

A ce moment, M. Lapeyre fit un faux pas sur un pampre mouillé, ce qui rompit le fil de son discours, et papa Jacques en profita pour lui prendre le bras et donner une vive impulsion à leur allure.

Au lieu de se mettre à couvert après avoir atteint le refuge, M. Lapeyre resta sur le seuil et dit à Rose après l'avoir embrassée :

« Bonjour, Rose, ma gentille Rosette. Te voilà perchée [] dans un bon observatoire pour admirer l'orage. J'espère que tu n'en as pas peur.

— Oh! non, mon oncle; mais rentrez donc, je vous prie.

— Attends... On plonge d'ici sur toute la vallée de la Varèze. Je veux jouir un peu du coup d'œil. Ah ! c'est superbe, ce ciel mouvementé qui fait ressortir les divers plans du paysage. Vois comme le soleil profite de cette éclaircie tout là-bas, pour percer la nuée par ces cinq grands rayons divergents.

— Oui, répondit Rose. J'appelle cet effet d'orage la bonté divine, parce que sur les gravures et les tableaux de sainteté il y a des rayons pareils. Je les croyais imaginaires ; puis un jour, j'ai découvert dans un ciel d'orage ces rayons qui font des raies de lumière sur les gros nuages noirs. »

Enchanté d'être compris par sa nièce, M. Lapeyre poursuivit son examen des beautés du paysage, et il le fit avec cette facilité d'élocution et cette abondance de traits heureux que fournit une imagination poétique. Rose écoutait son oncle avec charme; personne ne lui avait jamais parlé ainsi des beautés de son pays, dont elle avait joui instinctivement jusque-là; elle ne songeait plus à prier M. Lapeyre de rentrer dans la cabane; elle-même avait fait un ou deux pas hors du seuil, pour mieux suivre du regard la démonstration de son oncle. D'ailleurs, il pleuvait moins fort et les coups de tonnerre se succédaient à intervalles moins rapprochés.

Par respect pour M. Lapeyre, les causeries des vendangeurs massés au fond du refuge se faisaient maintenant à voix basse.

« Pourquoi reste-t-il dehors à gâter ses beaux habits? » demanda une jeune paysanne à sa voisine.

Celle-ci, vieille femme un peu grognon, répondit de bouche à oreille :

« Est-ce que nous comprenons les idées du grand monde, nous autres ?... S'il trouve le pays si beau, pourquoi s'en va-t-il à Paris, M. Lapeyre ? Mais il a toujours eu quelque chose de détraqué là... » [] Et la vieille femme se frappa le front du creux de sa main. . « On dit qu'il est si savant, qu'il fera fortune à Paris.

Ali! je le veux bien, je le lui souhaite, car il est bon

comme le bon pain, M. Lapeyre, doux au petit monde et bel homme, ce qui ne gâte rien. Mais cela n'empêche pas qu'il n'a pas la tête d'aplomb comme un autre. »

Pendant que la vieille vendangeuse jugeait à son point de vue M. Lapeyre, celui-ci continuait sa conférence descriptive, au profit de Rose et de Bernard qui l'écoutaient avec intérêt. Quant à Mariette, elle suivait papa Jacques, qui allait d'un groupe à l'autre pour s'assurer que tout son monde était bien à l'abri. Tout à coup, et juste au moment où il s'avisait de l'absence d'Erembert, un cri plaintif monta de la vigne.

« Au secours ! au secours! Père !... Bernard !... »

Ce ne devait pas être le premier appel poussé par le petit garçon en détresse; sa voix arrivait érailléé, comme si elle sortait d'un gosier excédé d'avoir trop crié. « On dirait la voix d'Erembert! » dit M. Lapeyre en sursautant au milieu d'une période.

Avant qu'il eût pris une décision, Bernard s'élançait sous la pluie et criait à pleins poumons :

« Erembert! Où es-tu, que j'aille te chercher?

— Dans le figuier ! » répondit la voix tremblotante. Pendant que Bernard suivait cette indication, un vendangeur apprit à papa Jacques qu'en vaguant par la vigne, Erembert avait demandé d'être hissé sur la fourche de l'arbre pour y choisir et y manger à l'ombre les fruits à sa portée. Dans la surprise de l'orage, on l'y avait oublié. Erembert n'avait sans doute pas osé sauter à terre, la fourche de l'arbre étant élevée, et, s'il avait crié, le hourvari du tonnerre et de l'averse avait couvert sa voix.

L'arrivée du petit garçon à califourchon sur le dos de Bernard dépassa en comique les incidents qui l'avaient précédée. Erembert, furieux d'avoir été oublié sur son perchoir, se vengeait de ses terreurs pendant l'orage en injuriant les [] vendangeurs, qui « l'avaient fait exprès ». Mais son père lui imposa silence en lui démontrant qu'il avait subi la peine de sa gourmandise et de sa poltronnerie; humilié d'être tancé en public, le petit garçon dut rentrer sa colère. Papa Jacques opéra une diversion opportune en l'invitant pour le soir, au souper des vendanges. Erembert, qui aimait les galas, même rustiques, s'empressa d'accepter ; mais il demanda à M. Doulis si on allait souper avec tous ces gens-là. Il désignait les vendangeurs avec un geste hautain.

« Moi et ma femme, répondit papa Jacques, nous mangerons avec ces gens-là, qui sont nos voisins et nos amis; mais il y a un couvert à part pour votre cousine, Bernard et Mariette. Vous ferez le quatrième, puisque M. Lapeyre le permet.

— Oh ! très bien comme cela, » répondit Erembert, qui se promit de s'indemniser le soir de sa mésaventure de la journée.

[]
[...]

CHAPITRE IV
Conseil de famille. — Tournée d'inspection chez maman Suzette. — Après l'orage.

Cet orage, qui avait déterminé la déroute des vendangeurs sur le coteau, avait fait tomber sur la petite ville de Mont-serrou de ces trombes qui interrompent toute circulation par les rues, dont les ruisseaux débordés s'élargissent et se gonflent en torrents sur la chaussée. Toutes les personnes surprises hors de chez elles par ce premier coup de tonnerre accompagné de ce déluge avaient dû, bon gré mal gré, rester où elles se trouvaient, par ce temps qui justifiait le dicton : à ne pas mettre un chien dehors.

C'est ainsi que Mme Félicie Lapeyre, venue

de sa métairie à Montserrou pour y faire une tournée de visites, dut renoncer à compléter sa série de compliments offerts [] et reçus, et se réfugia vite à la chartreuse, qui se trouvait à sa portée au moment où elle longeait la rue du Pont pour aller de la maison notariale à celle du juge de paix, les femmes de ces autorités étant au nombre des personnes qu'elle honorait de ses visites.

Malgré le soin coquet que Mme Félicie prenait de sa toilette et de sa jolie personne, elle n'était pas de ces femmes frivoles qui consacrent toutes les facultés de leur intelligence au choix d'un chapeau seyant ou d'une façon de robe. Sans doute, cette préoccupation de paraître à son complet avantage était une de ses pensées habituelles; mais elle y joignait des vues profondes sur l'avenir de sa famille et certains calculs très raffinés qu'elle ne prenait plus la peine de communiquer à son mari, pour s'être aperçue que le génie de celui-ci planait bien au delà de la sphère d'activité pratique où se décide le sort de chacun de nous. La dernière fois qu'elle avait tenté d'initier M. Augustin Lapeyre aux secrets de sa stratégie, il l'avait tellement impatientée par son peu de compréhension des ressorts à mettre en jeu, qu'elle avait fini par lui dire :

« Restons chacun dans notre spécialité. Prends à ton compte la fortune littéraire et la gloire de la famille, moi, je me chargerai de ses intérêts matériels, sans te tracasser de leurs détails. »

Confiant dans l'habileté de sa femme, ou pour mieux dire absent de la réalité journalière, parce qu'il vivait dans le rêve de ses compositions, M. Augustin Lapeyre avait approuvé cette division des pouvoirs entre les deux chefs de la famille.

C'est en vertu de cette latitude laissée à ses plans personnels que Mme Félicie fut aise de rencontrer, réunis par l'orage dans le salon de la chartreuse, son beau-frère, M. Anténor, et sa belle-soeur, Mlle Battistine, qu'on ne trouvait guère réunis qu'aux heures des repas, mauvais moment pour les entretiens importants, parce qu'ils y sont interrompus par cent petits incidents et que d'ailleurs il s'y trouve des oreilles de trop dans les allées et venues des serviteurs. [] Afin de ne pas perdre cette occasion qui ne s'était pas encore présentée depuis le début des vacances, Mme Félicie laissa s'épuiser de lui-même le chapitre des doléances fournies par l'incident de l'orage à M. Anténor, qui redoutait les effets de cette averse sur les jeunes plants de son jardin, et à Mlle Battistine, qui avait fait étendre du linge à sécher dans la prairie. On n'avait pas eu le temps de le retirer. Ah ! comme il séchait !...

Quand tous deux se furent assez appesantis sur ces sujets désagréables pour ne plus savoir qu'en dire, Mme Félicie occupa le loisir maussade dans lequel les deux: vieux célibataires retombaient en leur racontant ses visites.

« Partout, leur dit-elle, on m'a félicitée de notre projet d'aller faire valoir à Paris les talents d'Augustin; mais partout on m'a singulièrement embarrassée en me demandant ce que nous avons décidé au sujet de Rose.

— C'est Augustin que cela regarde, puisqu'il est son tuteur, répliqua M. Anténor.

— Au point de vue légal, sans doute, reprit Mme Félicie; mais vous ne connaissez pas votre frère si vous ignorez qu'il est incapable de prendre une décision raisonnée dans la vie pratique. C'est au point que j'ai dû me mêler des moindres détails dans la vente de notre établissement de Toulouse, parce qu'il se serait laissé duper par notre acheteur. Votre frère n'a pas la tête organisée pour se diriger ni diriger autrui.

— Voilà un bel éloge que vous faites de votre mari, » dit aigrement Mlle Battistine, qui n'avait pas une vive sympathie pour sa belle-soeur, qu'elle trouvait trop coquette, trop grande dame, et qu'elle accusait d'ambition en lui attribuant ce projet de fortune à tenter à Paris.

Loin de s'offenser de cette protestation, Mme Félicie poursuivit avec la même douceur d'accent :

« Si vous m'aviez écoutée jusqu'au bout, ma soeur, vous sauriez que cette appréciation n'est point de ma part la critique du caractère d'Augustin. Nul de nous n'est parfait et. [] chacun est doué de qualités particulières. Les dons qu'a reçus votre frère sont tellement supérieurs, qu'il n'a pas lieu de regretter les facultés terre à terre qui lui manquent. Je ne les regrette pas non plus pour lui. Mais l'affection ne doit pas être aveugle. En famille, il est bon de se rendre compte de ce qu'on peut attendre les uns des autres. Si nous laissons à Augustin seul la décision au sujet de Rose, c'est cette petite fille qui fera en dernier ressort ce qu'elle voudra, parce que c'est elle seule qu'il consultera. Soit par désir de voir Paris, soit par désir de rester ici, elle lui dira un de ces mots d'enfant, auxquels il ne faut pas ajouter d'autre importance que celle d'un voeu irraisonné, et c'est ce mot-là qui fera loi pour son tuteur. Ce n'est pas ainsi qu'on doit prendre une résolution d'où dépend tout l'avenir d'une jeune fille. Voilà pourquoi, pendant que nous sommes entre nous, je souhaite que nous agitions cette question au point de vue du plus grand bien de Rose. »

M. Anténor fut subjugué par ce petit discours débité avec une bonne grâce et une déférence qui curent raison des préventions de Mlle Battistine. Elle s'accusa, en aparté, d'avoir méconnu chez sa belle-soeur ce jugement solide qu'elle n'avait pas soupçonné chez elle jusque-là.

Tous les trois cherchèrent, dans un parfait accord, ce qu'il y avait de mieux à faire pour Rose. Bien que Mme Félicie n'eût posé d'abord que deux alternatives, les propos échangés en firent compter jusqu'à quatre : 1° Rose continuait son éducation à Montserrou comme elle l'avait commencée; 2° on la mettait au couvent à Toulouse, pour mieux développer ses dispositions ; 3° elle suivait son tuteur à Paris; 4° elle restait à Montserrou, mais non plus chez sa maman Suzette; elle venait habiter la chartreuse, où son oncle Anténor et sa tante Battistine prendraient plaisir à parfaire son éducation dans le sens qui leur assurerait une aimable compagnie pour le reste de leurs jours.

Cette quatrième alternative fut posée tout à coup par Mme Félicie après que les trois premières eurent été analysées [] dans leur fort et leur faible, et elle l'articula en regardant tour à tour les deux vieux célibataires, qui restèrent un moment interdits, pensifs, occupés à méditer sur les changements que la présence de leur nièce opérerait dans leur maison.

« Il est certain, dit la première Mlle Battistine, que la prendre avec nous maintenant ne ressemblerait pas à la corvée que vous nous jetiez sur les bras lorsqu'elle est devenue orpheline. Il y aurait plaisir et profit à dresser cette fillette, et l'ennui d'un changement d'habitudes serait compensé bientôt par la gaieté que sa jeunesse mettrait dans cette vieille maison. »

Au lieu de protester par une de ces rebuffades dont il était coutumier, M. Anténor accentua l'adhésion de sa soeur. Vraiment cette petite Rose serait la bienvenue. Elle n'était ni brouillon ni tracassière, comme ce gamin d'Erembert. — Mme Félicie fronça le sourcil à cette comparaison désavantageuse pour son fils. — Rose lirait à haute voix pour son oncle, dont les yeux s'affaiblissaient ; elle l'aiderait a classer ses herbiers; les soirs d'hiver on aurait des duos de piano et violon au lieu de s'endormir au coin du feu et de barbouiller sa digestion par cette somnolence maladive... Ce serait un rajeunissement pour les hôtes de la chartreuse. M. Anténor anticipait si bien sur les joies de cet avenir, que sa physionomie épanouie s'assombrit tout à coup à une idée qu'il exprima ainsi :

Oui, tout cela est fort bien, mais quand nous serons habitués à sa présence au point de ne pouvoir nous en passer, si elle allait vouloir se marier ? »

Malgré sa gravité, Mlle Battistine eut un bon rire.

« C'est prévoir les malheurs de trop loin, répondit-elle. Rose n'a que douze ans. Nous avons bien des années de bonnes avant ce souci. Alors nous lui prêcherons le célibat en paroles comme d'exemple... Voilà bien mon frère Anténor, toujours prêt à se frapper l'imagination par de fâcheux augures ! Mais cela dépasse tout de redouter une éventualité six ou huit ans [] d avance... Ah ! ah! j'en ris encore ! et vous, Félicie, vous n'en riez point ? »

Mme Félicie fit tout ce qu'elle put pour paraître égayée par cette crainte prématurée de son beau-frère; mais son rire ne sonnait pas franc.

Elle savait ce qu'elle avait souhaité savoir : les chances de Rose, à conquérir ces deux cœurs de célibataires, jusque-là racornis dans leur tranquille égoïsme, et le tort que la présence de sa nièce à la chartreuse pourrait faire aux intérêts d'Erembert, qui serait au loin, à Paris. Désormais elle était fixée sur la décision à prendre ; il ne lui restait d'incertitude qu'au sujet des moyens.

Pendant cette longue conversation, l'orage s'était apaisé. La pluie ne battait plus les vitres du salon, que coupait en diagonale la courbe lumineuse d'un arc-en-ciel dont les fines dégradations de teintes ressortaient sur un fond de vapeurs légères.

« Je voudrais bien savoir, dit Mme Félicie, où se sont réfugiés, pendant l'orage, mon mari et mon fils. Quand ils m'ont quittée, c'était pour aller prévenir Rose que je l'emmène ce soir passer quelques jours à la métairie avec nous.

— Mais ils n'auront pas rencontré Rose chez maman Suzette, dont on vendange la vigne aujourd'hui, répondit Mlle Battistine.

— Notre nièce est en pleins champs par ce joli temps ? s'écria Mme Félicie scandalisée. Vous lui permettez de telles imprudences, ma soeur, sans parler de l'inconvenance qu'il y a pour elle à faire la paysanne, un panier à la main dans une vigne où elle s'astreint à tenir sa rangée comme les gens gagés ? A l'âge de Rose, on s'amuse de tout, on singe ce qu'on voit autour de soi. Voilà pourquoi il est pernicieux d'être élevée hors de son milieu naturel et plus bas que son rang social... Enfin pourvu qu'elle ne gagne pas de rhume à cette équipée !

— Oh ! il y a un abri dans cette vigne, dit Mlle Battistine, un peu mortifiée des réflexions de sa belle-soeur. [] M. Anténor s'avisa de cette impression pénible, et, comme il trouva dans les critiques de Mme Félicie une sorte de blâme de la latitude laissée par eux deux à maman Suzette au sujet de Rose, il répliqua en grossissant sa voix:

« Cette fois, ma soeur, votre raisonnement porte à faux. Je n'ai jamais craint que notre nièce prît chez sa nourrice des habitudes vulgaires ; tout au contraire, je me plains parfois de ce qu'elle y gagne une trop haute idée de son importance et du rôle qu'elle aura plus tard à jouer dans le monde. Les Doulis la traitent comme une petite duchesse. Si elle est aujourd'hui à la vigne, c'est pour s'amuser avec Bernard et Mariette et non pour s'y mêler aux vendangeurs... Mais j'y pense tout à coup, si mon frère est allé chez Doulis, il aura peut-être eu la fantaisie de rejoindre Rose à la vigne avec Erembert.

— Et mon fils aura reçu toute cette pluie, lui qui est si délicat ! » s'écria Mme Félicie.

A partir du moment où cette crainte lui eut été suggérée, elle ne put parler d'autre chose que de son inquiétude à ce sujet. Erembert s'enrhumerait, c'était certain. Qui sait même s'il esquiverait une pneumonie? Vite la tendresse maternelle tablait au pire et peu s'en fallut que Mme Lapeyre ne fondît en larmes.

« Voilà bien l'exagération des alarmes maternelles ! s'écria M. Anténor, bientôt excédé par ses lamentations. Avant de Vous désoler, il faudrait savoir s'il y a lieu. Voulez-vous que j'envoie chez Suzette Doulis pour vous renseigner sur votre mari et sur votre fils ? »

Les rues étaient devenues praticables; on y voyait circuler tous les réfugiés de l'orage, riant de leur mésaventure ; les ruisseaux, que la pluie n'alimentait plus, avaient presque dégorgé leur trop-plein dans les déversoirs conduisant à la rivière. Mme Félicie préféra aller elle-même aux informations et sa belle-soeur lui fit la politesse de l'accompagner.

Au moment où elles se dirigeaient vers la maison du faubourg, maman Suzette parlait justement des dames Lapeyre [] et disait aux deux voisines qui confectionnaient, sous sa direction, le souper des vendanges :

« Auriez-vous cru mon vieux Jacques assez étourdi pour ne pas renvoyer les enfants dès que l'orage a menacé ?... Ils auraient eu le temps d'arriver ici avant la pluie. Je suis allée dix fois sur la porte avant le premier coup de tonnerre, croyant toujours les voir arriver... Les dames Lapeyre n'auront pas à me féliciter au sujet de leur nièce. Et que pourrai-je leur répondre ? »

Tout en grondant ainsi, maman Suzette allait et venait dans la cuisine, où deux broches superposées devant un feu de bois faisaient tourner, l'une un perdreau et trois cailles, l'autre un gros dindon bourré de saucisses et d'olives, à la mode du pays, tandis qu'une grande marmite, qui avait fui l'incandescence de sa première place a la crémaillère, bouillottait posée sur les cendres, en exhalant une odeur de soupe aux choux et au salé de canard.

Tout en faisant sauter sur le fourneau les casseroles où mijotaient divers ragoûts, les voisines s'ingéniaient à prouver à maman Suzette qu'elle s'alarmait à tort ; mais elle leur répondit en hochant la tête :

« Jamais pareille imprudence n'a pu m'être reprochée. Je n'oserai plus me présenter devant les dames Lapeyre, tant je crains les premiers mots qu'elles me diront. »

Comme elle articulait cet aveu, la porte de la cuisine s'ouvrit toute grande et elle aperçut sur le seuil les dames Lapeyre, dont l'aspect la troubla au point qu'elle oublia de les saluer. Mlle Battistine entra sans façon dans la cuisine, jeta sur les broches un coup d'œil d'inspection suivi de cette aspiration olfactive particulière aux connaisseurs et de cette phrase d'éloges :

« C'est un vrai festin que vous préparez à vos vendangeurs, Suzette ; à une table si bien fournie, ils oublieront vite l'heure de mauvais temps qu'ils ont eue à la vigne.»

Le ton de la vieille demoiselle était si cordial, que Mme Doulis ressaisit assez de présence d'esprit pour répondre :

[]

« Je suis bien flattée de votre approbation, mademoiselle, mais il ne faut pas que vous passiez un moment de plus dans cette étuve. Voulez-vous, mesdames, avoir la bonté de me suivre ? »

Elle les précéda dans le long corridor qui partageait la maison en deux et ouvrit en face de la cuisine la porte d'une vaste salle, qui était d'habitude un capharnaüm servant à la fois de fruitier, de serre, d'entrepôt pour les outils aratoires, mais où était dressée pour le soir la longue table du souper. Un tonneau posé sur des ais de bois attestait que les convives arroseraient à leur gré les mets qu'on leur préparait.

« Pardon encore, mesdames, balbutia maman Suzette. Je ne sais ce que je fais aujourd'hui. Ce n'est pas ici que je voulais vous conduire. Il n'y a pas de siège convenable à vous offrir... Par ici, je vous prie... »

Il se trouvait en effet dans la pièce où Mme Doulis introduisit ses visiteuses, des fauteuils qui n'auraient pas déparé le salon de la chartreuse, et le compliment de Mme Félicie à ce sujet ne fut pas exempt d'aigreur.

Ce salon, avec ses boiseries grises, ses glaces à trumeaux, ses meubles de vieille marqueterie et ses stores de mousseline brodée, reproduisait le type si connu des pièces de réception des petits bourgeois du midi de la France; mais on ne pouvait accuser M. et Mme Doulis d'avoir cherché par vanité à s'élever au-dessus de leur condition primitive en se donnant le luxe d'un salon, puisqu'ils avaient trouvé celui-ci tout aménagé. Leur maison faisait partie de l'héritage d'un petit cousin qui leur était venu fort inopinément par suite de la mort de ses enfants et de collatéraux plus proches. Ce salon ne leur servait qu'aux grandes occasions. La plupart du temps ses splendeurs — qu'un Parisien aurait trouvées mesquines et vieillottes — restaient abritées dans l'ombre des volets pleins de ses deux fenêtres sur la rue. Si maman Suzette n'avait pas eu besoin de les ouvrir pour donner du jour à ses visiteuses, c'est que les couverts de Rose, de Bernard et de Mariette étaient déjà disposés pour le soir sur le guéridon à [] dessus de marbre qui, selon un usage démodé, tenait le milieu de la pièce d'apparat.

Les premiers propos échangés contentèrent tout le monde. Selon maman Suzette, MM. Lapeyre n'avaient pas dû monter à la vigne, puisqu'ils n'avaient fait aucune allusion à ce projet: et s'étaient bornés à s'inviter pour la partie du lendemain aux grottes du Mas d'Azil. Tout était convenu à ce sujet. M. Lapeyre devait monter un des chevaux du moulin, et son fils prendrait place sur le char à bancs avec les autres enfants. Maman Suzette espérait que ce projet n'aurait pas la désapprobation de Mme Lapeyre, qui voudrait bien excuser sa nièce de n'aller à la métairie que dans deux jours... Mais cette partie du Mas d'Azil avait été manquée une fois, et puisque cette promenade pouvait être agréable à M. Erembert...

Maintenant qu'elle était rassurée sur le compte de son fils, Mme Lapeyre était disposée à tout prendre de bonne part. Il entrait même dans ses vues d'être gracieuse envers maman Suzette, et ce fut sur le ton du plus aimable enjouement qu'elle demanda à Mme Doulis la cause de l'inégalité marquée entre les couverts qui attendaient les trois convives. Deux d'entre eux se composaient d'assiettes de grosse faïence blanche, de gobelets en verre coulé, de fourchettes en métal blanc et de couteaux à manche de bois noir. Le troisième couvert était en porcelaine décorée et les moindres accessoires répondaient à cette recherche : le verre à pied, forme tulipe, et en cristal taillé, portait en guise de chiffre une guirlande de roses; la fourchette était en argent et le couteau à manche de nacre.

« C'est bien naturel, répondit maman Suzette. J'ai donné à mon filleul Bernard et à sa soeur un couvert analogue à celui dont ils se servent chez eux et dont je me sers moi-même, et j'ai traité Rose en demoiselle, comme cela se doit.

— Oh ! Suzette pousse cette délicatesse jusqu'au scrupule, elle l'exagère même en ce cas, à mon avis, ajouta Mlle Battistine; il n'y a qu'à voir de quelle façon est tenu le trousseau [] de Rose. Ma soeur, avez-vous jamais visité sa chambre là-haut ? »

Non. Mme Félicie n'avait jamais poussé si loin ses investigations sur la manière dont était traitée la pupille de son mari, parce qu'elle n'avait eu jusque-là aucun intérêt personnel à s'en assurer. Désormais, au contraire, il n'y avait à négliger aucun moyen d'informations afin de manoeuvrer à coup sûr, et Mme Lapeyre manifesta un si vif désir de visiter l'appartement de Rose, que maman Suzette dut lui faire les honneurs du premier étage, malgré une répugnance à peine dissimulée.

Ce n'était assurément pas la crainte d'être prise en flagrant délit de négligence ou de désordre qui causait cette contrariété, car les dames Lapeyre se récrièrent sur l'aspect gracieux de cette chambre tendue de cretonne bleue et crème, et où tout était soigné avec amour.

Il n'y avait rien à reprendre dans l'attention pieuse qui avait placé au-dessous du crucifix les photographies du père et de la mère de Rose, pour que l'orpheline, après ses prières quotidiennes, eût présents au souvenir ses chers morts. Rien non plus à critiquer dans l'installation des meubles, qui laissait un côté de la chambre aux attributions du travail intellectuel par le groupement auprès d'une fenêtre d'une bibliothèque et d'une table à écrire, tandis que les armoires, la toilette et la commode occupaient la paroi opposée.

Ces armoires, ouvertes par Mme Doulis, présentèrent sur leurs rayons et aux patères de leur garde-robe le linge et les vêtements de Rose, pliés, rangés avec un soin minutieux; mais l'empressement même de maman Suzette à fixer l'attention de ses visiteuses sur le contenu de ses armoires inspira à Mme Félicie de la curiosité pour une grosse massé enveloppée par une couverture de laine, dont les plis retombant jusqu'à terre semblaient cacher une sorte de bahut près de la bibliothèque. Mme Doulis avait évité de s'approcher de cette planche dans sa présentation des objets familiers à Rose, et elle n'avait pas l'intention d'appeler de ce côté l'inspection [] de ses visiteuses, puisqu'elle leur dit en repoussant le dernier tiroir de la commode :

« Maintenant, mesdames, vous avez tout vu. »

Mlle Battistine suivait bonnement l'impulsion de maman Suzette, qui la ramenait vers la porte de la chambre; mais Mme Félicie alla droit au bahut dissimulé sous la couverture verte et tout en disant :

« Et ceci, qu'est-ce donc? »

Elle découvrit un piano : un piano tout neuf, comme l'attestaient le poli de son palissandre à odeur de violette et le luisant de ses bras de cuivre doré.

Mlle Battistine ouvrit des yeux tout ronds d'étonnement, pendant que maman Suzette rougissait beaucoup et donnait l'explication suivante en phrases entrecoupées :

« Oh ! mesdames, j'espère... j'espère bien qu'il n'y a pas... de quoi vous fâcher... C'est une idée de mon mari... Il faut l'excuser. Vous savez, les vieux soldats adorent la musique... et il voulait entendre Bose sur le piano... et alors...

—Voilà pourquoi elle a fait tant de progrès depuis quelque temps! s'écria Mlle Battistine. Mais comment ce piano est-il venu chez vous sans que Montserrou en ait été informé ?

— Il est venu, dit Mme Doulis, sur une charrette de mon frère le meunier, qui a eu l'obligeance de n'arriver ici que passé minuit afin d'éviter les rencontres et les propos. Comme cette chambre s'ouvre sur notre jardin et qu'il n'y a pas de maison tout à côté de celle-ci, Rose peut jouer tant qu'elle veut, et personne ne peut critiquer mon vieux Jacques d'avoir fait la dépense d'un piano pour le plaisir d'entendre de la musique.

— Allons! allons! Suzette, dit Mlle Battistine avec douceur, vous arrangez les choses de votre mieux; mais il est aisé de voir que vous avez fait cet achat coûteux pour contenter Rose, qui se plaint depuis longtemps de n'avoir que cinq octaves sous ses doigts au piano de la chartreuse. Ah ! la petite sournoise !... elle ne s'est pas vantée d'avoir ici un instrument à son gré. » [] Mme Doulis se hâta de répondre : «. Elle vous en aurait parlé tout de suite, mais elle a craint de vous blesser en se félicitant devant vous d'avoir ici un piano meilleur, je veux dire plus neuf que le vôtre. Vous savez, mademoiselle, que Rose est une enfant sans détours, la sincérité même. »

Maman Suzette s'étendit sur cette apologie du caractère de Rose tout le temps que dura la visite des dames Lapeyre. Son instinct maternel lui faisait adresser cette apologie à Mme Félicie, qui pourtant n'avait rien dit depuis sa découverte du piano, et non pas à Mlle Battistine.

Six heures sonnaient au clocher de l'église quand Mmes Lapeyre, après avoir traversé le pont, se dirigeaient vers la chartreuse en commentant l'affaire du piano, afin de chercher s'il n'y avait rien de blessant pour la famille Lapeyre dans ce cadeau fait à Rose par sa nourrice. Mme Félicie, encore indécise, soutenait tour à tour le pour et le contre et cherchait si bien à ne pas pousser ce sujet à fond, qu'elle saisit le premier incident pour rompre le propos.

Un char de vendanges s'avançait lentement dans la grande allée de l'Esplanade, précédé et suivi de groupes de gens portant des paniers vides ou pleins de raisin de choix.

« Ce sont peut-être, dit Mm 3 Félicie, les vendangeurs de Doulis. Si nous allions jusqu'à eux pour nous assurer de l'état dans lequel revient notre nièce ? »

Mlle Battistine y consentit, et comme elle possédait une meilleure vue que sa belle-soeur, ce fut elle qui dit bientôt:

« Ce sont eux. Apercevez-vous Rose d'ici ?

— Non, je ne vois pas son chapeau, qui, entre parenthèse, est horrible et paysan au possible, avec sa cocarde d'un rouge criard.

— Oh! son chapeau, j'ignore ce qu'elle en a fait et je ne m'étonne pas après tout que vous ne la reconnaissiez pas à cette distance avec ce mouchoir qu'elle s'est mis sur la tête, ce châle de laine entortillé autour de sa taille et sa robe retroussée en laveuse.

— Comment ose-t-elle passer sur l'Esplanade attifée d'une [] façon si grotesque? s'écria Mme Félicie. C'est ridicule... c'est honteux pour nous.

— Ma soeur, reprit doucement Mlle Battistine, à la campagne un orage est un cas de force majeure, excusant les irrégularités de costume des gens les plus soigneux, témoin votre Erembert qui marche à côté de Rose.

— Erembert était à la vigne !... »

Après cette exclamation désolée, Mme Félicie appela son fils à très haute voix, sans se douter qu'elle prouvait ainsi qu'on néglige les convenances étroites dès qu'un événement ou un sentiment impérieux exige cette infraction aux usages reçus.

11 ne ressemblait guère à l'Erembert du matin, frais et pimpant sous son costume neuf de coutil gris, cet Erembert qui se prit à courir pour venir se jeter dans les bras de sa mère : son buste était empaqueté dans une veste de drap brun trop large pour lui et dont les manches lui descendaient jusqu'aux doigts ; ce qu'on voyait de sa culotte courte et de ses chaussettes était maculé de boue séchée et ses souliers vernis étaient remplacés par de laides et fort grosses chaussures dans lesquelles ses pieds flottaient. Un de ces mouchoirs multicolores qui sont la coiffure des paysannes, lui servait de cravate et formait sous son menton un nœud négligé à la Steinkerque, dont les bouts s'enfonçaient dans la poche de sa veste. Il était grotesque ainsi, le pauvre Erembert, et n'avait rien à envier à sa cousine en fait de mascarade. Mais la perspective d'une dînette à quatre le rendait insensible à cette incorrection de tenue, et ce fut en riant qu'il raconta comment on l'avait séché dans le refuge en allumant un feu de sarments, et combien il était content d'aller souper chez les Doulis. Papa Jacques avait bien regretté qu'il n'y eût que trois cailles et un perdreau pour le rôti delà petite table, mais Rose avait dit qu'elle laisserait sa caille à son cousin. C'était gentil de sa part, n'est-ce pas?

« Et ton père ? lui demanda Mlle Battistine.

— Il nous a quittés pour faire un tour au café. Il a dit qu'il [] [...] [][] souperait chez vous, ma tante, et qu'ensuite il irait écouter chez les Doulis les chansons des vendangeurs. Il y en a de vieilles qu'il veut noter. Tu sais, maman, nous sommes servis à part, dans le salon. Le souper va être excellent. Rose m'a conté le menu. Il y aura un entremets sucré pour notre table et peut-être aussi des crêpes. Suzette Doulis les fait si bonnes, et presque fines comme de la dentelle. On voit au travers. Oh ! comme je vais m'amuser!

— Tu n'iras pas ainsi attifé, lui dit sa mère, et puis tu ne m'as pas demandé la permission.

— Bah ! qu'est-ce que cela fait... chez des paysans! dit Erembert. D'abord, papa s'est engagé : on compte sur moi, et puisque je te dis que ça m'amuse ! Adieu ! je veux arriver le premier. »

Il prit sa course vers le pont, pour rejoindre le premier groupe de vendangeurs, qui était déjà en vue de la maison Doulis, bien résolu à faire le sourd, si sa mère le rappelait ; mais elle n'y songea même pas. Erembert avait opposé à ses observations un argument sans réplique : Puisqu'il allait s'amuser!...

Rose venait tout en arrière avec papa Jacques et ses deux amis, et elle n'arriva près de ses tantes qu'après l'échappée d'Erembert. Discrètement, ses compagnons continuèrent leur route après avoir salué les dames Lapeyre, auxquelles Rose conta gaiement les accidents de la journée; mais peu à peu sa verve se ralentit, gênée par les regards de pitié dédaigneuse de Mme Félicie.

Rose ne comprenait pas ce qui lui valait ces airs mortifiants, mais elle ne put réprimer un mouvement de satisfaction lorsque, de l'autre côté du pont, avec la liberté villageoise, maman Suzette fit retentir cet appel :

« Rouzétou ! Rouzétou !

Adieu, mes chères tantes, dit la fillette. Vous voyez que

maman Suzette s'impatiente de ne pas me voir arriver.

C'est donc toi qu'elle appelle Rouzétou ? dit Mme Félicie [] avec une hauteur méprisante. Nous avions à Toulouse une fille de cuisine... une laveuse de vaisselle qui ne répondait qu'à ce nom; elle ne comprenait pas quand on l'appelait Rose, et c'était chez elle une marque de bon goût, après tout, de ne vouloir être que Rouzétou. Ce nom vulgaire lui seyait. Il est vrai qu'il ne messied pas non plus à une personne fagotée.comme tu l'es, ma pauvre petite! »

[]
[...]

CHAPITRE V
Les plans de la tante Félicie. — Les frasques de Brunet. — En tournant le défilé.

A onze heures du soir, Mme Félicie dut se faire conduire à la maison Doulis pour y chercher son mari et son fils, qui ne songeaient pas encore à la retraite, tant la soirée des vendanges était animée et amusante.

Lorsqu'ils eurent atteint la route départementale qui conduisait à leur métairie, elle écouta les récits de M. Lapeyre et d'Erembert, qui s'empressaient de la faire participer ainsi aux plaisirs de leur soirée.

Bientôt Erembert se fatigua de marcher à pas comptés auprès de ses parents. La lune éclairait la route et jetait sur tout le paysage cette lueur nacrée qui, dans cette région, est comme un jour aussi clair, mais d'un ton plus fin que la clarté empruntée au soleil par l'heure de midi. Quoique Erembert fut un peu poltron, il n'y avait pas moyen d'avoir peur en pleine lumière et il eut envie de courir en avant pour [] rejoindre sa bonne Aglaé, jeune Toulousaine au service de Mme Lapeyre, qui comptait l'emmener à Paris.

Aglaé était venue à Montserrou apporter à son jeune maître des vêtements de rechange; elle avait ensuite accompagné Mme Lapeyre à la maison Doulis et elle avait pris les

devants sur la route, afin d arriver la première à la métairie pour y allumer les lampes et disposer le service de nuit de ses maîtres.

La route est d un trace si droit au sortir du faubourg, qu'on apercevait Aglaé comme une petite ombre mouvante, tout là-bas, au loin, faisant tache noire sur le ruban blanc liséré de vert que la route dessinait à travers les guérets de la plaine.

« Vous ne m'écoutez pas du tout, dit

Erembert à ses parents. Père parle toujours... Je m'en vais rejoindre Aglaé. »

Sans attendre qu'on lui en donnât la permission, il se prit à courir en avant, mais n'oublia pas de s'arrêter toutes les cinq minutes, tant pour ne pas s'essouffler que pour appeler de toute la force de ses poumons : « Aglaé ! Aglaé ! » Cette tactique habile lui permit de rejoindre assez vite sa bonne, qui naturellement s'était arrêtée dès son premier appel.

M. Au gustin Lapeyre aurait encore parlé longtemps des trésors de poésie champêtre découverts par lui dans les chansons patoises des vendangeurs, surtout dans le répertoire qui enrichissait la mémoire de Jacques Doulis des plus anciens refrains de la langue d'Oc; mais Mme Félicie coupa court à cet enthousiasme dès qu'ils se trouvèrent seuls.

« Mon cher ami, lui dit-elle, toutes ces choses peuvent avoir leur intérêt pour un littérateur et je conçois qu'elles vous passionnent; mais je suis moins curieuse d'apprendre ce que vous a dit Jacques Doulis en vers patois que ce que sa femme a pu vous dire en prose au sujet de notre nièce.

— Au sujet de Rose ? demanda M. Lapeyre étonné. Elle [] n'a pas, je suppose, à se plaindre de cette enfant, qui est douée d'un fort aimable caractère et d'une vive intelligence. J'en ai eu la preuve ce soir. Outre que Rose a pris en patience les caprices d'Erembert, elle m'a récité avec beaucoup de goût deux ou trois poésies. Sa nourrice s'est fait honneur de me montrer que pour être élevée dans un trou de province, Rose n'est pas en retard dans ses études.

— Et vous en avez tiré... quelle conséquence ? Voyons, Augustin, daignez un peu réfléchir à ce fait actuel pour le juger. Quand nous nous serons entendus sur ce point essentiel, je vous promets de ne plus vous en tracasser l'esprit et de prendre sur moi l'embarras de la décision.

— Quelle décision? quel embarras? Vous parlez comme un sphinx, mon amie ? »

Mme Lapeyre était trop habituée à l'incapacité pratique de son mari pour s'en étonner; elle ne s'en offensait pas non plus et s'en serait glorifiée bien plutôt, parce qu'elle y voyait une preuve de ce génie qui ne rabaisse pas son vol pour regarder terre à terre. Ce fut donc le plus gracieusement du monde qu'elle exposa la nécessité d'une résolution à prendre pour l'éducation de Rose. Le tuteur ne pouvait quitter le pays sans décider du sort de sa pupille. La solution la plus logique était d'emmener Rose à Paris, de la faire participer à la nouvelle vie de sa famille ; mais c'était une grosse charge qu'un second enfant à diriger, à loger dans ce Paris où tout est si cher. Mme Lapeyre ne se dissimulait pas l'accroissement de soucis que l'éducation de Rose lui apporterait; mais serait-ce vraiment accomplir un devoir de tutelle que de laisser une pupille à deux cents lieues de soi? M. Anténor et Mlle Battistine, ces deux célibataires sans chaleur d'âme, seraient-ils capables de rendre heureuse la jeunesse de Rose ? Elle ne le croyait pas et s'appuyait sur l'expérience du passé. En laissant résider leur nièce chez sa nourrice jusqu'à l'âge de douze ans, le frère et la soeur avaient donné la mesure de leur répugnance à cette tâche éducatrice.

[]

« Nous n'avons pas de reproches à leur adresser sur ce point, dit M. Lapeyre avec la droiture qui le caractérisait, puisque, nous aussi, nous avons laissé Rose chez Suzette Doulis.

— Quelle différence ! s'écria Mme Félicie. Outre que je me devais alors tout entière à mon fils qui était un baby, nous ne pouvions élever une petite fille dans une institution de jeunes gens.

— J'admets à la rigueur la première objection, mais non pas la seconde; car, si votre enfant s'était trouvé une petite fille, je doute que vous l'eussiez exilée de la maison. Mais pour en revenir à Battistine et à mon frère Anténor, leur qualité de célibataires les excuse dans le passé : ils se seraient mariés s'ils s'étaient sentis aptes à cette surveillance de tous les instants qui est nécessaire au bien-être physique et moral d'un tout petit enfant. Mais cette première période de l'éducation est passée pour Rose. Je suis certain que sa présence à la chartreuse serait un vrai bienfait pour mon frère et ma soeur. Elle saurait se faire aimer d'eux et embellirait leur existence des joies de famille dont l'absence rend maussades et grognons tous les célibataires.

— Puissamment raisonné ! s'écria Mme Félicie avec une emphase sarcastique. Mais expliquez-moi, Augustin, comment vous, qui analysez d'une façon sage les mobiles humains dans vos oeuvres d'imagination, vous ne vous avisez point du résultat qu'aurait l'adoption de Rose à la chartreuse ?

— Mais je l'ai dit, reprit M. Lapeyre avec bonhomie, le résultat serait d'égayer l'existence monotone de mon frère et de ma soeur qui... »

Mme Félicie interrompit son mari pour finir cette phrase à sa façon :

« Qui, en reconnaissance de ce bienfait, s'empresseraient de déshériter notre fils au profit de Rose.

— Bah ! bah !... D'ailleurs, qu'importe ? Erembert n'aura pas besoin de la petite fortune de son oncle et de sa tante.

[]

— Vous en parlez en homme ébloui par les mirages de l'espérance. Mais dussiez-vous faire une grosse fortune littéraire — et qui le souhaite plus que moi ? — deux cent mille francs ne sont jamais à dédaigner. Vous n'avez jamais évalué à moins l'avoir d'Anténor et de Battistine, puisque le premier a reçu, en sa qualité d'aîné, une part d'héritage paternel beaucoup plus forte que la vôtre, et que votre soeur a été favorisée exclusivement à ses frères par deux vieilles tantes. Il serait tout à fait injuste que Rose eût part à ces deux cent mille francs. Selon la coutume, la sage coutume

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de notre pays, cet héritage appartient à Erembert, seul représentant du nom des Lapeyre. Et voilà pourquoi je ne veux pas que Rose ait l'occasion de faire du tort à notre fils. On oublie trop aisément les absents au profit des personnes présentes. »

M. Lapeyre se récria, au nom de l'égalité des droits de parenté, contre ce trait de moeurs méridionales qui est un des souvenirs de la jurisprudence romaine et d'après lequel

on favorise toujours, dans les testaments, les mâles d'une famille, sous le prétexte d'assurer ainsi la perpétuité du nom. 11 dit à ce sujet cent choses aussi sensées que spirituelles, mais sans pouvoir rien gagner contre l'opinion bien arrêtée de sa femme.

Au fort de ce débat, ils arrivèrent à la métairie, située à deux kilomètres seulement de Montserrou; au moment où ils franchissaient le portail rustique au delà duquel se dressait la petite maison des maîtres, entourée des bâtiments d'exploitation, Mme Félieie

Félicie son mari par le bras pour le ramener sur la route.

« Puisque vous nous précédez à Paris, lui dit-elle, et que vous partez dans trois jours, j'ai besoin d'être éclairée sur vos intentions au sujet de votre pupille.

— Je les ai, répondit M. Lapeyre, formulées à Jacques Doulis, qui me parlait à la vigne des transes maternelles [] de sa femme. J'ai rassuré ce brave homme en lui apprenant que Rose fera ce qu'elle voudra. C'est la seule solution qui concilie tout. Vous souvenez-vous de la scène du jugement de Salomon? Je pense que si l'enfant disputé par les deux mères s'était trouvé d'âge à parler, le roi qui était la sagesse même s'en serait fié au choix de l'enfant, au lieu d'avoir recours à la menace pour juger des vrais sentiments maternels. Rose est assez grande pour qu'on se fie à son choix, et je pense être un petit Salomon en me fiant aux instincts infaillibles du cœur. »

Mme Félicie sentait prêtes dix, vingt, cent objections à cet arrêt sentimental ; mais elle jugea prudent de réprimer cette éloquence et demanda, pour en finir :

« Mon cher Augustin, est-ce là votre dernier mot?

— Assurément; et d'autant mieux que je l'ai communiqué à Rose elle-même et que j'en ai fait part à mon frère Anténor. Tous les intéressés savent donc à quoi s'en tenir.

— C'est donc une affaire conclue et nous n'avons plus qu'à rentrer au plus vite, puisque nous devons nous lever de bonne heure demain, à cause de cette partie au Mas d'Azil où je vous accompagne.

Ah ! vraiment?

— Oui, je suis curieuse de visiter les grottes et je vous avoue que je me suis fait inviter par Suzette Doulis. »

Une partie de plaisir remise s'exécute rarement selon le premier plan projeté. Ce ne fut pas le char à bancs du meunier qui vint le lendemain matin à neuf heures, selon les conventions faites, prendre la famille Lapeyre à la métairie, mais un grand landau de louage. Jean Mailhes, qui conduisait à la bride le cheval destiné à M. Lapeyre, était monté lui-même sur un mulet du moulin, et ce fut sur l'incertitude du temps qu'il s'excusa de ce changement de véhicule. Si l'orage de la veille se reproduisait, la capote du landau fournirait un abri que le char à bancs n'aurait pu donner.

Le fait est que les Doulis avaient voulu faire honneur aux intentions favorables du tuteur de Rose, en procurant à [] Mme Lapeyre une voiture plus confortable qu'un char à bancs. Par un motif de délicatesse analogue, maman Suzette s'était abstenue de cette partie, et comme Jean Mailhes allait à Montbrun pour ses affaires et ne faisait qu'un bout de chemin dans la direction du Mas d'Azil, c'était en réalité la famille Lapeyre qui dirigeait cette partie.

« Je me mets à côté du cocher pour mieux voir, » dit Erembert en escaladant les marchepieds, afin de gagner ce poste élevé.

Le cocher, c'était Jacques Doulis, auquel le loueur de voitures avait d'autant plus volontiers confié son attelage, que l'ancien soldat avait servi dans l'artillerie et conduisait à merveille.

« Erembert, je ne veux pas, tu es trop remuant! s'écria Mme Lapeyre.

Oh! si tu crois que je vais descendre, maintenant que

j'y suis... »

En s'apercevant, aux recommandations de Mme Félicie à son fils, qu'elle n'était pas disposée à s'offenser de cette réplique peu respectueuse et à la punir, Jacques Doulis dit :

« N'ayez crainte, madame, je vous"réponds de la sécurité de votre petit homme jusqu'à ce que nous ayons atteint le défilé du Mas. Là, le chemin côtoie un précipice de cinquante pieds, et, quoiqu'il y ait un garde-fou, si mon compagnon s'agite trop, je le consignerai dans la voiture. »

Malgré l'intention qu'avait Jacques Doulis de se concilier les bonnes grâces de tous les Lapeyre, il y eut une querelle ouverte entre Erembert et lui dès le premier quart d'heure de tête-à-tête. Erembert voulait prendre les guides en main ; il prétendait conduire et papa Jacques ne pouvait lui confier les deux chevaux un peu ardents qui s'avançaient au grand trot sur la route bordée de peupliers qui longe la rivière d'Arize.

Dans le landau, la causerie était moins animée; on pourrait même dire qu'elle languissait. Installée au fond à la droite de Rose, Mme Lapeyre n'adressait la parole à Mariette [] et à Bernard qui leur faisait face que d'un ton protecteur, dont la fillette était intimidée sans bien se rendre compte du pourquoi, et dont Bernard se sentait irrité. Plus âgé que Mariette, il saisissait dans l'accent et dans les airs de tôle de Mme Lapeyre cette nuance de dédain. D'ailleurs, il connaissait mieux Mme Lapeyre, qui, s'il faut l'avouer, n'avait jamais su inspirer des sentiments favorables aux élèves de l'institution dirigée par son mari. Elle y présidait à l'administration intérieure, et, soit à tort, soit à raison, les élèves lui attribuaient toutes les mesures qui lésaient leur bien-être. Les plus ergoteurs prétendaient même que chacune des toilettes élégantes que Mme Lapeyre étalait au Grand-Rond ou au Jardin des Plantes était soldée par les économies faites sur la qualité et la quantité des parts au réfectoire, et c'était la plaisanterie courante à l'institution chaque fois qu'un repas se trouvait court ou mauvais au gré des convives. Bernard n'avait jamais pris part à ces médisances. Il aimait et respectait trop le directeur pour critiquer ouvertement Mme Lapeyre; mais celle-ci lui était antipathique, et ce qu'il pouvait faire de mieux à son égard, c'était d'observer dans ses rapports avec elle la déférence la plus polie.

. Dans ces dispositions, on ne fait pas de longues réponses aux personnes hautaines. Bernard se bornait donc à des bouts de phrases. Rose, qui avait devant elle la figure décontenancée de son amie Mariette, se sentit bientôt, elle aussi, gagnée par une gène secrète et glacée dans ses expansions au sujet des paysages variés à travers lesquels le landau les entraînait.

Mme Lapeyre en fut donc réduite, elle aussi, à regarder la campagne et à observer comment Brunet, le cheval bai brun du moulin, conduisait son cavalier. Ce n'était pas en effet M. Lapeyre qui dirigeait sa monture, c'était Brunet qui avançait d'un pas réglé, en brave cheval de meunier, se réglant sur l'allure du landau, sans attendre de son cavalier une indication que celui-ci n'aurait pas songé à lui donner. [] À cheval aussi bien qu'à pied, M. Lapeyre était un distrait, et cette particularité de son caractère était si bien établie, qu'en le quittant à la croix de Montbrun Jean Mailhes lui avait dit en souriant :

« Bonne promenade, monsieur. Ce rouleau devant votre selle, c'est mon manteau, qui vous sera utile en cas de pluie. Je vous recommande Brunet; il a ses harnais neufs et c'est une vaillante bête à laquelle je tiens. Je vous prie de ne pas me la perdre. »

Perdre un cheval qu'on tient entre ses jambes! Cette idée baroque fit éclater de rire M. Lapeyre; il appela Jean Mailhes mauvais plaisant, mais sans se fâcher de cette saillie. Dès que le meunier se fut éloigné, ce cavalier d'occasion revint à ses préoccupations littéraires, et le pas de Brunet scanda les hémistiches qu'il se prit à réciter à demi-voix. C'était le cinquième acte de son drame en vers, destiné à la Comédie-Française, dont il se donnait à lui-même la représentation idéale.

Les yeux de M. Lapeyre, quoique bien ouverts, n'apercevaient aucun des accidents du paysage environnant; ils voyaient une salle gothique dans un donjon féodal, cadre dans lequel se mouvaient les personnages dont il déclamait les tirades, avec des intonations variées. Parfois, dans l'animation du débit, le poète tirait involontairement et à faux sur la bride; mais Brunet se bornait à secouer ses oreilles et à baisser la tète pour reconquérir sa liberté d'allures, et il maintenait sa distance de six pas en arrière du landau.

Le temps était à souhait pour une promenade de ce genre. Un voile très léger de nuées blanches, cardées fin par le vent d'automne, tempérait l'ardeur du soleil. A mesure qu'on avançait, les coteaux, cultivés jusqu'à leur faîte dans la plaine fertile de Montserrou, devenaient plus arides. La plupart se couronnaient de bois, au feuillage diapré de cent nuances de vert, de rouge et de fauve ; d'autres étalaient leurs flancs arides, sans autre végétation que les lichens [] et les mousses. Aux endroits où la route côtoyait un des étroits défilés qui séparent les collines, on apercevait au loin, à l'horizon, toute la ligne des Pyrénées se détachant de l'azur du ciel en découpures capricieuses d'un bleu plus foncé, parsemé de taches neigeuses aux plus hauts sommets.

A part quelque charroi rustique et plusieurs chasseurs suivis de leurs chiens, on ne croisait sur la route que des montagnards descendant par troupes dans la plaine pour y louer leurs services en qualité de vendangeurs. Les hommes, coiffés du béret bleu des Basques, la veste de drap pliée et jetée sur l'épaule, la ceinture serrée par l'écharpe de laine rouge cinq ou six fois roulée, les pieds nus dans des espadrilles , bruns comme des Maures et d'allure aussi fière, saluaient le landau au passage avec des sourires qui montraient des dents éblouissantes ; les femmes, en jupes de toile bleue, pieds et jambes nus, marchaient par groupes : les plus jeunes coiffées de ce large chapeau de paille à ruban de velours noir dont les pattes flottantes retombent à droite et à gauche, sans trop de grâce, il faut l'avouer; les matrones, la tête entortillée dans ces mouchoirs de coton à carreaux multicolores dont les nuances crues : rouge, bleu, citron, vert et brun, sont en grande faveur dans ce pays du soleil, où les tons assoupis qui sont en faveur dans le Nord sont jugés fades et ternes.

Un incident comique signala le passage des excursionnistes dans le petit village de Sabarat. Au moment de traverser le pont jeté sur l'Arize à l'entrée du village, le cheval de M. Lapeyre se souvint sans doute que l'avoine était bonne et le foin savoureux à l'auberge de Sabarat, et il prit les devants sur le landau. Sans tenir compte des manoeuvres de son cavalier, qui avait fini par s'apercevoir de l'allure insolite et de l'insubordination de sa monture, maître Brunet fit une entrée magistrale dans la Grande-Rue, d'un trot fier et relevé, et il enfila tout droit le grand portail de l'auberge, pour ne s'arrêter qu'au montoir de pierre placé [] sous le porche en face de la cuisine. Là il attendit, non sans impatience, d'être délivré de son fardeau, et il donna à entendre, en poussant de petits hennissements, sa joie d'arriver à un gâte connu et son désir d'un bon picotin. Le valet d'écurie accourut, se précipita sur la bride et lit ses offres de service au voyageur, sans comprendre ce qui l'empêchait de mettre pied à terre. Enfin M. Lapeyre lui dit brusquement :

« Mais pas du tout. Vous vous trompez. C'est mon cheval qui veut s'arrêter ici et non pas moi. Aidez-moi donc à le sortir d'ici, car il me résiste. »

Brunet était entêté. Ni les sommations de la bride, ni les efforts du valet pour retourner sa tète du côté de la rue, ne gagnaient sur son idée fixe d'une halte.

Le bruit qu'ils faisaient à eux trois — car un incident semblable ne va pas sans exclamations lancées à tue-tête et sans ruades agrémentées de diverses protestations chevalines — attira sous le porche tout le personnel de l'auberge, sans parler des commères du voisinage, vite attroupées autour des bornes arrondies qui accotaient le portail.

Ce rassemblement dut se ranger pour faire place au landau; il arrivait et s'arrêtait devant l'auberge au moment où le valet d'écurie disait à M. Lapeyre :

« Mettez pied à terre, monsieur, cette bête maligne serait capable de vous lancer, de vous aplatir contre le mur. »

Jacques Doulis arrêta son attelage et dit à Bernard, après avoir rassuré Mme Lapeyre qui s'alarmait pour son mari : « Viens tenir les chevaux à ma place.

— Non pas, mon oncle, pardonnez-moi, répondit Bernard en se précipitant hors du landau. Je sais me faire obéir par Brunet. »

En effet, à peine Bernard eut-il paru, à peine eut-il saisi la bride du cheval en lui adressant des reproches, que Brunet baissa les oreilles, mâchonna son mors d'un air piteux et témoigna de son repentir par cette pantomime déconfite particulière aux animaux domestiques pris en faute.

[]

« Augustin, j'ai eu trop peur, vous allez venir clans le landau avec nous, dit Mme Lapeyre à son mari, lorsque Brunet arriva dans la rue en raclant ses sabots sur le pavé, par un reste de bouderie.

— Et qui montera Brunet ? demanda Jacques Doulis.

— Moi, mon oncle, » s'écria Bernard enchanté d'échapper à la gêne qui lui avait gâté jusque-là l'excursion.

Ce fut dans ce nouvel ordre qu'on atteignit ce défilé de plusieurs kilomètres qui est le seul passage entre les deux hautes montagnes à l'abri desquelles Sabarat est construit.

Une route, qui est une belle oeuvre d'art, a été pratiquée dans le roc, au flanc d'une de ces montagnes ; entre les deux massifs rocheux, il n'y a que la place de cette voie, et, tout au fond du ravin, celle du lit resserré de l'Arize qui roule à travers les pierres détachées des sommets ses eaux, dont le vert intense n'est pas dû aux reflets de ses rives, car tout est avide, et du côté du précipice que surmonte la route, et sur la montagne dont cette rivière baigne le pied.

Erembert se tenait très sage sur le siège ; il évitait même de regarder à gauche, d'où son œil aurait plongé dans le gouffre. De temps à autre, il disait à papa Jacques :

« C'est très laid, par ici. En sortirons-nous bientôt ? »

Dans le landau, l'impression était tout autre. M. Lapeyre traduisait son admiration en périodes enthousiastes qu'il adressait à Mme Félicie. Celle-ci, peu sensible aux beautés de la nature, écoutait pourtant religieusement son mari, par fierté au sujet de ce bel exercice littéraire. Mariette n'avait pas soufflé mot depuis le départ de Montserrou ; elle espéra qu'un aparté passerait inaperçu à l'ombre de l'improvisation de M. Lapeyre et elle se pencha vers Rose pour lui dire :

« Tourne la tête et vois comme la route et la montagne font-lé-zigzag. On dirait qu'on ne peut pas sortir d'ici. Par derrière, un mur de rochers. Devant nous, un autre mur. On se croirait enfermé ici pour toujours. Qu'est-ce que cela te rappelle ?

— C'est très sauvage, c'est beau, dit Rose après avoir [] [...] [][] observé ce singulier effet de perspective, mais je ne sais pas. à quoi comparer ce site.

— Notre lecture d'avant-hier !... fit Mariette.

— Ah! oui, ceci représenterait assez bien le défilé des Thermopyles. »

Ce nom classique frappa les oreilles de M. Lapeyre, qui voulut savoir pourquoi il avait été prononcé.

« Voici pourquoi, mon oncle, répondit Rose. Nous lisons Plutarque, ce qui nous a donné du goût pour l'histoire grecque. Nous allons dans ce gros livre, un peu à notre caprice, en cherchant les biographies qui nous intéressent. Avant-hier, nous y avons cherché celle de Léonidas, qui a eu une si belle mort en défendant l'entrée de sa patrie dans le défilé des Thermopyles, et nous ne l'avons pas trouvée. Plutarque ne l'a pas faite et je ne comprends pas pourquoi; elle serait plus intéressante que celles d'Eumènes, de Thésée et de Marcus Crassus, qui nous ont ennuyées. Alors nous avons causé entre nous de Léonidas et de ce défilé, en nous demandant comment il devait être fait, et Mariette trouve qu'il devait ressembler à ce passage où nous sommes. Je crois aussi que quelques soldats pourraient se défendre contre une armée sur cette route, surtout aux temps antiques où l'on combattait à l'arme blanche. Papa Jacques nous fait enrager en nous disant que ces combats, c'était de la charcuterie, qu'on se tailladait sans se tuer. Moi, je dis que ces moqueries, c'est de la jalousie de métier et que ce n'est pas bien à papa Jacques, un vieux soldat des guerres de Crimée et d'Italie, de mépriser nos héros parce que les chassepots n'étaient pas inventés de leur temps.

— Ah! vous lisez Plutarque et vous avez vos petites idées sur les guerres antiques! dit M. Lapeyre en ôtant son chapeau pour saluer avec un respect à la fois comique et attendri les deux fillettes. Je voudrais que mon paresseux d'Erembert fût gagné par votre exemple. Du reste, l'idée de Mariette est juste, car cette gorge étroite que nous longeons... ».

Mis en goût de parler et certain d'être compris, M. Lapeyre [] se livra à sa verve et tint son jeune auditoire attentif jusqu'au moment où le landau déboucha à l'entrée du cirque de montagnes au fond duquel s'élève le petit bourg du Mas d'Azil.

La grotte du Mas d'Azil n'est pas la plus remarquable des curiosités pyrénéennes, mais son originalité la rend unique dans son genre. Le massif rocheux qui se dresse à quinze cents mètres du bourg le séparerait absolument du vallon de Camarade, situé sur l'autre versant, si les quatre cent dix mètres de ce mur naturel n'avaient été percés à la suite de quelque convulsion du sol ou sous l'action de la rivière d'Arize, qui s'est frayé un chemin par-dessous la montagne. Elle y coule dans un lit obstrué de rochers que ses eaux battent avec un bruit répété par les échos souterrains en sonorités tour à tour lamentables et terrifiantes; mais en été son niveau est si bas, qu'elle glisse en minces filets à travers les obstacles qui la parsèment, et l'on a peine à reconnaître dans ces eaux noires et dormantes la jolie rivière couleur d'émeraude qui embellit de ses sinuosités gracieuses le nord de l'Ariège et l'ancien petit pays libre du Volvestre.

L'originalité de la grotte, c'est de n'être pas un creux plus ou moins pittoresque dans un massif de rochers, mais un passage entre deux vallées. La route départementale y longe le lit de l'Arize, dont elle est séparée par un mur de soutènement. Cette route est hantée nuit et jour par les piétons et les véhicules de tout genre. Un réverbère placé au tournant de la caverne, non loin de l'énorme pilier qui soutient cette masse imposante, éclaire cette partie de la route qui, sans cette faible lueur, resterait tout à fait obscure; mais les voyageurs qui passent en diligence ou en voiture n'ont que la. sensation d'un long tunnel aux voûtes démesurées de hauteur, et il faut avoir recours aux feux de Bengale pour apprécier les proportions hardies de la grotte.

Tous ces détails étaient connus d'avance des excursionnistes; ils s'étaient munis de pièces d'artifice et de lanternes [] pour leur visite aux grottes latérales. Quand ils arrivèrent au bourg du Mas, il était midi; il fut convenu qu'on dînerait d'abord à l'auberge, où on laisserait chevaux et voiture, pour aller ensuite à pied à la grotte.

Quoique excellent, ce repas fut moins gai que ne le sont d'habitude les réfections des touristes. Mme Lapeyre ne parlait que pour offrir des mets aux convives ou pour dire en passant un mot aimable a sa nièce. Celle-ci manquait d'entrain; elle était affligée de la gêne qu'exprimaient la physionomie de Bernard et le maintien de Mariette; leur embarras lui pesait et la gagnait; puis elle en voulait un peu à papa Jacques de l'appeler à chaque instant de ce vilain nom de Rouzétou. Décidément, c'était vulgaire, cette traduction en patois du nom de Rose; ce n'était pas étonnant, ce froncement de sourcil de tante Félicie chaque fois que papa Jacques donnait à sa nièce ce nom de laveuse de vaisselle.

Erembert non plus, n'était pas content. Tout ce qu'il avait vu jusque-là ne valait pas qu'on vint de si loin et ce qu'on disait de la grotte ne présageait rien de plus beau. Une fameuse curiosité qu'une montagne traversée par une route, quand il y a tant de tunnels de chemin de fer dont on ne parle point!...

[][]
[...]

CHAPITRE VI
Dans la grotte du Mas. — Le pont du diable. — Le grand moyen. — En diligence. Cancans de Montserrou. — Brouillés.

M. Lapeyre et Jacques Doulis étaient les seuls franchement gais de la compagnie. Au dessert et à propos de Plutarque

remis sur le tapis, M. Lapeyre questionna le vieux soldat sur ses souvenirs de Crimée, et le plaisir de la causerie était tel pour lui, qu'on aurait longtemps stationné auprès du plateau à café, si Jacques Doulis n'avait coupé court à sa narration en rappelant qu'il était temps de se diriger vers la grotte.

Rose passa son bras sous celui de Mariette

Mariette Bernard se mit à leur pas et ce fut le premier moment de la journée où ils eurent leurs libres allures, mais pas pour longtemps. Erembert vint les rejoindre et les assaillit de propos si niais, qu'après avoir échangé un regard de résignation, ils remirent à un autre moment leur causerie, [] dont le sujet était la timidité singulière de Mariette et de Bernard. Rose en était vraiment contrariée. Elle aurait voulu que ses amis parussent à leur avantage devant tante Félicie, pour que celle-ci n'eût plus sujet de répéter à sa nièce cette réflexion qu'elle lui avait soufflée à l'oreille :

« Ces enfants du meunier sont de véritables oisons de village. Comment peux-tu t'accommoder de leur compagnie, toi qui es si intelligente ? »

Insensiblement et par un accord tacite, Rose et ses amis ralentirent le pas pour se laisser rejoindre par les grandes personnes, et tous arrivèrent en même temps devant la porte d'aval de la grotte, qui n'a que huit mètres de haut, mais qui soutient de formidables assises à pic.

Des nuées de corneilles voletaient autour des anfractuosités de la roche, assez haut pour ne pas paraître plus grosses que des pigeons à bec jaune. Placés aune cinquantaine de pieds d'élévation, leurs nids et leurs repaires défient les dénicheurs d'oiseaux, qui d'ailleurs ne sont pas tentés de s'exposer pour un si piètre gibier. Pourtant, quelques noms suivis de-dates, largement peints en noir sur certaines avancées de roches, prouvent que l'habileté des ascensionnistes alpestres s'est exercée avec succès sur la paroi quasi verticale de la falaise du Mas, puisqu'elle y a laissé de telles preuves de ses exploits.

Au moment de pénétrer dans la grotte, papa Jacques tendit à Rose un châle qu'il portait sur le bras, et la pria de s'en couvrir à cause de la fraîcheur du souterrain. Rose n'avait pas envie de s'empaqueter ; elle objectait la chaleur du jour, qui était, en effet, étouffante.

Papa Jacques reprit :

« C'est justement pour cela, ma Rouzétou. Si tu t'enrhumes, c'est moi qui serai grondé par maman Suzette. Tu veux que je sois grondé ? »

Non, Rose avait un trop bon petit cœur pour cela ; mais elle craignait de n'être plus aussi alerte à grimper, ainsi engoncée. Et puis elle n'avait pas d'épingle pour attacher ce châle.

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« Je vais le croiser à ta ceinture et le nouer derrière ; il est assez long pour cela, répondit papa Jacques.

—Et voici une épingle pour le maintenir, » ajouta Mme Félicie, qui avait écouté attentivement ce dialogue.

Pendant que Jacques Doulis nouait le châle par derrière, elle en fixa les plis sur la poitrine de Rose à l'aide d'une broche en argent figurant une hirondelle, les ailes déployées, que Rose avait souvent lorgnée au cou de sa tante, parce qu'elle la trouvait fort jolie.

« Oh ! votre belle broche !... si je la perdais par malheur !

— Ce serait tant pis pour toi, ma gentille Rose, car je te la donne dès à présent.

— Merci !... Oh ! que vous êtes bonne ! »

Rernard était parti en avant pour poser des feux de Bengale sur le parapet de la route, afin d'éclairer la marche du groupe de visiteurs. Erembert l'avait suivi, mais il revint tout à coup se jeter dans les jambes de son père et de Jacques Doulis, la figure bouleversée et le teint vert de frayeur.

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« Qu'y a-t-il ? » lui demanda M. Lapeyre.

Jacques Doulis se mit à rire et ce fut lui qui répondit :

« L'entrée de la grotte produit cet effet aux petits conscrits. J'ai connu une fillette de huit ans, fort éveillée et intelligente, ma foi ! qui s'est mise à jeter les hauts cris en se voyant ici, à côté de ses parents pourtant. Nous l'avons questionnée sur la cause de sa frayeur; elle n'a jamais pu l'expliquer et n'a fait que trembler pendant plus d'un quart d'heure.

— Une petite fille, soit! reprit M. Lapeyre; mais Erembert est un garçon et il a dix ans. 11 y a de quoi être honteux. »

Insensible a ce reproche, Erembert se tenait pendu au bras de son père et collé contre lui. Tout à coup un cri, mais non pas un cri de frayeur, échappa à tout le petit groupe, qui s'avançait dans la pénombre de plus en plus intense. A cinquante pas devant eux, une lueur verte s'envolait en ondes lumineuses du parapet de la route, s'élevait jusqu'à la voûte dont elle révélait la hauteur et les plans capricieux, se répandait mollement jusqu'aux parois les plus éloignées et [] teintait d'un glacis tendre les eaux sombres de l'Arize, stagnantes entre le hérissement des rochers de son lit.

On marcha plus allègrement à cet éclairage de féerie. 11 pâlit bientôt et s'éteignit. Un feu rouge lui succéda et la diffusion de cette teinte colora de si délicates nuances de rose

l'immense souterrain, qu'Erembert en fut tout ragaillardi. Cette fois, il ne revint point sur ses pas après être allé rejoindre Bernard, qui se chargeait d'aller chercher le gardien, pour que celui-ci ouvrît la barrière des grottes latérales.

Une tradition locale, qui tient peut-être à ce que la population du Mas d'Azil est presque tout entière protestante, affirme que ces grottes ont servi de refuge aux huguenots

poursuivis aux diverses époques où le pouvoir central sévit contre eux. Cette tradition parle même de combats qui ensanglantèrent le lit souterrain de l'Arize. Ce qui accrédite cette légende, c'est la quantité d'ossements qu'on a découverts dans ces grottes latérales. Mais c'est le propre de la science moderne de détruire les fables populaires que l'imagination crée sur la base des probabilités et des rapprochements plus ou moins arbitraires de faits. De savants naturalistes ont reconnu que la plupart des ossements dispersés dans le sable et l'humus des grottes latérales, appartiennent à des races animales disparues. Ces grottes ont été habitées, mais par les hommes de l'âge de pierre. Qu'aux époques plus rapprochées de nous, elles aient servi d'asile à des fugitifs, c'est encore probable ; mais depuis longtemps leur entrée est défendue par une haute barrière de planches, afin qu'aucun malfaiteur ne s'assure l'impunité en trouvant là un refuge qui, à la vérité, n'aurait rien d'aimable, car l'obscurité la plus noire y règne et toutes les salles sont hantées par des nuées de chauves-souris.

Il n'y a pas de péril grave à grimper le long du talus qui monte en assises irrégulières jusqu'à ces grottes; mais la [] moindre maladresse à poser le pied, la moindre erreur d'équilibre peuvent valoir une chute et une entorse. C'est ce que rappelait de temps à autre aux touristes le guide qui marchait en avant, avec l'aisance de l'habitude. Mme Lapeyre lui avait confié Erembert, dont elle n'avait pas osé charger son mari, qu'elle était obligée d'appeler à elle pour qu'il l'aidât à franchir les pas dangereux. Le reste du temps, elle était obligée de se tirer d'affaire toute seule, car Bernard s'occupait de sa soeur et Jacques Doulis était absorbé dans le soin de guider Rose.

On parcourut ainsi les diverses salles accessibles aux femmes et le guide n'oublia pas de signaler aux visiteurs le pont du diable. C'est une roche étroite qui sert d'isthme aérien entre deux grottes supérieures dont l'accès est difficile. En montrant ce pont jeté sur l'abîme, le gardien ne manqua pas de débiter les anecdotes qui s'y rattachent et surtout l'histoire du touriste inexpérimenté qui fut saisi par le vertige au tiers de cette traversée et qu'on eut tant de peine à sauver.

« Bah ! fit Erembert, ç'aurait été bien fait s'il s'était cassé la tête en tombant tout en bas. A quoi cela lui servait-il de traverser le pont du diable ?

— Cela lui aurait servi, répondit vivement Rose, à prouver son courage et sa présence d'esprit.

Parrain, dit Bernard à Jacques Doulis, voulez-vous me permettre de traverser le pont du diable ? Vous me verrez d'ici.

Non, non. En voilà une absurdité ! s'écria papa Jacques. Je suis responsable de vous trois et vous ne me quitterez pas d un pouce. Je suis de l'avis de M. Erembert. A quoi cela servirait-il ? Passe s'il s'agissait, par exemple, d'aller sauver quelqu'un d'un incendie. Alors je comprendrais qu'on traversât une planche à moitié pourrie, qu'on se suspendît au moindre fil ; mais il n'y a rien que de sol à courir des dangers inutiles. »

Un vol de chauves-souris effarées par les lueurs dansantes des lanternes vint frapper la figure et les mains des touristes [] de son hideux et froid contact, ce qui mit un terme à cette conversation. Il ne fut plus question que de redescendre, puisqu'on ne pouvait plus explorer sans courir des risques.

La descente est moins aisée que la montée, et Mme Félicie maugréa plusieurs fois contre l'impolitesse de Jacques Doulis, qui tenait Rose par les mains et s'inquiétait uniquement de sa sécurité sans penser aux autres personnes aussi exposées que cette petite fille.

« C'est une idolâtrie qu'ils ont pour votre pupille, dit-elle à M. Lapeyre, quand ils se retrouvèrent sur la route souterraine. A force d'adoration, ils en font une princesse, et une princesse à façons de paysanne, ce qui est le comble du ridicule.

— Enfin, je tiens mon hémistiche, répondit M. Lapeyre. Rien n'égale les grands spectacles de la nature pour inspirer un poète. Attendez, chère amie, je suis à vous tout à l'heure. »

Il tira son carnet de sa poche pour écrire les vers qui s'étaient groupés et formulés dans sa tète pendant cette excursion ; il prit machinalement les devants sur le reste de la compagnie et sortit de la grotte par la gorge verdoyante du vallon de Camarade.

« Voici le Moine, » dit le guide en désignant sous la voûte élargie qui précède l'entrée d'amont une aiguille de rocher qui ressemble à la silhouette d'un capucin. Rose y trouvait plutôt la figure d'une madone portant dans son bras gauche l'enfant Jésus ; Mariette, du même avis, n'osait l'exprimer que par signes. Tous franchirent enfin l'entrée d'amont, divisée en deux baies : l'une gigantesque et naturelle, qui sert de porte triomphale à l'Arize, l'autre, particulière à la route et due au génie civil, de proportions mesquines en comparaison de la première.

« Mais où va donc M. Lapeyre? demanda Jacques Doulis. Le temps se gâte et il serait plus prudent de retourner au Mas d'Azil que d'aller se promener dans la vallée de Camarade. »

On héla M. Lapeyre, mais en vain. Il répondit par des [] appels analogues et il fallut se résigner à aller le rejoindre pour discuter avec lui l'à-propos du retour en arrière.

Mme Lapeyre passa le bras de Rose sous le sien avec des façons caressantes ; papa Jacques alla en avant, accompagné de son neveu et de sa nièce. Quant à Erembert, il resta à côté de sa mère, et il recommença sa diatribe contre les curiosités naturelles en déclarant qu'il préférait à ce qu'il venait de visiter la plus laide des rues de Toulouse.

« Et toi ? » demanda Mme Félicie à sa nièce.

Rose répondit avec un gros soupir :

« Je ne puis pas savoir, je n'ai jamais vu Toulouse.

— Tu as du regret de ne pas le connaître?

— Oh ! tante... vous pensez !

— Eh bien, je t'emmènerai demain avec nous. Nous allons accompagner jusque-là ton oncle, qui nous précède à Paris, et je te montrerai tout : les promenades, le Grand-Théâtre. Es-tu contente ?

— Oh ! tante ! tante !... »

Ce fut tout ce que Rose put articuler ; mais ses bras tendus vers Mme Félicie et la moue de ses lèvres sollicitant un baiser étaient assez éloquents.

Ce que M. Lapeyre voulait, c'était atteindre un pré vert pour qu'on y prît une demi-heure de repos. Là il favorisa la compagnie de la lecture des vers descriptifs qu'il venait de composer sur la grotte du Mas. L'auditoire étant pénétré de ce sujet et disposé à l'admiration, il recueillit force louanges. Rose fut la moins prodigue d'éloges, peut-être parce qu'elle était la plus touchée. Son oncle prenait à ses yeux des proportions colossales; elle le dressait sur ce piédestal idéal où Ton doit honorer les êtres privilégiés du talent... du génie.

Au naïf : « Je ne m'y connais pas, mais ce doit être beau » de papa Jacques, elle compara l'un à l'autre ces deux protecteurs de son jeune âge, et les facultés de l'esprit l'emportèrent en ce moment dans son estime sur les preuves de la tendresse la plus dévouée.

Bientôt il n'y eut plus moyen de se dissimuler l'imminence [] d'une averse. Un vent assez violent courbait les cimes des peupliers et rassemblait en tas dans le ciel des nuages de teinte maussade, de ce gris sale qui annonce une pluie abondante, sans éclairs ni éclats de tonnerre. On gagna heureusement l'auberge du Mas d'Azil, et, comme il se faisait tard, Jacques Doulis fut d'avis de se mettre en route. Une fois le landau couvert, il n'y aurait plus d'exposé à la pluie que lui, qui avait un manteau de roulier, à quintuple collet, et M. Lapeyre sur son cheval. Mais M. Lapeyre aurait la ressource de monter dans la voilure après avoir attaché Brunet à la barre de fer sous la caisse du landau.

Il était nuit noire lorsque les voyageurs se retrouvèrent devant cette auberge de Sabarat où maître Brunet avait voulu faire halte à l'aller. Cette fois, tenu de plus près par son cavalier, auquel la fraîcheur du temps donnait plus de présence d'esprit, il se borna à saluer d'un reniflement sonore son gîte de prédilection et suivit gaillardement les traces du landau. Mais deux kilomètres plus loin, M. Lapeyre trouva bien lourd le poids de son manteau chargé de pluie, et à une nouvelle proposition de Jacques Doulis, qui lui avait demandé de temps à autre s'il ne voulait pas se mettre au sec dans le landau, on fil halte pour opérer ce changement. M. Lapeyre trouva place dans la large voiture dont les hôtes gardaient un silence maussade, soit parce qu'ils étaient fatigués, soit que la pluie dont les vitres levées ruisselaient eût influé sur. leur humeur. Mme Lapeyre était seule animée et chuchotait tout bas à l'oreille de Rose.

Quand la voiture s'arrêta devant le portail de la métairie, après être descendu de son siège pour ouvrir la portière à la famille Lapeyre, Jacques Doulis fit quelques pas en arrière pour voir quelle figure faisait Brunet, dont il s'était un peu préoccupé de ne point entendre le pas...

Le meunier n'avait rien exagéré dans ses recommandations au cavalier. Soit que M. Lapeyre eût mal fixé le nœud de la bride, soit, ce qui était plus probable, qu'il eût oublié d'attacher le cheval, Brunet n'était plus derrière le landau.

[]
[...]
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Un incident de ce genre n'était pas capable d'altérer la sérénité de M. Lapeyre ; mais, comme il était sensible aux contrariétés qui frappaient autrui de son fait, il s'excusa de sa distraction, tout en affirmant que Brunet aurait l'esprit de regagner tout seul le moulin. A cette heure de nuit, Jacques Doulis ne pouvait se mettre en route à la recherche de l'animal perdu ; il dut se contenter de cette consolation. Son attention fut d'ailleurs distraite par le mouvement de Rose, qui s'élançait du marchepied dans les bras de sa tante.

« Quelle fantaisie, lui dit-il, de descendre te mouiller les pieds ! N'as-tu pas fait tes adieux dans la voiture?

— Oui, répondit Mme Lapeyre d'un ton narquois, elle les a faits à Mariette et à Bernard, et elle est descendue ici parce que je l'emmène demain passer une huitaine de jours à Toulouse. Aglaé ira de grand matin chercher chez vous les objets de toilette nécessaires pour ce petit voyage. »

Après avoir reconduit Bernard et Mariette au moulin et laissé le landau devant l'écurie du loueur de voitures, papa Jacques rentra chez lui et trouva allumé dans la cuisine un grand feu de sarments où il ne songea guère à se réchauffer, tant il était pressé de raconter k maman Suzette pourquoi il n'avait pas ramené Rose.

« Je t'assure qu'ils veulent nous la reprendre, lui dit maman Suzette. Je sens cela. Je ne puis supporter l'idée que ma Rouzétou sera livrée k sa tante, qui songe trop k sa jolie figure et k ses toilettes pour se dévouer k une enfant, et confiée k son oncle, qui n'est certes pas méchant, mais qui l'égarerait par distraction comme il a perdu Brunet aujourd'hui. Il n'y a plus que le grand moyen qui puisse nous conserver notre fille. Il faudra l'employer si tu y consens.

— Quelle question ! » répondit papa Jacques en tendant les deux mains k sa femme par un geste d'assentiment.

Montserrou est distant de six kilomètres du chemin de fer de Toulouse à Montréjau ; mais cette petite ville possède un service de correspondance avec tous les trains, qui est fait concurremment par un omnibus et par une de ces vieilles diligences [] à caisse jaune, surmontées d'une bâche en cuir rapetassé, qui sont aux nouveaux véhicules ce que durent être les animaux antédiluviens subsistant encore après les révolutions terrestres destructrices de leurs races : des représentants d'un monde disparu.

Quand les essieux criards et les parois vermoulues de ces diligences se seront disjoints de pure vétusté, toutes les descriptions de ces voitures surannées ne donneront pas l'idée des incommodités qu'imposait à nos pères le moindre voyage.

On croira exagéré le récit des courbatures gagnées dans ces compartiments où l'immobilité de l'altitude assise était imposée par le peu d'élévation de la cage, sans être compensée par la possibilité d étendre les jambes et de se mouvoir sur place pour se délasser.

Ces dernières diligences font leur service de retraite à la façon de la diligence de Montserrou, qui allait autrefois de cette petite ville à Toulouse les jours pairs et revenait les jours impairs. Comme les vétérans qu'on n'envoie plus aux expéditions lointaines, mais qu'on utilise près de leurs foyers, la diligence fait quatre fois par jour le trajet de Montserrou à la gare la plus proche, et telle est la force de la routine, que son coupé et sa rotonde se remplissent presque toujours à l'arrivée des trains, tandis que l'omnibus, de nouveau style dans le pays et y représentant le progrès, s'en retourne parfois presque vide.

Mme Félicie Lapeyre obéissait à cette coutume en montant avec Rose dans le coupé de la diligence à leur retour de Toulouse.

Une place du coupé était occupée déjà par un voyageur sans bagages, qui s'était hâté de s'emparer d'un coin, pour n'être pas forcé de figurer avec le commun des mortels dans les autres compartiments. C'est qu'il avait à garder la dignité de son rang par toutes les démonstrations extérieures possibles, et monter dans la rotonde avec les marchands de fruits et les bonnes femmes en bonnet qui s'y entassaient, ou sur l'impériale en compagnie de commis-voyageurs abondants en [] saillies de haut goût, aurait paru une déchéance à M. Carmet, percepteur de Montserrou.

La crainte de se commettre avec des inférieurs a pour conséquence logique l'empressement auprès des puissances, et la figure de M. Carmet s'épanouit dès qu'il aperçut Mme Lapeyre. Deux mois auparavant, c'est en personne de rang égal au sien qu'il l'aurait traitée ; mais le départ pour Paris des Lapeyre faisait d'eux des personnages. Depuis quinze jours on ne parlait d'autre chose au cercle de Montserrou. Les loisirs des provinciaux leur font retenir et supputer les détails que les journaux donnent au sujet des pièces théâtrales en vogue, et les amis des Lapeyre auguraient d'après cette base flatteuse les succès de la future illustration de Montserrou. Les imaginations méridionales vont vite. Quelques ergoteurs, de ces gens chagrins qui prennent toujours le contre-pied des faits les plus certains, objectaient que dans l'Olympe littéraire aussi bien que dans le ciel chrétien, il y a beaucoup d'appelés et peu d'élus; mais l'opinion générale leur imposait silence. Comme on se pique beaucoup moins de formes courtoises que de sincérité de réplique entre Méridionaux, on traitait ces gens-là de petits esprits, d'envieux, parfois même de sots.

Le courant était si bien en faveur des Lapeyre, que les gens empêchés par l'insuffisance de leur instruction d'émettre leur propre avis sur les vers que M. Augustin Lapeyre avait récités à tout auditoire bénévole pendant son séjour à Montserrou, justifiaient cette expatriation à Paris par un raisonnement à leur portée. D'après eux, pour que Mme Félicie Lapeyre, personne avisée et fort éveillée sur les intérêts de sa famille, eut permis à son mari d'abandonner une situation toute faite, il fallait que ce fût en vue d'un avenir beaucoup plus brillant et quasi assuré. Ceux-là ne voyaient, au bout de la réussite de M. Lapeyre, qu'une grosse fortune gagnée. Les gens plus cultivés y caressaient en espérance l'honneur d'être les compatriotes d'un homme, et M. Carmet était du nombre, se rendaient compte de l'utilité qu'on peut retirer [] de rapports cordiaux et anciens avec un homme en vue et de la supériorité dont on se pare en disant, lorsqu'il est question de lui : « Un tel?... c'est mon ami depuis des années; c'est à moi qu'il a lu ses premières oeuvres... » ou toute autre phrase analogue, propre à attirer la considération d'autrui sur qui les prononce.

M. Carmet s'empressa donc auprès des voyageuses et offrit même son coin à Rose : ce qui ne fut pas accepté ; il s'ingénia à caser les sacs et les ombrelles et se fit tout mince dans son coin pour ne pas gêner ces dames.

Quand le cocher eut enveloppé l'attelage d'un coup de fouet, qui mit en mouvement la diligence avec ce bruit de grelots et de ferraille propre à ce genre de véhicules, le percepteur entama la causerie par des compliments à Mme Lapeyre sur son bonheur d'aller vivre à Paris de cette vie intelligente et large qui est l'atmosphère propre aux gens supérieurs. Pendant qu'il arrondissait ses phrases, il s'aperçut que Rose les écoutait avec attention, le nez levé vers lui et avec un sourire au coin des lèvres.

« Vous n'avez pas l'air d'être de mon avis, mademoiselle Rose, lui dit-il ; à votre place, je grillerais d'aller à Paris et j'envierais le sort de mon cousin. »

Mme Lapeyre passa tendrement le bras autour des épaules de sa nièce, et ce fut elle qui répondit après ce geste qui était une prise de possession :

« Rose n'a rien à envier à Erembert. Elle nous accompagne à Paris.

— Vraiment ! s'écria M. Carmet de l'air le plus étonné du monde. Excusez-moi, madame, je me croyais certain du contraire, d'après ce qu'a dit l'autre soir au cercle M. Anténor, pour couper court aux commérages qui ont couru tout Montserrou. »

Ce fut le tour, de Mme Lapeyre d'être surprise.

« Quel rapport, demanda-t-elle, peuvent avoir les commérages de Montserrou avec la réunion naturelle d'une pupille et de son tuteur ? » [] Après s'être un peu fait prier pour répéter ces agitations de petite ville, M. Carmet céda au plaisir d'obliger Mme Lapeyre en la renseignant.

« Si je comprends bien, dit Mme Lapeyre, toutes ces allées et venues des Doulis chez le notaire et du notaire à la chartreuse Lapeyre, toutes ces railleries décochées au meunier Mailhes et ces commentaires plus ou moins obligeants pour ma famille, ce remue-ménage dans la fourmilière se réduit à ceci : Les Doulis ont eu la grossièreté, l'impertinence d'offrir d'assurer leurs biens à Rose si nous consentions à la laisser résider chez eux. Est-ce bien cela?

— C'est cela môme, répondit M. Carmet. Vous concevez si les bonnes langues se sont donné de l'exercice à plaisanter le meunier sur l'héritage dont votre nièce frustrerait ses enfants. On lui disait qu'il n'avait pas de chance avec la famille Lapeyre, témoin son cheval perdu...

— Nous ne voulons rien de ce qui peut appartenir au meunier ! s'écria Mme Félicie d'un ton hautain. Notre seul tort a été de nous commettre avec de telles gens. Dès mon arrivée, je lui enverrai demander le prix de son cheval.

— Oh ! madame, on a ramené Brunet avant-hier de Sainte-Croix, où la bête égarée était allée retrouver son pays natal après s'être promenée on ne sait où pendant plusieurs jours.

— Et quant à cette proposition insultante, reprit Mme Lapeyre, comment mon beau-frère Anténor y a-t-il répondu?

— Le plus honorablement du monde, madame. Il a remercié les Doulis, mais...

— Remercié ! s'écria Mme Félicie blême de colère. C'est être grand ami de la paix que de remercier d'une injure.

— Je dis remercié dans le sens de refusé avec douceur, continua M. Carmet. M. Anténor a cru devoir des égards aux Doulis pour les bons soins donnés par eux depuis sept ans à leur... à votre nièce ; il n'en a pas moins démontré au public sa protestation contre cette offre malséante, puisqu'il a fait tapisser les murs et mettre il neuf les meubles de la chambre qu'il destine à sa nièce. Vous trouverez votre appartement [] tout frais installé à la chartreuse, mademoiselle Rose. Il ne vous manquera pas une épingle, car on a fait plusieurs expéditions chez les Doulis pour en rapporter à la chartreuse tout ce qui vous appartient, jusqu'à vos jouets.

— Rose, dit Mme Lapeyre, est-ce que tu n'entends pas que M. Carmet te fait l'honneur de s'adresser à toi ? »

Rose tressaillit et ne put que balbutier une excuse. Non, vraiment, elle n'avait pas compris que ces dernières phrases lui étaient personnellement adressées. Et pourtant elle écoutait si avidement ces nouvelles étranges, dont les péripéties tiraillaient sa destinée en sens contraires !... Il y avait bien des choses qu'elle ne comprenait pas. Ainsi, par exemple, cette idée de maman Suzette de lui donner son bien.

Rose avait toujours considéré comme à elle tout ce que possédaient ses nourriciers. C'était bien à elle, puisqu'elle en jouissait avec eux et que même on lui réservait le meilleur de toutes choses et qu'elle l'acceptait tout bonnement. Ces mots d'héritage assuré, de tort fait aux enfants du meunier, ne présentaient que des idées vagues à la fillette ; mais ce qui était clair pour elle, c'est que ses parents étaient fâchés contre maman Suzette et sans doute brouillés tout à fait avec elle, puisqu'on avait enlevé de la maison du faubourg jusqu'à ses jouets.

Quand l'idée de cette séparation définitive fut très nette, Rose se sentit le cœur gonflé de chagrin et aussi de remords. C'était sa faute; oui, c'était sa propre faute. Elle voyait maintenant combien elle avait changé depuis le soir des vendanges, depuis le moment où elle avait eu honte d'être appelée Rouzétou. Il fallait que ce point de vanité l'eût bien modifiée pour que le lendemain Bernard et Mariette eussent été si tristes pendant l'excursion au Mas d'Azil. Et puis, elle avait accepté avec un tel enthousiasme d'aller à Toulouse sans consulter maman Suzette.

Pendant ces huit jours passés à Toulouse en visites, en promenades, au Musée et le soir au Grand-Théâtre, avait-elle songé un seul moment que ses plaisirs devaient faire le chagrin [] de ses bons nourriciers ?... Ne revenait-elle pas à Montserrou pour accroître ce chagrin-là en leur disant un long adieu, puisqu'il était décidé qu'elle s'en allait à Paris ?... Pauvre maman Suzette !

Rose se rappelait cette séance de lecture sous le figuier du jardin et sa promesse de rester toujours là près de maman Suzette. Cette promesse, elle l'avait oubliée, démentie.

Après avoir agité confusément toutes ces idées, Rose fondit en larmes. Mme Lapeyre s'empressa de la consoler, mais sans parvenir à lui faire expliquer le sujet de son chagrin. Rose ne savait comment exprimer par des paroles le combat de son cœur entre sa tendresse pour ses nourriciers et son aspiration vers ces belles, choses de civilisation raffinée qu'elle avait entrevues à Toulouse.

D'ailleurs, on arrivait à Montserrou. Après avoir franchi l'Esplanade, la diligence s'arrêtait sur le pavé pointu de la rue en geignant de tous ses vieux ais secoués. Déjà M. Carmel était descendu et tendait la main à Mme Lapeyre avec les grâces arrondies qui caractérisaient ses gestes et ses moindres phrases. R fallait descendre et rentrer ces larmes qui voulaient encore couler... Oh! si l'on rencontrait en chemin maman Suzette !

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[...]

CHAPITRE VII
A la chartreuse. — Dans le pré du moulin. — Adieux à maman Suzette.

On ne fit pas d'autre rencontre que celle d'Erembert, que Mme Lapeyre avait laissé à la chartreuse pour le temps de son absence.

« Enfin te voilà ! dit-il en se jetant dans les bras de sa mère. Je m'ennuyais tant avec ces deux vieux grognons !

— Erembert ! dit Mme Lapeyre d'un ton de doux reproche,, mais en rendant à son fils ses baisers.

— Ah! oui, fit-il en clignant de l'œil du côté de Rose, tu crains qu'elle ne le leur rapporte...

— Je ne rapporte jamais rien, dit Rose, et, pour n'être pas soupçonnée d'une si vilaine chose, je vais marcher devant. Je ne t'entendrai pas. »

C'était juste ce que souhaitait Erembert. Tout le long de l'Esplanade, la causerie fut très animée entre lui et sa mère. [] Au moment où l'on atteignait la porte du jardin, ces deux retardataires pressèrent le pas pour rejoindre Rose.

« Est-ce que tu boudes? lui demanda Erembert. Tu ne sais donc pas comprendre les plaisanteries ?

— Mais si ; je comprends celles qui sont bonnes.

— Rose a raison, la tienne était mauvaise, Erembert, dit Mme Lapeyre. Il faut te rappeler que nous sommes chargés

désormais du bonheur de ta cousine. Je ne te permettrai pas de la taquiner. Voyons, enfants, donnez-vous la main. »

Rose tendit la sienne de bon cœur. Erembert lui offrit le bout de ses doigts en lui recommandant de n'être pas susceptible à l'avenir.

M. Anténor était dans son jardin, occupé à la récolte de ses poires d'automne; sans se

déranger, il dit bonjour de loin aux voyageuses en ajoutant qu'il les rejoindrait à la maison dix minutes plus tard, à l'heure du dîner.

Plus accueillante, Mlle Battistine abandonna la confection d'un entremets sucré, au risque de la voir compromise par l'impéritie de la servante, et elle vint au-devant de sa belle-soeur et de sa nièce. Mais ses premiers mots furent pour se plaindre de ce méchant garçon qui les avait fait endêver pendant huit jours. C'était Erembert, ce méchant garçon dont elle se plaignait.

« Il a le sang vif de son père, dit Mme Félicie. Pour supporter les enfants, il faut toute l'indulgence maternelle. C'est une grâce de métier, et je vous demande pardon, ma soeur, de vous avoir donné une corvée à laquelle vous n'êtes point préparée.

— Sans reproche, repartit Mlle Battistine, tous les enfants ne sont pas aussi turbulents que le vôtre. Ce n'est pas Rose, par exemple, qui ferait l'écureuil du haut en bas de la maison tout le long du jour et qui inventerait des malices de singe. Si je vous contais tous les tours que ce mauvais sujet nous a joués ! » [] Et sa main sèche, tendue vers Erembert, s'élevait pour protester de la patience qu'il avait fallu pour supporter ses méfaits.

Erembert se campa devant tante Battistine le menton en l'air ce qui annonçait une réplique peu respectueuse; mais sa mère lui fit un signe, et cette pantomime changea aussitôt de caractère. La moue d'Erembert devint contrite, et, comme ses yeux riaient malgré lui dans sa figure allongée, ce contraste fut d'un effet comique, même sur Mlle Battistine. Tout le monde se mit à rire, Erembert plus fort que les autres.

« Ne lui gardez pas rancune, ma soeur, dit Mme Félicie en poussant Erembert dans les bras de la vieille fille; il se corrigera en grandissant et il fera honneur aux Lapeyre, dont il sera seul à perpétuer le nom. »

Jamais dîner à la chartreuse n'avait paru plus long à Rose. D'abord, les grandes personnes causèrent tout le temps d'une façon énigmatique, par généralités dont aucun nom propre n'indiquait la portée. Tout ce qu'elle saisit, ce fut que l'oncle Anténor était plus grondeur que de coutume, et qu'il disait à tante Félicie des choses qui la faisaient rougir, pâlir et se mordre les lèvres. Elle répondait toujours pourtant d'un ton pacifique. Erembert comprenait-il mieux? Rose se le figurait, parce qu'il ne faisait que ricaner.

Quant à tante Battistine, elle se bornait à pousser de gros soupirs ; mais comme elle surveillait avec bonté les assiettes de Bose pour les garnir des morceaux les plus délicats et surtout des friandises du dessert, Rose eut le courage de s'adresser à elle au moment où l'on quittait la salle à manger, et de lui dire tout bas :

« Tante, puis-je aller voir maman Suzette ? » Mlle Battistine resta en arrière et même elle referma la porte du salon sur Erembert, qui venait d'y rentrer après sa mère et l'oncle Anténor, avant de dire à sa nièce : « Mon enfant, tes oncles ne te le permettent pas. » La porte du salon se rouvrit et Erembert cria à tue-tête :

[]

« Rose ! Rose ! l'oncle Anténor te demande... Mais elle est là en sournoise derrière la porte, à pleurnicher dans son mouchoir. »

Cette dernière phrase était à l'adresse des personnes établies au salon.

Quand la réunion fut au complet et que Rose se fut un peu calmée, M. Anténor se posa d'aplomb sur son fauteuil et il dit à sa nièce :

« Rose, il paraît que ton tuteur a remis ton propre sort entre tes mains. C'est peut-être très généreux, très poétique : moi qui ne fais que de la prose vulgaire, je trouve cela absurde. C'est aux parents qu'il appartient de juger ce qui convient le mieux aux enfants dont ils ont la charge. Il paraît que le progrès a changé tout cela, passons. Je ne suis pas à la hauteur de ce progrès. Puisque c'est à nous à attendre ta décision, je veux au moins que tu envisages les deux alternatives qui se présentent à ton choix. Tu peux rester dans cette maison où nous t'élèverons de notre mieux, ta tante Battistine et moi, pour te préparer à l'existence modeste qui convient à ton peu de fortune. Il faut que tu l'apprennes : ton père et ta mère avaient engagé tous leurs capitaux dans une industrie où ils se seraient peut-être enrichis, s'ils eussent vécu; mais leur mort subite et si prématurée a réduit à fort peu de chose ce qu'ils t'ont laissé. Tu ne posséderas à ta majorité que quatorze cents francs de rente, ce qui est encore quelque chose en ce pays et n'est rien à Paris. En restant avec nous, tu ne prendras pas d'habitudes au-dessus de ta position. Il en sera autrement si tu vas à Paris. Si ton tuteur y réussit comme il y compte... comme il y compte trop... tu seras dépaysée dans le monde élégant qu'il verra. Si ses espérances échouent, vous connaîtrez ce qu'il y a de pire au monde : la gène dans une grande ville où le luxe s'étale insolemment autour des gens dénués. Vois donc ce qu'il est sage de choisir, ou de l'existence d'une bonne petite ville provinciale ici, ou des hasards que ton tuteur va courir à Paris. »

Rose restait muette, les yeux baissés à terre. Pressée de [] sollicitations de la part de tous pour qu'elle se prononçât, elle murmura enfin :

« Je voudrais retourner chez maman Suzette. »

Elle avait vu souvent l'oncle Anténor fâché et grondeur pour des bagatelles, mais jamais comme il lui apparut en ce moment où il trépignait sur place, où ses yeux roulaient sous ses gros sourcils hérissés, pendant qu'il répétait en frappant du poing sur la table du salon, sans remarquer qu'il y faisait danser livres, herbiers et menues porcelaines :

« Jamais, jamais, jamais !... » Après avoir lancé tout d'une haleine ces trois négations, il dut respirer avant de reprendre d'un ton indigné: « Jamais tu ne retourneras habiter chez cette femme qui nous a humiliés, qui a jeté sur nous du ridicule en prétendant t'acheter. Nous lui avons payé ta pension chez elle, et elle nous a fait payer trop cher notre négligence à te reprendre chez nous. Mais c'était ton tuteur que cela regardait. N'importe ! ne me parle jamais de Suzette Doulis, si tu ne veux pas m'exaspérer. »

L'oncle Anténor était si effrayant dans cet accès de colère

et, par comparaison, l'aimable sourire de Mme Félicie était si attractif, que Rose se jeta dans les bras de sa jeune tante en lui disant :

« Emmenez-moi... emmenez-moi à Paris avec vous. »

M. Augustin Lapeyre avait précédé sa famille à Paris pour s'occuper d'y choisir un appartement et d'installer dans ce local

les meubles de son ancienne installation toulousaine, ceux du moins qui avaient paru valoir ce transport coûteux. Mme Félicie n'aurait pas été sans inquiétude sur la façon dont son mari allait remplir cette mission d'ordre pratique, si elle ne l'avait su muni de deux conseillers aptes à lui épargner les écoles que font les débutants. Ces conseillers étaient tous deux des collègues d'enseignement. L'un d'eux, M. Theulade, ancien camarade de lycée d'Augustin Lapeyre, avait fondé [] dans le quartier de Monceau une institution de jeunes gens, qui prospérait d'autant mieux, que la plus grande partie de sa clientèle se composait d'étrangers riches ; l'autre était une femme, remarquable par le caractère et l'intelligence, qui dirigeait rue de Courcelles une très ancienne et très renommée institution de jeunes filles. Mme Chelleray avait succédé à sa mère, qui elle-même avait acquis par la retraite de sa belle-mère ces fonctions pédagogiques transmises ainsi dans la famille à la plus instruite, à la plus sérieuse de la jeune génération. Une tradition analogue dans leur clientèle parisienne amenait dans le vaste enclos de la rue de Courcelles des nouvelles qui auraient pu retrouver dans les classes, dans les dortoirs et au jardin, la trace des pas de leurs mères et de leurs tantes, si le passage d'un être humain laissait autre chose qu'un souvenir dans les lieux qu'il a habités.

Mme Chelleray était veuve d'un Toulousain ami des parents de Mme Félicie. C'était chez elle, à la saison des vacances où elle se trouvait seule avec son personnel dans ce vaste hôtel du dix-septième siècle, aménagé en pensionnat, que M. et Mme Augustin Lapeyre s'étaient installés autrefois pour la quinzaine de leur voyage de noces. Pendant ce séjour chez Mme Chelleray, Mme Félicie s'était émerveillée des belles relations de sa vieille amie, qui avaient valu des immunités de plus d'un genre aux voyageurs ; elle avait pu juger aussi combien Mme Chelleray méritait sa réputation de sagacité et d'esprit, et c'était surtout sur son aide qu'elle comptait pour initier M. Lapeyre aux conditions de la vie parisienne.

Blessée des doutes de son beau-frère sur le résultat de cette tentative, Mme Félicie venait souvent à la chartreuse communiquer les nouvelles qu'elle recevait de Paris. Il y en avait dans le nombre dont M. Anténor ne faisait que se moquer, par exemple la présentation à la Comédie-Française d'un grand drame en vers intitulé : Savonarole.

« Vous figurez-vous bonnement, disait-il à sa belle-soeur, que ces cinq actes en vers sur un sujet du quinzième siècle et dont le héros est un moine réformateur, vont être acceptés [] d'emblée aux Français ?... Il n'y sera même pas lu. En voilà une actualité palpitante : Savonarole !... »

On ne pouvait pourtant pas accuser M. Anténoi de parti pris. Il se montra très satisfait en apprenant que par suite d'un accord réalisable à la rentrée classique, Erembert. deviendrait externe à l'institution Theulade, moyennant des leçons de français et d'histoire que son père y ferait trois fois par semaine, et que Rose serait demi-pensionnaire chez Mme Chelleray, où son éducation serait soldée par un cours d'histoire et de littérature professé par son tuteur.

Mme Félicie consacrait à Rose une bonne partie de ses visiLes à la chartreuse, car les deux vieux célibataires avaient tenu à garder leur nièce jusqu'à son départ. Ayant gagné l'essentiel, Mme Félicie n'avait pas osé chicaner sur l'accessoire. Mais, comme il ne fallait pas que Rose changeât d'avis, elle la comblait de gâteries à chaque visite, et arrivait toujours avec quelque babiole de toilette confectionnée pour Rose à la métairie, avec un mot de son tuteur à lui transmettre ; puis elle voulait lui montrer un point de crochet nouveau et s'en allait pour cela avec elle au fond du jardin, où, tout en commençant une dentelle, on parlait du prochain avenir à Paris.

Ces intentions caressantes réveillaient un peu Rose de l'ennui morne dans lequel elle languissait. Certes, ni son oncle Anténor ni sa tante Battistine n'avaient à lui reprocher aucune des frasques dont ils faisaient des crimes à Erembert. Elle se tenait coite dans le coin près de la fenêtre qui lui avait été assigné, ne dérangeait pas un atome, prenait en conscience sa leçon de piano sans trop frapper sur le clavier centenaire, mais machinalement et par ressorts pour ainsi dire. Les deux célibataires, qui avaient maudit la diablerie d'Erembert, gémissaient de cette tranquillité un peu craintive qui tenait Rose toute pâle, les coudes au corps et muette devant leurs démonstrations affectueuses.

Parfois ils s'encourageaient l'un l'autre à tenter d'apprivoiser ce petit oiseau sauvage et ils s'y essayaient de leur [] mieux ; mais tout ce qu'ils recueillaient de ces efforts, c'était quelques mois respectueux, sans une étincelle de cette émotion tendre qu'ils auraient voulu allumer dans le cœur de leur nièce.

Mlle Battistine pensait — mais elle n'osait pas l'avouer à son frère — que c'était leur propre faute si Rose avait refusé de vivre avec eux. Quant à la tristesse de Rose, elle en comprenait le fonds. Sans les défenses formelles de son frère, elle aurait conduit sa nièce visiter Suzette Doulis, qui ne quittait pas encore son lit où l'avait clouée une hépatite due au chagrin ; elle aurait également permis à Rose d'aller voir ses amis du moulin; mais M. Anténor exigeait une obéissance stricte dont nul ne se départait à la chartreuse. Pour donner à la pauvre Suzette Doulis la consolation d'embrasser Rose, pour permettre à Rose de visiter ses amis, il fallait que l'époque de son départ rendît les adieux nécessaires.

« Décidément, on a raison d'affirmer que tous les enfants sont ingrats, dit M. Anténor à sa soeur le jour où Rose venait enfin d'être autorisée à aller chez sa nourrice et au moulin. Ces petites têtes légères courent au plaisir, comme les papillons à la lumière. L'annonce du départ a transformé Rose. La voilà changée tout à coup de caractère et même de figure. L'as-tu vue rire, jaser, descendre le perron en sautillant, elle qui traînait ses pas et nous mesurait ses paroles? On perd bien sa tendresse à trop aimer ces petits êtres... Toute ma rancune contre Suzette Doulis ne m'empêche pas de reconnaître un trait d'adoration maternelle dans la proposition ridicule dont elle avait cru faire un appât pour obtenir Rose. Eh bien, tu viens d'entendre cette enfant quand je lui ai demandé par qui elle commence ces visites d'adieux. Au lieu de courir chez sa nourrice, elle a préféré aller voir d'abord Bernard et Mariette. Le plaisir de se retrouver avec ses anciens camarades l'emporte chez elle sur la reconnaissance du cœur qu'elle doit à ses nourriciers. »

Mlle Battistine aurait voulu réfuter ce jugement, qu'elle trouvait un peu rigoureux ; mais elle ne put invoquer que [] l'ignorance des enfants à l'égard des sollicitudes qui les choient. Elle ne devinait pas plus que son frère le motif délicat qui attirait d abord sa nièce au moulin.

Rose n'osait pas se présenter à la maison du faubourg avant de savoir par ses amis si maman Suzette lui pardonnait d'avoir manqué à sa parole. Pour elle, en effet, et là était la vraie cause de son chagrin, ce n'était pas la brouille survenue entre ses parents et ses nourriciers qui avait causé la maladie de maman Suzette. Maman Suzette avait dû être frappée au cœur dès le soir du Mas d'Azil où papa Jacques avait pu lui dire : « Notre Rouzétou nous échappe; elle est entièrement à sa tante, qui 1 emmène à Toulouse et qui l'emmènera pour sûr, à Paris. » C'était cette conviction de Rose qui la rendait timide, toute honteuse même. Avant d'oser revoir maman Suzette, elle voulait plaider sa cause auprès de ses amis savoir d'eux si sa nourrice l'excusait, l'aimait encore. Elle avait tellement hâte d'arriver au moulin, que la servante chargée de l'escorter jusque-là avait peine à la suivre.

Le moulin Mailhes est un très vieux bâtiment, d'assises solides sur l'avance rocheuse qui borde la Varèze à l'entrée de Montserrou ; mais cette construction massive qui avait abrité plusieurs générations de Mailhes ne suffisant plus à l'aisance gagnée par eux dans la mouture et le commerce des grains, le vieux bâtiment était réservé désormais à leur exploitation et ils habitaient une assez jolie maison construite sur l'autre face de la cour, et qui était munie des agréments agrestes familiers au pays. Rien n'y manquait, ni terrasse ombragée de treilles, ni galerie supérieure surmontée d'une rangée de pots vernissés garnis de plantes fleuries, ni grenadiers frileusement nichés à l'abri d'un mur.

En entrant dans la cour du moulin, Rose aspira avec délices cette bonne odeur de farine qu'elle n'avait pas sentie depuis longtemps et, apercevant maître Brunet qu'un garçon dételait d'un char de sacs de blé, elle frappa légèrement de la main le flanc luisant du cheval.

« Tu ne t'es pas sauvé aujourd'hui? lui dit-elle.

[]

— Ah ! mademoiselle, dit le garçon meunier, Brunet est un sournois dont on n'est sûr que lorsqu'on le tient bien. Dès qu'on ne le serre pas de près, il vous échappe. C'est ce que je disais à l'instant à M. Doulis.

— Papa Jacques est ici ? » s'écria Rose.

Le garçon lui désigna la fenêtre du vieux bâtiment qui éclairait la petite salle enfumée où le meunier faisait ses marchés et réglait ses comptes. Tout en se dirigeant de ce côté, Rose fit un rapprochement entre sa propre conduite et celle de ce Brunet « qui échappait en sournois dès qu'on ne le tenait pas en main », et elle se demanda avec confusion si papa Jacques n'avait pas eu la même idée. Un instant après, lorsqu'elle se trouva assise sur les genoux de papa Jacques, ses deux bras croisés autour du cou de son bon nourricier, ses craintes d'un reproche mérité s'effacèrent devant la joie d'être aimée malgré tout. Questions et réponses se confondaient dans cet empressement à tout savoir qu'on éprouve en se voyant après une séparation. Mais, à travers les interrogations de Rose, sa crainte d'avoir mal agi se faisait jour.

« T'en vouloir ? et de quoi pourrions-nous donc t'en vouloir, ma Rouzétou ? » lui dit enfin papa Jacques en l'embrassant pour la dixième fois.

Jean Mailhes ajouta : « C'est votre famille, mademoiselle Rose, qui croit avoir à se plaindre de la nôtre. Et Dieu sait si ce brave homme-là — il désignait son beau-frère — a voulu manquer aux Lapeyre. Votre oncle aurait pu se souvenir que ce fantassin des campagnes de Crimée et d'Italie est fort pour se lancer en avant et pour payer de sa personne à tort ou à raison. »

Le meunier ajouta :

« Vous allez causer une belle surprise à Mariette et à Bernard en allant les retrouver au jardin. Vous arrivez juste à point pour inaugurer avec eux une nouvelle amusette. »

Le jardin du moulin était le classique jardin potager et fruitier de l'Ouest méridional, avec ses carrés de choux, d'artichauts, de salades, bordés de poiriers en quenouilles, ombragés [] de hauts pruniers, avec des amandiers au coin de leurs haies et à la meilleure exposition, son groupe de petits figuiers unissant leurs troncs lisses et entrelaçant leurs feuilles rugueuses pour former un dôme au-dessus de la planche de persil. Par delà les carrés, la prairie descendait jusqu'à la rivière, et les peupliers qui baignaient leurs racines dans la Varèze rayaient, à cette heure du jour, de leurs ombres mouvantes, la verdure fleurie du pré.

Rose ne comprit pas d'abord ce que faisait Mariette, qu'elle aperçut assise sur un tertre de gazon, en face d'un trépied de bois surmonté d'une sorte de lunette d'approche. Il y avait quelqu'un dont on ne voyait que les jambes, car sa tête et son buste étaient ensevelis sous une large toile noire ; mais ce devait être là Bernard, et Rose n'en douta plus en entendant la voix qui criait à Mariette :

« Es-tu sûre de ne pas bouger ? Tu es fort bien comme cela. Fixe, maintenant. Une, deux, trois... »

Malgré ces injonctions, et quoique le photographe officiât avec la solennité minutieuse d'un débutant, l'épreuve tirée fut perdue, car elle ne présenta, lorsqu'on fut assez de sang-froid pour l'examiner, que la double et vague silhouette de Mariette et de Rose se précipitant l'une vers l'autre, les bras étendus.

La possession de cet appareil photographique ajoutait un élément de plus à toutes les confidences qu'avaient à se faire les trois amis. Rose savait que Bernard avait pour correspondant à Toulouse un cousin qui exploitait une des photographies les mieux achalandées de la ville et que le collégien s'amusait le dimanche aux diverses manipulations de ce métier. Bernard avait pris tant de goût à la photographie que, depuis longtemps, il mettait ses semaines de côté pour accumuler la somme nécessaire à l'achat d'un matériel photographique ; mais ses économies n'atteignaient pas le quart du capital indispensable, et au début de ces vacances de 18..., quand il parlait à Rose et à Mariette de la réalisation de son voeu, c'était en l'envisageant dans l'avenir ; il projetait en effet de [] demander à son père, comme récompense de son brevet de bachelier ès lettres, d'ajouter à ses propres économies la somme nécessaire à cet achat. A compter au plus juste, ce n'était donc que six mois après ces vacances-là qu'il pouvait espérer l'accomplissement de son désir.

Soit que Jean Mailhes eût jugé son fils capable de manipuler sans danger pour lui et pour autrui les substances chimiques nécessitées par la photographie, soit qu'il eût voulu distraire ses deux enfants du chagrin que leur avait causé leur séparation d'avec Rose, tout ce matériel photographique était arrivé de Toulouse le matin même. Si Jacques Doulis était au moulin, c'est qu'ayant participé à l'achat, il avait voulu jouir en personne de la surprise et du plaisir de ses neveux. Papa Jacques n'était pas un stoïque ; il aimait à voir les heureux qu'il faisait. Il vint donc, en compagnie du meunier, rejoindre les trois enfants qui riaient de tout leur cœur en regardant sur la plaque photographique cette Rose et cette Mariette précédées d'autres Rose et d'autres Mariette moins distinctes, toutes les bras en l'air, les jupes flottant en arrière, rejetées par la vivacité de leur élan, et au-dessous de ces jupes, plus de jambes et plus de pieds que n'en ont besoin pour marcher les Rose et les Mariette.

« Voilà un beau début, qui prouve tes moyens ! » dit gaiement le meunier à son fils.

Bernard ne perdit pas son temps à démontrer que le ridicule de cette épreuve ne devait pas être attribué à l'impéritie du photographe. Il avait en tête un projet trop important pour sentir la moindre picoterie d'amour-propre. Rose allait partir et, puisqu'on n'avait jamais fait son portrait, ses amis n'auraient pas la consolation de regarder son image en son absence. Il fallait donc profiter de l'occasion si Rose y consentait. Ce serait une belle surprise à faire à maman Suzette.

« Et le meilleur remerciement pour moi, dit papa Jacques à son neveu. Je serai donc plus que payé dès le premier jour du plaisir que je t'ai fait. »

Rose accepta avec enthousiasme ; elle posa seule d'abord, [] [...] [][] puis sur les genoux de papa Jacques ; elle voulut ensuite avoir son portrait avec Mariette; enfin elle demanda à Bernard de poser en tiers. On se grouperait comme dans leurs réunions d'autrefois, elle et Mariette tenant une broderie à la main, et lui, Bernard, ayant un livre ouvert devant lui. C'était contrariant de n'avoir pas le Plutarque. Pour prêter à l'illusion, on le remplaça par le grand livre de comptes du moulin.

« Si Bernard pose, qui manoeuvrera la mécanique ? demanda Jean Mailhes.

— Vous, père, s'il vous plaît, répondit Bernard. Je vais vous expliquer comment.

— C'est que je m'y connais moins qu'à mes meules, et puis ton fourniment de plaques ne durera pas longtemps, si tu en uses tant dans une seule journée.

— Rose ne sera pas toujours là pour qu'on désire tant de portraits différents, » dit papa Jacques avec mélancolie.

Deux heures passèrent avec la rapidité d'un joli rêve; les causeries entremêlées de bons rires que les diverses opérations amenèrent, voilèrent jusqu'au moment de la séparation la tristesse des adieux ; mais il fallut enfin en venir là. La servante faisait des signes de l'autre bout du verger; papa Jacques était parti pour annoncer Rose à maman Suzette, et Jean Mailhes était rentré au moulin.

11 fallut échanger ces témoignages d'affection, grâce auxquels on console ceux dont on est forcé de se séparer. Rose renouvela à ses amis la promesse d'un constant souvenir, et elle leur annonça qu'elle les reverrait l'année suivante, aux vacances, l'intention de son tuteur étant de venir faire ses vendanges tous les ans à sa métairie.

« Tu comprends si je le désire, lui dit Mariette, mais les voyages sont chers et vous êtes quatre chez ton tuteur. J'ai bien peur que Bernard n'aille à Paris avant que tu revoies notre pauvre petit Montserrou.

— Bernard, a Paris ? s'écria Rose étonnée.

— Mais oui, pour entrer à Saint-Cyr, dans deux ou trois ans, dit Bernard.

[]

— Oh ! je viendrai avant trois ans, reprit Rose. Ainsi, c'est décidé, Bernard, vous n'avez pas changé d'avis depuis le jour où, en fermant notre Plutarque, nous avons déclaré tous les trois que la plus belle carrière pour un homme, c'est d'être militaire. Mariette, t'en souviens-tu ? un autre jour, nous avons boudé ton frère parce que nous étions humiliées de n'être que des femmes et de ne pouvoir défendre notre pays comme il le fera plus tard. Alors il nous a taquinées pour se venger ; il nous a dit que, puisque nous étions si belliqueuses, nous aurions la ressource de nous engager dans les amazones. Cela sortait de Plutarque, comme la vocation militaire de Bernard. Ah! comme c'est loin, ces querelles, et comme c'était bon !... Mais à voir avec quel entrain vous faisiez de la photographie aujourd'hui, mon cher Bernard, j'aurais cru que votre vocation avait changé.

— Je ne change pas, moi ! » dit Bernard d'un air sérieux qui fit rougir Rose, car elle se reprochait d'avoir changé. Mais il n'y eut pas d'autres allusions au motif de son départ, et ce fut en se promettant une constante amitié que les trois camarades d'enfance se séparèrent.

Lorsque Rose arriva à la maison du faubourg, elle trouva papa Jacques à l'entrée du corridor. Il l'attendait là pour l'avertir que maman Suzette la recevrait là-haut dans sa chambre.

« Tu m'avais dit qu'elle était guérie et qu'elle descendait chaque malin !

— Oui, mais elle a la tête sensible et il y a de l'orage dans l'air. Le temps est noir du côté de Cazères. Si tu la trouves couchée, ne va pas t'en inquiéter, ce n'est qu'un mal de tète. »

Rose se mit à monter l'escalier deux à deux; après les premières marches, son élan se ralentit, et, lorsqu'elle atteignit le haut du palier, sa main se leva deux fois sur le bouton de la porte sans oser le manier, et elle stationna là un moment, le front appuyé sur la boiserie.

C'est que son imagination était frappée d'une image bien triste. R lui semblait d'avance avoir devant les yeux sa pauvre [] maman Suzette, amaigrie et malade, couchée dans ce grand lit que son berceau, à elle, accotait autrefois, et d où elle sautait à pieds joints auprès de sa nourrice pour s amuser des personnages de la courtepointe et des rideaux du grand lit.

Ces tentures de cretonne à fond crème, avec dessins d'un rouge violacé, représentaient diverses scènes des aventures de Télémaque. Dans un des médaillons, on voyait le festin offert par Calypso aux deux naufragés ; la table était figurée par un bloc de pierre ingénieusement contourné, sur lequel étaient posées deux corbeilles de fruits et une amphore à long col. Autour de ce régal vraiment champêtre étaient disposés deux groupes distincts : d'abord la déesse, coiffée d'un chignon empire avec une guirlande de fleurs, entourée de plusieurs nymphes les coudes au corps, dispensées sans doute de tout mouvement par la sobriété du menu ; puis Télémaque en tunique courte, chaussé de cothurnes à bandelettes croisées, l'air empêtré en dépit de la frisure conquérante élevée en toupet sur son front; à côté de lui, le sage Mentor, entortillé jusqu'aux talons dans un manteau à plis innombrables sur lequel retombait en cascades ondulées une longue barbe qui compensait tant bien que mal la nudité de son crâne. Un second médaillon représentait la scène où Mentor jette Télémaque dans la mer du haut d'un rocher. Cette composition était conçue de la façon la plus dramatique : Télémaque était représenté faisant le plongeon, à mi-chemin entre son point de départ : le rocher, et son point d'arrivée involontaire : la mer; ses bras et sa frisure tendus en avant témoignaient de la surprise, de l'effarement que lui causait ce saut périlleux. Quant à Mentor, encore campé sur le rocher, il regardait d'un air ironique la déesse Calypso placée dans le lointain, en perspective, et qui élevait ses mains au ciel, geste fort naturel de protestation contre la façon impolie dont ses hôtes quittaient son île.

D'autres médaillons figuraient encore diverses scènes du chef-d'oeuvre de Fénelon, que Rose ne connaissait pas encore [] quand elle s'amusait ainsi des messieurs et des dames de la courtepointe. Plus tard, la lecture du Télémaque avait renouvelé pour elle cet attrait de ses jeunes années. Avant, après cette lecture, elle s'était tant amusée de ces dessins, qu'au moment où elle se représenta maman Suzette malade dans son grand lit, elle songea aux illustrations des tentures et aux scènes folâtres dont elles avaient été le sujet quand elle enjambait le rebord de son berceau pour sauter sur la courtepointe, et à ses questions sur les bonshommes des images ; elle se souvint des efforts d'imagination que maman Suzette s'imposait pour satisfaire sa curiosité enfantine. A court d'érudition, la nourrice inventait à Télémaque des aventures auxquelles Fénelon n'avait jamais pensé. Ne fallait-il pas contenter le moindre désir de sa fille ?... Oui, elle avait été très heureuse dans cette maison, et en récompense elle y laissait la maladie et le chagrin. Qu'allait lui dire maman Suzette ?...

Que dit une mère à son enfant chérie au moment de s'en séparer? Tout est bénédiction dans son cœur. Avant de s'endormir le soir à la chartreuse pour sa dernière nuit à Mont-serrou, Rose pensa longtemps à ces derniers mots de maman Suzette :

« N'aie pas peur que je meure parce que je suis pâle et maigre, car je comprends que c'est là ce qui te fait pleurer. Le bon Dieu me fera vivre pour te revoir encore. Ne m'oublie pas, et, si plus tard on te fait de la peine, si les gens de Paris ne sont pas pour toi ce qu'ils devraient, souviens-toi que tu as une mère qui t'aime et une maison qui t'appartient. »

[]
[...]

CHAPITRE VIII
En route. — Le prix d'un cinquième étage. — Le bulletin de Rose. Entre anciennes et nouvelle.

Seize heures à passer tout d'une traite dans un wagon qui roule, c'est une épreuve qui agit diversement sur l'humeur

et les nerfs de chaque voyageur. Pendant ce long trajet de Toulouse à Paris, Mme Félicie Lapeyre ne se montra pas autant à son avantage que lors du petit voyage qu'elle avait fait en tête-à-tête avec sa nièce. Rose excusa pourtant sa tante de se montrer tour à tour maussade et irritable. C'est qu'Erembert était vraiment impatientant. Il remuait sans cesse, jouait des bras et des jambes, réclamait à manger,

manger, ce qu'on lui donnait, invectivait sa bonne Aglaé, qu'on avait prise dans le compartiment pour qu'elle s'occupât de lui. Comme Aglaé n'avait pas la langue dans sa [] poche, il résultait de ces taquineries du jeune garçon des algarades pittoresques, dont les voyageurs étrangers s'amusaient fort, mais qui étaient beaucoup moins agréables à Mme Lapeyre. Rose se tenait coite, se faisait toute petite à sa place, ce qui ne l'empêchait pas d'être bousculée par son cousin : il courait constamment des bordées dans cette moitié de compartiment qu'il considérait comme son domaine temporaire. Passé la nuit, Rose n'aurait pas mieux demandé que de regarder les paysages qui se déroulaient en panorama mouvant dans le cadre de la portière; mais il n'y avait pas moyen, avec cet Erembert, toujours debout, importun comme une mouche, et qui prétendait employer tout le monde à distraire son ennui.

De temps à autre, Mme Lapeyre s'emportait en paroles vives, tantôt contre son fils, pour le prier, le conjurer de rester tranquille, le plus souvent contre Aglaé, dont elle blâmait les ripostes à son jeune maître, les trouvant irrespectueuses, et parfois contre Rose, à qui elle disait ;

« Quelle drôle de petite momie tu fais! Si lu jouais avec ton cousin, il me laisserait en paix. »

Rose ne répondait rien; mais elle se sentait un peu vexée de cette qualification de momie. Une ou deux fois dans la journée, elle eut bonne envie de pleurer; mais elle craignit d'accroître la mauvaise humeur de sa tante, et, pour se forcer à ne pas réfléchir à des choses tristes, elle se récita tout bas le premier acte d'Athalie.

« Elle a l'air d'un chat qui ronronne, dit Erembert en voyant sa cousine, la tête appuyée au dossier rembourré du wagon, les yeux fermés, les lèvres agitées par les syllabes qu'elle prononçait entre ses dents. Ah bien, elle n'est pas amusante, ma cousine; tu aurais dû la laisser à l'oncle Anténor, qui voulait tant la garder. Je ne comprends pas pourquoi tu l'as emmenée avec nous. »

Mme Lapeyre appela son fils : « Petit lutin », l'attira près d'elle et se mit à lui parler à l'oreille. Tous deux finirent par rire, et ce fut là le seul moment de gaieté du voyage. Sans [] se rendre compte de ce qui l'avait amené, Rose sentit que ce rire était à ses dépens. Mais elle était fort lasse de n avoir pas bien dormi dans la nuit parce qu'Erembert tenait toute la place et sa tension de mémoire pour aligner l'un après l'autre sans faute, les alexandrins de Racine, eut pour effet

de lui procurer une heure de bon sommeil.

Ce fut là aussi pour elle le seul moment agréable de ce long trajet.

L'atmosphère de Paris faisait de M. Lapeyre un autre homme, car il n'avait pas oublié l'heure d'arrivée du train et il s'était précautionné d'avance d'un petit omnibus de famille. Ce fut pour Rose une vraie joie de se sentir serrée dans les grands bras de son tuteur, qui lui dit ces mots de

cordiale bienvenue :

« Tu as voulu, toi aussi, devenir Parisienne ? Je t'en félicite et voici en surplus un baiser pour t'en remercier. Tu n'auras pas à regretter de nous avoir donné la préférence sur tous ceux qui voulaient te garder, et j'espère que ce paresseux d'Erembert sera stimulé par le bon exemple d une compagne aussi studieuse que toi. »

Rose aurait voulu remercier son tuteur de son bon accueil; elle n'eut que le temps de lui serrer la main, Félicie ayant interrompu leur tête-à-tête pour désigner à chacun des siens son rôle dans la manoeuvre des bagages h retirer et à transporter ; Rose ne retrouva pas d occasion plus favorable lorsque l'omnibus roula le long des quais. M. Lapeyre était assailli de questions de deux côtés : Erembert lui demandait quel était ce grand jardin à gauche, et Mme Félicie s'inquiétait de l'endroit où l'on irait dîner.

« Ces ombrages sont ceux du Jardin des plantes, dit M. Lapeyre, et la mauvaise odeur dont tu te plains, Erembert, c'est celle des bêtes fauves dont les loges sont de ce côté... Oui certes, je te mènerai voir les lions, mais va-t en dans e fond à côté d'Aglaé et laisse-moi répondre à ta mère... Vous n'avez, ma chère, à vous tourmenter ni de la question u dîner, ni de celle de notre coucher, au sujet duquel vous [] annonciez tout à l'heure un gros travail à votre bonne. Vous allez trouver le couvert mis et le potage servi en arrivant, et, si les enfants sont trop las, ils pourront passer de la table au lit. Toutes les chambres sont prêtes à recevoir leurs hôtes.

— Vous avez pensé à tout cela? C'est merveilleux. C'est superbe de votre part. Et l'appartement est-il bien ce que nous souhaitions?

— Mais oui, le salon est en boiserie rechampie de filets d'or; il a un ciel traversé par un vol d'hirondelles. »

Rose se rapprocha, intéressée par ce détail, étonnant pour elle. Quant à Mme Lapeyre, elle approuvait du geste et de la mimique de sa physionomie expressive où toutes les émotions se reflétaient subitement.

« Seulement, ajouta M. Lapeyre, dans les premiers temps, vous vous trouverez logée un peu haut. Vous n'êtes pas habituée à monter au quatrième étage, avec entresol, s'il vous plaît, ce qui fait bel et bien cinq étages, quoi qu'en disent propriétaires et concierges.»

La figure de Mme Félicie se contracta, et ses fins sourcils se dressèrent pendant qu'elle répondait avec dépit :

« Au cinquième étage... Quand vous savez qu'il faut figurer dans ce pays où tout est jugé selon l'apparence! Je n'y resterai certes pas, à votre cinquième étage; mon premier acte sera de donner congé. Vous n'aviez donc pas compris mes vues sur notre installation? Comment vous, qui êtes toujours trop facile au sujet des dépenses, avez-vous pu lésiner sur la seule qu'on ne puisse esquiver?

— Mais j'ai si peu lésiné, mon amie, que ce cinquième étage coûte deux mille six cents francs de loyer, c'est-à-dire plus que le prix maximum prévu par vous.

— Si cher ! et un cinquième étage ! murmura Mme Félicie fort abattue.

— Mais oui, et encore parce qu'il est loin du centre, boulevard de Courcelles. Mais la maison est neuve et bien tenue,

deux pas des pensionnats des enfants. Il se trouvait sur le même palier un appartement de quatre cents francs moins [] cher ; mais il n'avait que deux chambres à coucher et il nous en fallait trois, à cause de Rose...

Eh ! c'était celui-là qu'il fallait prendre, s'écria Mme Félicie

Félicie ton dépité. On aurait toujours trouvé à y caser

Rose. Je vous ai complimenté trop vite. Mon pauvre ami,

vous n'entendrez jamais rien aux questions budgétaires...

Ainsi nous allons payer quatre cents francs par an le luxe d'une chambre à donner à cette petite fille.

Avisant tout à coup en face d'elle Rose qui la regardait avec un air malheureux, elle ajouta aigrement :

« Tu nous écoutes? C'est indiscret de la part d'une personne qui se prétend bien élevée. Erembert, que tu te permets de morigéner, sait mieux se conduire, puisqu'il s'est placé à l'autre bout de l'omnibus avec Aglaé. Fais-moi le plaisir d'aller les retrouver. »

Rose vil défiler devant elle beaucoup de rues. Elle ne se figurait point Paris aussi grand ; ce n'est pas qu'elle fut impatiente à cet appartement qu'on regrettait de payer trop cher il cause de sa chambre.

Enfin l'on arriva. M. Lapeyre ne s était pas vante en annonçant une table bien servie. Les voyageurs firent honneur au diner préparé par une servante que Mme Chelleray avait envoyée à cet effet. Tout fut trouve exquis, jusqu'aux fruits du dessert dont les enfants se servirent largement, habitues qu'ils étaient dans le Midi à puiser à leur volonté dans les

coupes à fruits.

« On a de tout a Paris, répondit M. Lapeyre a l'éloge des raisins et des poires que faisaient à l'envi les voyageurs ; il ne s'agit que d'y mettre le prix. »

Cet axiome banal lui valant une question un peu alarmée de la part de Mme Félicie, il ajouta : « Je ne sais qu'en bloc ce que coûte le dîner, car cette servante, dont Mme Chelleray a eu la bonté de se priver pendant trois jours pour nous obliger, me remet chaque matin, une fois son marche fait, la note de ses dépenses, écrite avec une netteté qui ferait honte au gribouillage d'Aglaé. Naturellement, je ne regarde [] que le total, et si vous en êtes curieuse..., je crois que je les ai dans ma poche, ces notes; j'ai pensé à vous les garder, ces détails étant de votre compétence plus que de la mienne. » Le geste par lequel Mme Lapeyre enleva la coupe encore à demi pleine de raisins au moment où Rose avançait la main pour en prendre une grappe, fut le commentaire de sa lecture de ces mémoires domestiques; après avoir enfermé les fruits dans le buffet, elle y déposa également l'assiette de gâteaux secs. Aglaé, qui servait d'un air morose, prit alors la parole pour déclarer qu'elle ne serait pas venue à Paris si elle avait su qu'on y renfermait les desserts. Qu'allait-elle donc manger, puisque les mets préparés au beurre par la personne qui avait confectionné le diner, lui levaient le cœur ?

Erembert, qui avait saisi au passage une grosse poire sans que sa mère l'en empêchât, fit signe à Rose de le suivre. Tous deux entreprirent un voyage de découvertes à travers l'appartement... Il y avait en effet un ciel peint au plafond du salon, un ciel traversé de petits nuages, et sur le bleu

duquel voletaient deux hirondelles aux ailes démesurément fourchues; ce salon était encombré de meubles encore enveloppés; il n'y avait de déballé qu'un très vilain divan, qui n'était certes pas digne de figurer à côté de ces boiseries d'un gris rosé rechampies de filets d'or; si on l'avait déposé là, c'est qu'aucune autre pièce de l'appartement n'était assez vaste pour lui

donner asile. Après le salon, venait une chambre qu'Erembert désigna tout de suite comme étant celle de ses parents. R reconnaissait le meuble en palissandre et les fauteuils couverts de tapisseries à la main. En face de cette pièce s'ouvrait la porte d'une autre chambre qui devait être le futur cabinet de travail de M. Lapeyre; une table couverte de feuilles volantes noircies et de cahiers attachés par des bouts de ficelle rose, maintenus par un presse-papiers, plusieurs tas de livres jonchant le parquet, indiquaient [] cette destination ; mais il se trouvait un lit de fer dans un coin.

« C'est sans doute pour toi, dit Erembert a sa cousine, car je ne veux pas dormir là où père écrit. Il me faut ma chambre. »

Il daigna trouver la réalisation de ses désirs dans la pièce suivante, tapissée d'un joli papier à fleurettes lilas. Le lit, l'armoire à glace, la toilette, la table à écrire étaient de ce bois de couleur tendre qu'on façonne en l'ornant de tiges de bambous. Rose eut quelque sujet de penser que son tuteur lui destinait, à elle, cette jolie chambre, puisque l'unique volume posé sur la table était le Livre d'un père de M. de Laprade et qu'il était entouré d'une petite bande de papier sur laquelle les mots suivants étaient écrits : « A ma chère Rose, ce livre de poésies qu'elle est digne d'apprécier. »

Elle s'abstint de tenir tête à Erembert et s'en alla avec lui sur le balcon, où elle sentit un peu de vertige. C'était effrayant d'être perchée si haut et d'apercevoir en bas les passants tout petits. Mais ces deux rangées d'arbres sur la chaussée et ces longues files de gaz qui s'allumaient, c'était très gai. Erembert n'avait pas le vertige, lui; mais il commençait à être vexé du sourire muet de Rose. Ce sourire signifiait en effet qu'on verrait bien à qui était destinée la chambre lilas.

Rose vit dès ce soir-là qu'elle aurait toujours à savoir bon gré à M. Lapeyre de ses intentions bienveillantes, et mauvais gré aux influences diverses qui paralyseraient sans cesse ces •dispositions favorables.

Ce fut toute une affaire que l'attribution des chambres à coucher à leurs possesseurs définitifs. Erembert pleura, bouda, cria lorsque son père eut confirmé les prévisions de Rose d'un ton qui n'admettait pas de réplique.

Après cet acte d'autorité, M. Lapeyre alla se promener sur le balcon, et Mme Félicie, après une conférence avec son fils, vint prier sa nièce de se contenter pour quelques nuits du lit du cabinet. Erembert était très nerveux, encore agacé par le voyage; sa cousine, étant plus âgée que lui, devait se [] montrer plus raisonnable et céder à ce caprice, qui serait de brève durée.

Rose regrettait sa jolie chambre, mais après tout elle n'était pas fâchée de se montrer, d'un caractère conciliant. Elle acceptait de bonne grâce quand la porte du salon s'ouvrit brusquement. C'était Aglaé qui faisait une entrée pathétique, son mouchoir sur ses yeux, la figure rouge et gonflée. Elle arrivait de ce « petit grenier à rats du sixième étage » où on prétendait la loger, et elle venait déclarer qu'elle ne coucherait pas là. Elle y aurait trop peur. Savait-on qui allait et venait par l'escalier, dans cette maison où l'on ne connaissait personne, ' dans ce Paris plein de malfaiteurs? Si on l'avait prévenue des conditions du service, elle ne se serait pas dévouée à ses maîtres jusqu'à quitter pour eux pays et famille. Si on ne lui permettait pas de passer la nuit dans l'appartement... n'importe où... sur une chaise, elle n'avait pas d'autre ressource que de reprendre le train; mais comment retrouver la gare?

Aglaé entremêlait de gros sanglots ces propos décousus. Comme il n'y avait moyen ni de lui faire entendre raison ni de l'expédier par le chemin de fer, ce fut elle qui prit le lit du cabinet de travail, et l'on arrangea une couchette pour Rose sur le divan du salon.

Les déceptions de l'arrivée furent compensées pour Rose les jours suivants par les promenades qu'elle fit avec son oncle à travers Paris, pendant que sa tante procédait à l'installation de l'appartement. Erembert ne les accompagnait pas toujours, pour s'être, selon son expression, supérieurement ennuyé avec eux au musée du Louvre. Dans ses tête-à-tête avec son oncle, Rose retrouvait cette impression déjà ressentie au Mas d'Azil. Il l'intéressait aux moindres sujets de causerie qu'il animait de sa verve imagée. Il la faisait souvent rire par ses traits spirituels; il l'instruisait en se jouant; si elle n'était jamais lasse de le questionner et de l'écouter, lui, de son côté, était ravi de l'ouverture d'esprit de Rose et il lui arrivait de murmurer. [] [...] [][] « Ah! si Erembert te ressemblait ! »

C'était la douceur de ces témoignages d'affection qui empêchait Rose de n'être pas trop mortifiée en se voyant réduite à jouer un rôle secondaire dans la maison de son tuteur, elle qui avait été chez maman Suzette le personnage important. Quelques réflexions, après tout fort sensées, de tante Félicie sur ce point, firent apprécier à Rose, mieux qu'elle ne l'avait jamais fait, sa situation dans le monde. De quel droit blâmait-elle les caprices de son cousin, quand ces caprices étaient autorisés par Mme Félicie, comme ceux qu'elle-même aurait pu avoir à Montserrou auraient eu pour complices dociles ses nourriciers? En trouvant cette conclusion, Rose regretta de ne pouvoir communiquer à personne ce résultat de ses pensées et de n'avoir pas là Bernard et Mariette pour leur dire : « Voilà à quoi m'a servi de lire Plutarque. Sans les maximes des marges du livre qui indiquent la moralité de chaque fait, je n'aurais pas trouvé cette première maxime de ma biographie. »

C'était dans sa chambre que Rose méditait ainsi le soir pour se rendre compte de son sort, car, après cinq nuits en camp volant dans le salon, elle avait été mise en possession, non pas certes de la chambre lilas, mais du cabinet de toilette dont Mme Félicie se privait pour laisser à son fils la pièce qu'il avait choisie. Ce cabinet était si exigu, qu'il n'y avait de place que pour un lit de fer, un lavabo et une chaise, et il n'était éclairé que par une demi-fenêtre; mais c'était pour Rose un chez-soi qui lui avait bien manqué les premiers jours où l'on faisait son lit à minuit sur le divan, après le départ des visiteurs, et où on la réveillait dès sept heures du matin pour qu'elle fût levée avant l'arrivée des tapissiers.

Ces visiteurs du soir étaient les amis assez intimes pour être reçus dans le tohu-bohu d'une installation : d'abord M. Theulade, petit homme vif et sec, toujours en mouvement ; puis Mme Chelleray, une grande vieille dame dont les cheveux blancs étaient disposés en groupes de boucles crêpelées ; ses traits réguliers la rendaient imposante, mais sans [] que la timidité qu'elle inspirait fût pénible, car sa physionomie grave respirait l'indulgence et l'affabilité. Telle fut du moins l'impression de Rose quand on l'appela au salon pour la présenter à Mme Chelleray. Les autres visiteurs étaient des professeurs de l'Université, des journalistes, un député de l'Ariège, tous s'intéressant plus ou moins au succès littéraire de leur compatriote et ayant promis d'y aider de toute leur influence.

Au bout de dix jours de cette existence décousue, un peu en l'air, d'un emménagement, tout était en place chez Mme Félicie, qui possédait de réelles qualités de maîtresse de maison et d'organisatrice ; le dernier acte qui établissait le cours normal des choses fut accompli. Le jour de la rentrée scolaire, M. Lapeyre conduisit lui-même Erembert à la pension Theulade, et Aglaé fut chargée de laisser Rose à la porte de l'institution Chelleray en allant faire son marché.

Le grand portail du pensionnat était ouvert pour laisser entrer dans la cour des fiacres qui y décrivaient un demi-cercle avant de s'arrêter devant la marquise du perron. On déchargeait les malles, les portières battaient en se refermant. Les mères se dirigeaient vers le parloir; les filles s'oubliaient à stationner sur le perron pour voir si le fiacre qui suivait le leur amenait une de leurs amies. C'étaient alors des parties de bons rires, des exclamations, de gros baisers qui résonnaient fort.

Le parloir ressemblait à une ruche en rumeur, et, de fait, c'était un essaim revenant à la ruche que ce rassemblement de fillettes enjouées qui remplissait cette vaste pièce d'un bruit semblable au susurrement d'un vol d'abeilles. Rose fut si confuse de se trouver seule à côté de toutes ces filles accompagnées de leurs mères, qu'elle s'assit à l'entrée du parloir. Personne ne faisait attention à elle. Le flot des arrivantes se renouvelait sans cesse. Deux ou trois dames vêtues de noir et nu-tête — des sous-maîtresses sans doute — accueillaient les mères et de temps à autre faisaient disparaître un groupe d'élèves par une porte dont la baie ouverte montrait [] un grand corridor. Toutes ces évolutions s'opéraient avec beaucoup d'aménité ; et, sauf deux ou trois paires d'yeux rouges, il y avait dans les adieux faits aux mamans une philosophie souriante qui témoignait qu'on n'était pas malheureux au pensionnat.

Mme Chelleray, que Rose avait entendu réclamer à droite et à gauche, parut enfin. Elle embrassa toute l'assistance de ce coup d'œil du maître qui voit ce qui échappe à ses subordonnés, et après avoir dit gracieusement à deux ou trois mamans : « Excusez-moi, je serai à vous tout à l'heure », elle vint prendre Rose par la main et se dirigea avec elle vers ce grand corridor qui desservait les classes. En route, elle dit à sa future élève quelques mots encourageants et elle l'introduisit enfin dans une classe où il ne se trouvait que cinq fillettes d'âge différent. L'aînée pouvait avoir seize ans; la plus jeune, sept à peine. Toutes, plus ou moins, avaient la contenance embarrassée de Rose et son air anxieux. C'étaient les nouvelles de l'année.

Une dame qui avait l'air aussi grave que Mme Chelleray, mais qui était beaucoup plus jeune, occupait le bureau posé sur l'estrade en face de la rangée de pupitres où les nouvelles tenaient leurs mains gauchement croisées.

« Mademoiselle Adélaïde, dit Mme Chelleray, voici Rose Lapeyre, la nouvelle dont je vous ai parlé. Son oncle me l'annonce comme très avancée pour son âge.

— En ce cas, répondit Mlle Adélaïde, ce serait perdre le temps que de l'examiner avec ces autres nouvelles qui, d'après ce que nous en savons, devront suivre les cours élémentaires. J'examinerai Rose Lapeyre à part. Asseyez-vous, mon enfant, mais auparavant voulez-vous me donner la main et me promettre de ne pas me regarder comme un épouvantail ? Eh ! quoi, vous tremblez? »

Rose s'excusa de sa timidité et promit beaucoup d'application à l'étude.

« Cette enfant parle si vite et avec un accent si prononcé que j'ai peine à la suivre, dit Mlle Adélaïde à Mme Chelleray. [] Il nous faudra bien six mois pour corriger ces intonations provinciales. »

La gravité de Mme Chelleray. se dérida jusqu'au sourire pendant qu'elle répondait :

« C'est l'accent, ce terrible accent languedocien et cette vivacité méridionale d'élocution qui vous déroutent... Rose, parlez lentement lorsque Mlle Adélaïde vous interrogera, si vous ne voulez pas que ses notes vous fassent un tort involontaire. D

Il y avait dix ans que Mlle Adélaïde occupait dans l'institution le poste de directrice des études ; elle avait, en cette qualité, examiné toutes les nouvelles pendant ce laps de temps; mais jamais les rapports écrits qu'elle transmettait à Mme Chelleray pour que celle-ci fixât la classe de l'élève interrogée ne présentèrent les contrastes bizarres du bulletin de Rose.

Voici quelles notes il portait :

Grammaire. — Forte en orthographe, dictée sans faute. Ne sait pas énoncer les règles des participes quoiqu'elle les applique dans la pratique. Semble ignorer la syntaxe.

Arithmétique. — D'une nullité complète. Fait difficilement la division. — Compte sur ses doigts.

Histoire. — Connaît l'histoire ancienne d'une façon surprenante; possède assez bien l'histoire moderne à partir de Louis XIV, mais sans pouvoir fixer une date de bataille ou de traité. Ne sait rien sur les deux premières races, mais a des aperçus sur certains règnes marquants, par exemple sur Louis XI, François Ier et Henri IV.

Géographie. — Très faible. N'a pu désigner aucun département sur la carte muette, pas même le sien.

Littérature. — Même note que pour l'histoire. C'est de ces deux côtés que se trouve le développement de l'élève; il rend plus choquante son ignorance des autres matières.

Sciences naturelles. — Pas la moindre notion.

Ce bulletin, transmis à Mme Chelleray, l'embarrassa tellement par ses hauts et ses bas, qu'elle eut besoin de conférer [] avec Mlle Adélaïde pour savoir où l'on caserait cette élève, à la fois si en retard et si avancée. N eût été la cramte de blesser M. Lapeyre dans son amour-propre, elle aurait place Rose en quatrième classe pour qu'elle y acquît les notions élémentaires qui lui manquaient; mais Rose aurait été occupée exclusivement de ces exercices préparatoires, car les trois premières classes étaient seules admises dans la salle où divers professeurs faisaient des cours plusieurs fois par semaine. Dans l'intérêt même de l'élève, Mme Chelleray hésitait à la faire entrer en troisième classe.

« Elle n'y apprendrait jamais, dit-elle, les éléments qu'elle a négligés, et ce serait pour elle une lacune qui entraverait tout progrès. »

Mlle Adélaïde était de l'avis contraire. Elle croyait Rose capable d'un effort de travail pour combler son infériorité partielle, et comme Mme Chelleray avait grande confiance dans la perspicacité de sa suppléante, elle lui dit :

« Mettez-la donc en troisième classe, sans oublier de lui apprendre mon hésitation à ce sujet. Si elle est intelligente, « comme je le croirais à ses yeux vifs et à sa physionomie parlante, ce sera le meilleur stimulant pour elle... Ah ! j'oubliais et c'est très important. A la récréation, confiez-la a Amélie Meynes. »

A l'institution Chelleray comme dans beaucoup d'autres, sans doute, 011 évite à la nouvelle l'embarras de rompre la glace en chargeant une des anciennes de la piloter pendant un ou deux jours. .

« Pardon, madame, dit Mlle Adélaïde, qui décidément avait pris en gré la petite Languedocienne malgré son vilain accent, Amélie Meynes devient très moqueuse depuis quelque temps, et elle a toujours été superficielle ; je crains qu'elle ne prenne pas à cœur la tâche d'initier cette pauvre petite provinciale qui est effarouchée comme un jeune oiseau tombé du nid.

— Vous avez raison... Il faut pourtant que ce soit elle qui s'en charge. Dites à Amélie que c'est moi qui lui saurai gré [] de la cordialité de ses procédés envers sa nouvelle compagne. »

... « Laissez-moi donc, mesdemoiselles. Je vous conterai demain mes vacances. Aujourd'hui il faut que je m'occupe de la nouvelle, puisque Madame m'a envoyé les galons de sergent instructeur. »

Des éclats de rire accueillirent cette saillie d'Amélie Meynes, mais le cercle qui l'entourait ne se dispersa point. Étonnées qu'on lui eût confié une nouvelle, ses compagnes voulaient voir comment elle se tirerait de cette mission, habituellement confiée aux élèves les plus raisonnables. Or, si Amélie Meynes faisait autorité en troisième classe, ce n'était ni par son application à l'étude, ni par sa docilité; mais elle était le boute-en-train des niches à jouer. Nulle autre ne savait aussi bien qu'elle machiner une mystification et tourner autrui en ridicule. Ses compagnes la trouvaient amusante et subissaient son ascendant. On la disait riche et son casier, toujours plein de friandises, accréditait cette opinion; puis, elle était la nièce d'un critique en renom, et après chaque sortie mensuelle elle avait à raconter à ses compagnes la pièce en vogue de la saison, qu'elle était allée voir, naturellement. Elle en savait décrire jusqu'aux costumes. Peut-être ces récits n'étaient-ils pas d'une fidélité rigoureuse quant au fond de la pièce, car 011 ne raconte bien que ce qu'on a parfaitement compris et la plupart des comédies 11e sont pas faites pour les fillettes de douze ans; mais il n'y avait sûrement pas la moindre erreur dans les descriptions de costume, la question colifichet étant de première importance pour Amélie.

C'était peut-être à cause de ce goût qu'Amélie toisait d'un peu haut la nouvelle. Dans sa robe de Montserrou, avec ce tablier de lustrine noire qu'Aglaé avait taillé trop large, avec sa ceinture de classe en laine orange qu'elle n'avait pas su bien croiser sur sa poitrine de façon qu'elle rejoignît gracieusement le Y dessiné au dos de son corsage, Rose avait l'air pataud et devait sentir elle-même son infériorité. La [] preuve, c'est qu'elle ne répondait que par monosyllabes aux questions de son introductrice.

« Ainsi vous êtes seulement demi-pensionnaire, lui dit Amélie. C'est un privilège. Vous êtes la première qu'on admette à l'institution. C'est que vous demeurez tout près, sans doute ?

— Oui, mademoiselle.

— Oh ! nommez-moi Amélie et je vous appellerai Rose, même les jours où vous serez aussi pâle qu'aujourd'hui. Est-ce gentil ?... Et vous êtes orpheline? Que fait votre tuteur? »

Rose fut embarrassée pour qualifier la profession de l'oncle Augustin. Puis sa naïveté crut la placer haut dans l'estime de ses compagnes par la réponse suivante :

« Il viendra faire des cours d'histoire à l'institution. » Amélie redressa la tête avec une moue dédaigneuse.

« Vous entendez? dit-elle à ses compagnes qui chuchotaient entre elles. M. Steiner ne hachera plus de la paille avec son alsacien au cours d'histoire, mais nos oreilles n'en seront pas soulagées pour entendre d'autres intonations, si le nouveau professeur... »

Son regard termina la phrase. Ses compagnes avaient compris... et Rose aussi.

« Pourquoi posons-nous là quand toutes les autres s'amusent? dit une fillette. Si nous jouions aux barres ? »

La nouvelle ne connaissait pas ce jeu; on le lui expliqua. Au courant de la partie, chaque fois qu'elle adressait la parole à une de ses voisines, celle-ci lui répondait :

« Vous dites ?... je ne comprends pas du tout, mais pas un mot. Réellement, est-ce que vous parlez en français? »

Cette phrase était saluée par les éclats de rire de toutes les autres. Amélie se signalait entre toutes par son hilarité et c'était naturel, puisque c'était elle qui avait donné le mot d'ordre de cette gracieuse plaisanterie. Comme Rose s étudiait à parler lentement, suivant les recommandations de Mlle Adélaïde, et qu'Amélie ne lui avait pas fait répéter [] un seul mot de ses informations, elle devina un parti pris de moquerie et répondit à la cinquième fillette qui renouvela cette malice :

« Eh bien, j'attendrai de savoir parler français pour jouer avec vous ?

[]
[...]

CHAPITRE IX
Pouf ! — Sans cahier de notes. — La petite mère. — A propos de chiffres.

Rose traversa dans toute sa longueur l'immense cour et alla s'asseoir sur un banc qui longeait le treillage du jardin réservé. De ce côté, il n'y avait que des grandes se promenant par petits groupes. La nouvelle ignorait que la cour de récréation était divisée en trois domaines séparés par des limites idéales, mais respectées dans leurs conventions. Au plus près des classes, dans l'angle formé par l'aile en retour •du bâtiment, les rondes des petites et leurs jeux enfantins auxquels les surveillantes prenaient part ; plus loin, tout l'espace découvert jusqu'au demi-hémicycle formé par la triple rangée de tilleuls, était le champ de course des moyennes, de toutes, les élèves les plus remuantes et les plus alertes; au •delà, les frondaisons des tilleuls abritaient les promenades à pas comptés des grandes.

Rose ne se savait pas boudeuse. Jusque-là rien n'avait [] humilie son amour-propre au point de lui faire fuir les auteurs de ces picoteries qui blessent à vif. Sa retraite ayant été célébrée par les deux camps de joueuses aux barres, sous la forme de cette exclamation en choeur : « Oh ! la boudeuse! » une fois assise sur son banc solitaire, elle se demanda si elle méritait cet affront. Ce fut pour elle une dernière mortification que de sentir justifié ce reproche général de ses compagnes. Oui, elle boudait, c'est-à-dire elle en voulait à ces fillettes de leurs mines dédaigneuses lorsqu'elle avait parlé de son oncle. C'était bien cette qualité de professeur qui avait ravalé la famille de la nouvelle dans l'opinion des élèves ; jusque-là, Rose avait été traitée avec bienveillance, et c'était à partir de ce moment qu'on l'avait épluchée. Nul autre terme ne rendrait aussi bien que cette expression scolaire le travail d'analyse dénigrante qu'elle figure. Pendant qu'on se divisait en deux camps pour le jeu de barres, la nouvelle avait entendu ces mots d'Amélie Meynes à une de ses confidentes :

« Si son oncle paye sa pension en nous faisant le cours d'histoire, il court le cachet des leçons comme le père d'Henriette, dont la mère fait des robes parce que son mari ne

gagne pas assez. Tout à l'heure, je lui demanderai ce que fait sa tante; si elle est couturière aussi, elle devrait bien mieux habiller sa nièce. Est-elle ficelée, cette petite ! »

Rose aurait souhaité rester invisible sur son banc ; mais une jeune fille d'une quinzaine d'années, qui portait en croix sur sa poitrine la ceinture blanche de la première classe, vint s'asseoir auprès d'elle et l'interrogea

l'interrogea tant de sympathie sur la cause de ses larmes, que, sans savoir comment, Rose lui raconta le motif de son chagrin et même un peu au delà, puisqu'elle parla de maman Suzette, de l'oncle Anténor qui auraient voulu la garder à Montserrou, dans ce pays où elle avait été si heureuse. [] Quelle différence avec l'accueil qu'on lui faisait à Paris !

« Puisque vous y voici, à Paris, cela ne vous sert à rien de pleurer, ma chère enfant, lui répondit la grande. Vous êtes trop sensible. J'ai passé par la, moi aussi, et c est parce que je m'en suis exagéré la portée — comme vous en ce

moment — que je suis venue vous trouver. C'est un voeu que j'ai fait de protéger les nouvelles qu'on taquine.

— Est-ce que c'est l habitude à l'institution de tourmenter les nouvelles ? demanda Rose. . -

— Cela dépend de leur aplomb et de la classe dans laquelle on les admet. Si vous aviez pu entrer en deuxième classe, vous n'auriez pas eu ces désagréments. Les élèves

y sont plus sérieuses qu'en troisième et elles ne jugent pas des nouvelles sur l'extérieur, comme ces écervelées de la ceinture orange. Mais vous avez deux moyens de couper court aux gentillesses de ces demoiselles.

— Et lesquels?

— L'un, c'est de tenir tète à leurs moqueries, de deviner leurs points sensibles comme elles ont trouvé les vôtres. Elles baisseront vite pavillon, car personne ne redoute le ridicule autant que les railleurs. Vous aurez vite des alliées pour peu que votre imagination soit fertile en malices.

— Quel profit y aurait-il pour moi à devenir méchante et dissipée ? » dit Rose tristement.

La grande sourit et tendit ses deux mains à la nouvelle en lui disant :

« Rose, veux-tu me tutoyer comme je te tutoie moi-même avec plaisir à cause de ta dernière réponse?

— De tout mon cœur. Comment t'appelles-tu ?

— Henriette. J'ai eu à souffrir dans mon amour-propre en arrivant ici, où il y a beaucoup de jeunes filles riches. Mon père donne à l'institution des leçons d'arithmétique ; [] ma mère est couturière. Les anciennes m'ont bien fait enrager. Mais les Parisiennes ne sont pas plus méchantes que d'autres. En tout pays, à tout âge, les gens sensés ne font pas grand tapage; ce qui paraît, ce qui mousse, c'est ce qu'il y a de plus léger. Ce sont donc les dissipées qui font, aux nouvelles pauvres, ces affronts si cruels à un début. Tu refuses le premier moyen de défense, je vais t'apprendre le second. C'est celui qui m'a servi. Ne pouvant obtenir la considération par un luxe hors de ma portée, ou par des répliques mordantes hors de mon caractère, je l'ai acquise par mon travail. J'ai enlevé toutes les premières places aux compositions, de sorte qu'au bout de trois mois on me respectait.

— Cette revanche-là est au-dessus de mes capacités, répondit Rose avec découragement.

— Mais tu n'es pas en retard en suivant la troisième à douze ans. Mlle Adélaïde m'a un peu parlé de toi, et elle dit que tu es forte en histoire et en orthographe.

— Je ne sais pas seulement ma table de multiplication, avoua Rose. Dans le Midi, on me permettait de n'apprendre que ce qui me plaisait et je laissais le reste de côté. »

Henriette sourit du ton de regret de cet aveu, et la causerie continuait entre elles avec la même cordialité, lorsque Amélie Meynes arriva pour chercher la nouvelle. La partie de barres finie, elle était bien obligée de reprendre son « paquet ».

« Rose te rejoindra au son de la cloche de la rentrée, répondit Henriette.

— Tu es témoin que je suis venue la réclamer; mais je ne puis pas empêcher sa préférence : qui se ressemble, s'assemble, » repartit Amélie Meynes.

En pirouettant sur ses talons, elle se trouva face à face avec Mlle Adélaïde, qui, après lui avoir parlé tout bas avec un accent de reproche, s'approcha ensuite du banc pour venir dire à Rose :

« Que ce proverbe ait été cité avec plus ou moins de bienveillance, je souhaite qu'il se réalise pour vous, ma chère [] enfant. Vous ne sauriez prendre de meilleurs conseils que ceux d'Henriette. »

Quand la famille Lapeyre fut réunie le soir au dîner, les parents n'eurent pas à demander aux enfants comment s'était passée pour eux cette première journée d'études. Erembert eut dix anecdotes à raconter. Il était déjà en_ grande familiarité avec un Japonais qui mangeait tout le temps de la classe du riz praliné et des pépins de courge mondés, qu'il puisait dans une bonbonnière de laque, et dont il faisait part à ses voisins. Il y avait un Russe qui ne parlait qu'en calembours, c'était très drôle, et puis des Américains, des Anglais. A la récréation 011 avait joué à foot-ball (balle lancée avec le pied), les jeux anglo-saxons étant en honneur dans ce pensionnat cosmopolite. C'était amusant, quand on était petit et leste, de jouer à foot-ball, parce que les coups qu'on attrape tombent sur les plus forts, qui épargnent les petits « par peur de les casser ». « Est-ce qu'on s'est moqué de ton accent? demanda Rose. — Est-ce que j'ai un accent? répondit Erembert en haussant les épaules. Ils voudraient bien parler le français comme moi, tous ces étrangers. Et la preuve que je n'ai pas d'accent, c est qu'il y a là une douzaine de Parisiens qui ne m'en ont rien dit. D'abord, je les aurais reçus, va! Je sais un coup : on ferme le poing comme cela, avec le pouce dépassant un peu, et on l'envoie, pouf! dans le nez des rieurs. »

Erembert joignit le geste à l'explication : il envoya son poing, pouf! dans son verre plein, qui alla tomber et se briser sur le bord du plat contenant le rôti. Plat ébréché, verre en éclats, eau rougie se répandant avec des débris de cristal dans le jus de rôti, rien ne manqua au désastre.

« C'est la faute de Rose, dit Erembert sans se déconcerter. Pourquoi me fait-elle des questions si sottes? C'était pour lui montrer... »

Mme Lapeyre fut de l'avis de son fils. C'était la faute de Rose, qui semblait avoir pris à tâche d'agacer son cousin. Cette gronderie menait grand bruit et elle avait pour basse [] continue les murmures d'Aglaé, dont l'acclimatation parisienne tournait l'humeur à l'aigre ; mais cet orage domestique n'eut pas le pouvoir d'attirer l'attention de M. Lapeyre. Après avoir passé la journée dans son cabinet de travail, il mangeait en somnambule, pour ainsi dire, sans parler aux siens ni rien entendre, trop enfoncé dans les péripéties de son drame pour remarquer le naufrage d'un verre d'eau rougie dans la sauce du rôti.

Lorsque le sauvetage de la pièce principale du diner eut été opéré, Mme Félicie revint, par transitions ménagées, au calme dont cet incident l'avait privée, et ce fut sans acrimonie qu'elle questionna Rose sur ses débuts à l'institution. Avait-elle lié amitié avec Amélie Meynes ?

« Non, répondit Rose, fort étonnée que sa tante connût ce nom; Amélie est trop méchante pour que j'en fasse jamais mon amie. J'aurais trop peur de devenir aussi moqueuse et aussi sotte qu'elle.

— Ah! cette fois, il faut que vous nous écoutiez, dit Mme Lapeyre à son mari. Votre pupille refuse de se lier au pensionnat avec la nièce de M. Darçay, ce critique influent dont l'appui vous vaudrait de ne faire antichambre dans aucun théâtre et d'être reçu d'emblée dans les meilleurs.

— Hein ! qu'y a-t-il ? » demanda M. Lapeyre après ce sursaut des gens qu'on réveille.

Quand il eut compris ce dont il s'agissait, il tourna en plaisanterie l'importance attachée par sa femme à la liaison des deux écolières. Il cita en riant un vers des Plaideurs pour se moquer de cette manie de recommandations par toutes les voies possibles, et, après avoir conclu avec dignité qu'il faut n'avoir à remercier d'un succès que soi-même, il quitta la table sur ce mot de bonté adressé à Rose :

« A ton âge, on ne fait pas de ces calculs. Je t'approuve de choisir tes amies sans arrière-pensée d'intérêt. »

Rose s'était promis d'écrire à maman Suzette et à Mariette dès que son existence parisienne serait, réglée ; elle était en effet si peu capable de calcul, qu'elle ne s'avisa pas que [] le moment n'était point favorable pour obtenir la permission de sa tante.

« Je ne puis pas l'autoriser à écrire à ta nourrice, répondit Mme Félicie à cette requête. Nous sommes brouillés avec ces gens-là, dont je te défends de jamais me parler. Quant à la petite meunière, tu ne vas pas le donner le ridicule d'une correspondance réglée avec elle. Que peuvent avoir à se communiquer des enfants de votre âge? Ton départ est survenu à point pour couper court à une liaison qui ne pouvait continuer entre personnes de rangs différents. Mariette est meunière; toi, tu appartiens à une famille d'ancienne bourgeoisie et il ne te sera plus permis de t'enfariner des gens du moulin. Tu remplaceras cette amitié par une autre plus convenable, et, quoi qu'ait dit ton oncle, si tu comprends ce que lu dois à sa bonté, tu sais bien qui tu choisiras pour amie. »

Rose y fit son possible ; mais il n'y avait vraiment pas moyen. De jour en jour, Amélie Meynes lui déplaisait davantage. Ce n'est pas que l'ancienne cherchât à faire endêver la nouvelle. M. Lapeyre avait inauguré son-cours avec un brillant succès. D'abord son accent était moins marqué que celui de sa nièce ; ce n'était qu'un léger trait du terroir, fort atténué par les anciens séjours de M. Lapeyre à Paris pendant sa jeunesse; puis le professeur, de belle prestance, d'extérieur avantageux, exposait les faits historiques avec une telle facilité d'élocution, il les colorait d'un style si personnel, qu'après le premier cours toutes les élèves chantaient les louanges du professeur d'histoire. Amélie Meynes en fut mieux disposée pour la nouvelle et l'aurait même prise en gré si Rose s'y était prêtée; mais Rose refusait d'employer le temps des études aux divers intermèdes comiques ou malins inventés par Amélie pour en occuper la durée; elle mettait à exécution le plan d'Henriette; elle se familiarisait avec l'inconnu de la carte muette, avec les solutions de la table de Pythagore; elle apprenait dans la syntaxe le pourquoi de cette application des règles des participes qu'elle [] observait si bien sans s'en douter, comme M. Jourdain faisait de la prose.

Tout cela était fort aride et ce n'était pas du tout avec plaisir que Rose étudiait. Elle s'en plaignait aux récréations à Henriette et celle-ci lui disait :

« Le plaisir n'est qu'au delà de l'effort. Quand tu seras fière de savoir ce que tu ignorais..., eh bien, ce sera là le plaisir. Tu n'en es qu'à l'effort, et l'effort c'est la peine à prendre. »

La ceinture blanche évitait aussi à la ceinture orange les petits écueils des débuts en lui donnant sur les coutumes de la maison ces renseignements qu'Amélie Meynes aurait dû lui transmettre ; s'autorisant du mauvais caractère de Rose, Amélie ne remplissait plus auprès d'elle sa mission d'initiatrice et même elle empêchait ses camarades de suppléer à son silence par leurs avis.

Ce fut ainsi que Rose arriva à l'hémicycle des cours, les mains vides, c'est-à-dire sans crayon de notes, le jour désigné pour l'ouverture du cours de morale. Sur l'ordre d'Amélie, toutes les ceintures orange avaient caché leurs carnets et étaient parties les mains libres, ce qui fit que Rose pensa qu'il n'y avait qu'à écouler ce cours.

Mme Chelleray s'était réservé ces études psychologiques des défauts et des qualités qui dégradent ou élèvent la nature humaine. Rien que mises au point de son jeune auditoire, ces conférences auraient pu être écoutées avec profit et plaisir par de grandes personnes, car Mme Chelleray joignait à son expérience cette droiture, cette finesse de jugement qui démêlent les secrets ressorts de l'âme, et cette clarté d'élocution qui met la pensée en saillie. Elle savait de plus mettre en action, à l'aide d'anecdotes, le sujet moral qu'elle traitait, et fixait ainsi l'attention de ce nombre d'élèves que les généralités ennuient.

Lorsque Rose vit toutes ses compagnes armées de leurs crayons et de leurs cahiers, elle fut toute décontenancée ; le sourire narquois d'Amélie lui apprit qu'on comptait sur [] son embarras. Nul moyen d'en sortir. Rose n'avait pas d'autre ressource que de se fier à sa mémoire pour retenir les grandes lignes du cours.

Le sujet traité par Mme Chelleray était : La vanité. Rose oublia bientôt qu'elle s'était promis de classer dans sa tète les points principaux de cette conférence. Elle écouta pour le plaisir d'écouter, et son esprit évolua très vite, faisant à chaque maxime générale de Mme Chelleray des applications particulières. Cette vanité qui « n'apprécie que les belles apparences, semblable en cela à l'insecte étourdi qui confond le plus vulgaire lumignon avec le soleil », c'était Amélie jugeant ses compagnes d'après la robe, c'était Erembert n'estimant que les riches ; hélas ! c'était elle-même rougissant de papa Jacques devant la mise élégante et les grands airs de tante Félicie.

Parmi les ceintures orange, quelques-unes bâillaient. Plusieurs d'entre elles en avaient le loisir parce que, s'étant associées pour les notes, elles écrivaient et se reposaient tour à tour. Leur idéal était de reproduire le cours tel qu'il était prononcé; c'était beaucoup de copie a écrire, mais pas de réflexion personnelle. C'était une distinction parmi les ceintures orange que de suivre la parole du professeur, le crayon à la main; quelques-unes s'étaient créé pour y arriver une sorte de sténographie.

Les crayons couraient donc sur les feuillets de notes, pendant que Rose, les bras croisés, écoutait en se disant de temps à autre : « Ah ! que ceci est juste ! que c'est vrai ! »

Au sortir de la salle des cours, sa compagne de rang lui dit tout bas :

« Comment vas-tu faire ta rédaction sans notes?

— Je ne sais pas, » répondit Rose.

La conférence flottait dans sa mémoire comme un bateau enveloppé de brouillards flotte sur la mer.

Rien de distinct, à peine une forme confuse, c Si ta composition est mauvaise, reprit sa compagne, tu auras un grand affront dans huit jours. Non seulement [] Mme Chelleray inscrit au bas de chaque rédaction une note qui sert d'indication à l'élève au sujet des progrès à obtenir, mais encore, avant de commencer le cours, elle dit les places qu'on a gagnées et le pourquoi de ce classement. Quand elle vous tient sur la sellette, il n'y fait pas bon. Avec cela que les blanches (de la première classe), et les bleues (de la deuxième) vous lorgnent et vous rient au nez dans ces occasions-là. Tiens, n'en dis rien à Amélie Meynes, veux-tu que je te prête mes notes? »

Rose accepta ; mais elle ne sut pas se reconnaître au travers de ces hiéroglyphes où des croix figuraient d'ailleurs des intervalles de repos. Il lui aurait fallu les notes d'une dizaine d'élèves pour avoir au complet le cours de morale; elle rentra à la maison le soir absolument découragée.

En se réveillant le lendemain de très bonne heure, Rose songea à recourir à sa protectrice Henriette, puis elle se souvint de ce que Henriette lui avait dit de l'effort sans lequel on n'obtient aucun résultat, et elle voulut tenter cet effort.

Il ne fallait pas songera reproduire le cours de morale. Il était dans la mémoire de Rose comme le souvenir d'un feu d'artifice, quelque chose d'éblouissant, impossible à reproduire par des mots. Réduite à tirer de son propre fonds tout ce qu'elle allait écrire sur la vanité, Rose rassembla tous les faits de vanité dont elle avait été le témoin ou l'auteur, et elle tâcha d'en extraire une moralité générale. Sa composition fut écrite en une demi-heure. Lorsqu'elle la déposa plus tard sur le bureau de la maîtresse de sa classe, elle jugea que son texte d'une page et demie ne brillerait pas à côté des sept à huit pages serrées que les notes avaient fournies à ses compagnes.

Tout le reste de la semaine, quand Mme Chelleray faisait sa tournée d'inspection dans les classes, Rose tenait les yeux baissés sur la page qu'elle écrivait, et sa main était agitée par un tremblement nerveux. Pour être en défaveur auprès de sa tante, il ne lui manquait plus que d'être trouvée nulle par Mme Chelleray. La huitaine passa trop vite au gré de [] Rose, et, pour s'être munie cette fois de crayons et de papier en allant à la salle des cours, elle n'en avait pas la mine moins allongée.

L'entrée de Mme Chelleray, les compositions à la main, fil cesser les chuchotements et les menus bruits des préparatifs.

« Avant de vous apprendre le classement de vos rédactions, mesdemoiselles, dit la directrice, je dois vous rappeler, à titre d'avis général, qu'il y a deux façons de rendre compte d'une conférence familière, du genre de celles que je vous fais. La plupart de vous ne pratiquent qu'un de ces modes, le plus aisé, le plus banal. Il consiste à saisir la parole au vol et à la transcrire. Moins vous laissez échapper de phrases, et mieux vous croyez avoir réussi. Je suis tentée de comparer vos résumés à autant de photographies plus ou moins bien venues, et j'en suis réduite, pour les classer, à donner les premières places à celles qui ont rédigé le plus correctement les phrases qu'elles ont alignées en les copiant sur les notes. L'autre méthode, celle que je ne me lasse pas de vous recommander, consiste à réfléchir sur le sujet que j'expose devant vous, et à me transmettre vos idées personnelles en échange de celles que je vous suggère. J'ai la satisfaction aujourd'hui, et pour la première fois ! d'assigner la première place à une élève qui a compris son travail dans ce sens. La valeur de cette composition laisse loin derrière elle toutes les autres, puisqu'elle est le produit de réflexions personnelles, et non pas celui d'une main alerte, servie par un bataillon de crayons comme j'en vois alignés en fde sur tous vos pupitres. »

Un mouvement se fit dans l'auditoire. Toutes ces jeunes têtes se tournaient vers les bancs des blanches. C'était peut-être Henriette qui allait être déclarée première, ou bien la grande Marguerite, qui préparait son brevet supérieur. Beau mérite de réussir une composition à cet âge ! Du regard, du bout des lèvres, voilà ce qu'on disait dans les rangs des ceintures orange, et toutes pétillaient d'apprendre si elles avaient deviné. [] Mme Chelleray laissa passer cette émotion ; on aurait dit qu'elle avait compris ce que s'étaient raconté ces yeux parlants et ces bouches habiles à se faire comprendre sans articuler aucun son, car elle reprit :

« Ce n'est pas une ancienne élève dont le travail mérite d'être offert en exemple à toutes ses compagnes. J'espère que les blanches et les bleues seront piquées d'émulation en apprenant que c'est une nouvelle, de la ceinture orange, qui a gagné la première place. Afin que vous jugiez toutes de la différence d'un travail personnel à vos copies, je vais vous lire cette composition de Rose Lapeyre. »

Toutes les têtes se tournèrent vers le banc des ceintures orange. Était-elle singulière, cette petite, de pleurer pour un éloge tel que Mme Chelleray n'en avait jamais prononcé en faveur d'aucune élève ! Elle pleurait, la tête dans ses deux mains, à chaudes larmes. Ses compagnes de la troisième classe, tout ébahies, la contemplaient avec une sorte de déférence. Amélie Meynes ne désarmait pas pour si peu, quoique, après tout, son dédain pour la nouvelle fût un peu ébranlé par le succès du jour. Comme elle était la voisine de Rose, elle lui souffla à l'oreille :

« Tes larmes, c'est de la vanité.

— Oh ! non, répondit Rose entre deux sanglots. C'est autre chose, va ! »

Oui, vraiment, c'était autre chose. Quand on est privé des joies du cœur, c'est en effet une douceur encore qu'une preuve d'estime. Cette distinction ne consolait pas Rose de tout ce qui lui manquait au logis et de tout ce qu'elle avait perdu, mais elle ranimait son courage et lui réchauffait un peu le cœur.

Il existe dans les pensionnats de jeunes filles une coutume respectable et touchante qui est une sorte d'apprentissage du grand rôle social de la femme : la maternité. Les toutes petites se choisissent parmi les moyennes, et celles-ci parmi les grandes, une protectrice qu'elles nomment leur « petite mère ». Rose avait été surprise, lors de son second entretien [] avec Henriette, lorsque celle-ci lui avait proposé d'être sa « petite mère ». Si Rose n'avait pas refusé, c'était de peur de choquer la première compagne qui lui témoignait de la sympathie; mais elle avait trouvé ridicule de nommer « petite mère » une jeune fille qui n'était son aînée que de trois ans; dans ses bouts de causerie avec Henriette aux récréations, elle avait usé de circonlocutions pour ne pas lui donner ce titre. Peu à peu cependant, en entendant prononcer autour d'elle, le plus sérieusement du monde, ces mots : « Ma fille, ma petite mère », elle avait fini par comprendre le sens de cette coutume; mais au sortir de la salle des cours, lorsque Henriette l'aborda en lui disant : « Je suis très fière de toi, ma fille. Tu as trouvé la récompense de les efforts. Ne te l'avais-je pas annoncé? » ce fut alors seulement que le mot si doux de « petite mère » s'échappa à la fois des lèvres et du cœur de Rose, accompagné de remerciements chaleureux.

« Je suis plus contente que si j'avais été première à ta place, reprit Henriette. Les ceintures orange te doivent le seul succès qu'elles aient jamais obtenu; tu auras désormais des partisans à opposer au clan d'Amélie Meynes.

— Je ne veux pas d'autre amie que toi, » répondit Rose.

En effet, Henriette fut la seule confidente de sa vie passée. En sachant Rose deux fois orpheline, puisqu'elle avait laissé une mère dévouée à Montserrou, Henriette s'attacha tellement à sa fille, qu'elle se brouilla avec Hortense, sou amie de la première classe. Hortense lui fit des scènes de jalousie h propos de cette ceinture orange qui ne s'en retournait pas vers celles de sa classe au jardin, après avoir dit à sa petite mère les deux ou trois phrases traditionnelles, et lui avoir rendu ces petits services d'émissaire à droite et à gauche dont les filles se font un honneur et un plaisir. C'était insupportable d'avoir toujours en tiers Rose Lapeyre avec ses chuchotements éternels et cette manie de tenir le coin du tablier d'Henriette pour affirmer sa prise de possession. Après plusieurs reproches de ce genre, Hortense somma [] Henriette de choisir entre elle et la petite ceinture orange. Henriette eut du chagrin de cette injustice de son amie; il y eut entre elles à ce sujet un échange de lettres de plus en plus dignes et guindées, des billets qu'on se passait d'une table à l'autre, à l'étude, sans que la surveillante eût le moindre soupçon de cette correspondance illicite qui circulait sous le couvert d'un livre de classe.

Ce fut une grave affaire. Aux récréations, les ceintures blanches étaient prises pour juges des diverses phases de cette brouille.

Les avis étaient partagés; mais, en général, on convenait que Hortense avait raison de se plaindre, parce qu'une fille ne doit pas absorber sa petite mère au point de lui faire négliger son amie. Par délicatesse, Henriette ne pouvait pas s'excuser sur le besoin qu'avait d'elle une pauvre enfant dépaysée, loin de toutes ses affections; elle passa pour capricieuse lorsque, malgré son réel chagrin, elle quitta — c'est le mot en pension — son amie Hortense pour passer toutes ses récréations avec sa fille de la troisième classe.

cette générosité fut récompensée. Quoique beaucoup plus jeune qu'Hortense, Rose était mieux préparée à comprendre le caractère d'Henriette, son application à l'étude qui était une vue d'avenir pour cette fille d'un professeur sans autre revenu que ses leçons et d'une couturière qui voulait vouer sa tille à l'enseignement, pour qu'elle n'usât pas ses yeux et sa santé à un travail manuel peu rétribué. L'ambition d'Henriette était de parvenir plus tard au poste de Mlle Adélaïde lorsque celle-ci aurait succédé à Mme Chelleray, qui parlait de se retirer dans quelques années.

Les deux amies escomptaient l'avenir dans leurs confidences. Henriette se voyait déjà directrice des études à l'institution et donnait pour retraite, à sa mère, le poste d'économe. Après ce roman, Rose racontait le sien; il aurait pu se résumer en trois mots : le retour à Montserrou.

Le bienfait de cette amitié donnait des forces à Rose pour supporter les heures mauvaises qu'elle passait chez son [] tuteur. C'était toujours un souci pour elle que de passer le seuil du pensionnat et de se diriger vers le boulevard de Courcelles en compagnie d'Aglaé, qui profitait de ce tête à-tête pour se plaindre des procédés avares et tracassiers de Mme Lapeyre.

Rose ne répondait rien aux lamentations de cette fille, mais au fond elle était tentée de l'envier. Aglaé pouvait bien s'en aller, après tout, si elle se trouvait trop malheureuse; à cet égard, la pupille n'avait pas la liberté d'action de la servante. Elle devait rester et subir les bourrasques d'humeur de tante Félicie, s'entendre reprocher son appétit trop ouvert, ses souliers trop vite percés, et ces autres fautes plus réelles qui échappent à une fillette de douze ans. Encore tante Félicie n'était-elle pas la personne la plus redoutée par sa nièce. Rose évitait d'être brusquée lorsqu'elle s'observait sur tous les points. Mais nulle précaution ne gardait Rose des exigences d'Erembert. Il fallait qu'elle obéît à ses caprices, sous peine d'être dénoncée et noircie auprès de tante Félicie, qui donnait toujours raison à son fils.

Pour remplacer à la maison l'heure d'études fournie le soir par leurs condisciples, les deux écoliers avaient à travailler une heure ou deux environ. On les établissait dans la salle à manger, sous la lampe de la suspension, et on les laissait seuls, afin de leur éviter les distractions des allées et venues et des causeries à leurs côtés. Rose ne réussissait jamais à faire sa besogne en paix. Erembert l'interpellait sans cesse pour se faire aider dans son propre travail et épargner d'autant sa peine. Si elle ne répondait pas assez vite, il allongeait le bras et tirait à lui le cahier de sa cousine, au risque de gâter sa page par un trait involontaire de la plume qui s'exerçait sur cette surface fixe. Rose trouvait plus simple de renseigner son cousin, de lui mâcher sa besogne, de la lui dicter parfois.

Henriette lui ayant démontré qu'elle rendait ainsi un très mauvais service à Erembert, Rose essaya de résister [] un soir de décembre où Erembert lui disait d'un ton cavalier :

« Fais-moi donc les opérations de cette règle de trois sur mon cahier, pour que je n'aie pas la peine de les recopier, et surtout n'enlaidis pas tes chiffres 6 par ces boucles échevelées qui ne sont pas de ma main. Après, tu me dicteras le raisonnement.

— Non, Erembert, répondit Rose avec calme; ce serait tromper ton professeur que de lui présenter comme tien un devoir fait par un autre ; et puis, tu ne sauras jamais rien si tu ne travailles pas par toi-même.

— Tu te poses en moraliste, depuis que tu as attrapé des compliments pour cela. C'est mon affaire si je trompe mon professeur, et pas là tienne. Une fois, deux fois, prends-tu mon cahier? »

Rose fit signe que non et elle baissa la tête sur le livre où elle étudiait une leçon.

« Tiens ! ça t'apprendra ! » dit Erembert en lui cinglant les doigts d'un coup de sa règle d'ébène.

Après le cri involontaire que la douleur lui arracha, Rose se leva et saisit la règle qu'Erembert tenait droite, prête à frapper de nouveau. Dans son indignation, elle fut sur le point de prouver à Erembert l'effet d'un coup de baguette bien appliqué sur les ongles; mais elle répugnait à rendre le mal pour le mal. Trop révoltée cependant pour se borner à désarmer son agresseur, elle passa sa colère sur l'instrument de correction.

Tu n'auras plus de quoi me frapper, dit-elle après avoir rompu sur son genou la règle d'ébène.

— Tu crois? tu crois? » s'écria Erembert en grinçant des dents.

Il lança l'un après l'autre à la tête de sa cousine les livres classiques épars sur la table. L'un d'eux, mal dirigé, renversa l'encrier sur le tapis; un autre ébranla la suspension et fit danser l'abat-jour de verre dépoli. Un troisième atteignit en pleine figure Rose qui s'enfuyait, épouvantée des [] [...] [][] yeux méchants d'Erembert. En ouvrant la porte, elle se heurta contre sa tante Félicie, qui accourait au bruit. « Qu'as-tu encore fait à Erembert ? »

Cette question annonçait une partialité si injuste, que Rose resta clouée sur place, aussi muette qu'un coupable pris en flagrant délit.

Erembert n'était pas muet, lui ! Il montrait la règle cassée, l'encrier répandu, la lampe qui fournissait des oscillations de pendule au-dessus de la table. C'était Rose qui avait fait tout cela.

« Vous ne paraîtrez pas à table de huit jours ; on vous portera votre potage et du pain dans votre chambre, dit Mme Lapeyre à sa nièce. Je ne supporterai plus vos brutalités de paysanne ; c'était bon pour les niais de Montserrou de les aduler. Ici elles ne réussiront pas, je vous en préviens. Retirez-vous dans votre chambre. »

[][]
[...]

CHAPITRE X
Lettres du jour de l'an. — Osmin Pujol. — Les griefs d'Aglaé. Soirée littéraire et musicale.

Rose espérait que son oncle ferait, sur son absence aux repas du soir, une enquête qui rétablirait la vérité des faits ; mais M. Lapeyre avait bien d'autres affaires en tête : des démarches pour activer la lecture de Savonarole ; un acte à refaire au grand drame intitulé la Duchesse d'Éboli, qu'il devait offrir à la Porte-Saint-Martin ; des pourparlers avec des gens qui voulaient fonder un nouveau journal dans la rédaction duquel il comptait avoir une situation. Il fît donc suivre de cette seule réflexion l'assez vilain portrait que Mme Félicie lui fît de sa pupille :

« C'est étrange, elle est exemplaire au pensionnat. Je ne m'explique pas qu'elle soit un démon ici. »

Mme Lapeyre ne laissa pas à son mari le temps d'approfondir ce mystère. Il avait à lui rendre compte de sa journée, des promesses obtenues, des engagements pris, de cette mise en [] train coûteuse dont les premiers frais donnaient le vertige à la provinciale, lorsqu'elle calculait tout ce qu'on avait dépensé depuis l'arrivée à Paris, sans entrevoir encore un résultat. Les amis auxquels elle montrait son impatience l'en plaisantaient agréablement et l'exhortaient à modérer cette fougue méridionale qui veut saisir d'un bond l'objet de sa convoitise. Mme Lapeyre riait avec eux de sa mauvaise grâce â attendre, car nulle femme n'avait des dehors plus aimables dans le monde.

Par bonheur pour les victimes des méchants, les mauvaises actions de ceux-ci tournent parfois à leur propre préjudice. Après la semaine de claustration de Rose, il fallut bien remettre l'étude du soir à la salle à manger pour ne pas brûler des lumières dans toutes les pièces de l'appartement. Mais les deux écoliers eurent des installations séparées, et il fut défendu à Rose d'échanger un seul mot avec son cousin. Les devoirs d'Erembert eurent donc le sort que leur fit sa paresse.

Ce n'était pas pour fournir une besogne scolaire que Mme Lapeyre interna son fils et sa nièce à leur poste d'étude le dimanche qui précédait le 1er janvier 1874. Ils avaient tous

deux à composer leurs lettres du jour de l'an à l'oncle Anténor et à la tante Battis-tine. Puisqu'il ne s'agissait pas d'un devoir, Erembert pouvait bien s'inspirer des idées de sa cousine. Jusque-là il avait écrit en tête de sa page : « Mon cher oncle », et il en était resté sur ces trois mots illustrés d'accents circonflexes, de rangées de petits points, d'accolades bien grasses et d'autres agréments calligraphiques peu en

situation. Après avoir ainsi usé cinq ou six plumées d'encre, Erembert regarda Rose qui écrivait posément ses deux lettres, non sans s'arrêter de temps à autre — elle relisait ses phrases pour s'assurer que rien n'y prêtait à la critique de l'autorité. Elle voulait pourtant y glisser un souvenir pour ceux qui [] l'avaient aimée et soignée à Montserrou, et cela dans l'espoir que tante Battistine lirait ce passage à maman Suzette, si celle-ci. rentrée en grâce à la chartreuse, allait s'y informer de sa Rouzétou. C'était le seul moyen pour Rose d'envoyer ses tendresses à ses nourriciers, puisque Mme Lapeyre venait de lui défendre de nouveau toute communication directe avec les Doulis.

« Qu'est-ce que tu peux trouver à leur écrire, à ces vieux colimaçons-là ? demanda Erembert. Est-ce assez sciant, ces simagrées de compliments à faire sans qu'on en pense un mot! Comment t'y prends-tu ?

— C'est bien simple. J'écris ce que je pense. Fais-en autant.

— Ah ! ce serait drôle ! s'écria Erembert. C'est pour le coup que l'oncle Anténor froncerait le nez. Tu sais... comme cela... cette grimace qu'il fait quand il est fâché. Et tante Battistine ! ce serait autre chose: elle gémirait à perdre haleine et elle en oublierait ses crèmes sur le feu... Tu es maligne, de me donner ce conseil. Pas si sot que de le suivre. Mais, sérieusement, comment tournes-tu cela ? Laisse-moi prendre une idée.

— Pourvu que tu ne copies point !...» dit Rose en lui tendant sa lettre à l'oncle Anténor, qu'elle avait écrite la première.

Elle continuait péniblement sa lettre à tante Battistine, quand elle fut surprise par l'attitude d'Erembert, qui était venu se camper devant elle d'un air irrité. Comme les regards de sa cousine l'interrogeaient, il lui dit :

« Ah çà, mademoiselle l'endormie, toutes ces douceurs que vous dites au vieux bonhomme, ces premières places à l'institution dont vous vous vantez, c'est pour vous faire valoir à mes dépens, n'est-ce pas ?... Tu espérais que je n'y verrais que du feu, sournoise ! Mais tu as beau faire, je suis le seul garçon du nom de Lapeyre et c'est moi qui aurai l'héritage des deux vieux. »

D'abord Rose avait été anxieuse, ne comprenant pas le pourquoi de cette querelle ; mais cette conclusion inattendue, [] ce calcul énoncé par Erembert d'un air de bravade lui parut si bouffon, qu'elle éclata de rire.

« Pauvre Erembert, dit-elle, on meurt à tout âge, et les vieilles gens voient partir avant eux quelquefois les jeunes gens qui avaient compté leur survivre.

— Ah ! tu souhaites ma mort?

— Comment? Qu'y a-t-il encore entre vous? Ne pouvez-vous être un quart d'heure ensemble sans vous quereller? dit Mme Lapeyre, qui entra en entendant s'élever la voix de son fils.

— C'est Rose, dit Erembert, qui souhaite que je meure. »

Cette fois, Rose eut la présence d'esprit de se défendre ;

mais, pour se disculper, il fallait bien parler de cette question d'héritage mise en jeu par son cousin. Mme Lapeyre regarda son fils d'un air significatif en haussant les épaules. Erembert ne supporta pas ce blâme muet.

« Voyons, mère, répliqua-t-il avec dépit, est-ce que tu n'as pas amené Rose à Paris de peur...? »

Quoique idolâtre de son fils au point d'être aveuglée sur ses pires sottises, Mme Lapeyre ne laissa pas se formuler tout à fait cette sortie d'enfant terrible. Elle ferma de sa main droite la bouche d'Erembert et l'entraîna avec elle au salon pour le chapitrer.

Un quart d'heure après, elle revint vers sa nièce dont elle déchira les deux lettres en déclarant qu'elle ne laisserait point partir ces plates flagorneries ; elle lui dicta ensuite, pour l'oncle Anténor et la tante Battistine, une missive collective qui ne devait pas encourir une critique de ce genre, tant elle était gauche et enfantine.

Ce soir-là, avant de s'endormir, Rose regarda comme d'habitude les portraits de son père et de sa mère, qu'elle, avait accrochés auprès de son petit lit de fer. Elle promit à ses parents morts et aussi à ses autres parents adoptifs qui, à l'autre bout de la France, se désolaient peut-être de son silence, elle promit donc aux morts et aux vivants de ne pas devenir méchante au contact des méchants. Cette élévation de son [] âme à Dieu et à tous ses chers absents l'amena à faire son examen de conscience, à juger le passé insouciant où elle se laissait vivre en se doutant si peu de son bonheur, qu'elle avait voulu le quitter. Ah! elle avait souhaité venir à Paris, être Mlle Rose au lieu de rester Rouzétou. Cette ingratitude valait un châtiment. Rouzétou était aimée, choyée, prévenue dans tous ses désirs. Pourquoi mettre tant de sévérité à juger Erembert ? Est-ce que Rouzétou n'était pas vive, emportée, brouillon, désordonnée, ne prenant de l'étude que ce qui lui plaisait, croyant le monde fait pour elle seule, puisque chacun l'aidait dans cette illusion? Quelle différence avec le sort de Mlle Rose!... Cette comparaison attendrit la fillette ; mais, tout en pleurant sur elle-même, elle se promit que Rose vaudrait mieux que Rouzétou. Ce fut par cette résolution qu'elle inaugura l'année nouvelle.

Un dimanche de février, Mme Lapeyre attendait quatre convives à l'heure du déjeuner ; c'était une réunion d'affaires, puisqu'on devait traiter au desserties dernières conventions au sujet du journal à fonder. Après bien des hésitations, Mme Lapeyre avait consenti à risquer dans cette entreprise une par-lie de ses capitaux. C'était elle et non son mari qu'on avait dû gagner à ce projet, car l'administration des biens de la famille lui avait été abandonnée par M. Lapeyre, autant par insouciance que par délicatesse, parce qu'il n'entendait rien aux affaires d'argent et que la plus grosse part de cette petite fortune provenait des héritages recueillis par Mme Félicie. Ce n'était pas sans peine que celle-ci s'était décidée à risquer une assez grosse somme dans une entreprise aussi hasardeuse que la fondation d'un journal; mais on lui avait démontré que son mari acquerrait une puissance en ayant à sa disposition un organe de publicité qui mettrait son nom en relief. Cette considération avait emporté les derniers scrupules de Mme Lapeyre.

Après avoir donné le coup d'œil du maître sur les préparatifs domestiques, elle achevait sa toilette lorsque le timbre de la porte d'entrée retentit.

[]

« Déjà! Qui est-ce ? demanda-t-elle à Aglaé qui entrait dans la chambre de sa maîtresse, après avoir introduit quelqu'un au salon.

— Madame, ce n'est aucun de ces messieurs ; c'est un jeune homme de Montserron qui apporte une bourriche bien garnie. Ah ! que cela m'a fait plaisir de l'entendre me demander, en patois, s'il pouvait vous voir. Monsieur est déjà avec lui et j'entends qu'il appelle Mlle Rose.

— Rose... Pourquoi faire ? »

Après cette explication, Mme Lapeyre négligea le dernier coup de main à donner à sa parure pour arriver au salon au moment où sa nièce saluait Osmin Pujol, un voisin des Doulis.

M. Lapeyre présenta, dans les termes les plus affables, Osmin Pujol à Mme Félicie ; il ajouta que ce brave garçon,

venant à Paris pour y tenir un emploi chez un commerçant de fruits en. gros, avait bien voulu se charger d'apporter à Rose, de la part de sa nourrice, une terrine de foies gras et quelques saucissons.

« Il y a aussi trois perdreaux, ajouta Osmin Pujol, parce que Mme Doulis se souvient que Mlle Rose les aime. »

Jamais maîtresse de maison ne bouda contre un cadeau de ce genre lui parvenant une heure avant un déjeuner d'apparat. Mme Félicie ne pouvait faire mauvaise mine au porteur de mets si friands ; mais elle fut saisie de la crainte que M. Lapeyre, avec sa bonhomie insouciante, n'invitât au déjeuner cet Osmin Pujol. Elle dit au visiteur qu'elle le laissait causer des Doulis avec Rose, et elle emmena son mari sous prétexte de se faire aider par lui à ouvrir la bourriche.

« Monsieur Pujol, dites-moi vite comment se portent maman Suzette et papa Jacques ; s'ils ne sont pas fâchés de ce que je ne leur ai pas encore écrit. Ce n'est pas ma faute, allez ! »

Rose s'arrêta après ces mots; elle n'en pouvait prononcer un de plus sans accuser sa tante; mais Osmin Pujol était au [] fait de la situation, et, lui aussi, il glissa sur les points délicats.

Mme Doulis s'était remise de sa maladie de l'été. Elle et papa Jacques étaient moins tristes depuis que Mlle Mariette était venue habiter avec eux. Mme Doulis n'était pas du tout fâchée contre Mlle Rose; elle comprenait... les choses; mais elle avait voulu savoir des nouvelles de sa fille. Elle avait fait promettre à Osmin Pujol de lui écrire tout de suite après sa visite. Il tiendrait sa parole le soir même.

« Dites-lui -que je la remercie, non pas tant de son présent que de m'aimer toujours. Dites-lui que je l'aime encore mieux depuis que je l'ai quittée et que je ne passe pas un seul jour sans penser à elle.

— Oui, mademoiselle. Ah! elle sera bien contente. Et j'ai encore quelque chose à vous donner de sa part. »

Il tira de sa poche un petit paquet ficelé, que Rose défit aussi vite que surent le faire ses doigts un peu tremblants. Quelle délicieuse surprise ! et comme elle était ingrate de n'avoir pas demandé encore des nouvelles de Bernard ! C'était le bon tirage des épreuves photographiques faites la veille de son départ : divers groupes avec Mariette, Dernard et papa Jacques, puis un portrait encore plus précieux, celui de maman Suzette. C'était elle, c'était bien elle avec ses grands yeux et son beau sourire. Rose l'embrassa plus d'une fois.

Tout à coup il lui vint une crainte : Erembert pouvait prendre en dérision ces portraits, s'amuser à les cacher, à les détruire peut-être, et elle les mit dans sa poche, résolue à enfermer ce trésor dans son pupitre de classe.

« Tout le monde goûtera du pâté, dit-elle à Osmin Pujol, mais ceci est pour moi seule. Voulez-vous n'en pas parler ?... »

Elle ne sut finir sa phrase qu'en devenant toute rouge. Osmin Pujol fit un signe d'assentiment.

« Et Bernard ? ajouta-elle.

— Bernard est au lycée de Toulouse. Il fera mieux que moi son chemin-dans le monde.

— Mais vous aurez la satisfaction de ne rien devoir qu'à [] vous-même, » lui dit M. Lapeyre qui rentrait au salon avec Mme Félicie. Celle-ci ajouta :

« Puisque vous vous fixez à Paris, monsieur, vous viendrez bien nous voir quelquefois ? »

Osmin Pujol se confondit en remerciements, sans comprendre que cette formule vague et peu engageante était un congé en bonne forme. Avec la naïveté d'un provincial, il restait établi sur son fauteuil. Mme Félicie faisait des clins d'œil à son mari pour qu'il l'aidât ; mais celui-ci n'entendait rien aux besognes de ce genre ; il était hors de son naturel de mortifier autrui et il se jeta dans une diversion en disant à sa nièce :

« Tu n'es guère curieuse de n'être pas allée regarder ce que t'envoie ta nourrice. J'espère bien que tu vas lui écrire tout de suite pour la remercier.

— Vrai, mon oncle, vous me permettez de lui écrire? — Si je te le permets ! mais je te l'ordonne. Est-ce que cela 11e va pas de soi? Es-tu singulière avec tes airs ahuris? »

L'entrée au salon de deux des convives attendus eut, sur le manque d'usage du bon Osmin Pujol, l'influence que l'avis indirect de Mme Lapeyre n'avait pas gagnée. Il salua avec timidité ces nouveaux venus si bien étoffés et de mine si importante, et il s'esquiva au grand contentement de Mme Félicie.

Aux vacances suivantes, on n'alla pas en villégiature à Montserrou, en dépit des promesses faites lors du départ pour Paris. C'était de bonne foi que Mme Lapeyre s'était engagée à ce retour annuel au pays ; elle doutait si peu, à cette époque, du prompt succès de son mari, qu'elle avait prévu l'insuffisance du pied-à-terre de la métairie. Mais on arrondirait le domaine par des acquisitions successives. On l'étendrait peu à peu jusqu'au coteau le plus proche, au sommet duquel on construirait une villa dont elle avait le plan dans sa tête.

Sans être tout à fait renversé, ce pot au lait de Perrette, que portent tous les ambitieux, était un peu ébranlé sur la tête de Mme Lapeyre. Il lui avait fallu en rabattre sur la rapidité [] du succès et convenir que la réponse habituelle de Mme Chelleray à ses plaintes : « On ne prend pas Paris d'assaut », n'était que trop juste. En dépit des plus chaudes recommandations, M. Lapeyre n'avait obtenu, d'une année de tentatives, qu'un résultat négatif. Le journal dont il possédait une part ne se soutenait que par les sacrifices de ses fondateurs. Tout l'argent dépensé n'avait donc rapporté que l'expérience de la difficulté de percer à Paris. Savonarole n'avait môme pas obtenu, à la Comédie-Française, cette fin de non-recevoir polie désignée sous la formule : « Reçu à correction. » La Duchesse d'Éboli n'avait pas eu meilleure chance à la Porte-Saint-Martin, et une comédie en vers, sur un sujet mythologique, attendait encore son classement dans les cartons de l'Odéon.

Même en écartant la question budgétaire des frais de déplacement pour toute une famille, il était impossible de reparaître à Montserrou avant d'y apporter autre chose que des espérances. L'orgueil de Mme Lapeyre se refusait a subir les critiques acérées de son beau-frère Anténor, et cette diminution d'importance à laquelle doivent se résigner les gens partis toutes voiles dehors au son de leurs propres fanfares, et qui reviennent sans le triomphe dont ils se sont targués d'avance.

Ces considérations n'avaient pas autant de poids sur M. Lapeyre que Mme Félicie l'aurait souhaité. Il se complaisait assez dans ses créations pour se passer du suffrage d'autrui. Sa confiance en sa propre valeur n'avait pas été ébranlée par ses premiers insuccès; il y voyait, au contraire, la preuve d'un talent hors ligne, dont l'originalité déroutait la routine des directeurs de théâtre. Certes, il n'aurait pas été embarrassé de son personnage à Montserrou. Aux questions tant soit peu indiscrètes sur les résultats de son année parisienne, il aurait répondu par la légende de tous les chefs-d'oeuvre méconnus à leur apparition, et l'on sait si cette légende est fournie de faits anciens et contemporains, y compris ou non l'échec de Savonarole. [] Voilà ce que M. Lapeyre objectait à la résolution de Mme Félicie ; mais il y avait trop longtemps que celle-ci tenait en main les rênes du gouvernement pour céder sur un point où sa vanité était intéressée. M. Lapeyre se résigna, non sans avoir tourné une jolie épigramme en vers à ce sujet, sous forme d'acrostiche au nom de Félicie. Ces sept vers étaient jolis ; Mme Lapeyre se fit un plaisir de laisser traîner au salon la feuille de vélin où ils étaient tracés. Peu lui importait que le poète la traitât de tyran en vers, pourvu qu'il lui obéit, en prose.

Rose n'avait pas la ressource de se plaindre de son désappointement, qui était plus profond que celui de son tuteur. Elle avait tant compté sur ce retour à Montserrou, que ce sujet avait été le seul longuement traité dans sa lettre à maman Suzette. Elle s'était étendue sur cette espérance, ne pouvant parler de ses déceptions sans encourir le contrôle de tante Félicie. Et puis a quoi bon affliger maman Suzette ? Il valait mieux l'assurer d'un souvenir bien tendre et aspirer au doux revoir prochain.

C'étaient ces idées qui avaient dicté à Rose une lettre assez ménagée dans ses termes pour mériter l'approbation de Mme Félicie. Rose avait attendu avec impatience une réponse qui ne vint jamais. Elle aurait fait pendant toute cette année-là des suppositions alarmantes sur la santé de sa nourrice, si Osmin Pujol n'était venu de temps à autre présenter ses respects à M. Lapeyre et répondre aux questions de Rose que Mme Doulis se portait bien. Que signifiait ce silence? A force d'y réfléchir, Rose pensa que Mariette avait pris à la maison du faubourg, non seulement sa chambre, mais encore l'affection de ses nourriciers, et elle sut alors ce que c'est que la jalousie, non pas cette jalousie basse qui envie à autrui ses privilèges, mais cette jalousie tendre qui souffre d'avoir perdu la part qu'elle avait crue sienne à tout jamais dans la tendresse d'êtres chers à son cœur. Mais on devait passer les vacances à Montserrou, et, en revoyant Rose, maman Suzette et papa Jacques... Quand Rose dut abandonner cet espoir [] consolateur, elle tomba dans le découragement, et sa tante fit des reproches vraiment fondés à lui adresser sur son désordre, sur sa paresse à étudier son piano et sur ses airs maussades.

Une autre personne manifesta d'une manière plus agressive sa vexation de ce voyage supprimé. Lorsqu'il fut certain qu'on ne quittait point Paris, Aglaé régala ses maîtres d'un discours dans lequel elle unit — sans le savoir, bien entendu — le pathétique au bouffon. Elle se plaignit pêle-mêle des difficultés du service, de l'exiguïté de ses gages, des mauvais fruits du dessert qu'elle n'avait pas même à discrétion, puisque madame les comptait, du ciel de Paris qui est en papier gris en comparaison du ciel de Toulouse, des quatre étages à monter qui lui mettaient un tire-bouchon dans la tête, des fournisseurs qui se moquaient de son mouchoir à la bordelaise, de sa conscience à marchander pour obtenir à juste prix ces légumes fanés et ce beurre auxquels elle devait ses maux d'estomac.

Elle débita ces jérémiades avec cette volubilité et ces images pittoresques familières aux Toulousaines du peuple, et la conclusion de ce discours fut la demande de son compte. On avait promis à Aglaé de la ramener dans le Midi ; on manquait à la parole donnée. Eh bien, Aglaé s'en retournerait seule à Toulouse. Il n'y eut pas moyen de lui faire entendre raison. A force de s'exciter en parlant, elle finissait par dire des choses blessantes telles que celles-ci :

« De vous tous, je ne regrette que Mlle Rose, la seule qui ait égard à la peine du pauvre monde. »

Après cette dernière tirade, il ne restait plus qu'à régler le compte d'Aglaé. Elle partit le soir même, son mouchoir de tête posé de travers, les yeux brillants, les dents serrées, sans dire adieu à personne, sauf ce mot à Rose :

« Mademoiselle, je vous emmènerais volontiers et vous n'en seriez pas fâchée, je crois.

— Adieu, Aglaé ; je vous souhaite un bon voyage, » répondit Rose avec un soupir. [] Ce procédé bienveillant à l'égard d'une fille honnête, mais exaspérée par le mal du pays, fut incriminé par Erembert.

Lui et sa mère se déclarèrent satisfaits du départ de la Toulousaine ; mais les bonnes qui succédèrent à Aglaé et qu'on dut renouveler de mois en mois, parfois plus souvent, se chargèrent de modifier cette première impression.

A la rentrée scolaire, Rose monta en deuxième classe en compagnie des meilleures élèves de la troisième. Elle avait sa place préparée parmi les anciennes compagnes d'Henriette ; il n'aurait plus tenu qu'à elle d'avoir dans Amélie Meynes, non pas une amie, puisqu'on ne donne ce nom dans les pensionnats qu'à une seule, mais une de ces complaisantes qui suivent les personnes qualifiées, vivent dans leur rayonnement et leur rendent les services attribués aux confidents de tragédie. Cela aussi est dans les moeurs des pensionnats. Mais Rose avait ce trait de caractère méridional qui consiste à se garer des mauvais procédés en évitant ceux qu'on en sait capables. Mme Lapeyre qualifiait de rancune cette résistance qu'opposait Rose à ses exhortations pour qu'elle se liât avec Amélie. Rose se défendait d'éprouver ce vilain sentiment qui ramène sans cesse les injures reçues, et elle répondait à sa tante.

« Je n'en veux pas du tout à Amélie. Je suis polie avec elle et même avenante depuis que vous allez en visite chez sa mère; mais son caractère ne me plaît pas, son genre de conversation m'ennuie. C'est donc tout ce que je puis faire. »

Mme Lapeyre s'était liée avec Mme Meynes après avoir fait beaucoup de frais d'amabilité pour obtenir ce résultat. Mme Chelleray recevait plusieurs fois par hiver et c'était à l'une de ces soirées de musique que Mme Lapeyre avait été présentée à la soeur du critique influent dont elle voulait conquérir l'appui.

Ce haut dignitaire de la presse, ce faiseur de réputations, nommé M. Darçay, avait sans doute dû bronzer son cœur contre les sollicitations des débutants. Par système, il répondait qu'il n'avait que sa stalle au théâtre comme le premier venu, [] avec le privilège en sus d'imprimer sa propre opinion sur les oeuvres vivantes, c'est-à-dire représentées. Quant aux manuscrits qu'on voulait lui glisser dans la main pour se faire un titre de son approbation, il refusait d'y jeter les yeux, sous prétexte de sa répugnance à se promener dans les limbes.

Toute règle comporte au moins une exception : après plusieurs mois de pourparlers, M. Darçay se rendit aux instances de sa soeur et de Mme Chelleray, qu'il connaissait et estimait depuis longtemps; mais il se rendit avec les honneurs de la guerre, c'est-à-dire en posant lui-même ses conditions. H ne lirait pas le manuscrit de M. Lapeyre. Oh ! non, jamais ! Il en entendrait la lecture, que Mme Chelleray devrait faire faire d'une manière capable d'assurer l'incognito du critique. L'auteur ne devrait savoir, ni avant ni après cette séance, que l'avis qui lui serait transmis comme celui de la généralité des assistants, serait en réalité celui d'un homme du métier habitué à porter des arrêts de vie ou de mort sur les oeuvres dramatiques.

A vrai dire, s'il dérogeait à son système en faveur des prières de Mmr Chelleray, c'est que celle-ci lui avait dit qu'il s'agissait, au fond, de l'avenir de toute une famille. Elle l'avait mis au courant de la situation des Lapeyre, gens aisés dans leur petit coin de province, et menant à Paris une existence au-dessus de leurs ressources, à la poursuite d'une chimère de gloire et de fortune. Il s'agissait moins, pour M. Darçay, de protéger le débutant si ses oeuvres avaient de la valeur, Que de le renvoyer en province avant qu'il fût tout à fait ruiné si ses oeuvres n'étaient pas viables. C'était donc une bonne action à laquelle Mme Chelleray priait M. Darçay de participer, et ce fut à ce point de vue qu'il donna son consentement.

Mme Chelleray avait trop de savoir-vivre pour faire de l'incognito promis le secret de la comédie. Après avoir affirmé à Mme Lapeyre que M. Darçay entendrait la lecture qui devait être faite chez elle le dimanche de la sortie mensuelle des élèves, elle refusa de lui présenter le critique et même de le [] lui désigner entre tous ces hommes qui arrivent trop tard à une réunion du soir pour que leur entrée soit remarquée. Afin de mieux tenir sa parole à M. Darçay, Mme Chelleray convia le ban et l'arrière-ban de ses relations à la soirée musicale et littéraire d'avril.

A neuf heures du soir, la famille Lapeyre fit son entrée dans le grand salon du pensionnat. Il n'y avait d'arrivé, à cette heure hâtive pour une soirée parisienne, que les artistes chargés de la partie musicale : une maîtresse de piano de l'institution, prix du Conservatoire de l'année précédente, une harpiste, un jeune homme à cheveux longs et plats qui accordait, d'avance son violon, et un gros bonhomme tout rond qui tirait de sa boîte, avec des précautions minutieuses, un violoncelle moins large que lui. La harpe dressait sa colonne dorée à côté d'un piano à queue; derrière les pupitres, une petite table chargée d'une lampe à réflecteur et du verre d'eau traditionnel, montrait que tous les éléments de plaisir de la soirée étaient réunis dans le fond de ce salon, vers lequel se tendaient les bras d'une centaine de fauteuils aménagés comme dans une salle de concert.. Des chaises volantes étaient disposées pour les retardataires dans les embrasures des fenêtres, et, les doubles portes de la bibliothèque faisant suite au salon ayant été enlevées, cette annexe pouvait donner asile aux arrivants de la dernière heure.

Le cabinet de travail de Mme Chelleray était la pièce parallèle à la bibliothèque et aurait pu constituer une seconde annexe; mais il y avait sans doute assez de place dans les deux immenses pièces déjà brillamment éclairées, puisque en dépit de là symétrie les portières de tapisserie au petit point restaient baissées sur la porte du cabinet, tandis qu'elles étaient largement relevées sur la baie de la bibliothèque.

« Est-ce qu'il viendra assez de monde pour occuper toutes ces places'/ » demanda Mme Lapeyre à la maîtresse de la maison.

Mme Chelleray n'eut pas le temps de lui répondre; elle devait aller au-devant du premier groupe d'invités.

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[...]
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M. Lapevre avait déjà lié connaissance avec le violoncelliste; tous deux causaient comme de vieux amis.

Mme Lapeyre alla s'asseoir au premier rang des fauteuils, puis elle s'avisa qu'elle ne pourrait pas juger de l'effet de la lecture sur l'auditoire. Malgré Erembert, qui voulait à toute force figurer « à côté de papa », elle prit place au septième rang, non sans avoir jeté au passage un regard satisfait sur une glace qui lui renvoyait l'image d'une jolie femme mise avec goût. Pour peu que l'oeuvre du littérateur eût l'élégance le bon air de Mme Félicie, son succès était certain.

Rose, qui suivait timidement sa tante et son cousin dans leurs évolutions, était parée d'une façon économique dans une ancienne robe de Mme Félicie, retapée pour la circonstance. Cette robe grise avait promis de paraître fraîche aux lumières; elle soutenait mal cette gageure : c'était peut-être le voisinage du satin grenat et des dentelles crème de Mme Lapeyre qui lui nuisait; mais le fait est que Rose, avec sa taille gauche d'adolescente, avait là dedans un air pauvret dont sa tante fut humiliée. Quelle différence avec Erembert, qui parait tout ce qu'il portait et qui avait déjà les airs de tête, la tenue correcte, les gestes rares et nets d'un gentleman !

Mme Lapeyre cherchait les moyens de se débarrasser de ce voisinage désavantageux quand Rose lui dit tout bas :

« Ma tante, je vois là-bas mon amie Henriette et les maîtresses des classes. Voulez-vous me permettre d'aller me placer à côté d'elles ? »

Mme Lapeyrerépondit le plus sincèrement du monde : « Avec plaisir. »

Sans même justifier sa présence par la joie d'être éloignée d un contrôle intimidant, Rose se trouva bien mieux placée dans ce coin où le salon entier était un spectacle pour elle. On voyait entrer les dames bien parées, les messieurs en habit, avec le claque sous le bras, et dans la baie de l'entrée, on distinguait les ondulations de la traîne en velours de Mme Chelleray accueillant ses invités. [] Personne ne faisait attention à ce groupe de jeunes filles en robes strictement montantes et uniformément noires, qui étaient assises sur deux rangs devant cette portière abaissée. Quant à elles, maîtresses ou grandes élèves, elles s'amusaient déjà follement sous leurs dehors compassés; elles échangeaient des yeux leurs observations et se mordaient les lèvres pour ne pas rire lorsqu'elles lisaient une joyeuse épigramme dans les regards de leurs voisines.

Par politesse pour miss Dillon, la maîtresse d'anglais, et pour Mlle Adélaïde qui avait aidé Mme Chelleray à recevoir son monde, Rose et Henriette leur cédèrent leurs chaises et passèrent sur la banquette posée derrière, tout , contre la portière en tapisserie. Là, les deux amies se mirent à causer; elles avaient toujours quelque chose à se dire et ce soir-là plus que jamais, parce que Henriette allait entrer en fonctions, le surlendemain, à l'institution en qualité de sous-maîtresse de la sixième classe. Elle voulait obtenir son brevet supérieur tout en dirigeant cette petite classe. Rose craignait que cette dignité nouvelle n'ôtât quelque chose à une intimité qui était toute sa part d'affection, et Henriette la rassurait, lorsqu'il se produisit un incident qui interrompit cette causerie.

Rose grandissait beaucoup depuis six mois ; elle était sujette à ces paresses de tenue qui valent à tant d'adolescentes la recommandation de se tenir droites. Tout en parlant à son amie, elle voulut s'adosser à la porte et faillit tomber en arrière, la tapisserie cédant au mouvement de ses épaules. Henriette la retint et lui sauva une culbute ridicule.

« On a donc enlevé les portes derrière cette tenture? dit Rose quand elle fut remise de cette surprise et de l'accès de rire qui l'avait suivie.

— C'est sans doute pour donner de l'air, répondit Henriette, car le cabinet n'est pas éclairé.

— Comment peux-tu le voir? Ces portières sont épinglées par le milieu et de très près. Je viens de me piquer les doigts en cherchant à les écarter.

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— J'ai regardé par le côté, reprit Henriette ; il n'y a qu'une petite lampe dans le cabinet et madame s'est précautionnée pour qu'on n'y entre pas, puisqu'elle a l'ait mettre de l'autre côté des portières, en travers de la baie de la porte, un canapé qui sert de barricade. »

Pendant que les deux amies chuchotaient, le salon s'était rempli; il y avait du monde jusque dans la bibliothèque où l'on entendait déplacer des sièges. Le concert commença. Rose, qui aimait beaucoup la musique, écoutait avec ravissement le quatuor de Beethoven, exécuté d'une façon brillante, lorsque Henriette lui poussa le coude et lui dit, mais dans le tuyau de l'oreille :

« H y a quelqu'un dans le cabinet, tout près de nous.

— Non, dit Rose.

— Si. Il y a deux personnes, deux hommes. J'ai entendu craquer leurs souliers. L'un d'eux a imité la roulade que le violon a faite tout à l'heure. L'autre a dit : « Tais-toi donc, scélérat. » Et, maintenant, ils sont assis sur le canapé, juste derrière nous. C'est très ennuyeux, nous ne pourrons rien dire sans qu'ils l'entendent, une fois que la musique aura cessé. Pourquoi ne sont-ils pas avec tout le monde, ceux-là? »

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[...]

CHAPITRE XI
Des deux côtés de la tapisserie. — La crise. — Une Cendrillon parisienne.

Henriette ne pouvait comprendre ce mystère ; Rose le devina tout de suite. Mme Chelleray et sa tante avaient souvent parlé

devant elle de cette grande épreuve d'une lecture et des conditions auxquelles M. Daravait enfin consenti. A partir de ce moment, elle fut moins occupée de la lecture qui commençait que des réflexions qui pouvaient échapper aux deux hommes dissimulés derrière ces rideaux flottants. D'ailleurs, elle connaissait ce petit acte en vers intitulé : Primevère, que M. Lapeyre lisait en premier lieu. La veille, le poète avait fait une sorte de répétition, avec sa femme et sa nièce pour tout auditoire. Toute au plaisir de ces jolis vers, aussi frais que le titre et l'intrigue de ce petit lever de rideau, Rose s'était impatientée [] intérieurement bien des fois contre tante Félicie, qui, toute à la partie matérielle du débit, avait fait recommencer les tirades dans lesquelles son mari prononçait les voyelles nasales un peu trop à la Toulousaine.

Rose ne s'en fiait ni à son opinion ni à ces hochements de tête approbatifs qui faisaient onduler devant elle les têtes féminines. Ce qu'elle voulait, c'était saisir au vol ce que dirait derrière la tapisserie cet homme qu'elle y savait caché. Enfin, pendant une salve d'applaudissements, son oreille fine perçut cette exclamation :

« C'est gentil et même très gentil. »

La voix qui répondit était moins bien timbrée; Rose distingua pourtant quelques mots qui n'avaient rien de décourageant. Elle ignorait lequel des deux était M. Darçay; mais elle leur savait gré à tous deux d'avoir si bon goût.

Son intérêt pour ce qui se passait de l'autre côté du rideau était si grand, qu'elle ne fit attention ni à la triple salve d'applaudissements qui consacra le succès de cette lecture, ni à l'intermède musical qui la suivit. Les bras croisés, l'oreille aux aguets, sans scrupule au sujet de son rôle d'écouteuse, elle entendit les deux hôtes du cabinet échangeant leurs idées sur cette rage de production littéraire qui est une des épidémies de notre époque.

L'homme à la grosse voix devait être M. Darçay, car c'était lui qui citait en exemple à son compagnon ce bon provincial amené à Paris par l'idée que Paris ne pouvait se passer de lui.

« Mais s'il a du talent? objecta son interlocuteur ; Primevère le prouverait, puisque toi-même, malgré cette mauvaise disposition qui t'a fait me prendre au collet pour avoir quelqu'un au nez de qui bâiller, tu as trouvé cette pièce très gentille.

— .Oui, reprit M. Darçay, mais quand tu seras aussi vieux que moi dans le métier, mon cher Jules, tu ne t'enflammeras pas au premier marivaudage joliment présenté. Tu sauras qu'une hirondelle ne fait pas le printemps, ni une [] inspiration heureuse, le génie. Attendons le gros drame annoncé. »

Ce gros drame, dont M. Lapeyre prenait en main le premier acte, était intitulé : Sambre et Meuse ; le héros était Hoche. L'action se déroulait pendant ces quatre jours épiques

où ce général de vingt-deux ans gagna les trois batailles de Neuwied, d'Ukerath et d'Altenkirchen. L'échec de Savonarole avait été une leçon profitable au poète, et il s'était piqué de plus d'actualité dans le sujet de sa nouvelle oeuvre.

Mais sa diction eut beau s'animer pour dérouler les périodes empanachées d'épithètes, Rose ne vit plus courir à travers l'auditoire ces mouvements qui faisaient scintiller çà et là une étoile de diamants et

onduler les aigrettes de plumes piquées dans les chevelures. Plusieurs claques étaient tenus, non plus sous le bras des hommes parqués dans les embrasures, mais au niveau du second bouton d'or de leurs plastrons, et parfois leurs mains gantées élevaient ces disques noirs encore plus haut que la cravate. Était-ce pour s'en servir comme d'éventail ?... hélas ! était-ce pour dissimuler cette contraction involontaire des muscles de la bouche qui trahit autre chose que le plaisir ?

Rose sut à quoi s'en tenir dès le repos du troisième acte. Elle ne comprit certes pas la portée de l'analyse cruelle par laquelle M. Darçay dépeça le drame jusqu'à n'y laisser debout ni un caractère ni une situation ; mais il n'y avait pas à se tromper sur son avis, que le compagnon du critique résuma Par cette boutade :

« Tu es toujours un fier dogue pour emporter le morceau. Quel feuilleton tu perds à ce que ce drame ne soit pas jouable !... mais nous finissons par parler trop haut. 11 y a des mouvements de l'autre côté de cette tapisserie. On nous écoute.

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— Qu'est-ce que cela me fait? reprit M. Darçay ; Mme Chelleray a placé là ses professeurs d'anglais et d'allemand, les sous-maîtresses, qui ont un spectacle trop brillant devant elles pour s'occuper de ce qui se passe dans les coulisses. Et puis, quand elles nous écouteraient, ces pauvres filles ? S'il s'en trouve une qui soit travaillée par cette maladie littéraire qui ne respecte ni âge ni sexe, notre causerie lui apprendra que...

— Bah! reprit l'autre gaiement, est-ce qu'elles n'ont pas en main l'Art poétique, dans lequel le brave Boileau cric casse-cou aux rimeurs sans génie?

— Naïf! riposta M. Darçay. Est-ce que l'avis posé auprès des pièges empêche les étourdis de s'y jeter? Je te fais un pari. L'avis consciencieux que je vais donner à ce provincial par l'entremise de Mme Chelleray ne lui servira de rien. Au lieu de s'en retourner chez lui, Gros-Jean comme devant, il s'entêtera à poursuivre sa chimère et il perdra à cette chasse inutile ses dernières années et l'avenir des siens. Il paraît qu'il a deux enfants, une femme déjà alarmée de la situation... Pauvres gens ! c'est une famille à la mer. »

De l'autre côté delà tapisserie, Henriette serrait de toutes ses forces la main de Rose. Elle aussi entendait maintenant.

Trompé par ces applaudissements courtois dont les salons parisiens sont si prodigues, le poète rentra chez lui la tète dans les nues et ne voulut pas se séparer des siens avant de les avoir longuement interrogés sur l'effet produit autour d'eux dans l'auditoire. Mme Lapeyre, qui ne devait connaître que le lendemain l'avis de M. Darçay, entretint son mari dans ses illusions; elle n'avait pas plus compris que lui que les derniers battements de mains célébraient par moitié la fin d'un ennui et récompensaient poliment la peine du lecteur.

« Moi, j'ai sommeil, dit Erembert. C'est moins amusant d'entendre lire une pièce que de la voir jouer; il y avait derrière moi un monsieur qui pensait de même. Je l'ai entendu deux ou trois fois dire à son voisin : « Ce n'est pas en scène, cela ! »

M. Lapeyre était assez au courant des locutions du métier [] dramatique pour savoir que ces mots, innocemment répétés par Erembert, niaient la vitalité de son drame; il voulut savoir qui avait donné cet unique coup de sifflet dans ce concert d'applaudissements qui bruissait encore à ses oreilles, et il demanda à son fils de lui faire le portrait de cet auditeur peu sensible au souffle patriotique de Sambre et Meuse.

Mme Lapeyre écoutait avec plus d'attention que son mari la description d'Erembert, qui du reste était superficielle, car il avait plus regardé les trois boutons en perles du plastron que les traits de l'auditeur peu satisfait.

Impatiente de savoir si cette critique ne provenait pas de M. Darçay, placé derrière elle à son insu, Mme Félicie oublia la réserve qu'elle avait promise à Mme Chelleray ; elle alla prendre dans un tiroir la photographie du critique célèbre, qu'elle avait achetée pour le reconnaître, et, la montrant à Erembert, elle lui demanda :

« Est-ce ce monsieur-là?

— Oh! non, certainement non, répondit Erembert ; celui-ci

celui-ci de gros yeux, un gros nez et la barbe grise. L'autre était mince et blond.

— Qui donc? Darçay ? dit M. Lapeyre. Est-ce que vous m auriez soumis, sans m'en prévenir, à la férule de ce cuistre-là?... Je ne veux pas de ces petites intrigues autour de mes oeuvres.

M. Lapeyre avait élevé la voix tout à coup ; il se promenait a grands pas dans le salon et faisait des gestes irrités. Mme Félicie fit signe aux enfants de se retirer.

En allumant son bougeoir à celui de sa cousine dans l'antichambre, Erembert lui dit :

« U y avait bien assez de scènes dans la tragédie que papa a lue, sans qu'il y en ajoute une autre en rentrant, n'est-ce Pas ? »

Rose ne répondit rien; elle avait appris à ses dépens l'utilité du silence; elle se retira dans sa petite chambre, où elle ne put dormir que bien avant dans la nuit, parce que la discussion dura longtemps entre M. et Mme Lapeyre. Rose avait [] beau mettre sa tète sous les couvertures pour ne pas entendre; ce duo d'une voix sonore et d'une voix aiguë, aux intonations en fausset, perçait la cloison et parvenait jusqu'à elle.

Peut-être M. et Mme Lapeyre avaient-ils eu, depuis leur arrivée à Paris, de ces explications vives où se débattent des avis différents et où ils se combinent dans une entente finale; mais c'était la première scène à laquelle les enfants eussent assisté. Ce ne fut, par malheur pour eux, que le début d'une mésintelligence qui s'aggrava de jour en jour.

La ruine du journal que M. Lapeyre avait contribué à fonder survint peu de temps après. Ces deux coups frappés sur les espérances de Mme Félicie l'atteignirent si profondément, qu'elle en fit une maladie de quelques semaines.

M. Lapeyre avait si bien pris l'habitude de sortir chaque soir aussitôt après le diner pour passer la soirée là où il pouvait rencontrer des journalistes et des littérateurs, qu'il ne s'astreignait pas à rester le soir au chevet de la malade. Mme Lapeyre redoutait tellement les idées noires que lui apportait la solitude, qu'elle ordonnait aux enfants de faire leurs devoirs dans sa chambre. La fièvre ôtait peut-être quelque chose à son sens habituel des convenances, car, au lieu de se contenter de voir utilement occupés auprès d'elle Rose et Erembert, elle leur parlait sans cesse, et toujours du même sujet, de la ruine imminente de la famille, causée par les lubies littéraires de M. Lapeyre.

Erembert écoutait ce procès fait à son père avec une gravité de juge, et Rose avec une émotion pénible. Encouragée par la douceur relative de sa tante, elle fit un soir la petite maman auprès d'Erembert en lui disant :

« Tu devrais te mettre à ton thème anglais, au lieu de fatiguer ma tante en l'excitant à parler d'une situation à laquelle tu ne peux rien. Notre affaire, à nous deux, c'est de nous préparer par le travail à gagner notre vie.

— Parle pour toi, Caton le censeur, répliqua Erembert. Ma vie est toute gagnée, à moi !

— Qu'en sais-tu ? lui demanda Mme Lapeyre, qui commençait [] à comprendre la nécessité de parler raison à ce jeune garçon de douze ans, toujours le dernier de sa classe. Qu'en sais-tu ? Si nous continuons cette vie coûteuse, nous n'aurons plus rien d'ici à peu d'années. »

Erembert haussa les épaules : « Bon à dire à ce pauvre papa qui ne se rend compte de rien, comme tu l'assurais l'autre jour à Mme Chelleray ; bon à lui dire pour qu'il cherche une place ou des leçons afin de s'occuper; mais tu as de l'argent. Et puis, il y a le magot de Montserrou. Avec tout cela, je n'ai pas besoin de me casser la tète à étudier. J'en saurai toujours assez pour manger mes rentes.

— Mais rester ignorant..., murmura la mère.

— A quoi cela sert-il à mon père d'être instruit et de faire des vers? riposta Erembert avec cette terrible logique des enfants qui retourne à son profit les propos imprudents prononcés devant eux.

— L'instruction de mon oncle, répliqua vivement Rose, lui sert à payer nos deux éducations par les leçons qu'il donne à nos pensionnats.

— Si tu crois que je ne préférerais pas qu il payât mes trimestres ? continua Erembert. L'autre dimanche, je suis allé aux courses avec Williams, cet élève anglais qui est mon ami. Il m'a fait entrer au pesage, où il a rencontré d autres Anglais, des jeunes gens très élégants. Il m'a présenté en leur disant que j'étais un élève de sa pension , le fils de son professeur de littérature. Les autres ont été polis, bien sur; mais avec un air de protection, cl tout le temps ils m ont appelé « le petit ». Qu'avait-il besoin de dire que mon père est.

professeur ?

— J'espère, reprit Rose, que lu ne comprends pas à quel Point ce sentiment de vanité est honteux. Moi, je suis très reconnaissante à mon oncle de ses leçons d'histoire qui payent mon éducation, et chaque fois que j'écoute son cours, je me dis : « Si je puis jamais rendre quelque chose à mon oncle en retour des peines qu'il prend pour moi, comme je serai fière! » [] La main de la malade s'allongea sur les couvertures pour venir chercher celle de Rose.

« C'est un bon sentiment, dit Mme Lapeyre. Merci, Rose. Au besoin, je compterai sur toi. »

A peine debout, Mme Lapeyre exécuta le dessein qu'elle avait médité pendant les longues heures de sa convalescence et dont elle avait entretenu les enfants en leur annonçant un changement de vie. Rose espérait que ce terme indiquait le retour définitif au Midi ; elle fut déçue. IL s'agissait de quitter le vaste et coûteux appartement du boulevard de Courcelles pour en prendre un autre beaucoup moins cher et où, sauf un salon passable, les pièces n'étaient guère plus grandes que des tiroirs de commode. Plus de dîners hebdomadaires aux amis dont les belles promesses s'étaient envolées, aussi insaisissables que la fumée des festins qu'on leur avait servis. A quoi bon conserver une servante à gros gages puisqu'on ne recevrait plus? Une femme de ménage ferait en deux ou trois heures la grosse besogne, et, puisque le docteur, en regardant Rose au chevet de sa tante, avait dit que cette fillette avait besoin d'exercice, on suivrait cette prescription hygiénique en employant Rose aux travaux intérieurs avant son départ pour le pensionnat et à son retour.

La première quinzaine, Mme Lapeyre fit autant de ses mains qu'une maîtresse de maison qui a entrepris de former une servante toute neuve; elle paya d'exemple et Rose n'osa pas avouer qu'elle souffrait entre les deux épaules à manoeuvrer ainsi. Sa tante le faisait bien ! Mais bientôt Mme Félicie n'eut plus besoin de mettre la main à la pâte. A quoi bon, puisque Rose était stylée?

Pour mener de front sa double tâche d'écolière au pensionnat et de ménagère à la maison, Rose devait prendre sur son sommeil du matin et du soir. C'était sur un coin de la table de cuisine qu'elle écrivait ses devoirs, sans cesse interrompus par la surveillance des mets cuisant sur le fourneau. Quant à ses leçons, elle posait le livre ouvert sur un des meubles de la chambre à nettoyer, et dans les allées et venues [] nécessitées par ces soins domestiques, elle pêchait au vol quelques lignes qu'elle se répétait tout haut en poussant son balai ou en agitant son plumeau. Erembert se moquait d'elle lorsque eu passant par hasard il l'entendait marmotter entre ses dents.

« Qui croirait, lui disait-il, qu'à ton arrivée à Paris, lu ne savais pas te vêtir toute seule, tant tu avais été élevée en princesse?... Oh! en princesse rustique. Au fond, tu avais l'étoffe d'une Cendrillon. La preuve en est à ton activité, mais une Cendrillon pédante, en quoi tu ne vaux pas celle du conte des fées. »

Ces sarcasmes humiliaient beaucoup Rose, qui ne s'habituait pas à être traitée en inférieure par son cousin. Une autre chose la vexait, mais à fond : c'est que dès qu'elle avait remplacé le tablier de lustrine noire de l'écolière par le tablier de toile bleue de la ménagère, sa tante ne l'appelait plus que Rouzétou.

Rouzétou ! ce nom dont elle avait rougi autrefois lorsqu'il était le symbole de ces deux dévouements qui faisaient d'elle leur idole ! Dans la bouche de maman Suzette ou de papa Jacques, ce nom de Rouzétou désignait un être supérieur aux autres, qu'on s'honorait de servir, à qui l'on se faisait gloire d épargner la moindre fatigue. Et Rose avait rougi d'être appelée de ce diminutif caressant qui la torturait de remords inutiles lorsqu'il lui arrivait, vibrant des intonations sèches de Mme Lapeyre, parce qu'il signifiait dans cette bouche : « Je te nomme Rouzétou en ce moment, parce que fa es mon petit graillon de servante. »

En effet, dès que la pauvre Rouzétou parisienne avait terminé son office, Mme Lapeyre ne lui parlait plus de ce ton qui la ravalait; elle daignait l'appeler Rose et parfois même la féliciter de son activité et de son obéissance.

Le servage domestique de la pupille de M. Lapeyre n'était Pas connu hors de la maison. Mme Lapeyre offrait un soir par semaine une tasse de thé aux personnes avec lesquelles elle était restée en relations; ces soirs-là, la porte était ouverte [] et le thé servi par une ouvrière à la journée ; celle-ci consentait à donner quelques heures de plus pour contenter une cliente qui faisait un excellent marche en payant ces heures supplémentaires. On avait ainsi une bonne apparence de service à peu de frais.

Personne ne se doutait de la double tâche fournie par la pauvre Rose. Son tuteur lui-même ne se rendait pas compte de F exploitation à laquelle sa femme se livrait. D'abord, il était chez lui le moins possible, pour esquiver les soupirs agressifs, les allusions piquantes, dont Mme Félicie le harcelait. C'en était lait à tout jamais de l'union de ce ménage. Mme Lapeyre avait subi une faillite d'espérances que sa nature vaniteuse ne devait jamais pardonner. De son côté, M. Lapeyre souffrait de n'être plus soutenu par la foi des siens dans son mérite; mais, au lieu de l'amener à douter de lui-même, cet abandon de son drapeau littéraire le lui faisait porter plus haut, en génie méconnu. Des semaines entières se passaient sans que la table de famille fût animée par cette causerie intime où chacun dit son mot. M. Lapeyre ne parlait plus que par monosyllabes; son air distrait d'autrefois était remplacé par une impassibilité de commande, sorte de bouclier contre les attaques indirectes de Mme Félicie et contrôles mots féroces d'Erembert.

M. Lapeyre se dédommageait au dehors de cette contrainte par une expansion de ses facultés intellectuelles, au profit de qui lui prêtait une oreille complaisante. Sans parler de ses cours d'histoire et de littérature, qu'il rendait plus intéressants que jamais, il saisissait au passage l'un ou l'autre des littérateurs de sa connaissance qu'il rencontrait, et laissait échapper en improvisations rapides toutes les idées qu'il n'avait plus le courage de mettre en oeuvre lui-même. Le soir, au cercle ou au café, il était toujours entouré d'un groupe de gens de plume qui faisaient leur profit des paradoxes brillants, des traits spirituels de ce grand remueur d'idées, auquel il n'avait manqué que de se consacrer à la littérature dès sa jeunesse pour y réussir. Plus d'une fois, [] [...] [][] M. Lapeyre retrouva, dans un article de journal ou dans le roman de quelque Revue, le développement de ses propres inspirations. C'était à la fois pour lui une flatterie et une amertume. Ses idées valaient donc quelque chose puisqu'on les imprimait et qu'elles faisaient honneur à autrui. Il aurait dû — il le sentait, mais trop vaguement — il aurait dû profiter de cette leçon pour utiliser lui-même les ressources de son intelligence; mais il était trop découragé pour tenter cet effort.

Déchu de son prestige dans sa famille, M. Lapeyre ne paraissait donc chez lui que par échappées, et il n'aurait peut-être jamais su que sa pupille y fournissait des corvées pénibles, si en traversant l'antichambre un matin au moment de sortir, cette exclamation navrante n'avait frappé ses oreilles : « Oh! que je suis malheureuse ! »

M. Lapeyre s'arrêta.

« C'est toi, Rose, dit-il, qui te plains ainsi ? »

Personne ne lui répondant, il s'engagea dans le couloir sinueux qui conduisait à la cuisine, et il y fut coudoyé par Erembert qui voulait croiser son père et s'avançait, la tête haute, la lèvre inférieure saillante et le teint animé. M. Lapeyre prit son fils à l'épaule, lui fit faire volte-face et lui dit en se dirigeant côte à côte avec lui vers la cuisine :

« C'est encore un de tes tours, je gage. Je veux entendre devant toi les plaintes de ta cousine. »

Rose, assise sur un escabeau, les deux bras jetés en avant sur la table de la cuisine et le front appuyé au niveau de son coude, au rait paru endormie dans cette pose abandonnée, si de geos sanglots n'avaient secoué tout son buste. Lorsqu'elle devint capable de répondre aux questions de son oncle et fia elle releva la tête, M. Lapeyre remarqua une contusion à la joue de Rose, tout près de son œil droit, dont la paupière inférieure était confiée.

O

« Avant foute autre explication, mon enfant, lui dit-il qu'as-tu là ?

C'est Erembert qui m'a jeté son soulier à la figure.

[]

— Son soulier? » répéta M. Lapeyre d'une voix terrible. Il aurait sans doute corrigé tout de suite son fils de cette brutalité, si Erembert ne s'était échappé pour aller raconter à sa manière cet incident à sa mère.

« II ne perdra rien pour attendre, dit M. Lapeyre après avoir réprimé le mouvement qui le précipitait sur les traces du coupable. Raconte-moi comment il en est venu à cette méchante action. »

Le récit de Rose fut très diffus au début. M. Lapeyre eut peine à comprendre de quel droit Erembert s'était autorisé pour commander à sa cousine cette corvée des souliers à nettoyer oubliée par la femme de ménage ; il finit par se rendre compte qu'Erembert avait agi par extension de sens logique, Rose étant chargée dans la maison de toutes les manoeuvres domestiques.

« C'est plus que je ne puis faire, dit Rose en reprenant peu à peu possession d'elle-même. Quand je me couche le soir, je suis rompue. Si encore ma tante ne me mesurait pas mes portions au dîner ! mais j'ai faim lorsque je quitte la table. Au pensionnat, les élèves s'étonnent de me voir dévorer tout ce qu'on nous sert et môme ce qu'elles ne trouvent pas bon. C'est que je ne suis pas nourrie ici. Et maintenant battue !... Pourquoi suis-je venue à Paris ? Oh ! mon oncle, je vous en supplie, renvoyez-moi à Montserrou. »

Ce fut avec un chagrin réel que le tuteur entendit ces plaintes de sa pupille.

« Tu ne seras plus malheureuse chez moi, je t'en réponds, lui dit-il, mais ne songe plus à ce rêve de retour à Montserrou. Il faut vaincre ou périr à Paris, ma pauvre enfant; mais je te le dis en confidence, à toi qui ne m'as jamais offensé, j'ai un nouvel espoir de réussir. Quant à tes justes sujets de plaintes, je fais mon affaire d'enrayer cet ordre de choses déplorable, et j'y vais travailler de ce pas. En attendant, prépare-toi pour aller au pensionnat. Puisque j'y fais mon cours à dix heures, je t'accompagnerai et j'excuserai ton retard de ce matin. » Rose finissait à peine de rassembler livres et cahiers dans [] son cartable, lorsque le bruit d'une violente discussion entre son oncle et sa tante parvint à elle, à travers les minces cloisons du réduit presque sans jour qui était sa chambre. Ce fut en tremblant qu'elle noua les brides de son chapeau et qu'elle alla s'asseoir sur le coffre de l'antichambre. De temps à autre, elle portait sa main à sa joue enflée, à cet œil qui pleurait; elle se rappelait le départ d'Aglaé, et elle enviait le sort des grandes personnes qui peuvent quitter les lieux où elles se trouvent mal et les gens dont elles ont à se plaindre. Mais on se querellait toujours au salon, et on entendait maintenant un bruit de meubles brisés auquel répondait un cri de Mme Lapeyre. C'était affreux d'avoir causé une scène de ce genre. Rose ne sentait plus ni la douleur de sa joue blessée, ni la révolte de sa fierté contre les exigences d'Erembert, mais un amer regret de n'avoir pas enduré encore cela, plutôt que de causer à son tuteur une telle colère et donner à sa tante un nouveau sujet d'irritation.

La porte du salon s'ouvrit enfin; ce fut Mme Lapeyre qui parut et qui vint se poser les bras croisés devant Rose.

« Vous étiez là, tout près, mademoiselle, pour jouir de votre oeuvre, lui dit-elle de sa voix aiguë. Venez, venez par ici; vous pourrez mieux la contempler et vous féliciter d'avoir mis la discorde dans votre famille. »

Elle saisit du bout des doigts le manteau de Rose, qu'elle entraîna ainsi dans le salon, où un guéridon de laque brisé et deux vases de Chine en miettes sur le tapis attestaient que la colère de M. Lapeyre s'était exercée sur des objets insensibles.

Le tuteur de Rose fut assurément mieux inspiré, lorsque, en entendant cette apostrophe à la victime d'Erembert, il dit froidement à sa femme :

« Voici mon dernier mot : ou vous traiterez ma pupille de façon qu'elle n'ait pas à se plaindre, ou je l'installerai chez Mme Ghelleray en qualité de pensionnaire. Croyez-vous honorable pour nous qu'elle ait de telles mains — il montrait les petites mains de Rose, durcies, gercées par ses rudes travaux ; [] et qu'elle montre cette figure marquée de coups de talon? »

Ce fut un revirement complet. Mme Félicie se précipita dans les bras de Rose et la pria d'excuser la vivacité d'Erembert ; elle alla chercher du vulnéraire pour panser sa contusion, se donna mille tracas d'infirmière et répéta plusieurs fois qu'Erembert serait désolé quand il verrait l'effet de sa promptitude. Ce serait à son retour du pensionnat, car il s'était sauvé pour esquiver le premier emportement de son père. Ils se ressemblaient en cela, le père et le fils; ils étaient sans mesure dans leurs premières impressions de colère, ce qui ne les empêchait pas d'être excellents au fond.

Mme Lapeyre prétendait garder ce jour-là sa nièce à la maison pour la dorloter; mais Rose s'y refusa. Sa vraie consolation était au pensionnat, dans l'étude et dans l'affection d'Henriette.

Celle-ci gardait sur son amie l'ascendant de son âge et de sa maturité d'esprit; elle en usait au besoin. Ce jour-là, lorsqu'elle vit Rose embarrassée pour expliquer l'enflure de sa joue, elle coupa court à ce sujet par discrétion et dit à sa jeune amie :

« Ta joue guérira et ton œil aussi ; ce n'est pas de cela que je veux te parler aujourd'hui, mais de miss Dillon. »

Rien que ce nom de la maîtresse d'anglais amena sur les lèvres de Rose un sourire qui détendit ses nerfs contractés par la scène du matin. C'est que miss Dillon avait la spécialité d'amuser jusqu'aux élèves les plus studieuses du pensionnat. C'était involontairement, bien entendu, qu'elle les récréait. Grande de cinq pieds six pouces, elle marchait du pas cadencé d'une corvette à la mer, et portait sur ce corps long et mince et sur un vrai cou de cygne une tête couronnée de cheveux blond pâle tortillés sur sa nuque en une annexe bien serrée, très compacte, que les élèves comparaient à ces excroissances végétales qui poussent au long col des peupliers. La tête de miss Dillon leur représentait, par sa rondeur au-dessus de ce petit cône saillant, la sommité en pomme de [] l'arbre lui-même. Une autre particularité amusante c'est que miss Dillon possédait une finesse de teint qui la faisait rougir à la moindre émotion, comme peu de personnes rougissent.

Lorsque ses élèves l'impatientaient ou lui manquaient de respect, tout ce que l'on voyait de son épiderme, depuis la raie qui séparait ses cheveux jusqu'à la ligne que sa robe dessinait autour 'de son cou, devenait d'un incarnat également vif; ce n'était que par degrés que cette teinte s'affaiblissait pour rendre à miss Dillon la juste répartition du blanc et du rose sur sa figure de blonde. C'était là une particularité eu rieuse pour des fillettes toujours à l'affût des beautés des singularités, des ridicules physiques. C'était dans la seconde de ces catégories que les élèves rangeaient cette façon de rougir. Elles prenaient un plaisir malicieux à produire chez miss Dillon « un coucher de soleil en plein ».

Et puis, miss Dillon écorchait le français d'une façon si drôle ! On aurait fait des sottises à son cours rien que pour entendre ses : « Vou aites insouportebeuls » et autres épithètes de même prononciation d'outre-Manche, capables de faire venir les larmes aux yeux à force de rire. Les grandes de la ceinture bleue et même celles de la ceinture blanche s'ingéniaient à trouver les moyens de s'attirer des phrases analogues. Elles dédaignaient cette plaisanterie des petites de la quatrième classe, qui, voyant miss Dillon se promener un jour d'hiver dans le jardin, lui dirent en élevant le bras pour lui désigner sa tête :

« Miss Dillon, il doit faire bien froid là-haut. »

Cette raillerie des cinq pieds six pouces de l'Anglaise n'avait pas la finesse des tours que lui jouaient les grandes elles se livraient à ce jeu malin, moitié parce que la sensibilité de miss Dillon leur offrait prise, moitié parce que l'étude de l'anglais les ennuyait.

C est, en effet, un trait national que cette paresse des Français à apprendre les langues étrangères; les élèves de l'institution Chelleray ne démentaient pas en cela la tradition; elles [] se défendaient instinctivement contre l'intrusion dans leurs cerveaux d'un idiome étranger, sans réfléchir qu'elles se nuisaient à elles-mêmes en négligeant une étude importante, et sans se douter que leurs bonnes parties de rire empoisonnaient l'existence de leur maîtresse d'anglais.

C'était là ce qu'Henriette voulait rappeler à sa jeune amie.

« Vous êtes cruelles avec cette pauvre miss Dillon, lui dit-elle, après avoir énuméré les divers griefs dont l'étrangère avait à se plaindre.

— Miss Dillon dirait crouyels, répondit Rose. Ce n'est pas notre faute si elle est une sensitive, et une sensitive grotesque. Quant à moi, ma chère Henriette, j'ai si peu l'occasion de rire, qu'il ne faut pas me reprocher le plaisir que je prends à la bouffonnerie du cours d'anglais.

— Comme spectacle, reprit sérieusement Henriette, je n'aime pas les supplices à coups d'épingle et je viens de conseiller à miss Dillon, qui pleurait ce matin devant moi, de s'en aller vivre de privations en Angleterre avec la jeune soeur dont elle est l'unique soutien, plutôt que d'endurer ici le martyre que vous lui infligez.

— Henriette, s'écria Rose bouleversée, est-ce que miss Dillon est décidée à s'en aller?

— Oui, si vous ne changez pas à son égard, et je t'en parlais parce qu'une élève ayant de l'influence sur les autres pourrait, par son exemple, tout modifier.

— Où est miss Dillon ? je voudrais la voir tout de suite.

— Dans ma classe, où elle écrit à sa soeur. »

En route, Rose, qui voulait réparer ses torts envers miss Dillon avec une entière bonne grâce, rassembla dans sa tête tous les mots anglais qui s'y promenaient vaguement.

Assise au bureau d'Henriette, miss Dillon croisait en travers sur le quatrième feuillet de sa lettre les longs caractères pointus de toute écriture anglaise. Elle fut bien surprise de voir s'agenouiller à ses côtés, sur le marchepied du bureau, cette ceinture bleue qui, gentiment, en anglais détestable, mais compréhensible, lui faisait amende honorable en son [] nom et au nom de ses compagnes, et lui promettait une conduite irréprochable pour l'avenir. Il y eut par-ci par-là, dans ce petit discours, des mots français mis à la place des termes anglais qui se dérobaient.

Si miss Dillon avait voulu prendre une revanche, elle aurait pu rire de la prononciation qui en défigurait le texte autant que ses crouyels dénaturaient le français. Mais miss Dillon ne songea qu'à remercier Rose. Seulement, l'émotion, la surprise lui ôtant ses moyens d'élocution, elle ne sut qu'ouvrir ses bras à son élève repentante.

[][]
[...]

CHAPITRE XII
Plans d'avenir. — En revenant du marché. — Sur le balcon. Entre tuteur et pupille.

Il y a des moments heureux qui compensent des journées d'épreuves. Ce fut du moins ce que pensa Rose lorsqu'elle obtint son premier brevet d'institutrice. C'est que ce brevet ne représentait pas seulement pour elle cette satisfaction d'amour-propre qu'il est devenu à la mode d'obtenir comme consécration de bonnes études ; c'était le premier d'une série au bout de laquelle Rose entrevoyait son affranchissement de la tutelle insouciante de son oncle et de la domination impérieuse de sa tante.

Rose avait beaucoup réfléchi pendant ces quatre ans d'existence parisienne : persuadée qu'elle ne possédait plus rien au monde, puisque la ruine de la famille était le thème ordinaire de Mme Lapeyre, elle s'était fait un plan d'avenir parallèle à celui de son amie Henriette.

A seize ans, on est encore si neuf que l'unique ambition [] de Rose était d'être agréée en sous-ordre comme maîtresse d'une petite classe, le jour où elle aurait passé son examen supérieur. Alors elle quitterait la maison de son oncle pour demeurer à l'institution, et cette perspective, faite pour attrister toute jeune fille réduite au métier ingrat de sous-maîtresse, se présentait à Rose sous des couleurs riantes, par comparaison avec la maussaderie de sa vie chez ses parents.

Ce n'est pas que Mme Lapeyre eût gardé à son égard les procédés presque cruels des premiers temps. Elle ménageait sa nièce depuis la scène causée par la violence d'Erembert, et même peu à peu elle la prit pour confidente de ses griefs contre son mari, oubliant que c'était elle qui avait amené à Paris le poète insouciant qui se serait contenté de rêver à la gloire, sans prendre jamais les moyens de l'atteindre.

Voilà ce que pensait Rose et ce qu'elle n'osait pas objecter

à sa tante, pas plus qu'elle n osait lui démontrer qu'Erembert devenait d'une nullité affligeante dans ce pensionnat où la fréquentation d'étrangers riches lui donnait des habitudes absurdes. Tous ses dimanches de printemps et d'automne se passaient aux champs de courses. Il pariait, des sommes minimes, il est vrai ; mais enfin il pariait. Les jours suivants, il ne

parlait que des incidents de ces courses, des chevaux favoris ; il connaissait par leurs noms tous les jockeys célèbres ; il était au courant de leurs prix, de leurs antécédents, de leurs manies. Sa cravate portait pour épingle un fer à cheval, à moins qu'elle n'arborât un autre emblème hippique composé d'une casquette de jockey et d'un fouet en sautoir.

Mme Lapeyre trouvait tout cela charmant. Elle était flattée de cette camaraderie de son

fils avec des jeunes gens riches ; Erembert acquérait ainsi des relations utiles. Lorsque Mme Chelleray faisait observer à Mme Lapeyre que la plupart de ces jeunes gens quittaient la [] France à la fin de leur éducation, Mme Lapeyre avait une réponse toute trouvée :

« Le cosmopolitisme est à l'ordre du jour. Si Erembert ne trouve pas sa voie à Paris, il lui sera utile d'avoir à Londres, à Vienne, à Saint-Pétersbourg, en Egypte et même en Asie, des amis qui se souviendront de lui et lui trouveront une situation. »

Afin de se préparer à remplir les fonctions diverses que ses amis devaient lui procurer, Erembert passait son temps à bâiller pendant les classes et à se dédommager de cet ennui aux récréations.

Rose étant la seule qui témoignât au chef de famille des égards affectueux, c'était à elle que M. Lapeyre. faisait ses doléances de cet état de choses anormal, à elle qu'il confiait, les alternatives d'espoirs et de déceptions que lui causait le colportage d'une direction de théâtre à une autre des cinq ou six pièces composant son avoir littéraire. Rose aurait voulu que son oncle ajoutât une oeuvre nouvelle à ce stock de travaux déjà anciens et pour la plupart faits en province; mais ses encouragements dans ce sens restaient infructueux.

Le cerveau de M. Augustin Lapeyre était évidemment doué pour la littérature ; mais la rancune des échecs subis y avait créé une lacune. Si Rose avait moins aimé son tuteur, elle aurait trouvé comique ce qui lui était au contraire douloureux : cette emphase amère avec laquelle M. Lapeyre répondait à ses encouragements :

« Non, je n'écrirai plus une ligne tant qu'un de mes drames n'aura pas été joué. C'est ma protestation, à moi. Tant pis pour mes imbéciles contemporains ! »

C'étaient des échappées de ce genre qui faisaient craindre parfois à Mme Lapeyre que son mari ne devînt fou. La délicatesse des procédés n'étant pas son fort, elle lui laissait entrevoir cette crainte, et, sans s'en offenser autrement, il lui répondait avec son ton d'insouciance :

« Je ne vous renverrai pas ce compliment que vous méritez [] mieux que moi de recevoir, vous qui ne connaissez au monde que les intérêts matériels. C'est là une folie encore plus creuse que l'innocente folie de la littérature. Nous verrons où cette sage direction mènera Erembert. »

Mme Lapeyre n'était jamais à court de réplique, et ces scènes journalières faisaient un enfer du modeste appartement que la famille habitait, depuis qu'on en était réduit pour vivre au produit modeste des répétitions que M. Lapeyre donnait en ville et au revenu qui pouvait être resté à Mme Lapeyre, après la faillite du journal.

C'était donc pour Rose un allégement que d'entrevoir dans un avenir assez prochain la perspective d'une séparation. Si elle avait renoncé à son ancien voeu de retour à Montserrou, c'était à contre-cœur et parce que le développement de sa raison avec les années lui en avait démontré l'impossibilité. Chez qui serait-elle allée à Montserrou ? à la chartreuse ?... Mais l'oncle Anténor et la tante Battistine n'avaient jamais daigné répondre aux lettres qu'elle leur avait adressées chaque année à l'approche du jour de l'an, tandis qu'ils avaient envoyé de loin en loin quelques lignes à Erembert. Ce fait témoignait trop d'indifférence à l'égard de leur nièce pour que celle-ci se permît de s'installer chez eux. Aller vivre chez maman Suzette ?... Mais la place de Rose y était occupée par Mariette, qui avait des droits de parenté supérieurs aux siens. Toutes ces considérations pesaient chacune de son poids sur les résolutions de Rose et l'engageaient à ne rien devoir qu'à son propre travail.

Après l'heureuse issue de son premier examen, Rose recouvra cette gaieté de la jeunesse qui n'avait plus fleuri sur ses joues ni sur ses lèvres, depuis qu'elle avait quitté le Midi. Elle prit en patience les tracas du présent, y compris les travaux domestiques auxquels elle restait assujettie, par la pensée consolante qu'elle jouissait de son reste.

Les théories salutaires sont sujettes à être démenties par la pratique. Mme Chelleray et Mlle Adélaïde devant dîner un dimanche d'octobre chez Mme Lapeyre, Rose avait été chargée [] de faire le marché après avoir entendu une messe matinale. Ne pouvant porter un panier à l'église, elle s'était munie d'un de ces filets qui, après s'être dissimulés dans une poche, peuvent s'arrondir jusqu'à loger les plus volumineux éléments d'un repas.

Elle rentrait donc au logis, chargée de son filet bien garni de légumes et de fruits, et portant de l'autre main une volaille dont les pattes dépassaient le vieux journal servant d'enveloppe. Naturellement, la toilette de la jeune ménagère était en rapport avec les motifs de sa sortie matinale. Au sortir de l'église, elle avait ôté les gants frais qui avaient donné de la dignité à son costume de marché, et elle avait caché ses mains sous de vieux gants. Vêtue de sa robe de classe et chargée de victuailles, Rose avait l'air pauvret de ces Parisiennes que l'exiguïté de leurs revenus oblige de s'occuper elles-mêmes de leurs achats de ménage et que des habitudes délicates empêchent de descendre dans la rue, même pour ces détails vulgaires, autrement qu'en chapeau et des gants aux mains. Le chapeau est fané, les gants éraillés. N'importe : ces deux détails de toilette trahissent la dame ou la demoiselle appauvrie.

Rose se rendait compte de l'effet qu'elle devait produire; niais il lui était si indifférent d'être désignée à l'attention d'autrui par sa livrée de ménagère, qu'elle n'hésita pas à s'engager dans l'escalier de sa maison, quoiqu'elle aperçût un jeune homme en uniforme militaire qui la précédait de cinq ou six marches sur la première montée.

Rose ne savait pas bien distinguer les uns des autres les costumes militaires ; mais il y avait dans l'élégance de celui-ci, dans la beauté des étoffes, dans la coquetterie de la coiffure et des moindres accessoires, les indications d'un rang au-dessus d'un simple troupier. La démarche dégagée de ce militaire, ses gants de suède qui n'étaient peut-être pas d'ordonnance, mais qui moulaient sa main gauche négligemment posée sur le pommeau de son sabre-baïonnette, prouvaient à Rose que sa première impression ne la trompait pas. [] Beaucoup de jeunes filles à sa place auraient été confuses en s'apercevant que l'inconnu justifiait, par son observation des plus délicates convenances, cette présomption en sa faveur. S'apercevant en effet qu'il était suivi sur l'escalier par une femme lourdement chargée, le militaire s'arrêta sur le palier du premier étage pour laisser passer devant lui cette personne. Rangé contre le mur et le buste légèrement incliné, il désignait à Rose par un geste discret son intention de lui céder le pas, quand tout à coup, au moment où elle posait le pied sur la première marche, après avoir reconnu cette politesse par un modeste salut, il s'élança vers elle en s'é-criant avec une émotion de surprise douloureuse :

« Rose ! est-il possible que ce soit vous, ainsi ?... Ah! que je suis heureux pourtant de vous revoir! »

Elle recula, choquée et même un peu effrayée de cette familiarité d'un inconnu.

« Vous ne me reconnaissez pas? Et moi qui avais tant espéré que vous ne m'aviez pas oublié tout à fait? Si je suis entré à. Saint-Cyr, ne vous souvient-il pas que c'est d'après votre conseil, et qu'après une lecture de Plutarque vous n'aviez pas trouvé pour moi une plus belle carrière que la carrière militaire?

— Ah ! Bernard ! » s'écria Rose, étonnée de n'avoir pas re-connu tout de suite dans la physionomie ouverte de ce grand jeune homme les traits°de son ami d'enfance. Elle voulut lui tendre ses deux mains ; mais elles étaient employées à soutenir ce chargement trivial, qui lui fit tellement honte à ce moment que deux larmes lui montèrent aux yeux. Une idée analogue occupait le Saint-Cyrien, et ils restèrent un moment silencieux, elle, par confusion d'être surprise dans un office si vulgaire, lui, souffrant à la fois de son propre chagrin et de. celui de Rose. Il fut le premier à sortir de cette situation pénible; il la trancha par le geste doucement impérieux qui enleva de la main droite de la jeune fille le filet chargé de légumes.

« Vous allez tacher vos gants, je ne veux pas, » dit Rose.

[]
[...]
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Par une interprétation plus subtile des règles du savoir-vivre que sa première démonstration, Bernard s'élança le premier dans l'escalier, qu'il monta de deux en deux marches, en laissant loin derrière lui la jeune fille. Elle lui sut gré de cette délicatesse ; le lieu banal où ils s'étaient rencontrés n'était pas propre à une reconnaissance entre anciens amis. Quand Rose eut monté plus posément les quatre étages de l'appartement et qu'elle retrouva devant la porte fermée le visiteur qui l'attendait pour être introduit par elle, elle avait si bien vaincu sa première impression de fausse honte, qu'elle reprit le filet des mains de Bernard en lui disant avec gaieté :

« À chacun son fourniment, s'il vous plaît. Le butin pris par surprise n'est pas légitimement acquis.

— Et vous riez... de ceci? répondit tristement Bernard. Ah ! si maman Suzette vous voyait en ce moment...

—-Vaudrait-il mieux en pleurer ? Quant à ma chère maman Suzette, si nous n'avions pas la liberté de parler d'elle pendant votre première visite, promettez-moi, Bernard, de ne rien lui écrire qui puisse l'affliger... inutilement. »

Bernard ne se hâtait pas de formuler cet engagement sollicité. 11 contemplait avec chagrin la mise étriquée de Rose, son chapeau noir aux rubans rougis par la vétusté, sa robe propre, mais tout unie, ses bottines souillées de la houe du marché, ses gants râpés; mais, après cet examen, il retrouva dans le regard de la jeune fille cette vaillance qui avait été autrefois pour lui l'inspiratrice des bonnes résolutions; cette vaillance s'animait maintenant de la gaieté fière qui surmonte les petits échecs de la vanité, et Bernard finit par répondre :

« Je vous obéirai comme autrefois, comme toujours. »

La surprise de M. Lapeyre égala son plaisir à la vue de son ancien élève. Mme Lapeyre elle-même fit un favorable accueil à ce Saint-Cyrien qui pouvait devenir un ami pour Erembert. Après la confusion des premiers compliments, M. Lapeyre dit au visiteur :

[]

« Par malheur, nous avons déjeuné déjà, mais nous te tiendrons compagnie. »

Il se tourna vers sa nièce, qui assistait, ravie, à cette réception cordiale.

« Rose, je gage que cela ne t'ennuie pas de suppléer, pour dresser le déjeuner de Bernard, à la femme de service qui ne vient que pour le dîner aujourd'hui ?

— Ce sera prêt à l'instant, » répondit la jeune fille.

Mais Bernard l'arrêta en attestant qu'il avait déjeuné. Le fait n'était peut-être pas aussi certain qu'il l'affirmait ; seulement il aurait préféré jeûner une journée entière que de devoir sa réfection à la peine de Rose.

Mme Lapeyre coupa court aux instances de son mari en disant :

« M. Mailhes a bien raison de refuser une invitation aussi peu engageante que celle de manger devant une galerie de spectateurs ; il n'y a que M. Lapeyre pour imaginer de telles offres; mais je ne laisserai point partir M. Bernard qu'il ne m'ait promis de revenir dîner avec nous ce soir. »

La formule de cette invitation sous-entendant que cette première visite matinale serait courte, Bernard se disposait à prendre congé quand M. Lapeyre lui dit :

« Oh ! je serai bien aise de t'accompagner un peu. Cela me vieillit de voir un de mes derniers élèves Toulousains sous un uniforme guerrier ; mais cela me rajeunit dans un autre sens, en me rappelant le bon temps d'autrefois. »

Lorsque Bernard prit place le soir à la table de M. Lapeyre, il ne se consola d'y être placé loin de Rose que parce qu'elle était en face de lui ; il pouvait mieux observer ainsi les changements que près de cinq ans d'absence avaient opérés dans sa physionomie et son maintien. Assurément une jeune fille de seize ans est différente de la fillette qu'elle a été à douze; mais ceux qui l'ont connue retrouvent dans ses moindres gestes et jusque dans le développement de ses traits l'épanouissement de l'être d'autrefois. Bernard se souvenait d'une Rose Lapeyre charmante, mais à la façon d'une jeune [] souveraine douée d'un cœur d'or pour le bonheur de ses sujets ; il devinait tout ce qu'elle avait enduré, rien qu'à la timidité de son sourire et à ce tressaillement vite réprimé dès que Mme Lapeyre l'interpellait. A travers ces remarques, Bernard se mêlait à la conversation générale, qui était intéressante, car les convives y apportaient chacun son contingent intellectuel : M. Lapeyre, son désenchantement, plus poétique que la prose courante ; Mme Chelleray, des anecdotes finement contées ; Mlle Adélaïde, les observations justes que suggère un bon sens éclairé; Mme Félicie, les saillies d'un esprit acerbe, partant comme des flèches et sifflant avant d'atteindre le but. Quant à Rose, elle gardait un silence modeste. Erembert, d'âge à écouter sans rien dire, donnait de temps à autre dans cette symphonie de paroles la note comique par des balourdises débitées avec aplomb. Il ne se déconcertait, ni pour les clins d'œil de son père, ni pour les sourires échangés entre les convives à ses sorties d'enfant gâté. Ce fut par suite de cette belle confiance en lui-même qu'il soutint que Mlle Adélaïde prononçait ma deux mots anglais qu'elle avait été amenée à dire dans la conversation. Erembert assurait que son ami Shelton les prononçait autrement. Là-dessus, pour faire profiter Mlle Adélaïde de ses connaissances supérieures, i prononça lui-même deux ou trois fois de suite ces deux mots.

« Merci de la leçon, répondit gaiement Mlle Adélaïde; quoique j'en donne moi-même, je ne me refuse jamais à l'échange. Seulement, je reste convaincue que les avis sont partagés entre les autorités compétentes sur la prononciation de ces deux mots, car miss Dillon les articule comme je l'ai fait.

— Et comme les prononcent, ajouta Bernard, tous les Anglais... d'Angleterre, ceux au moins des bonnes régions pour l'accent. Erembert, de quel comté est donc votre ami Shelton ?

— Il est de Chicago. »

Cette réponse suscita une hilarité générale et Lapeyre [] ne sut aucun gré au Saint-Cyrien d'avoir appris à son fils que la prononciation anglaise subit] des transformations peu satisfaisantes dans la bouche des Yankees.

« Tu sais donc l'anglais? demanda M. Lapeyre à son ancien élève.

— Je n'oserais affirmer que je le sais, mais je l'ai appris et je travaille l'allemand à force maintenant. »

Quand Mme Chelleray eut été amenée près de la table à jeu pour sa partie de whist quotidienne, elle dit à Bernard :

« Si vous ne connaissez pas le whist, nous allons le faire avec un mort, car pour rien au monde je ne veux pour partner M. Lapeyre, dont la distraction gâte toutes les parties. »

Rose saisit ce moment pour dire tout bas à son oncle : « Je voudrais causer avec Bernard de tous mes amis de Montserrou. S'il ne joue pas, voulez-vous venir avec nous deux sur le balcon? »

Tout en s'avouant peu habile au whist, Bernard n'osait pas s'affranchir de cette corvée mondaine; mais M. Lapeyre vint le prendre par le bras et dire à Mme Chelleray :

« Ses erreurs de novice vous contrarieraient autant que mes distractions. Je ne trouve d'ailleurs pas tous les jours un auditoire bienveillant pour mes rapsodies, et j'ai promis de dire ce soir à Bernard une ou deux scènes de ma Duchesse d'Eboli. »

Mme Lapeyre leva les yeux au ciel en haussant les épaules. Telle était la contrainte imposée par elle à sa nièce, que Rose n'osa pas aller rejoindre son oncle et Bernard sur le balcon; elle restait près du piano, qu'Erembert tracassait, en y jouant un pot-pourri de fredons d'opérettes ; elle se bornait à regarder son oncle et Bernard qui passaient et repassaient sur le balcon, lorsque cet appel la. fit accourir :

« Rose !... Rose ! »

Elle rejoignit les deux hommes, qu'elle trouva à l'extrémité la plus éloignée des fenêtres du' salon.

[]

« Et maintenant, mes enfants, dit M. Lapeyre, vous pouvez causer à votre aise de Montserrou. »

Il alluma un cigare et, leur tournant le dos, il alla s'asseoir sur le banc mobile qu'on dressait entre deux fenêtres en disposant une planche qui s'ajustait sur les ajourements du balcon et sur un léger appui de menuiserie du côte du mur.

Par un effet de timidité qu'ont éprouvé tous les amis réunis après une longue séparation, Rose et Bernard fuient quelque temps sans se dire autre chose que des banalités ; mais enfin Rose se reprocha de perdre un temps si précieux qu'on ne retrouverait peut-être plus, et elle adressa à Bernard plus de vingt questions sans lui laisser le temps d'une seule réponse. Parmi ces questions, une surtout lui tenait tellement à cœur qu'elle la répéta plusieurs fois. Pourquoi maman Suzette n'avait-elle jamais répondu à ses lettres?

« D'abord, dit Bernard, elle n'écrit ni bien ni facilement. De son temps, l'instruction des femmes de notre classe était négligée.

— Mais vous... ou Mariette? »

Bernard secoua la tête. « Ensuite, continua-t-il, que vous auraient appris ses lettres ?] qu'elle pensait à vous? Vous n'en pouviez douter. Vous êtes si bien restée sa fille chérie, que votre chambre est toujours la « chambre de Rouzétou » et attend votre retour.

— Je croyais Mariette chez sa tante.

— Oui, mais elle ne vous a pas dépossédée. On l'a établie dans cette pièce où l'on mettait sécher les haricots et les pois. Son seul héritage venant de vous a éLé de s'exercer sur votre piano.

— Elle est musicienne? Chère Mariette ! que je voudrais la revoir ! Est-elle aussi grande que moi? La reconnaîtrais-je ?

— Elle est plus grande et plus forte que vous et je crois que vous la reconnaîtriez, quoiqu'elle soit changée et pas à son avantage... En quoi? Oh! ce n'est pas qu'elle soit laide, tant s'en faut; mais parrain et marraine l'ont tellement [] choyée, qu'elle se trouve un personnage d'importance et porte le menton d'un pouce plus haut que ne le tiendrait une jeune fille sensée.

— Mariette arrogante et vaniteuse, voilà ce. que vous voudriez me faire croire ? s'écria Rose. J'ai entendu affirmer que les frères manquent de bienveillance ; je n'aurais jamais supposé que vous m'en donneriez la première preuve.

— Je voudrais mériter ce reproche, reprit Bernard, mais il est trop certain que Mariette, pour vous avoir succédé, se figure être une demoiselle. Elle ne daignerait pas faire oeuvre de ses dix doigts en dehors de ses broderies et de son planatage... peu brillant. Mon père l'en plaisante, et moi, je pourrais lui faire honte si je lui racontais dans quel attirail je vous ai rencontrée ce matin... Je vous ai blessée par cette allusion, ma chère Rose ? Je ne m'excuserai pas en assurant que c'est involontaire de ma part. Je reviens de propos délibéré sur ce sujet et voici pourquoi : Tant que vous n'étiez qu'une enfant, maman Suzette était forcée de vous laisser sous la gouverne de vos parents. Mais elle n'a cessé de se tourmenter de votre sort. Les lettres d'Osmin Pujol, après ses visites ici, la désolaient. Chaque fois qu'elle me voyait, elle me disait : « Dépêche-toi d'arriver à Saint-Cyr pour faire ma commission à notre pauvre Rouzétou. » C'était le temps qu'elle poussait à l'épaule en me disant cela, car je ne pouvais, ni arriver à Saint-Cyr avant l'âge des examens, ni vous faire sa commission avant que vous fussiez devenue la personne sérieuse que vous êtes maintenant.

— Et cette commission? » demanda Rose; puis, comme Bernard allait répondre, elle ajouta en anglais : « Ah! parlez comme moi. Voici mon cousin qui tend l'oreille de notre côté.

— Mais, s'il se rapproche, s'il franchit le banc où votre oncle est assis, il nous entendra.

— Non, certes; il baragouine deux ou trois mots à la Yankee, mais il ne sait pas lire de suite deux lignes d'anglais... Et cette commission ?

[]

— La voici ; maman Suzette m'a répété cent fois ceci : « Quand tu verras Rose, dis-lui qu'elle a sa maison ici, et un père, une mère qui comptent la revoir dès qu'elle sera libre de les rejoindre ».

— Bonne maman Suzette ! s'écria Rose. Remerciez-la de ma part, Bernard ; dites-lui que je célébrerai ma majorité en lui faisant une longue visite ; mais ne lui mettez pas en tête que je suis malheureuse ici. Voyez, Bernard, si j'étais restée à Montserrou, peut-être porterais-je mon menton d'un pouce trop haut ; j'ai passé ici des années maussades, mais qui ont servi à me corriger de quelques défauts et à apprécier mon bonheur passé dont je ne faisais pas assez de cas. Dites à maman Suzette que je ne l'ai jamais tant aimée que maintenant.

— Et que vous irez demeurer avec elle à votre majorité?

— Et que j'irai lui faire une visite aussi longue que possible à cette époque.

— Ce n'est pas la même chose, dit tristement Bernard. Vous vous plaisez donc bien à Paris ? »

Rose allait sans doute exposer à soir ami d'enfance ses plans d'avenir; mais Erembert avait enjambé sans façon le banc sur lequel son père rêvait aux étoiles et il s'approchait d'eux en leur disant :

« Avez-vous fini de croasser votre anglais? On croirait, à vous entendre, deux corbeaux enrhumés. »

Ce fut la seule fois que Bernard eut la liberté de transmettre à Rose les voeux de ses amis de Montserrou. Mme Lapeyre manoeuvra de façon à distancer les visites du Saint-Cyrien et à l'empêcher de causer avec son amie d'enfance.

Il n'y avait donc rien de changé dans les résolutions de Rose au moment où, après avoir obtenu successivement son brevet supérieur et son brevet pédagogique, elle se disposait à entrer en fonctions au pensionnat, si ce n'est la modification heureuse apportée à ses plans par cette réponse de Mme Chelleray à sa timide demande d'un poste de sous-maîtresse :

[]

« J'ai mieux que cela à vous offrir, ma chère Rose. Voulez-vous devenir l'associée de Mlle Adélaïde dans la direction du pensionnat? Naturellement vous ne seriez pas en titre de quelques années, à cause de votre jeunesse; mais, comme votre petite fortune dépasse la somme dont Mlle Adélaïde peut disposer pour payer le premier terme d'achat, vous entreriez toutes deux en association avec des droits égaux. Depuis qu'on sait que je veux prendre ma retraite, j'ai reçu bien des offres, notamment de personnes en mesure de payer comptant mon établissement ; mais je préférerais le laisser à Mlle Adélaïde qui a un long exercice de mes méthodes et à vous qui êtes toute fraîche émoulue de mon enseignement. »

A vingt ans, Rose avait passé cette époque naïve de son existence où elle prenait au pied de la lettre les lamentations de sa tante sur la ruine de toute la famille; elle savait donc que le petit capital laissé par ses parents était encore intact ; mais elle n'avait jamais supposé que ce capital suffirait à faire d'elle l'associée de Mlle Adélaïde.

Ce fut sous le coup de cette heureuse surprise qu'elle rentra au logis. Ce projet fut accueilli avec enthousiasme par sa tante, dont elle avait redouté l'opposition.

« C'est une affaire qu'on doit enlever au plus vite, dit Mme Félicie, et dont on doit s'occuper sans retard, car ton tuteur doit t'émanciper pour que tu aies le droit de te servir de ton argent. Il faudra s'entendre avec ton oncle Anténor, qui est ton subrogé-tuteur, avec le notaire de Montserrou qui a les titres de rente et qui fait partie du conseil de famille ; on n'en finirait pas si l'on traitait ces questions par correspondance, avec la paresse à écrire des Méridionaux. Je partirai demain avec Erembert pour Mont-serrou.

— Est-ce qu'il n'est pas plus naturel que j'aille avec vous ? demanda Rose.

— Tu n'y songes pas. Que deviendrait ton oncle, livré à lui-même? Et puis, il est indispensable qu'Erembert m'accompagne. [] C'est en novembre qu'il fera son volontariat. Voilà plusieurs fois que je fais allusion à cette grosse dépense dans mes lettres à son oncle Anténor, qui fait la sourde oreille à ce sujet. N'est-il pas de son devoir de m'aider à cette occasion, moi qui soutiens seule la maison de son frère par ma bonne tête et mon dévouement ? »

En intéressant nombre de personnes influentes à la triste situation d'une mère de famille laissée presque sans ressources par l'impérfitie d'un mari qu'il lui fallait faire vivre presque comme un second enfant, Mme Lapeyre avait obtenu récemment un titre d'inspectrice qui lui valait quelques mille francs de revenu, et elle comptait faire sonner haut ce résultat personnel auprès des vieux parents de Montserrou.

Les quinze jours que Rose passa seule avec son oncle ,furent pour celui-ci une période heureuse, qu'il fêta avec l'entrain d'un captif délivré de ses fers. La contrainte que faisaient peser sur son humeur communicative les mots à double tranchant de Mme Lapeyre ne liant plus sa verve, il ne sortait pas le soir et veillait avec Rose.

Il lui contait la série de ses mécomptes, et, pour lui en prouver l'injustice, il opérait des fouilles dans ce tiroir aux manuscrits où les pauvres drames restaient en chrysalides, aucun d'eux n'ayant pu subir sa transformation en papillon sur une scène parisienne.

« Et pourtant il y avait quelque chose là ! » disait le poète méconnu en frappant du doigt le cahier dans lequel il venait de relire à haute voix devant Rose le troisième acte de la Duchesse d'Eboli.

Et Rose, de très bonne foi et sans être aveuglée par l'affection, répondait :

« Oui, mon oncle, il y a de très beaux vers, des vers cornéliens.

11 faut, continua M. Lapeyre, que je te conte mon affaire avec ce baron de Vanières qui se paye depuis six mois le luxe de mes leçons de littérature. Il est possédé de la toquade du théâtre, et, ne réussissant pas à mettre debout une [] intrigue propre à occuper un seul acte de comédie, il a voulu m'acheter Primevère et la faire jouer comme étant de lui. Ce qui va t'étonner, c'est que j'ai été tenté de céder, parce que le prix qu'il m'offre me permettrait de réaliser un projet.

— Un projet? répéta Rose.

— Oui, un projet de retraite. J'ai la vie trop dure ici, vois-tu. J'ai beau apporter fidèlement chaque mois tout ce que je gagne, l'on met à m'humilier l'ingéniosité des sauvages qui tuent à petits coups. Or je veux vivre et durer, parce qu'il y a autre chose sur cette terre que des succès d'honneur et d'argent. La nature est belle; la poésie, consolante même quand on ne la cultive que pour soi. Si donc j'avais les six mille francs que ce toqué de baron veut me payer Primevère, je ferais éditer avec luxe les trois volumes qui contiennent mon oeuvre — sauf cette petite comédie — et après avoir élevé ainsi mon monument littéraire, je le livrerais tel quel à la révision du jugement public et je me retirerais à la métairie. Je ne manquerais à personne ici, puisqu'on s'est créé des ressources en battant monnaie sur ma prétendue ineptie. Je ne suis pas utile non plus à Erembert, qui ne cache pas le peu de cas qu'il fait de son père. »

Rose s'approcha de son oncle, les mains jointes comme pour une prière.

« Mon oncle, m'aimez-vous? lui dit-elle.

— Peux-tu en douter? Comment ferais-je donc pour ne pas te chérir... toi qui n'as jamais eu pour moi une parole amère et dont le bon sourire m'a tant de fois ranimé ? »

Il attira sa nièce dans ses bras pour lui donner un baiser tout paternel.

« Eh bien, mon oncle, dit Rose, ne vendez pas Primevère, qui est... » — Elle allait dire : la plus jolie; elle se reprit pour ajouter : — « une des mieux réussies de vos oeuvres, et, puisque je possède trente mille francs et que je n'en verse que vingt mille pour le premier payement du pensionnat laissez-moi [] vous en offrir six mille pour l'édition de vos oeuvres et votre installation à la métairie.

— Jamais ! s'écria M. Lapeyre. Ce serait me décharger singulièrement de mes fonctions de tuteur que de dépouiller ma nièce. »

[][]
[...]

CHAPITRE XIII
De la convoitise à l'action. — Ne le dis pas lu — La requête de mistress Thornton.

Un shake-hands.

Ce débat de générosité n'était pas encore résolu lorsque Mme Lapeyre et son fils revinrent du Midi. Annoncés par une dépêche, ils lurent reçus à la gare d'Orléans par l'oncle et la nièce, qui trouvèrent aux voyageurs un air peu triomphant.

« Comment vont Anténor et Battistine ? demanda M. Lapeyre dès que le fiacre qui les ramenait chez eux fut en marche.

— Très bien ! » dit sèchement Mme Félicie, dont la brève réponse fut commentée ainsi par Erembert :

« Ils sont étonnants, ces provinciaux ! Ils se rattrapent d'être vieux de bonne heure, en étant vieux longtemps. Les cheveux de l'oncle Anténor n'ont pas même blanchi ; il a toujours ce petit toupet poivre et sel qui fait une petite hutte sur son front ; il casse les noisettes avec ses dents. A-t-on l'idée de cela, à son âge ? »

[]

« As-tu vu ma nourrice ? demanda Rose à son cousin.

— Oui, répondit Erembert, je crois avoir aperçu sa coiffe tuyautée à côté d'un chien savant de la foire qu'elle menait à la messe. Ne saute donc pas sur place. Je sais bien qu'on ne mène pas les chiens à l'église ; mais le bariolage de couleurs sous lequel ton ex-amie Mariette veut dissimuler la farine de son moulin ne peut être comparé qu'à l'accoutrement d'un chien savant. J'ai vu aussi son frère qui est en congé d'un mois à Montserrou et qui ne fait que parader dans les rues pour montrer son uniforme.

— Bernard, dit M. Lapeyre, est trop modeste pour faire le paon, et ce n'est pas sa faute si son uniforme est plus voyant que ton veston par les rues de Montserrou. Serais-tu vexé par hasard de quelque comparaison faite entre lui, qui est parvenu par son mérite au premier grade d'une carrière honorable, et toi, qui, à dix-huit ans, n'es encore propre à rien?

— Qu'est-ce qu'il était à mon âge, Bernard Mailhes ? grommela Erembert.

— Déjà bachelier ès lettres et prêt à passer son baccalauréat ès sciences, répliqua son père.

— Bah ! tous ces parchemins contresignés par des personnages officiels ne lui auraient pas fait un titre pour être admis dans la maison de banque où j'entre en fonctions le mois prochain.

— Le mois prochain ? dit Mme Félicie. Pas du tout. On m'a promis de te prendre tout de suite après notre retour. Ces mois d'essai avant ton volontariat sont une faveur qu'il ne faut pas négliger.

— Tu te trompes fort, répondit Erembert à sa mère, si tu te figures que je vais me caserner tout de suite derrière les grillages de cette banque. Andréas Romero compte sur moi pour courir un peu Paris. Je lui ai écrit de Montserrou que tout mon temps lui appartiendrait. J'ai besoin d'un peu de liberté après l'ennui que j'ai eu d'avaler ma langue et de me momifier à la chartreuse. »

Andréas Romero était un jeune Mexicain de vingt-deux ans. [] un ancien condisciple d'Erembert au pensionnat Theulade ; il avait quitté Paris dix-huit mois auparavant, et il y revenait au début d'un voyage d'agrément à travers l'Europe.

Les volontés d'Erembert s'exécutaient toujours, quoique sa mère commençât à gémir lorsqu'elle les sentait trop déraisonnables. On ne vit presque pas Erembert au logis pendant les deux semaines de démarches et de séances chez les hommes de loi, nécessitées par l'émancipation civile de Rose. Il déjeunait le matin en hâte, parce que Andréas Romero l'attendait, et l'on ne savait plus à quelle heure il rentrait dans la nuit, car il avait exigé une clef de l'appartement, afin que personne n'eût la corvée de l'attendre.

Un matin , tout fut terminé. En sortant du cabinet du notaire,

notaire, tenait dans un petit portefeuille toute sa fortune, qui n'y faisait pas un gros volume, puisqu'elle consistait en trois paquets de billets de banque. Chacun d'eux en contenait dix, qu'une épingle réunissait.

Lorsque M. Lapeyre et son ex-pupille eurent atteint l'antichambre alors déserte de

l'étude, Rose s'approcha d'une fenêtre pour ranger dans sa poche cette fortune qu'il lui fallait transporter à la maison en attendant l'heure du rendez-vous, fixée à midi le lendemain chez le notaire de Mme Chelleray, pour la signature du contrat de vente et le versement des fonds. Après une pause de quelques minutes, pendant laquelle on entendit un froissement soyeux de papiers, Rose revint vers son oncle, qui était resté dans l'antichambre devant la liste imprimée des avoués de Paris, mais sans y lire un seul nom, car il avait l'esprit travaillé par un combat entre ses scrupules d'honnête homme et son dernier voeu littéraire.

« Tenez, mon oncle, lui dit-elle en lui tendant une petite masse de billets de banque, serrez bien cela, et, avant de rentrer à la maison , courez le déposer en nantissement chez le banquier que l'éditeur vous a désigné, puis allez signer votre traité.

[]

— Non, je ne puis pas, je ne dois pas, balbutia Mapeyre.

— Et moi, je ne les reprendrai plus, dit Rose en ouvrant la porte du vestibule. Laissez-moi inaugurer mon indépendance par un acte qui me portera bonheur. »

Elle l'entraînait dans la rue en parlant ainsi avec une grâce qui sauvait les côtés délicats de ce prêt. Elle retrouva au logis sa tante et son cousin, qui l'attendaient pour déjeuner. Quant à M. Lapeyre, il s'était excusé d'avance.

« Tu as l'argent ? demanda Erembert à sa cousine.

— Mais oui, naturellement.

— Tu as trente mille francs à toi, tout guillerets dans ta poche? As-tu de la chance !

•— Une chance de millionnaire, n'est-ce pas? dit-elle en riant.

— Es-tu niaise ! Je sais bien que ce n'est pas le Pérou ; mais c'est gai tout de même d'avoir trente mille francs à soi tout d'une vue. Il y a de quoi rire et s'amuser. Ah ! si j'avais le quart de cela ! mais ma mère me traite encore en petit garçon. Oui, dit-il à une exclamation de Mme Lapeyre, tu lésines avec moi et je ne puis rendre une politesse à Romero, qui me trimballe partout depuis quinze jours.

— Est-ce qu'il ne part pas bientôt? demanda Mme Lapeyre.

— Il te tarde? répliqua Erembert.

— Oui ; cela ne vaut rien pour toi, ces fréquentations de jeunes gens riches qui jettent l'argent par les fenêtres.

— Ils le peuvent, reprit Erembert, parce qu'il leur en rentre, de l'argent, autant qu'ils en jettent. Andréas Romero a gagné, avant-hier, douze mille francs au jeu. Il a une veine inouïe. »

Pendant tout le déjeuner, Mme Lapeyre chapitra son fils sur l'inconvénient des fréquentations dissipées. Erembert ne se donnait même pas la peine d'écouter cette morale ; il taquinait sa cousine sur sa prétendue richesse et lui disait :

« Tu as plus qu'il ne te faut, puisque tu ne dois verser demain que vingt mille francs. Que vas-tu faire du reste ?

— En replacer une partie, répondit Rose, et verser le reste [] dans la caisse qui sera commune à Mlle Adélaïde et à moi, pour les frais courants du pensionnat.

— Ce que tu comptes placer, reprit Erembert, place-le chez moi, veux-tu ? Je t'en payerai l'intérêt.

Ne dis donc pas d'absurdités, Erembert ! s'écria Mme Lapeyre.

Comment ! est-ce qu'il y aurait quelque chose d'absurde ce que Rose me fit cadeau d'un millier de francs, par exemple ? Entre parents riches — je parle de Rose — et parents

parents je parle de moi, qui n'ai que vingt malheuux en poche — ces choses-là se font. » Mme Lapeyre prit le parti de rire, et Rose l'imita. Cette onnerie était trop dans les cordes d'Erembert pour qu'on y répondit sérieusement.

On avait pour ce soir-là des billets de concert. A huit heures, moment de partir avec son oncle et sa tante, Rose se sentit tellement prise de migraine, qu'elle préféra rester à la maison. C était la dernière soirée qu'elle y devait passer; déjà ut ce qui lui appartenait, c'est-à-dire son linge, ses robes et ses livres, était déménagé au pensionnat-dans la chambre dont elle devait prendre possession le lendemain, trouvant seule pour la première fois de la journée, Rose écrivit à maman Suzette une longue lettre, sans réticences, puisqu'elle avait le droit de la mettre à la poste sans la soumettre à personne ; puis, deux autres lettres à l'oncle An ténor et à la tante Battistine, afin de les remercier d'avoir eu assez de confiance en sa raison pour adhérer à son émancipation civile. Rose lâcha d'oublier, afin de remplir ce devoir, certaines choses blessantes que tante Félicie lui avait rapportées. Qu'importait, après tout, que l'oncle Anténor eût dit que Rose avait tout l'air d'une pédante, propre à chausser les lunettes de maîtresse d'école, et que tante Battistine eût ajouté : « Je me désintéresse de tout ce que peut faire cette Parisienne-là. »

Rien ne dispensait Rose de ses devoirs de déférence envers ses vieux parents. Après les avoir remplis, elle se trouva la [] tête tellement allégée, qu'elle eut regret au concert perdu. Elle resta un moment devant sa table à écrire, à regarder ces trois lettres prêtes à partir, et, en rangeant les objets épars autour d'elle, elle aperçut le petit portefeuille gonflé des vingt-quatre billets de banque; elle en retira les quatre qui restaient sur la dizaine entamée pour son oncle et les glissa dans le sac où elle devait placer les derniers menus objets à emporter. Quant au portefeuille, qu'elle comptait mettre le lendemain dans la poche de sa robe, elle ne songea pas même à le ranger, à le serrer quelque part. Il n'en était pas besoin, dans cet appartement où nul étranger ne devait entrer avant le lendemain matin.

Ce regret du concert perdu et aussi le désir d'animer sa solitude amenèrent Rose au salon ; elle alluma les bougies du piano et ouvrit sur le pupitre le cahier des sonates de Mozart. Les premières leçons reçues à Montserrou lui avaient fourni un bon commencement d'éducation musicale qu'elle avait complété de façon à devenir agréable pianiste, surtout bonne lectrice, ce qui n'est pas commun, et elle se promettait de cultiver ce petit talent, auquel elle devait, ainsi qu'à l'étude, les bons moments de son existence parisienne.

Elle jouait depuis près de deux heures quand, dans un passage très doux d'un adagio, il lui sembla entendre un léger bruit dans l'appartement. Sans que ses doigts quittassent le clavier, elle se tourna à demi vers la pendule. Il n'était que onze heures moins cinq. La salle de concert était éloignée. Son oncle et sa tante ne pouvaient rentrer aussitôt. Ce bruit devait venir de l'escalier... quelque voisin qui montait à l'étage supérieur... Oui, c'était cela, puisque rien n'avait bougé pendant les quelques secondes d'arrêt de la musique. Rose allait donc reprendre le scherzo de sa sonate lorsqu'elle entendit battre une porte à côté d'elle... Oui, il y avait quelqu'un dans l'appartement, et qui était-ce ?

Elle ouvrit bravement la porte donnant sur l'antichambre et se trouva en face d'Erembert, auquel elle trouva une singulière figure à la lueur de la petite lampe qui éclairait l'entrée.

[]

« Tu m'as fait peur, » lui dit-elle.

Vraiment, il ne paraissait pas rassuré, lui non plus; il restait appuyé le dos au. mur, le chapeau enfoncé sur le front. très pâle et les yeux clignotants.

« Est-ce que tu es malade? » lui demanda-t-elle. Il secoua négativement la tête, et tout à coup il se dirigea GIS a porte d entrée qu'il voulait ouvrir; mais ses mains remblaient tellement, qu'il ne pouvait lever le pêne.

« Tu ne vas pas sortir si tard? lui dit-elle. Qu'as-tu, Erembert

Erembert avoue-le-moi. Tu parais malade. Reste, je te ferai du the. »

H se mit à rire d'un rire étrange, tout grelottant ; il avait fini par ouvrir la porte, qu'il referma violemment après être sorti sur le palier.

Cette scène bizarre avait saisi Rose au point qu'elle se laissa tomber sur le coffre de l'antichambre, parce qu'elle avait peine à respirer ; presque aussitôt, elle s'efforça pour courir au balcon ; elle voulait voir si Erembert gagnait réellement a rue ou s'il fallait aller le secourir dans l'escalier, où cette soi te d'accès qui le tenait aurait pu le faire tomber, Elle entendit le bruit de la porte cochère qui se refermait, presque aussitôt elle distingua Erembert; il traversait la chaussée et allait vers la place de voitures voisine. R monta ans une victoria découverte, qui partit au petit trot.

Tout cela était incompréhensible... Rose rentra au salon; mais elle n'avait plus de goût ni à faire de la musique, ni à attendre son oncle et sa tante. R fallait leur épargner l'inquiétude qu'elle-même ressentait, et le seul moyen pour cela, c était de s'enfermer.

Rose rentra dans sa chambre en se demandant si elle aurait le courage de dormir. Hélas ! elle trouva chez elle un autre motif d'insomnie que son tourment au sujet de la santé ou de la raison d'Erembert.

D'abord, elle fut surprise de trouver sur sa table un objet qu'elle était certaine de n'y avoir pas posé : le bougeoir qui attendait dans l'antichambre les rentrées nocturnes de son [] cousin ; il était éteint, mais il avait brûlé récemment, car la bougie n'était pas froide au ras de la mèche.

Rose eut honte du mouvement instinctif qui lui fit ouvrir son portefeuille ; mais elle sut trop tôt que ce soupçon contre la probité d'Erembert était justifié; il n'y avait plus dans le portefeuille qu'une seule liasse de billets de banque.

Le matin, Rose possédait trente mille francs ; à la dernière heure de ce même jour, il ne lui restait que quatorze mille francs, puisqu'elle en avait donné six mille à son oncle et que dix mille venaient de lui être volés — hélas ! oui, volés, quel autre mot dire? — par son cousin.

Au moment où son oncle et sa tante rentrèrent dans l'appartement , elle tremblait autant qu'Erembert lui-même quand il avait craint de ne pouvoir effectuer sa mauvaise action. Elle les entendit se dire dans l'antichambre :

« Elle est couchée sans doute; quant à Erembert, il n'est pas rentré ; son bougeoir est encore là. »

Avant de s'enfermer, Rose avait eu la pensée de rapporter ce bougeoir à sa place, afin que rien ne trahît quelque chose d'inusité et que sa tante ne vînt pas la relancer dans sa chambre. Il lui fallait bien toute la nuit pour résoudre le problème du lendemain.

Oh! la longue, la froide nuit d'insomnie dans laquelle Rose décida tour à tour : d'accuser le lendemain Erembert devant ses parents ; de ne rien dire à personne et de partir pour aller vivre à Montserrou chez maman Suzette ; d'offrir ses quatorze mille francs dans l'association pour le pensionnat, mais en restant en sous-ordre, à cause de l'infériorité de la somme. Chacun de ces projets se heurtait à des impossibilités. Le bon cœur de Rose se refusait surtout à infliger à son oncle, si malheureux par les siens, la honte de la mauvaise action de son fils. Quant à Erembert, il saurait ce que Rose pensait de lui, et c'était pour cela qu'elle l'attendait.

Elle l'attendit longtemps sur le balcon. Couverte d'un manteau sous lequel elle frissonnait pendant cette chaude nuit de juin, elle vit passer toutes ces heures noires que l'éclairage [] des rues parisiennes ponctue d'irradiations lumineuses ; les lueurs d'opale de l'aube avaient déjà fait, rougir les gaz qu'Erembert n'était pas rentré. De son observatoire élevé, Rose apercevait les premiers passants du matin ; après l'homme à blouse bleue et au collet rouge derrière lequel s'éteignaient an à un les feux de la nuit, venait l'ouvrier boulanger en route vers son lit après sa nuit passée au pétrin; puis, des chiffonniers courbés sous la hotte ; quelques ombres vacillantes devaient être des noctambules, de ces gens auxquels l'ivresse ou la misère l'ait trouver une couchette sur le premier banc venu.

Rose voyait tous ces passants; mais ses yeux brûlés par 1 insomnie se détournaient d'eux pour chercher plus loin les formes grêles d'Erembert... Ah ! c'était enfin lui ! Il rentrait au moment où le soleil était monté assez haut pour réchauffer de son premier rayon le front glacé de celle qui 1 attendait.

Il n'eut pas besoin de sa clef pour pénétrer dans 1 appartement. La porte s'ouvrit au moment où il atteignait le palier. De surprise, de frayeur, peut-être aurait-il fait une chute en arrière si Rose ne l'avait saisi d'une main énergique et emmené avec elle dans sa chambre, devant la table où était encore le portefeuille à moitié dévalisé.

Mais ce n'était pas l'Erembert railleur, insolent, que Rose

connaissait, qui écoutait les questions, les reproches de sa cousine. Elle finit par avoir pitié de cet être décomposé, dont le teint verdâtre était couvert de sueur et qui bégayait : « Je croyais gagner..., j'ai perdu, tout perdu... Parole ! je pensais gagner. »

Il vacillait sur lui-même et ses yeux creux se détournaient de Rose pendant qu'il murmurait tout bas :

1 « Ne le dis pas, hein ? Je te les rendrai... plus tard. » Dans cet état d'hébétement, il n'était même pas capable de comprendre l'énormité de l'action qu'il avait commise. Rose éprouva tout à coup plus de dégoût que d'indignation et elle [] lui, montra la porte du geste. Il partit en se cognant aux meubles, tout en répétant par saccades tremblantes :

« Ne le dis pas ! »

Le lendemain matin, la première pensée de Mme Lapeyre fut d'aller frapper à la porte de la chambre de son fils pour lui parler une bonne fois raison. Ne recevant aucune réponse, elle entra et trouva Erembert jeté en travers sur son lit, tout vêtu et dans un état de somnolence fiévreuse.

Au même moment, Rose errait dans les allées du parc Monceau; elle y attendait l'heure où Mme Chelleray donnait ses audiences matinales. Ce qu'elle allait lui dire pour rompre le projet d'association et excuser son manque de parole, elle ne le savait pas encore... Elle ne le savait pas davantage lorsque, poussée par la nécessité d'en finir avec ce vertige de l'inconnu, elle se présenta rue de Courcelles et demanda la directrice.

Quoique la nouvelle de l'achat de l'institution ne fût pas encore officielle, c'était un peu le secret de la comédie pour tout le personnel de l'établissement, et la surveillante du parloir dit à Rose :

« Mademoiselle, Mme Chelleray a déjà des visites qu'elle reçoit là-haut, dans son cabinet. Voulez-vous que je sonne pour vous annoncer, ou préférez-vous monter pour attendre dans le grand salon que ces personnes sortent? »

Rose choisit ce dernier parti. La démarche qu'elle venait faire ne comportait pas la cérémonie du coup de cloche; elle se glissa dans ce grand salon dont elle avait cru prendre possession le jour même par acte notarié. Elle s'y trouvait dans une situation bien différente et le sentiment de ce contraste entre la réalité et ce qui aurait pu être l'accablait tellement, qu'elle entendit d'abord comme dans un songe la conversation qui s'échangeait dans le cabinet dont la porte était ouverte et les portières relevées.

En entrant au salon, Rose avait eu le soin discret de rouler un fauteuil, de tousser légèrement pour indiquer à Mme Chelleray qu'elle devrait fermer cette porte si elle ne se souciait [] [...] [][] pas d'être entendue de la personne qui attendait au salon.

On parlait anglais là-dedans, auprès de la table à écrire de Mme Chelleray qui, de temps à autre, répondait en tâtonnant ses mots et fort lentement. La voix qui se faisait le plus souvent entendre était une voix de femme claire et chantante, mais dans des modulations tout anglaises. Ce timbre, semblable au son de perles d'acier tombant une à une sur une surface de cristal, rappela à Rose la voix de miss Dillon ; mais il n'était pas probable que miss Dillon se trouvât en France et à Paris. Elle avait quitté l'institution un an auparavant pour aller exercer le même professorat en Italie, dans l'intérêt de la santé de sa jeune soeur, dont ses leçons payaient l'entretien.

Ce ne fut donc point par curiosité, mais parce que Rose cherchait à reconnaître dans les inflexions de cette voix celles qui lui rappelaient miss Dillon, qu'elle finit par saisir le sens de cette causerie.

« Non, chère madame, disait l'Anglaise, je ne me contenterais pas d'une médiocrité pour occuper la place en question. Il me faut une personne hors ligner N'est-il pas vrai,

Allan ?

Oh ! yes ! »

Cette exclamation fut lancée par une forte voix de basse eL elle résonna avec un sérieux admirable.

« C'est que les conditions que vous réclamez sont difficiles d rencontrer, objecta Mme Chelleray.

J'en conviens, poursuivit l'Anglaise; mais, outre que le prix offert est en rapport avec les exigences des Pershale, s'il existe une personne capable de me désigner une institutrice de grand mérite, c'est vous, madame. Vous avez formé tant d'élèves depuis que vous êtes dans l'enseignement ! Dans le nombre, plusieurs peuvent avoir besoin d'utiliser leur bonne éducation.

Sans doute, sans doute, répondit la directrice ; mais vous me rendez ce choix plus difficile en m'avertissant que

Edward Pershale vous rendra comptable des mécomptes [] que lui infligera peut-être une erreur de jugement de notre part.

— Oh ! s'écria l'Anglaise, j'ai eu tort de vous faire part des préventions de M. Edward Pershale contre les Françaises. Après tout, ce n'est pas chez lui, mais chez son frère, M. James Pershale, que l'institutrice sera. Quant à la mauvaise humeur de M. Edward Pershale, une fois qu'Allan et moi nous serons à Odessa, les bonnes affaires qu'Allan fera pour le compte de son patron compenseront pour celui-ci les erreurs commises par la femme de son agent. Ne pensez donc pas à moi, mais à mistress Pershale, dont vous devez vous souvenir, puisqu'elle a passé deux ans à l'institution.

— Oui, dit Mme Chelleray, je me souviens maintenant de Grâce Pershale : une jolie blonde très frêle, très timide... Il y a vingt ans de cela.

— Au moins vingt-quatre, répliqua gaiement l'Anglaise, car elle a épousé son cousin James presque aussitôt après son retour en Angleterre, et son fils aîné Williams, qui est à la Cité le bras droit de M. Edward Pershale, a célébré sa majorité la veille de notre mariage, n'est-ce pas, Allan ?

— Oh! yes ! fit la grosse voix avec la sonorité d'un appel de fanfare dans un cor de chasse.

— Quant à la blonde frêle dont vous vous souvenez, chère madame, continua l'Anglaise, vous ne la reconnaîtriez pas dans cette belle et forte mère de famille qui nourrit en ce moment son huitième enfant.

— Bonté divine ! » s'écria Mme Chelleray avec un étonnement tout français. Elle ajouta après une pause : « Ce ne sont pas les candidates à un emploi en Angleterre qui me manquent, vous pensez bien. Hier encore, Mme Meynes, qui vient de subir de grosses perles de fortune, me demandait si sa fille Amélie ne trouverait pas à se placer à l'étranger, sur ma recommandation. »

Les incertitudes de Rose furent fixées après cette exclamation de l'Anglaise :

« Cette peste d'Amélie Meynes ! je ne la recommanderais [] pas, même à un indifférent, et M. Edward Pershale aurait trop beau jeu contre notre choix. Ah! si vous me proposiez Henriette, ou plutôt cette charmante Rose Lapeyre , si bien élevée et si intelligente... Allan, vous vous souvenez de mes lettres désolées d'il y a cinq ans, lorsque je vous parlais de cette ligue des élèves contre moi, qui me forçait à quitter l'institution. Après vous avoir dit que je m'en irais de peur de mourir à la peine, je vous ai raconté comment un cher petit ange a changé par son ascendant les mauvaises dispositions de ses compagnes. C'était Rose Lapeyre, et je dis à Mme Chelleray qu'une personne de ce caractère serait seule digne d'entrer dans la famille Pershale.

— Oh ! yes. »

Cette exclamation approbative fut répétée trois ou quatre fois, avec conviction.

« Mais, chère miss Dillon, pardon, chère mistress Thornton, » dit Mme Chelleray.

Une petite toux timide qui partait du salon fit faire une pause à la directrice.

« Qui est là ? demanda-t-elle.

— Madame, c'est moi, dit Rose; je vous demande pardon, mais j'ai entendu malgré moi et je voudrais bien saluer miss Dillon.

— Entrez, ma chère Rose, vous ne sauriez paraître plus à propos, puisque l'on parle de vous avec éloge. »

Mistress Thornton poussa plusieurs de ces petits cris d'oiseau qu'une surprise agréable fait sortir de tout gosier féminin anglais. Après avoir enveloppé Rose de ses grands bras et baissé son cou de cygne pour l'embrasser, elle lui dit :

« Je vous présente mon mari, Alfan Thornton, qui vous connaît et vous demande la faveur d'un cordial skakehands. »

Allan Thornton se leva, et le problème malicieux que s'étaient souvent posé les élèves de la ceinture blanche, à savoir : « si miss Dillon trouverait jamais à assortir sa taille de tambour-major », ce problème fut résolu pour Rose. Allan Thornton [] portait le front deux pouces plus haut que le chapeau très empanaché de sa femme ; c'était un colosse et Rose apprit tout de suite que la poignée de mains d'un-colosse anglais est presque aussi redoutable qu'un écrasement entre les deux battants rapprochés d'une porte. Lorsque Allan Thornton abandonna la main de Rose après l'avoir serrée et secouée par trois saccades successives, Rose sentit une telle douleur à l'articulation de l'épaule qu'elle crut son bras démis. Quant à ses doigts, ils étaient sûrement aplatis les uns contre les autres. Mistress Thornton vit pâlir et chanceler la jeune fille. Il y eut pour celle-ci un moment de confusion ; on s'agitait autour d'elle pour la secourir; elle entendait vaguement mistress Thornton gronder son mari d'avoir la poigne si rude, celui-ci s'excuser sur ce qu'il avait témoigné de son mieux' sa reconnaissance, et Mme Chelleray s'étonner de cet évanouissement pour un skake-hands.

Rose n'était pas évanouie, à proprement parler; mais après sa nuit d'insomnie et de tortures morales, cette rencontre providentielle, ce voeu en sa faveur de l'ex-miss Dillon l'avaient fort émue et la secousse physique du skake-hands l'avait achevée.

Enfin elle revint à elle et ce fut pour dire à mistress Thornton :

« Cette place que vous me croyez capable d'occuper, me l'offririez-vous encore si Mme Chelleray m'autorisait à l'accepter?

— Ah ! quelle joie pour moi, et comme je rendrais ainsi à la famille Pershale un peu de ses bontés à mon égard ! » répondit mistress Thornton, pendant que Mme Chelleray interrogeait Rose du regard et témoignait par son attitude qu'elle était surprise et même froissée par cette proposition.

« Madame, lui dit Rose, c'est qu'il m'est impossible d'accepter l'honneur que vous vouliez me faire.

— Rose, vous avez encore l'esprit un peu troublé ; ce n'est pas sérieux ce que vous m'annoncez là, » répondit Mme Chelleray d'un ton de dignité offensée. [] Mistress Thornton se sentit de trop dans l'explication inévitable et elle s'empressa de dire :

« Puisque les élèves sont en classe en ce moment et que vous m'avez permis, madame, de promener Allan dans le jardin et dans la maison, pour lui montrer les lieux où j'ai passé cinq des huit années qu'ont duré nos fiançailles, le moment est favorable pour cela. Venez, Allan. »

Cet aveu complet à Mme Chelleray que Rose ne voulait pas faire lui fut imposé par la haute raison de la directrice, qui n'admettait pas qu'une jeune fille de vingt ans changeât ses dispositions d'avenir sans autre conseil que celui de sa conscience. Ce ne fut pas à cause de ses intérêts personnels mis en question que Mme Chelleray exigea cette confidence ; elle s'inquiétait avant tout du sort de son élève, et il y eut un long débat entre elles, parce que Rose ne voulait rien lui révéler, sinon sous le sceau du secret. Elle dut engager sa parole, quand il lui eut été prouvé que Rose ne lui avouerait rien qu'à cette condition. Lorsqu'elle eut tout appris, elle proposa de tout raconter à Mme Lapeyre, afin que celle-ci restituât la somme dérobée par son fils. Rose s'y refusa

« Lors même qu'il serait possible à ma tante de me restituer cet argent, dit-elle, il y aurait à la maison des scènes dont mon oncle souffrirait ; dans ces débats inévitables, ma tante apprendrait que j'ai donné six mille francs à mon oncle.

— Eh bien, il vous les rendrait, et ce serait plus de la moitié de la somme retrouvée.

— C'est impossible ; son traité est signé avec l'éditeur. Cette révélation à mes parents aurait pour tout résultat de leur causer une grande humiliation et d'exciter entre eux la discorde. »

Rose refusa également l'offre généreuse de Mme Chelleray d'être en secret sa créancière de la somme qu'elle ne pourrait pas verser chez le notaire.

« Mille fois merci, répondit la jeune fille, il y a une chose qui tranche court à vos généreuses instances. Si je restais à Paris, il me faudrait voir ma tante et Erembert, et comment [] m'y résoudrais-je avec une arrière-pensée peu sympathique à l'égard de l'une, et de répulsion envers l'autre ? Mon existence serait un supplice. Je vous en conjure, madame, aidez-moi à partir pour l'Angleterre. »

Mme Chelleray y consentit, mais en faisant, elle aussi, ses conditions; elle exigea de Rose la remise des quatorze mille francs en billets de banque qui lui restaient et qu'elle se chargea de placer en rentes nominatives dont elle enverrait le titre par lettre chargée à son ancienne élève; puis elle arracha à celle-ci l'autorisation d'instruire Mme Lapeyre du larcin de son fils, afin qu'elle veillât de plus près sur ce jeune homme; mais il fut convenu qu'elle ne ferait cette révélation à la mère que lorsque M. Lapeyre serait fixé dans le Midi.

« Et maintenant, dit Mme Chelleray à Rose, puisque votre chambre vous attendait ici, vous allez prendre un léger repas et vous dédommager ensuite de votre nuit blanche en dormant jusqu'au soir. Songez que demain peut-être vous serez en route pour Londres. Les Pershale sont pressés. M. Thornton avait déjà parlé de télégraphier tout de suite dans le cas où j'aurais quelqu'un tout prêt. »

[]
[...]

CHAPITRE XIV
« A la hauteur ! » — De Douvres à Londres. — Le signe de reconnaissance. Wood-Lodge.

A six heures du soir, Rose dormait encore, mais de ce demi-sommeil qui n'est déjà plus la nuit complète de la pensée. Un léger bruit à son chevet ne lui aurait peut-être pas fait ouvrir les yeux si elle n'avait pas eu vaguement conscience que quelqu'un se penchait vers elle et la regardait. Elle se redressa un peu sur l'oreiller et aperçut son amie Henriette qui tenait à la main deux télégrammes.

« Ah ! lui dit-elle, que madame est bonne d'avoir pensé à t'envoyer, toi !... Tu sais que je n'achète plus le pensionnat? Je me croyais assez riche pour cela, et je me trompais.

— Je sais bien autre chose que je vais te conter pendant que tu t'habilleras, répondit Henriette ; je t'aiderai à ta toilette pour que tu aies fini au son de la cloche. Ton oncle dîne avec madame; elle Ta gardé après son cours pour qu'il puisse Le dire adieu, car tu pars demain matin par le train de Calais-Douvres. [] Tu me regardes avec surprise, parce que j'ai la mine gaie quoique tu sois prête à me quitter. Que veux-tu ? mon cœur en ce moment est comme ces jours de printemps où il pleut et où il fait soleil tout à la fois. J'ai du chagrin de ton départ, mais tant de joie quand je pense que Mme Chelleray et Mlle Adélaïde m'ont acceptée, à ton défaut, dans l'association pour le pensionnat !... Je ne te l'avais jamais avoué, parce que cela aurait été aller sur tes brisées; mais, si mes pauvres chers parents se sont privés toute leur vie de ce qui n'était pas le strict nécessaire, c'était afin de me préparer un petit pécule, et Mme Chelleray préfère accepter mon premier versement de dix-sept mille francs que de livrer son institution à une étrangère. Ton refus a donc fait ma position, et voilà pourquoi je tiens à la fois les deux rôles de Jean qui rit et de Jean qui pleure... Mais toi, ma chérie, obligée de quitter la France ?... Il y a encore quelque noirceur de ta méchante tante dans ce changement à vue ? »

C'était une souffrance pour Rose de ne pouvoir tout raconter à cette amie qui avait été la confidente de ses épreuves ; mais il était impossible de tout dire cette fois, et Rose ne put répondre à cette accusation que ces mots :

«Tu te trompes. Ma tante n'est pour rien dans le mécompte d'argent qui a tout changé. »

M. Lapeyre vivait trop par l'imagination pour s'étonner de quelque chose. Ce changement subit dans la destinée de sa nièce lui sourit, en ce sens que c'était une excursion dans l'inconnu. Il trouva naturel qu'au moment de lier sa vie à une tâche grave, vraiment prématurée à vingt ans, Rose eût reculé devant cette responsabilité et eût préféré quelque temps de stage dans le préceptorat.

M. et Mme Thornton étaient ce soir-là les convives de Mme Chelleray ; tout ce qu'ils disaient de la famille Pershale enchantait M. Lapeyre. Allan Thornton s'étendait surtout sur les qualités et la grosse fortune de son patron, M. Edward Pershale, un des plus notables négociants en grains de la Cité; l'ex-miss Dillon intéressait beaucoup plus ses auditeurs [] en leur décrivant la belle résidence où M. James Pershale remplissait ce rôle de gentleman farmer qui unit à toutes les recherches du confortable la direction d'une exploitation agricole.

M. Lapeyre se lança au dessert dans une dissertation sur la poésie anglaise, et se mit à citer à Allan Thornton des vers de Milton et de Shakespeare. Par malheur, M. Thornton n'entendait pas un mot de l'anglais de M. Lapeyre, et il faut avouer aussi que, pour cet agent de commerce, Shakespeare et Milton n'étaient que des noms glorieux, des antiquités nationales de choix, au même titre que les vieux fanions conservés à la Tour et dans la chapelle de Windsor. Allan Thornton avait donc deux excellentes raisons pour ne pas s'enflammer au contact de l'enthousiasme de M. Lapeyre ; mais par politesse il sonnait de temps à autre la fanfare de ces : « Oh ! yes ! » qui était le fond de sa part de conversation.

Au moment de quitter sa nièce, M. Lapeyre eut pourtant un quart d'heure de mélancolie :

i Tu vas t'ennuyer dans le comté d'Essex, lui dit-il, si tous les Anglais y ressemblent à ce Goliath bon enfant, doué de plus de muscles que de cervelle. El moi aussi je m'ennuierai de ne plus te voir. Quelle vie agréable nous mènerions ensemble à la métairie! Et pourquoi n'y viendrais-tu pas? Qu'as-tu besoin de gagner de l'argent ? Tu as assez pour tes colifichets de toilette, et la métairie produit assez de blé et de vin pour nous nourrir.

— Mon oncle, répondit Rose, vous oubliez la leçon que m'a donnée un mot d'Osmin Pujol à sa dernière visite. Il vous racontait son insuccès dans le commerce à son compte qu'il avait entrepris et, comme vous lui conseilliez de retourner au pays, il vous a répondu : « Oh ! non, pour retourner là-bas, il faut être à la hauteur. » Je n'avais pas compris le sens figuré de cette expression et c'est en causant ensuite avec vous que j'en ai saisi la portée. Moi non plus, je ne suis pas « à la hauteur ». Pour mériter de me montrer à Mont-serrou, [] il faut que je puisse y être félicitée de devoir une situation honorable à la bonne instruction que je vous dois.

— Moi qui vais m'établir à Montserrou, dit M. Lapeyre avec amertume, je ne suis pas non plus « à la hauteur ». Mais tu as vingt ans et les forces vives de la jeunesse. Quant à moi, j'ai été trop malaxé, trop broyé par cette affreuse meule des déboires parisiens pour garder un seul point de mon être sensible aux dédains des gens de Montserrou. Quand ils me demanderont à quoi m'ont servi mes huit ans de séjour ici... »

Rose interrompit son oncle pour dire avec animation : « Vous leur montrerez vos oeuvres imprimées. S'ils sont intelligents, ils comprendront que tout écrivain n'obtient pas le succès qu'il mérite. S'ils sont illettrés, ils n'en auront que plus de respect pour cette preuve de votre carrière littéraire. »

Les adieux de l'ex-miss Dillon et de son colosse d'époux furent tout aussi cordiaux, mais moins émouvants. Un incident comique vint les égayer. Rose tendait la main à M. Thornton et celui-ci allait la prendre, quand une réflexion le fit reculer d'un pas et lui suggéra la plus longue phrase qu'il eût encore prononcée de la journée :

« Ma chère, dit-il à sa femme, avez-vous été assez prévoyante pour vous munir de votre flacon de sels que vous aviez oublié ce matin? »

Mme Chelleray ne comprenait pas l'à-propos de cette précaution à un pareil moment ; c'était par trop naïf de s'enquérir du remède au moment où on allait causer le mal, quand il n'y avait qu'à ne pas broyer la main de Rose dans un étau pour n'avoir pas besoin de sels. Mistress Thornton rougit depuis le front jusqu'à la ruche de dentelle qui entourait son cou ; puis elle prit gaiement son parti de la simplicité d'esprit de son Allan et elle lui répondit :

« Sans doute, j'ai mon flacon de sels; mais je vous assure que Mlle Lapeyre croira beaucoup mieux à votre reconnaissance pour ses bons procédés à mon égard, si vous ne lui démettez pas l'épaule.

[]

— Comme cela ? » dit le brave Thornton en essayant de donner une poignée de main à la française; mais le naturel anglais l'emporta, et Rose poussa en riant un petit cri, pendant que mistress Thornton opérait une diversion inattendue en ouvrant son flacon de sels sous le nez de son mari, qui se mit à éternuer cinq ou six fois de suite, non sans avoir lâché le bras de Rose.

M. Thornton éternuait à faire trembler les vitres, et tout en s'essuyant les yeux avec son mouchoir il répétait :

« Ce n'était... ce n'était... pas pour moi... le flacon.

— Je le sais bien, lui répondit sa femme, mais c'était le meilleur moyen d'éviter un accident semblable à celui de ce matin... Ne prenez pas cet air sérieux, Allan, ou je croirai que vous êtes surpris de n'avoir pas découvert, pendant les huit ans de nos fiançailles, toute la malice de mon cœur. Est-ee que vraiment vous m'en voulez? »

Le brave M. Thornton était trop ému par cette petite coquetterie conjugale pour trouver à son service un mot de réponse; mais, à défaut de l'éloquence du discours, il possédait celle du geste. Ses deux mains saisirent les deux mains de sa femme et les secouèrent à trois reprises, pendant que sa figure épanouie commentait cette démonstration. L'ex-miss Dillon était mieux taillée que Rose pour l'épreuve du shakehands de ce colosse bon enfant, et cet incident jeta une teinte de gaieté sur la tristesse que comporte toute séparation.

Ce dernier voeu de Mme Chelleray en se séparant de Rose : « Je souhaite, mon enfant, que vous ayez plus à vous louer des étrangers que de votre propre famille », occupa l'esprit de la voyageuse durant le trajet de Paris à Calais ; l'âme de Rose était si foncièrement bonne, qu'elle taxa de sévérité sa vieille amie. A bien prendre, il n'y avait qu'Erembert et tante Félicie qui se fussent montrés durs à son égard. Rose n'éprouvait de rancune ni contre l'un ni contre, l'autre ; elle se serait plutôt félicitée d'avoir subi cette contrainte de plusieurs années qui l'avait forcée à acquérir des qualités dont elle n'aurait pas senti l'utilité sous une direction bénévole. L'exemple [] d'Erembert lui mettait sous les yeux ce que deviennent les enfants trop adulés.

Mais les voyageurs voient s'échapper une à une leurs pensées habituelles, à chaque tour de roue du wagon qui les

éloigne du cadre de leur ancienne existence. Lorsque Rose se trouva sur le pont du vapeur en destination de Douvres, la nouveauté du spectacle de la mer lui fit oublier tout ce qu'elle laissait en arrière, et elle devint si attentive à chercher du plus loin possible ces falaises crayeuses de Douvres qui justifient le nom de : Blanche Albion, île des Cygnes, donné à l'Angleterre par Shakespeare, qu'elle ne songea pas à jeter un dernier regard vers

les lignes fuyantes des cotes de France.

De Douvres à Londres, surtout pendant la première moitié du trajet, la voie ferrée s'allonge entre deux rangées de houblonnières. La vue de ces vignes anglaises, dont les festons

verts s'enlacent aux rangées rectilignes de leurs palis, fut la première initiation de Rose à la différence de climat attestée par cette culture septentrionale. Un si beau soleil lui-sait dans ce ciel bleu au zénith, mais ridé à l'horizon de nuages ondulés, que la voyageuse aurait pu douter de s'être avancée vers le nord, si la verdure intense des pâturages où paissaient des troupeaux de vaches toutes noires, des sabots aux cornes en fuseau, ne lui avait rappelé que les soleils de l'Angleterre, même ceux de juillet, ne dardent

dardent assez longtemps leurs feux sur les prairies pour en dessécher sur pied les vertes pousses.

Malgré la marche vers l'est de cette flotte aérienne de vapeurs orageuses qui nageait dans le pâle azur du ciel, le soleil accompagna le train jusqu'à son entrée en gare de Londres. Là Rose put croire que ce beau soleil qui avait fêté sa bienvenue [] avait été escamoté par le gentleman de mine hautaine et rébarbative qui s'approcha d'elle, en la voyant munie du signe de reconnaissance stipulé par dépêche télégraphique : un gant élevé en l'air dans la main gauche nue.

Rose n'avait pas osé dresser son bras bien haut, et, comme elle était d'assez petite taille, sa main gauche n'arborait pas le signe de reconnaissance au-dessus de la masse nombreuse des voyageurs dont elle suivait la marche du côté de la distribution des bagages. Ce gentleman avait laissé passer devant lui sans l'arrêter cette petite femme vêtue de noir, lorsque, en l'apercevant de dos, il avisa guère plus haut que le niveau de son épaule gauche une petite main fermée d'où pendait un bout de gant... Ce devait être la Française, assez maladroite ou assez coquette pour se faire chercher, au lieu d'étendre tout bonnement le bras à la façon des enseignes d'auberge, quand on leur a prescrit cette manoeuvre par ordre télégraphique.

« Mademoiselle Lapeyre, je suppose ? » dit derrière Rose une voix qui prononçait le français avec des intonations sifflantes.

Rose se détourna et salua le gentleman qu'elle venait de dépasser en souhaitant que cet homme à face en lame de couteau, à regards vinaigrés, ne fût pas M. Edward Pershale. Mais c'était lui ; il se nomma, et elle dut s'excuser de n'avoir pas mieux signalé son passage, car, tout en cherchant ses termes français et en les prononçant d'une façon fantaisiste, il lui reprochait d'avoir mal exécuté le geste convenu.

Rose aurait répondu en anglais aux questions qui suivirent et qui avaient trait à son ticket de bagage, si elle ne s'était sentie glacée par cet accueil; elle craignit que cette obligeance de sa part ne fût interprétée par cet Anglais hautain comme une critique de son exécrable français, et elle lui donna dans cette langue les explications qu'il lui demandait et qu'il lui faisait répéter deux fois en lui répondant :

« Très bien... J'entends... mais répétez-moi cela plus lentement. » [] Avec ses favoris raides, sa bouche à longues dents blanches, ses yeux très mobiles et un peu rapprochés du nez et les tics nerveux, qui agitaient sa face pâle, M. Edward Pershale représentait mal ce patron généreux tant exalté par cet Hercule bonasse d'Allan Thornton. Vraiment, ce n'était pas à tort que ce gentleman recommandait à la Française de parler plus distinctement. Rose était si intimidée qu'elle commettait maladresses sur maladresses ; elle s'embarquait dans la réclamation malencontreuse d'un plaid oublié par elle sur le paquebot et s'embrouillait à ce sujet dans un dédale d'explications entremêlées d'excuses, quand il aurait mieux valu donner tout simplement son ticket de bagages et prendre son parti du châle perdu.

M. Edward Pershale se dirigeait vers un employé de la gare qu'il jugeait sans doute plus apte que lui à comprendre le bavardage rapide et indistinct de l'étrangère, quand il fut abordé par un jeune homme d'une vingtaine d'années, qui dit après avoir salué la voyageuse :

« Donnez-moi le ticket, mon oncle. J'irai prendre les bagages de Mlle Lapeyre. »

M. Edward Pershale prouva tout de suite à Rose que, s'il traînait ses mots en français, il n'avait pas à les chercher dans sa langue maternelle. R répondit au jeune homme, en allongeant ses lèvres par une mimique courroucée :

« Qu'est-ce que cela signifie, William ? Pourquoi laissez-vous le bureau livré aux employés quand je suis obligé de le quitter par complaisance pour les fantaisies exotiques de votre mère? Vous êtes curieux de voir ce que nous a expédié cette folle de mistress Thornton ? Après tout, vous vous assurerez, dès le premier regard, que je n'exagère pas en disant que les Françaises ont des teints couleur de buis et que ce sont des naines prétentieuses.

— Mon oncle, répondit William avec un sang-froid admirable et en tirant une dépêche de sa poche, je suis venu parce que ma mère m'a enjoint par ce mot de venir vous rappeler à la gare que Mlle Lapeyre a quitté Paris ce matin avant sept heures, et qu'elle aura besoin de se réconforter par une collation avant de reprendre le train du Nord.

— Ah! c'est différent, reprit M. Edward Pershale , mais il faut que je consulte mon manuel de conversation pour chercher les mots français désignant un léger repas. Cette maudite langue est si compliquée, que toutes les phrases que j avais apprises dans mon cab en venant ici ne m'ont pas tiré d'affaire.

— Bah! reprit William, moi qui ne sais pas un mot de français, je gage que je me fais comprendre par miss Lapeyre. La mimique supplée à la parole, et c'est l'A, B, C de cet ai t que de faire entendre à quelqu'un qu'on lui offre des rafraîchissements.

— Faites de votre mieux, mon garçon. Ce serait peu honorable, en effet, d'embarquer pour Chelmsford une créature affamée. »

Cette dernière réflexion fit pardonner par Rose Mdwar

Pershale ses brocards injurieux contre les Françaises a teint de buis; elle était exempte de coquetterie et se félicitait même de n'être pas douée d'une de ces figures remarquables qui nuisent aux jeunes personnes obligées de gagner leur vie. Sûre d'avoir une physionomie ouverte et sans traits plaisants, elle se contentait de son lot et ne s'offensait pas de n'être pas trouvée jolie; son bon sens lui démontrait d'ailleurs que la critique de M. Pershale passait par-dessus sa tête pour s'étendre sur toutes les Françaises, par suite d'un préjugé national...

Une partie de l'embarras qui l'opprimait se dissipa dans le coup de théâtre comique produit par sa réponse en bon anglais à la pantomime expressive du jeune homme.

M. Edward Pershale rejeta en arrière son buste maigre et rougit à sa façon particulière, c'est-à-dire que le lobe de ses oreilles, son nez et son arcade sourcilière presque dépourvue de son ornement naturel devinrent d'un rose vif qui trancha sur la pâleur mate du reste de son teint. Il grommela plusieurs fois entre ses dents :

[]

« Cette écervelée de mistress Thornton qui ne m'avait pas prévenu !»

William Pershale toussait et toussait encore pour tâcher de dissimuler un accès de rire irrespectueux à l'égard de son oncle; mais ses regards se croisèrent avec ceux de Rose, et le comique de la situation s'imposa tellement à la facile gaieté de leurs vingt ans, que le jeune homme éclata en fou rire et que Rose mordit son gant de signal pour ne pas l'imiter.

M. Edward Pershale dérida jusqu'à un sourire un peu gauche la raideur de sa physionomie et il dit en anglais à l'étrangère :

« Est-ce de votre part un trait de malice française de ne m'avoir pas appris tout de suite que vous connaissiez notre langue? »

Cette question ramena vite la jeune fille au sérieux de la situation, et elle répondit qu'elle avait craint d'être impolie.

« Impolie ! où aurait été l'impolitesse ? » répliqua M. Pershale.

Comme Rose baissait les yeux sans savoir que dire, il reprit :

« Avouez-moi franchement, sans circonlocution à la française, l'impression que je vous ai faite.

— Franchement, monsieur? Eh bien, vous m'avez donné froid et vous m'avez fait peur. »

M. Pershale se frotta les mains d'un air satisfait, et ce fut aussi gracieusement que. le comportait sa nature revêche, qu'il offrit à la voyageuse de s'arrêter au buffet de la gare avant delà conduire à l'autre gare du Nord-Est. Rose refusa; elle avait déjeuné à Amiens et son sac de voyage pouvait lui fournir des provisions en attendant le souper qu'elle trouverait à Wood-Lodge. C'était le nom de la propriété des Pershale, qui était située à cinq milles de la ville de Chelmsford, dans le comté d'Essex.

Lorsque Rose eut été mise en wagon dans le train de [] Chelmsford par M. Pershale et qu'elle l'eut remercié, ainsi qu'elle pensait devoir le faire, des bons offices reçus de lui pendant son passage à Londres, il lui dit en guise d'adieu :

« Vous ne me devez rien. Ce que j'ai fait, c'est par considération pour ma belle-soeur. Puisque vous avez surpris mes préventions dès notre première entrevue, il m'en coûte moins de vous dire que je suis très fâché de l'introduction d'une étrangère dans la famille de mon frère. Comprenez bien quelle sera notre situation respective. Je ne ferai rien pour vous nuire dans la sympathie des miens ; mais je serai enchanté s'ils se défont de vos services en faveur de quelque autre famille entichée du genre du continent. »

Décidément, c'était M. Edward Pershale qui avait mis le soleil dans sa poche. Les horizons fuyants de chaque côté de la portière du wagon n'étaient plus riants et lumineux comme ceux du comté de Kent ; des lignes confuses et brouillées s'estompaient vaguement à travers les zébrures obliques de là pluie d'orage qui avait forcé les voyageuses du compartiment des dames à relever les vitres.

Les compagnes de Rose ne revenaient pas de France et ne présentaient plus, dans leurs toilettes ni dans leur maintien, ces allures cosmopolites où chacun retrouve une trace de sa propre nationalité. Il n'y avait plus que des Anglaises du comté d'Essex auprès de la méridionale dépaysée, des Anglaises qui, sur la foi du teint brun de Rose, de ses grands yeux noirs et de la coupe de son costume, échangèrent entre elles leurs suppositions sur l'étrangère, sans se douter qu'elle fût capable de les entendre.

A Chelmsford, une voiture découverte attendait Rose dans la cour de la gare. Elle reconnut le groom à livrée brune passementée de jaune, dont William Pershale lui avait dépeint les cheveux couleur sucre d'orge, le nez dressé en curieux, tout en l'air, la bouche fendue en tiroir de commode, la lèvre supérieure rentrée, l'inférieure tirée en avant, et lés yeux d'un gris incolore. Pour être grotesque, ce portrait n'en était pas moins ressemblant. [] Sans faire tort à la vérité, le jeune maître de Saunders aurait pu ajouter que celui-ci était un franc étourdi. La preuve, c'est qu'il avait oublié de placer dans le caisson de la voiture ce manteau de caoutchouc dont la précaution doit être prise par les plus beaux jours d'été, sous un climat aussi variable que le climat anglais, lorsqu'on va au loin en voiture découverte.

Pour parer à cet oubli, Saunders offrit à la voyageuse une couverture, et il s'excusa sur le beau temps qu'il faisait à son départ de Wood-Lodge.

Rose s'arrangea le mieux possible et le trot de deux chevaux vigoureux l'emporta loin de la ville ; malgré la pluie qui, peu à peu, transperçait ses vêtements, elle s'intéressa aux paysages qu'elle traversait : c'étaient des collines couronnées de chênes centenaires, des clairières de bois faisant un cadre de verdure et de mousse au clair miroir d'un étang; plus loin, des cottages nichés comme des nids d'oiseaux dans le feuillage ; des villages dont les maisons éparses sans symétrie ressemblaient aux grains d'un collier rompu, dispersés au hasard ; puis, des champs d'orge et de blé à l'infini, jusqu'au bout de l'horizon ; tout cela, estompé par cette gaze de vapeurs bleuâtres qui s'élevait de terre depuis que la pluie avait cessé et que la lune jouait à cache-cache entre les flocons blancs que le vent d'est cardait en filaments allongés dans le ciel.

Rose venait de constater à sa montre qu'il était huit heures du soir lorsque Saunders se retourna sur son siège pour dire à la voyageuse, en lui désignant du bout de son fouet un massif de bâtiments entouré des frondaisons d'un vaste parc :

« Wood-Lodge ! »

Les chevaux sentaient l'écurie ; ils enfilèrent au grand trot l'avenue de hêtres que longeaient les champs du domaine, et Rose éprouva l'anxiété qu'ont connue tous ceux qui vont prendre place à un foyer étranger.

Une barrière s'ouvrit. La voiture décrivit un large demi-cercle [] autour d'une pelouse d'où s'exhalait un parfum pénétrant d'héliotrope et de réséda, et elle s'arrêta devant un porche assez bas, tout tapissé de lierre. En approchant de la maison, Rose y jeta un coup d'œil d'ensemble ; c'était un bâtiment fort irrégulier, composé d'une sorte de tour carrée avancée sur le niveau des constructions plus modernes qui la joignaient; mais la tour et ses deux ailes en retrait étaient également revêtues de lierre jusqu'au faîte.

Cette mode anglaise donne aux habitations rurales l'apparence d'un nid de verdure ; c'était une nouveauté pour Rose, qui regardait encore ce lierre centenaire, quand ces mots d'accueil cordial lui apprirent que la voiture était arrivée devant le perron :

« Mademoiselle Lapeyre, soyez la bienvenue à Wood-Lodge, où je vous prie de vous considérer comme dans votre propre maison. Êtes-vous bien fatiguée de votre voyage ? »

Rose mit sa main dans celle que lui tendait M. James Pershale, dont la ressemblance avec son frère Edward la troubla au point qu'elle ne trouva pas le mot de gratitude qu'appelait la bienveillance de cet accueil. Dès le lendemain de son arrivée à Wood-Lodge, elle devait s'apercevoir que M. James Pershale ne ressemblait pas autant à son frère aîné qu'elle se l'était figuré au premier moment, lorsqu'elle l'avait entrevu à la pâle clarté de la lune, sans pouvoir discerner les différences dont la vie en plein air, un tempérament mieux équilibré, un meilleur caractère et quelques années de moins, gratifiaient M. James Pershale.

Rose allait réparer son omission, lorsqu'une belle et forte personne, qui était restée jusque-là sur le seuil du vestibule éclairé, s'avança un peu et aborda la voyageuse en lui donnant un gros baiser sur chaque joue. C'était Mme Grâce Pershale qui se présentait ainsi à l'institutrice de ses enfants.

Qui donc avait affirmé à Rose que les Anglaises sont froides? Ce préjugé valait ceux de M. Edward Pershale sur les Françaises à teint de buis.

« Mais vous êtes mouillée, dit Mme Pershale en touchant [] le manteau de la voyageuse; aussi je ne vous propose pas d'entrer au hall, où les enfants vous attendent avec impatience. Je vais vous conduire à votre chambre, où j'ai fait allumer du feu dès que l'orage m'a donné le regret d'avoir envoyé une voiture découverte vous chercher a Chelmsford. En attendant que vos malles soient défaites, vous passerez une robe de Bessie — Bessie, c'est ma fille aînée — et je vous aiderai à opérer cette transformation.

— Madame, vous me rendez confuse par tant de bonté, répondit Rose ; je vous assure que je ne prendrai pas froid à rester comme je suis. »

Mme Pershale insista. « Pour les questions d'hygiène, dit-elle à l'institutrice, je garderai sur vous les droits d'une maman jusqu'à ce que vous ayez apprécié les exigences de notre climat. »

Elle l'introduisit dans une jolie chambre dont les tentures de basin blanc à guirlandes de fleurs multicolores rappelaient par leur gaieté le soleil du matin, tandis que le feu de houille brûlant dans l'âtre rappelait la pluie du soir, mais en ranimant la voyageuse glacée.

Une collation dressée sur une petite table auprès du feu la réchauffa aussi et lui rendit toutes ses forces. Rose dut accepter les services de Mme Pershale, aussi bien pour changer de vêtements que pour remplir sa tasse de thé et choisir entre les mets chauds et froids qui sollicitaient son appétit. Elle se confondait en actions de grâces lorsque Mme Pershale lui dit :

« Je vois que vous êtes un peu gênée par mes prévenances et que vous ne savez qu'en penser. Vous vous serez peut-être figurée que vous arriviez chez une grande dame. Point du tout; je suis une fermière. :»

Malgré elle, Rose sourit. Wood-Lodge, dans le peu qu'elle en avait aperçu, ne lui représentait pas plus une ferme que Mme Pershale ne lui représentait une fermière dans cette robe de soie gris-tourterelle ornée de flots de rubans et de dentelles.

[]

« Mais oui, continua Mme Grâce Pershale. Vous vous apercevrez demain que je ne suis une dame que le soir, après avoir vaqué dans la journée à la direction de la basse-cour et de la vacherie, pendant que M. Pershale va d'un champ à un autre inspecter les travaux de ses colons. Mais j'entends de petits pas qui vont et viennent dans le corridor. Ce sont les enfants, qui meurent d'envie de vous être présentés. Voulez-vous descendre au hall? Oui... mais il est entendu, n'est-ce pas? que vous allez vous considérer tout de suite ici comme chez vous... Eh bien, qu'avez-vous donc, ma chère? Qu'y a-t-il dans ces paroles si naturelles qui puisse vous émouvoir au point de vous faire pleurer ?

— Madame, c'est qu'il me semble faire un rêve, répondit Rose. Un tel accueil à une personne que vous ne connaissez pas...

— C'est ce qui vous trompe, répondit Mme Pershale, et je saurai gré toute ma vie à Mme Chelleray de n'avoir pas économisé les mots du télégramme par lequel j'ai appris tout ce que vous valez et ce que nous devons faire, pour compenser les injustices dont vous avez eu à souffrir. Ce télégramme m'annonce une lettre plus explicite; je n'ai pas eu besoin de l'attendre ; il m'a suffi de vous voir pour me sentir gagnée à la mission que m'a donnée Mme Chelleray... Mais descendons voir les enfants. »

Us étaient tous rangés en ligne devant une des fenêtres gothiques du hall, sauf Cicily, une grosse boulotte de cinq ans qui avait peur de l'étrangère et que l'envie de dormir rendait un peu grognon ; mais la curiosité l'avait empêchée de monter à la nursery, et elle se tenait derrière le rempart d'une table, prête à tomber à quatre pattes pour se cacher dessous si la Française avait l'air bien méchant.

« Voici Bessie, ma fille aînée, qui sera votre amie, je l'espère, dit Mme Pershale en présentant à Rose une jeune fille de dix-huit ans, qui tendit gracieusement sa main à l'institutrice; puis Mabel, une franche étourdie qui juche parfois ses quinze ans sur les arbres pour y chercher des nids. » [] Mabel eut, un mouvement de tête mulin et son regard espiègle apprit à Rose qu'elle ne s'ennuierait pas avec cette étourdie-là. « Voici James, que. vous ne verrez qu'aux époques des vacances, car ses douze ans nous engagent à l'envoyer au collège; son frère Robert, que voici, restera sous votre direction. » Robert hocha la tête d'un air de protestation ; sur l'ordre de sa mère, il tendit pourtant sa main à Rose, mais avec la gravité d'un bonhomme de sept ans qui fait ses réserves. « Quant à Cicily... Où est donc Cicily ?

— Elle s'est cachée, dit Bessie. Peut-être que les enfants de cinq ans ne sont pas sauvages à ce point en France. Mais quand Cicily vous connaîtra, mademoiselle, ajouta-t-elle en prenant la main de l'institutrice, vous verrez que c'est une bonne petite fille et vous lui pardonnerez d'avoir eu peur de vous le premier jour. »

La grosse boulotte prit sa course du fond de son poste d'observation et vint se jeter les bras étendus dans les jupes de l'institutrice.

« Bessie se trompe, dit-elle, je n'ai pas peur du tout, mais pas du tout. La preuve, c'est que je veux embrasser la dame française que vous n'avez pas embrassée, vous autres, et je veux bien aussi qu'elle embrasse mon ami Slough. »

Des éclats de rire partirent de tous côtés à cette démonstration de la sympathie subite de Cicily pour l'étrangère. Slough était le plus vilain chien du monde, le rebut de la race canine. Les enfants l'avaient trouvé un beau jour sur la route, tout éclopé, et ils l'avaient rapporté par pitié à Wood-Lodge.

Cicily s'était prise d'affection pour cette pauvre bête, au point de ne pas permettre qu'on la touchât sans sa permission. C'était son jouet favori; pour Slough elle avait abandonné ses poupées au dernier né de la famille, au baby de dix-huit mois qui dormait dans son berceau à cette heure de présentation générale.

Cette permission à la nouvelle venue d'embrasser Slough était une faveur extraordinaire, et lorsqu'on eut raconté à [] Rose l'histoire de Slough pour lui expliquer l'hilarité générale, elle prit confiance dans sa nouvelle destinée, et pensa que cette maison bénie où les chiens perdus, fussent-ils sales et laids, trouvaient place au foyer, pourrait devenir la sienne, en dépit des préventions de M. Edward Pershale.

[][]
[...]

CHAPITRE XV
Miss Rosy. — Fantaisie sur le benjoë. — Le dépositaire.

Au bout d'un mois, l'institutrice française était si bien adoptée à Wood-Lodge que tous les enfants l'appelaient miss Rosy, et lui faisaient leurs petites confidences. Rose s'était vite habituée à eux, et, si elle préférait entre tous l'aimable Bessie qui était presque de son âge et la grosse Cicily dont les caresses naïves la charmaient, elle avait de la sympathie pour tous les autres et s'étudiait à gagner Robert, le seul qui résistât un peu à son ascendant : c'était chez Robert esprit d'imitation; il singeait en cela son oncle, M. Edward Pershale, qui, dans ses séjours hebdomadaires à Wood-Lodge, n'adressait jamais la parole à l'institutrice et se bornait au plus froid des saluts, au départ et à l'arrivée.

Mais cette résistance de Robert n'allait jamais jusqu'à l'impolitesse. La discipline établie dans la famille était maintenue avec une ferme autorité par M. James Pershale ; les [] aînés chapitraient les cadets lorsque ceux-ci étaient tentés de s'émanciper, de sorte qu'il était rare que ces boutades enfantines eussent besoin d'une répression paternelle, et ce n'était pas le cas pour Robert.

L'institutrice n'était pas trop chargée de besogne, quoiqu'elle eût des élèves d'âges si variés, parce que le nombre des heures d'études était restreint. Chacun s'occupait, selon ses capacités et ses goûts, des détails de l'exploitation rurale. Le soir, on se réunissait dans la vaste pièce nommée le hall, qui occupait toute la grande tour, démantelée au-dessus du premier étage. Le hall était à la fois une bibliothèque, un salon de musique, une salle de billard; les gants et les épées d'escrime alternaient sur ses parois avec les cadres où l'on piquait les insectes et les papillons conquis pendant les promenades dans les bois voisins, et ces attributions diverses du hall obligeaient, malgré sa vaste étendue, à ranger, dans les profondes embrasures des fenêtres gothiques, les métiers à tapisserie et les petites tables h ouvrage les soirs où les enfants voulaient danser entre eux.

Lorsque Rose eut usé la surprise des premiers jours, elle trouva très doux de s'acclimater dans cette famille de braves gens. Ce respect de tous pour le chef, la déférence de celui-ci envers sa femme, la douceur de Mme Pershale, tous ces du bonheur domestique étaient autant de nouveautés pour l'ancienne pupille de M. Lapeyre, et elle s'attacha d'autant plus vite à ces étrangers qu'il ne lui venait de France que des amertumes.

La plus cruelle de toutes vint à l'exilée sous la forme d'une lettre de l'oncle Anténor. Dès son arrivée à Wood-Lodge, Rose lui avait écrit pour lui annoncer que, se trouvant trop jeune pour diriger le pensionnat, elle s'était décidée à faire une éducation particulière dans une famille connue de Mme Chelleray. N'était-ce pas dire de la vérité tout ce qui pouvait en être avoué? Rose espérait être approuvée par [] l'oncle Anténor et voici ce qu'elle lut dans la réponse au timbre de Montserrou, qui avait traversé la France et passé la mer pour venir troubler sa quiétude.

« Ma nièce, ce n'était pas la peine de m'écrire, pour m'apprendre que vous avez usé d'un subterfuge en alléguant l'occasion d'un pensionnat à acheter afin d'obtenir votre émancipation civile. J'en avais cru le témoignage de ma belle-soeur, qui, tout en vous refusant ces dons du cœur qui sont la récompense de la sollicitude des parents, vous accordait du moins les qualités de l'intelligence, enfin tout ce qui pouvait vous faire réussir dans le métier que vous paraissiez avoir choisi.

« Je l'avais chargée de vous présenter mes observations et celles de ma soeur Battistine sur vos plans d'avenir. Nous trouvions plus de cupidité que de bon sens dans votre idée de vous vouer à l'enseignement. Quel besoin aviez-vous de gagner de l'argent, quand ce que vous possédez est suffisant dans notre pays pour la dot d'une jeune fille de visées modestes ? Vous n'avez pas même répondu à notre offre de vous ouvrir notre maison, et je suis sûr que votre tante Félicie vous l'a faite à son retour du Midi, puisqu'elle a été au-devant de nos désirs en nous suggérant cette idée, qu'elle trouvait plus convenable pour vous que votre férule de maîtresse de pension. -»

Rose était si peu capable des détours dont elle était accusée, qu'elle lut plusieurs fois cette lettre avant de comprendre le rôle perfide joué par Mme Lapeyre pour détacher les parents de province de la pupille de son mari.

Quant à cette proposition d'aller habiter la chartreuse, Rose ne la connaissait pas avant de l'apprendre par cette lettre. Que pouvait-elle faire pour se justifier? Rien, hélas! à moins de démasquer sa tante et d'accuser Erembert. Sa générosité se refusait à ce rôle de dénonciateur des vilenies d'autrui. C'était bien assez pour l'oncle Augustin d'installer à la métairie un vaincu des luttes parisiennes; ses compatriotes, son frère lui-même, le regarderaient d'assez haut pour que Rose ne voulût pas fournir à leurs airs goguenards [] et à leurs railleries un second tremplin dans la révélation de la mauvaise conduite d'Erembert.

Il est dur, il est affreux d'être accusée à tort par ceux desquels on doit attendre non seulement justice, mais protection et assistance. Rose sentait plus vivement que personne le mal d'une mésestime imméritée; elle s'y résigna sans autre consolation qu'une touchante démarche de maman Suzette.

Rose avait écrit à sa nourrice pour lui apprendre, dans les mêmes termes qu'à l'oncle Anténor, le changement de sa destinée; seulement, elle avait ajouté à cette explication toutes les expansions de tendresse qui n'avaient pas été permises à ses lettres d'écolière.

Maman Suzette répondait avec cette inhabileté de style des gens pour qui prendre la plume est un événement; mais sa lettre entière était un acte de foi et d'amour; elle y ouvrait plus que jamais à l'enfant chérie sa maison et son cœur.

Ah! voilà où Rose trouvait la vraie tendresse, celle que

rien n altère, ni les torts ni l'absence. Elle baisa plusieurs fois cette lettre aux jambages maladroits, d'orthographe incorrecte, et embrassa ensuite le portrait de maman Suzette qui était en évidence sur la table à écrire de sa chambre. La photographie n'était pas très bien venue, mais Rose retrouvait dans cette image imparfaite les traits, l'expression

de sa nourrice, visibles pour elle seule, puisque ses élèves trouvaient laide maman Suzette, qui certes ne l'était pas.

Quand une critique de ce genre échappait à Mabel l'étourdie, Rose s'empressait de réfuter cette erreur photographique, et les questions de ces jeunes Anglais l'amenaient à décrire Montserrou, ses paysages, ses moeurs. Ce sujet de conversation revint si souvent, qu'il y eut un jour où Mabel sut chanter quelques chansons patoises du répertoire de papa Jacques.

Il y avait alors près d'un an que Rose résidait à Wood-Lodge, et pendant ce long espace de temps M. Edward Pershale [] n'avait pas dévié une seule fois du système d'hostilité silencieuse qu'il lui avait franchement annoncé lors de leur première entrevue.

Le samedi ne comporte dans les bureaux des grands négociants de la Cité qu'une demi-journée de besogne. M. Edward Pershale arrivait donc avec son neveu William tous les samedis à quatre heures ; l'oncle venait même plus tôt tout seul lorsqu'il pouvait être suppléé au bureau, car il était avare du temps où il se retrempait dans la vie de famille, au sortir du tracas des affaires. En surplus des joies de famille qu'il trouvait à Wood-Lodge, M. Edward Pershale y exerçait la seule passion que d'anciens chagrins de jeunesse lui eussent laissée. Cette passion était celle de la musique. Tous les Pershale d'ailleurs étaient plus ou moins musiciens. Chacun y jouait, passablement ou non, selon son application et son âge, d'un instrument quelconque. Mme Grâce Pershale avait perdu ses doigts de pianiste, faute de temps pour exercer son talent de jeunesse; mais Bessie la suppléait; Mabel l'étourdie, qui avait en tout sa pointe d'originalité, faisait frémir tour à tour, sous son attaque capricieuse, les cordes de la harpe et celles du benjoë, cette singulière guitare à long manche des nègres de Guinée ; Maud, James et Robert apprenaient le piano ; Cicily elle-même, au moment d'atteindre ses six ans, parcourait toutes les notes de la gamme en les nommant sans se tromper ; mais elle les frappait du bout de tous ses doigts réunis sans vouloir les ouvrir en éventail, ce qui appelait encore certains progrès. Quant à William, l'aîné de la famille, il jouait du violon et de cette sorte de petite flûte qu'on nomme piccolo ; mais dans les concerts intimes du samedi soir, il prenait l'alto ou le second violon, parce que son oncle, le virtuose de la famille, tenait le premier. M. James Pershale faisait la partie de violoncelle, mais sans autre prétention que celle de « donner la note ».

Rose avait compris qu'il fallait s'abstenir de paraître au hall les samedis soirs, et elle montait chez elle immédiatement après le thé. C'était en vain que Mme Pershale avait tenté de [] gagner du côté de son beau-frère ce qu'elle n'avait pu obtenir de l'aplomb de Rose, car son grand argument à celle-ci pour la faire se départir de sa réserve avait été que M. Edward Pershale la détestait faute de la connaître. M. Edward Pershale ne s'était pas rendu non plus à cet éloge de l'institutrice par sa belle-soeur :

« Si vous aviez joué un duo avec miss Rosy, mon cher Edward, vous ne voudriez plus de nous autres comme partners.

— Je vous remercie, avait répondu sèchement le négociant. La Française est fort bien où elle est, dans sa chambre. Ne m'ôtez pas la seule bonne idée que j'aie d'elle, à savoir qu'elle est discrète. »

Les choses étaient donc établies sur ce pied, lorsqu'un samedi soir il arriva un de ces incidents désagréables qui mortifient et déroutent les plus intrépides mélomanes.

Bessie venait de manquer pour la quatrième fois une des variations de cette sonate de Beethoven dédiée à Kreutzer dont son oncle faisait la partie de violon, et les auditeurs disaient à M. Edward Pershale, qui voulait recommencer une cinquième épreuve :

ce Oh ! c'est inutile ; elle n'y parviendra pas. »

Bessie en convint elle-même, cette sonate était trop difficile pour qu'elle pût l'interpréter.

« Grâce, dit M. Edward Pershale à sa belle-soeur, prenez la place de votre fille au piano.

— Je n'irais pas au delà de la troisième mesure; je suis trop rouillée, répondit la mère de famille.

— C'est honteux de la part de Bessie de massacrer ainsi cette sonate, dit M. Edward Pershale en faisant des gestes irrités, avec son archet au bout du bras. Voilà ce que c'est que d'avoir cessé les leçons de son ancien professeur de Chelmsford pour la remettre aux soins de cette institutrice à tout apprendre. Est-ce que les Françaises entendent quelque chose à la musique, sinon à celle qui les fait danser? »

Si M. Edward Pershale n'avait pas été tellement en colère [] [...] [][] que ses tics nerveux lui convulsionnaient la face, sa belle-soeur lui aurait appris que miss Rosy jouait en perfection ces variations encore trop difficiles pour son élève; mais en personne prudente, elle laissa passer cette attaque contre la Française, et elle s'ingéniait à chercher une diversion lorsque Mabel se présenta, son benjoë dressé sur son bras droit à la façon d'un fusil au port d'armes, et sollicita la faveur de faire entendre une petite chansonnette.

« Ce sera l'intermède comique après notre fiasco piteux, dit M. Edward Pershale. Va, petite bohémienne, chante-nous ton air nègre. »

Était-ce un prélude pour un air nègre que cette modulation en mineur? et cet accompagnement en sourdine, tout en notes piquées qui soutenait la voix de Mabel articulant des syllabes à la fois sonores et harmonieuses, était-ce vraiment un accompagnement noté, imprimé, appris par l'exécutante? Quelques variantes au refrain en firent douter le mélomane, et, quand Mabel eut accueilli avec gaieté trois salves d'applaudissements très mérités, M. Edward Pershale appela sa nièce près de lui pour lui dire :

« Où as-tu pris cette chose-là ? c'est un bijou ; et qu'est-ce que c'est que cet idiome? de l'italien ? de l'espagnol? car ce n'est pas un chant nègre à benjoë ; ton instrument ne se prête pas de lui-même aux finesses que tu as su lui imposer. Où as-tu pêché cela ?

— Est-ce vraiment joli ? demanda Mabel.

— Si joli que je te prie de le répéter pour voir si je devinerai de moi-même. »

Mabel eut beau bisser son air et recueillir des applaudissements encore plus enthousiastes, M. Edward Pershale ne devina pas, et sa nièce dut lui dire :

« C'est une chanson en patois languedocien, une chanson du père nourricier de miss Rosy.

— Ah ! dit M. Edward Pershale vexé d'avoir admiré quelque chose de cette provenance; mais l'accompagnement, c'est toi qui l'as trouvé, Mabel?

[]

— Pas si habile ! j'en ai essayé trente-six ou soixante-quatre qui ne valaient rien. C'est miss Rosy qui m'a noté celui-ci, après s'être enquise des ressources du benjoë. Si vous trouvez cette chanson jolie, elle en sait bien d'autres, allez !

— Elle est donc un peu musicienne? demanda M. Edward Pershale à sa belle-soeur.

— Non pas un peu, mais sérieusement, répondit Mme Pershale ; elle passe au piano presque tout le temps que les enfants jouent dans le parc.

— Et ce n'est pas sa faute si Bessie est nulle ce soir?

— Si peu sa faute qu'elle se joue des difficultés de ces variations. »

M. Edward Pershale regarda son violon en soupirant.

« Moi qui comptais jouer cette sonate ce soir ! » dit-il.

Mme Grâce Pershale savait que son beau-frère n'exprimerait pas plus clairement son désir d'expérimenter le talent de l'institutrice. Elle sortit du hall et y revint un moment après, amenant Rose qui tremblait un peu. Cet inconvénient afflige les plus braves aux approches d'une bataille. Pour secouer ce charme qui pouvait paralyser ses moyens, dès que Rose fut assise devant le piano, elle se tourna du côté du pupitre à violon et dit à son partner :

« Monsieur, j'ai très peur. Voulez-vous me passer jusqu'à dix accrocs dans la première partie de la sonate?

— C'est trop peu réclamer, répondit le mélomane. Je vous fais crédit de cent erreurs si vous menez la sonate jusqu'au finale sans interruption. »

M. Edward Pershale n'avait pas besoin de se montrer si généreux. Comme ses lubies de préjugés ne l'empêchaient pas d'être le plus loyal des hommes, il convint à la fin de la sonate qu'il n'avait jamais trouvé un partner plus vaillant et de compréhension plus vive que miss Rosy.

C'était la première fois qu'il donnait à l'institutrice ce nom que la famille avait adopté, et M" 10 Pershale en augura merveilles ; mais il n'alla pas aussi vite qu'elle l'espérait dans cette voie; il prenait et quittait sa cordialité envers miss [] Rosy en accordant son violon et en déposant son archet aux petits concerts du samedi. Les saluts à l'arrivée et au départ n'eurent pas moins de raideur. Leurs relations restaient donc purement musicales ; aussi, lorsque, au moment de partir pour Paris où ses affaires l'appelaient, M. Edward Pershale demanda un samedi soir à tous les hôtes de Wood-Lodge leurs commissions pour le continent, Rose ne se crut pas autorisée à joindre un seul article aux nombreux item qu'il inscrivait l'un après l'autre sur son carnet sous la dictée des membres de la famille.

« Et vous, miss Rosy, dit Mme Pershale, vous n'avez rien ;i faire venir de France, rien à y envoyer ?

— Le temps de M. Pershale est trop précieux pour que j'en

abuse, répondit Rose.

Et pourtant, dit M. Edward Pershale brusquement, il

faut que je fasse quelque chose à Paris pour vous en retour de votre participation aux concerts du samedi. Avez-vous à Paris des parents que je puisse aller assurer de votre bonne santé?

— Non, monsieur, répondit tristement Rose. Les seuls parents avec lesquels je sois restée en bonnes relations résident tous au midi de la France. »

Rose ne pouvait, en effet, envoyer M. Pershale chez sa tante Félicie, qui ne lui avait pas donné signe de vie depuis son départ. Les lettres d'Henriette lui avaient appris que Mme Lapeyre avait mené grand bruit de l'ingratitude de sa nièce et déclaré que son départ était une fausseté impardonnable. C'était du même ton indigné qu'elle avait défendu son fils contre l'accusation de sa cousine, au lieu d'accepter comme un avis utile la révélation de Mme Chelleray. Rose n'avait donc garde d'envoyer M. Pershale chez Mme Lapeyre.

« Je veux absolument que vous me donniez une commission, dit M. Edward Pershale. Ma belle-soeur m'a appris que vous l'aviez consultée au sujet d'un titre de rente dont vous n'avez pas touché les arrérages depuis que vous êtes en Angleterre. Confiez-le-moi, je régulariserai cette petite affaire. » [] S'il restait encore quelques traces de morgue dans cette insistance, Rose fut étonnée de voir revenir de Paris un M. Edward Pershale qu'elle ne connaissait pas. L'air de France l'avait singulièrement changé. Au lieu de ce mouvement de menton par lequel il saluait l'institutrice, il lui tendit la main, et, s'il serra moins fort la main de Rose que ne l'avait fait autrefois son gigantesque agent d'Odessa, les trois saccades sacramentelles qu'il imprima au bras de la jeune Française eurent le caractère d'une franche adoption.

Lorsque le voyageur eut occupé ses neveux des cadeaux qu'il leur avait rapportés, il dit à l'institutrice :

« Miss Rosy, j'ai vu Mms Chelleray et j'ai passé deux soirées avec elle. Est-ce que je parle le français aussi mal que Mme Chelleray parle l'anglais ?... Allons, je vous dispense d'être franche. Votre embarras me répond assez. Je vois qu'il ne m'a servi à rien de payer pendant trois mois des leçons une guinée le cachet. Je suis sûr que c'est la faute du professeur. Il me faisait lire des choses littéraires, et l'on a besoin d'éléments plus vulgaires pour se faire entendre en pays étranger. Or j'ai à faire plusieurs voyages en France. Si ma belle-soeur n'y voit pas d'inconvénients, nous pourrions consacrer une heure chaque samedi à une leçon pratique de français. Je causerais avec vous ; vous reprendriez chacun de mes mots pour le corriger et je ferais ainsi plus de progrès qu'à Londres, où j'ai bien autre chose en tête que le français. Est-ce entendu ? »

Rose était si surprise de cette proposition et surtout du ton amical dont elle était faite, qu'elle ne put ajouter qu'un geste affirmatif au consentement empressé de Mme Pershale.

« Et maintenant, à vos affaires, continua le voyageur. Je ne vous apporte pas votre titre. Je l'ai laissé à Paris chez le correspondant de mon banquier, qui touchera vos arrérages en temps utile et me les transmettra ; mais voici vos termes échus. Qu'allez-vous en faire?

— Mais, mon cher Edward..., » murmura Mme Pershale choquée de cette indiscrétion. [] M. Edward Pershale lança un petit regard de côté à sa belle-soeur et reprit du même ton :

« Qu'allez-vous en faire ? que faites-vous de vos honoraires trimestriels?

— Je les mets, répondit Rose en souriant, dans une ancienne boîte à gants qui est sur un rayon de mon armoire.

— J'étais sûr de quelque simplicité de ce genre, s'écria M. Pershale. Et dites-moi, miss Rosy, quelle sorte d'arithmétique apprenez-vous aux enfants de ma soeur ? Est-ce qu'aucun d'eux n'en est arrivé aux règles d'intérêt ?

— Si vraiment, fit Rose.

— Pourquoi n'en appliquez-vous pas la moralité et gardez-vous de l'argent mort? Seriez-vous avare ? »

Rose se mit à rire. Elle était sûre du contraire.

« J'en suis sûr, moi aussi, reprit M. Edward Pershale avec un air dont la jeune fille ne sut que penser. Puisque vous n'entendez rien à la manoeuvre de votre argent, voulez-vous me le confier, à moi ? Je le placerai dans ma maison, où vous aurez un compte et une part proportionnelle à votre apport financier. Allez me chercher ce que vous avez d'argent et vous me remettrez vos trimestres à mesure que vous les recevrez.

— Combien donnerez-vous pour cent à miss Rosy, mon oncle? » demanda Mabel, qui s'était approchée.

M. Edward Pershale retint un moment Rose, qui s'était levée pour aller chercher ses petites économies.

« Admirez, lui dit-il, cette Anglaise dont le bon sens pratique fait honte à votre étourderie française. C'est vous qui auriez dû m'adresser cette question et non Mabel.

— Monsieur, dit Rose, je suis déjà trop votre obligée si vous voulez être le dépositaire de mon argent. La part proportionnelle de mes quelques centaines de francs, dans une maison qui fait des millions d'affaires, donnerait à vos employés les tracas d'un compte sans conséquence.

— J'aurais gagé que vous me répondriez cela, dit M. Edward Pershale. J'aime la logique dans les caractères, même [] quand elle part de principes que je réprouve. Allez me chercher votre argent. Donnez-le-moi sans conditions; moi, qui suis logique aussi dans mon genre, je l'accepterai à mes conditions particulières. »

A partir de ce jour-là, miss Rosy eut partie gagnée avec M. Edward Pershale ; mais leurs rapports n'eurent jamais cette douceur qui caractérisait les relations de l'institutrice avec les autres membres de la famille. Le négociant avait les nerfs irritables, et la leçon de français du samedi ne se passait jamais sans incidents propres à exercer la patience de Rose. L'élève voulait imposer ses méthodes au professeur ou se dépitait de ne pas arriver à la prononciation nette d'un mot, et c'étaient entre eux des discussions dans lesquelles M. Edward Pershale s'animait jusqu'à frapper du poing sur les tables. Après une de ces belles colères, il dit un jour à Rose :

« Hein ! je vous fais gagner votre argent? »

Elle lui répondit avec tant de surprise: « Quel argent ? » que le négociant se mit à rire. Elle l'entendit un moment après parlant à Mme Pershale de quelqu'un « doué d'une ingénuité digne de l'âge d'or », mais elle ne put comprendre s'il parlait d'elle. En quoi donc s'était-elle montrée ingénue? Elle ne s'arrêta pas à cet incident. M. Edward Pershale était un original. Ce mot expliquait tout, même sa ponctualité à tendre la main à l'institutrice, le samedi qui suivait son payement trimestriel et à lui dire : « Votre argent, votre carnet ! » Sur ce carnet, il inscrivait réception des sommes versées entre ses mains, qu'il empochait avec une satisfaction visible.

Malgré ces bizarreries, toute la famille de M. Edward Pershale lui était très attachée. Rose elle-même trouva les samedis tristes lorsque le train de trois heures n'amena plus le négociant mélomane. Il était parti pour un voyage en Provence. Tout Wood-Lodge fut en émoi lorsqu'on apprit qu'il avait été victime d'un accident de chemin de fer et qu'il appelait son frère auprès de lui. Il y eut à Wood-Lodge deux semaines de désarroi et de grande tristesse. Les travaux [] agricoles se ressentaient de l'absence du propriétaire que Mme Grâce Pershale ne réussissait pas à compenser, tant elle était troublée par ses craintes et ses angoisses. Chaque matin, elle recevait par voie télégraphique le bulletin de la santé du blessé, et tant que le porteur de dépêches n'avait pas sonné les deux coups traditionnels à la grille, elle était incapable de donner un ordre, et même de répondre aux caresses de ses enfants qui cherchaient à la distraire de l'idée fixe d'un malheur. Enfin, elle reçut quelques lignes écrites par le blessé lui-même et ce jour-là personne ne s'offensa à Wood-Lodge d'entendre rire Cicily et le baby.

Le vingtième jour après l'annonce de sa triste aventure, M. Edward Pershale descendit de voiture dans la cour de Wood-Lodge et entra dans le hall, soutenu par son frère et par son neveu.

« Et vous aussi, miss Rosy, dit-il à l'institutrice qui s'approchait pour le saluer, vous êtes contente de revoir votre vieux bourru d'élève ?

— Oui, monsieur, vous n'en pouvez douter.

— Et savez-vous, miss Rosy, que j'ai reçu en France des leçons de français meilleures que les vôtres ?

— Ce n'est pas difficile, monsieur. »

M. Edward Pershale se tourna vers sa belle-soeur et lui dit : « Est-ce que vous ne corrigerez jamais miss Rosy de cette modestie impatientante ? La leçon de français dont je parle, miss Rosy, ne m'a pas mieux appris votre langue, mais elle a tué radicalement mon préjugé contre vos compatriotes. C'est en ce sens qu'elle a été meilleure que les vôtres. Ma chère Grâce, Bessie, William, et tous vous autres qui faites le cercle au tour de moi, vous mourez d'envie de savoir ce qui m'est arrivé. Si j'ai empêché mon frère de vous apprendre les détails de mon accident, c'est que je me réservais de vous le raconter moi-même. Figurez-vous que j'ai été le héros — je me trompe — que j'ai failli être la victime d'un crime en chemin de fer. Vous connaissez les histoires de ce genre; c'est toujours le. même programme : un voyageur qui dort dans un coin, c'est [] moi ; un autre qui profite d'un tête-à-tête nocturne pour assommer le dormeur et le dévaliser ; celui-là, c'était mon partner, assis à l'autre bout du compartiment. Mais l'endroit où par bonne chance pour moi le programme a dévié, c'est que notre lutte a donné l'éveil à un voyageur assis dans le compartiment voisin. Ce voyageur a osé ouvrir sa portière — notez que cette tragédie se passait sous un tunnel, — ouvrir la nôtre, se jeter sur le scélérat, le désarmer de son poignard, le terrasser, lui lier les mains et les jambes à l'aide de ma courroie et démon plaid ; c'est moi qui ai eu cette dernière précaution, car je n'avais pas perdu connaissance malgré mes deux blessures, au cou et à l'épaule. Eh bien, le misérable que nous avons consigné entre les mains des gendarmes à la gare suivante, était un pick-pocket anglais, et l'homme qui avait risqué sa vie pour me secourir était un Français. »

M. James Pershale prit la main de son frère et lui dit en souriant : « Vous savez avec quelle reconnaissance j'ai remercié votre sauveur et de quel cœur j'ai insisté auprès de lui pour qu'il vînt recevoir à Wood-Lodge les actions de grâces de tous ceux qui vous aiment; mais cet accident était-il nécessaire, mon cher Edward, pour vous apprendre qu'il se trouve de bonnes gens en tous pays? »

M. Edward Pershale hocha plusieurs fois la tête. Cet axiome banal à force d'être juste le contrariait. Il y a des gens qui veulent avoir découvert eux-mêmes l'Amérique et qui n'aiment pas s'entendre jeter au nez le nom de Christophe Colomb : c'était le fait du négociant anglais.

« Il n'est pas seulement brave, mon sauveur, dit-il. C'est un gentleman accompli. Ses devoirs l'appelant à Nîmes, il est revenu tous les deux jours à Avignon, pour passer à mon chevet le temps dont il pouvait disposer. Il m'a si bien apprivoisé avec ce je ne sais quoi d'aimable et d'ouvert qu'ont les Français, que William me fait l'effet d'un gros ourson. »

Après les rires suscités par cette saillie, M. Edward Pershale fut assailli de questions au sujet de son sauveur et il y répondit ainsi :

[]

« C'est un jeune homme, un militaire, un officier; mais avec ce caractère énergique, il m'aurait secouru, même si son métier ne l'avait pas exercé à la gymnastique, aux assauts à la lutte. Vous ne dites rien, miss Rosy. Est-ce que vous n'êtes pas aise d'entendre l'éloge d'un de vos compatriotes dans la bouche d'un cockney détracteur des Français ?

— Si, monsieur, très aise.

— N'êtes-vous pas curieuse d'apprendre son nom? Si par hasard vous le connaissiez, cet officier ?

— Ce n'est guère probable, répondit Rose.

En effet, elle ne connaissait pas d'autre officier que Bernard, et Bernard devait être en Afrique; du moins la dernière lettre de maman Suzette, reçue trois mois auparavant contenait une plainte sur l'éloignement de deux de ses enfants chéris : le filleul en Algérie, la fille en Angleterre. Que c'était triste pour deux vieux de n'aimer que des absents !

« Je vais vous dire son nom, poursuivit M. Edward Pershale. Je crois qu'il est Flamand : M. Meys, M. E. Y. S. Est-ce que je prononce bien?

— Très bien, dit Rose. Est-ce M. Meys qui vous a appris cette prononciation ?

— Elle m'est venue aux lèvres tout naturellement, répondit M. Pershale d'un air narquois.

Il faudra que je me remette un peu au français si je veux pouvoir faire honneur à notre hôte, dit Mme Grâce Pershale.

— Bah! ne vous inquiétez pas, lui dit son beau-frère. M. Meys parle l'anglais... tenez, à peu près comme miss Rosy à son arrivée en Angleterre. »

Cette remarque, la question qui l'avait précédée, rappelèrent à Rose sa conversation en anglais sur le balcon avec Bernard. Comme tout cela était loin ! Quelle différence entre sa destinée dépendante et son caractère ravalé et méconnu, et la carrière honorable dans laquelle Bernard progressait, soutenu par l'affection des siens !

Rose ne partageait pas l'enthousiasme avec lequel tous les [] hôtes de Wood-Lodge attendaient M. Meys ; elle redoutait cette visite d'un compatriote dont le type, les allures, l'accent, et ces mille indices où se trahit la nationalité, lui rappelleraient trop son pays natal. C'était en effet à grand'peine qu'elle réprimait cette nostalgie qui est le mal de tous les exilés.

Rose gardait le secret de ses regrets de la patrie ; elle aurait craint de se montrer ingrate envers les Pershale; elle les taisait aussi dans ses réponses adressées à Montserrou. Avec sa bonté irréfléchie, l'oncle Augustin l'aurait appelée près de lui, et c'était là le refrain des lettres de maman Suzette.

Pourtant ce que Rose rêvait désormais, c'était le retour à Montserrou dès qu'elle aurait reconstitué les brèches de son petit capital par ses économies annuelles.

Pour assurer ainsi son indépendance à Montserrou, elle avait calculé qu'il fallait passer dix ans à Wood-Lodge, et sur ces dix ans il n'y en avait que trois d'écoulés.

Rose calmait son impatience par l'espoir que dans ce laps de temps ses rapports avec les siens subiraient des changements favorables.

C'était en anticipant par l'imagination sur les circonstances de ce rapatriement que Rose calmait sa nostalgie; mais elle souffrait trop de tout ce qui lui rappelait le pays pour accueillir avec joie ce séjour d'un Français à Wood-Lodge dont chacun lui faisait fête, M. Edward Pershale le premier; il passait quelques semaines de convalescence chez son frère, et sauf un va-et-vient de télégrammes qui portaient chaque matin ses instructions à son bureau de la Cité, il ne s'occupait que de musique, de promenades et de causeries dans lesquelles revenait souvent le nom de M. Meys. Il donnait cours à son humeur caustique en faisant de son sauveur des portraits contradictoires, en réponse aux questions de ses neveux et de ses nièces sur l'extérieur du jeune officier; après avoir été décrit sous l'apparence imposante d'un grand et bel homme blond, un peu fort, M. Meys se rapetissait jusqu'aux plus infimes proportions exigées par la toise militaire, et il [] échangeait ses cheveux d'or et son teint flamand contre les attributs des bruns les plus moricauds; quand l'auditoire se récriait sur cette mystification, M. Edward Pershale répondait :

« Je le fais exprès. C'est bien le moins que je doive à mon sauveur de lui épargner le : « Je l'aurais cru mieux que cela », qui suit les descriptions faites d'avance. Je ménage mes effets. »

Rose ne comprit pas le sourire à son adresse qui accompagnait ces derniers mots ; mais elle s'en souvint au moment où M. Edward Pershale, qui était allé chercher M. Meys à la gare de Chelmsford, descendit de voiture avec le Français, devant la porte fleuronnée du hall.

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[...]

CHAPITRE XVI
ne erreur de prononciation. — Le capitaine Bernard. — Pris à leurs propres pièges. Retour à Montserron. — Conclusion.

Une fenêtre en vitrail, que l'avancée de la grosse tour faisait plonger de biais sur le porche d'entrée, servait d'observatoire à Mabel et à Bessie pour guetter l'arrivée

l'arrivée l'officier français.

« Il n'est ni grand, ni petit, dit Mabel ; mais 1 a de beaux traits, et quelle moustache noire ! s* noire qu'elle a des reflets bleus, comme les cheveux de miss Rosy. »

Elle se retourna vers l'institutrice pour comparer.

« Ah ! que vous êtes pâle, miss Rosy ! » ajouta-t-elle.

Rose sourit [et se remit aussitôt, persuadée que c'était un Jeu maladif de son (imagination qui) lui avait fait retrouver ans les traits à peine entrevus de M. Meys la physionomie [] de son ami d'enfance, Bernard. Ce n'était pas lui ; maintenant qu'il était entré dans le hall et que du retrait où elle était restée avec ses deux élèves, elle entendait l'étranger remercier

Mme Pershale de son bon accueil, les inflexions de cette voix mâle ne ressemblaient pas à l'accentuation de Bernard, qui ne s'était pas débarrassé, même à Saint-Cyr, des marques du terroir languedocien ; puis l'étranger était plus grand que Bernard, et le profil perdu qu'elle apercevait avait quelque

chose d'austère et d'élégant à la fois dans ses lignes qui ne lui représentait plus la figure épanouie du Saint-Cyrien.

« Venez, mon cher ami, dit M. Edward Pershale à l'étranger, que je vous présente à mes nièces, qui se sont cantonnées là-bas, moins par timidité que par cérémonie. »

Bessie soutint à merveille sa dignité de soeur aînée, en répondant tout à la fois à son oncle et à l'étranger que M. Meys pouvait être certain de ne compter que des amis à Wood-Lodge, puisque tous les Pershale étaient ses obligés ; Mabel ajouta gaiement ;

« Monsieur, ma soeur me vole ce que j'allais vous dire. C'est outrer le privilège du droit d'aînesse que de dépouiller tout à l'ait ses cadets. Tenez-moi compte de la situation pitoyable à laquelle Bessie me réduit.

— Quant à miss Rosy, dit M. Edward Pershale, c'est la faute de ses mauvaises leçons de français si j'écorche encore la prononciation des noms propres et... »

Déjà Bernard tenait les deux mains de Rose et dans l'émotion de cette rencontre dont le secret avait été si bien ménagé, il se servait du mot d'amitié d'autrefois en répétant :

« Ah ! Rouzétou ! ma chère Rouzélou ! quel bonheur de vous revoir. »

Toute la famille Pershale était groupée auprès des deux jeunes Français et jouissait du petit coup de théâtre de cette surprise. Pour n'avoir pas été dans le secret, Bessie et Mabel n'en eurent pas moins de plaisir à apprendre que l'officier [] dont le nom devait être prononcé Mailhes à la française et non pas Meys à l'anglaise — était l'ami d'enfance de leur institutrice. La glace l'uL si bien rompue, que Mabel ne tarda pas à demander au capitaine Bernard pourquoi il avait appelé miss Rosy Rouzétou.

« Mlle Lapeyre m'excusera, dit Bernard, si je me suis involontairement servi de ce diminutif familier. Il m'a échappé en la revoyant.

— Et pourquoi ne vous en serviriez-vous pas encore ? demanda M. Edward Pershale. Tant de cérémonie ne sied pas entre anciens camarades de jeux.

— Je dirai miss Rosy ; répondit le capitaine.

— Et nous, nous dirons miss Rouzétou, s'écria Mabel.

— Et ce sera absurde, ajouta M. Edward Pershale. Le titre de miss jurera d'être accolé à ce joli diminutif pyrénéen. Miss Rouzétou ! ces deux mots sont désassortis. »

En dépit de cette observation, Rose devint miss Rouzétou pour ses élèves et miss Rosy pour le capitaine Bernard. Le premier moment de surprise passé, ils renouvelèrent connaissance par ces longs entretiens dans lesquels ils se communiquaient tous les faits que la rupture de leur intimité avait laissés dans le vague. Mais, si Bernard ne tarissait pas en détails sur lui et les siens, Rose ne pouvait tout raconter.

« Avouez que vous avez été très malheureuse, lui dit enfin le capitaine. Cette méchante Mme Lapeyre ! je la détestais ! je la hais encore de souvenir.

— Voilà, dit Rose, un mot enfantin dans la bouche d'un capitaine. Il n'y a pas de méchants en ce monde, mon cher Bernard.

— Comment ! pas de méchants ?

— Non, il n'y a que des êtres incomplets, des imbéciles, si vous voulez, qui font des méchancetés, c'est-à-dire qui oppriment autrui en se figurant servir ainsi leurs propres intérêts.

— Et vous n'en voulez pas à votre tante de sa dureté envers vous !

[]

— Mal passé n'est que songe, et je crois avoir bénéficié de cette éducation à la Spartiate. »

Bernard était touché de cette mansuétude, mais sans pouvoir s'élever aussi haut.

Tous les sujets de causerie n'étaient pas aussi délicats. Le jeune capitaine avait à satisfaire la curiosité de ses nouveaux amis, à propos de ses étonnements à chaque trait d'installation ou de moeurs anglaises qui lui valait cette réplique : « Est-ce différent dans votre Midi ? »

On l'écoutait avec intérêt, parce qu'il contait bien, quoique dans un style particulier, en mariant les deux langues dans ses récits, c'est-à-dire s'aidant d'un mot français lorsqu'il ignorait le terme anglais équivalent.

On donna à Wood-Lodge, en l'honneur de l'étranger, deux de ces fêtes qui, à des intervalles plus éloignés, y réunissaient tous les amis de la famille. Il en vint de Londres et de tous les comtés environnants. Ce fut pendant quelques jours, dans la vieille résidence, une lanterne magique d'équipages fringants, de dames très parées, de jeunes couples associés pour les exploits du lawn-tennis et de la danse.

Le capitaine fut très fêté par les amis de ses hôtes; mais, après le départ de ces visiteurs, il avoua que la vie en famille à Wood-Lodge lui plaisait mieux que l'agitation de ces plaisirs mondains. Il se disait si avare des quelques jours de permission qui lui restaient à passer en Angleterre, qu'il refusa une jolie excursion au port de mer le plus voisin.

La veille du départ de Bernard, Rose surprit un échange de signaux entre le capitaine, M. Edward Pershale et la maîtresse de Wood-Lodge. Celle-ci prit tout à coup le bras de l'institutrice et l'emmena dans son parloir du premier étage en la prévenant qu'elles avaient à causer ensemble. M. Edward Pershale les suivit et ce fut lui qui referma avec précaution la porte du parloir.

Mme Penshale adressa à l'institutrice un vrai discours à l'anglaise, dont les longues considérations pouvaient mener à des conclusions très diverses. Rose pensa tour à tour :

[]

1° que Mme Pershale n'avait plus besoin de ses services • 2° qu'on voulait savoir si ses honoraires lui paraissaient suffisants ; 3° qu'on était inquiet de la voir triste et amaigrie et que cette explication avait pour but d'apprendre d'elle si quelqu'un à Wood-Lodge avait causé sa mélancolie par un manque d'égards.

Tout en faisant ces conjectures, Rose préparait ses réponses aux diverses solutions que cet historique de son séjour à Wood-Lodge l'amenait à prévoir; mais elle resta muette quand le long exorde de M" 10 Pershale aboutit à cette solution inattendue:

« Quelque regret que nous ayons à vous perdre, chère miss Rosy, nous ne sommes pas égoïstes et nous préférons votre propre bonheur à la satisfaction de vous garder ici. Je suis très honorée d'avoir été chargée par le capitaine Bernard de remplir auprès de vous ce rôle, tout maternel dans les moeurs françaises, qui consiste à vous faire part de ses sentiments. L'aider à vous épouser, ce sera reconnaître à nos dépens le service qu'il a rendu à notre frère Edward. C'est ce que nous pouvons faire de mieux pour le remercier.

— Eh bien, avez-vous entendu? avez-vous compris? dit M. Edward Pershale à Rose qui avait appuyé son front dans sa main et posé son coude sur le bras du fauteuil sur lequel elle était assise. Vous nous devez une réponse que nous transmettrons au capitaine. C'est oui, n'est-ce pas? »

D'un signe de tête, Rose répondit négativement. Elle ne trouvait pas encore une parole.

« Il n'y a pas d'objection possible, continua M. Pershale. Quelque mal disposés qu'ils soient à votre égard par les faux rapports de certaines gens, vos oncles ne sauraient blâmer une union aussi honorable... Vous dites encore non? » Il se frappa le front et reprit aussitôt : « Ah ! la question de la dot réglementaire pour épouser un officier français?... Mais, miss Rosy, vous ne vous doutez pas de votre fortune. Vous traitez l'argent comme le jardinier du parc traite les feuilles mortes qu'il balaye par les allées et qu'il rassemble en tas [] sans les compter. Sérieusement, je vous affirme que vous aurez la dot réglementaire. »

Au lieu d'amener le résultat espéré, cette affirmation rendit à Rose tout son courage et elle répondit :

« Non, monsieur; ces gains qui auraient décuplé mes économies, sont une fantasmagorie généreuse que je ne saurais accepter. Voilà pour la question d'argent, et elle n'est pas tout dans le projet dont il s'agit. Je ne puis m'engager loin des parents qui me restent, loin de ceux du capitaine.

— Mais ceux-ci consentent, je puis vous montrer de leurs lettres.

— Ce n'est pas de M. Mailhes et de ma nourrice que je doute, reprit Rose ; mais j'ai été accusée à tort par mon vieil oncle d'avoir disposé de mon avenir sans son aveu, et je ne veux pas mériter un second reproche de ce genre. »

Ce fut en vain que M. Edward Pershale plaida la cause de son ami ; il ne gagna rien sur le parti pris de Rose, et, lorsque le capitaine prit congé le lendemain de ses amis de Wood-Lodge, il 11e vit pas Rose, qui était partie de grand matin avec Bessie, pour une excursion dans le Nord ; mais Bernard emportait, d'une longue causerie avec Mme Pershale, une espérance pour l'avenir, basée sur le scrupule délicat qui avait dicté à Rose son refus.

Un an s'était écoulé depuis ce séjour du jeune officier à Wood-Lodge, et rien n'était changé dans la vie extérieure de Rose, si ce n'est que M. Edward Pershale en était presque revenu à son égard à l'hostilité d'autrefois ; ce n'était plus par un silence dédaigneux qu'il manifestait ses mauvaises dispositions, mais au contraire par des épigrammes blessantes qui mettaient Mme Grâce Pershale au supplice. Quant à Rose, elle ne répliquait jamais à ces attaques. Quoique M. Edward Pershale se plût à satisfaire sa rancune par ces boutades, il ne tenait quitte-miss Rosy ni de sa partie aux séances de musique, ni de la leçon de français hebdomadaire. C'était à ces occasions-là qu'il commentait chaque samedi les chances de défaite de l'armée française au Tonkin. [] Tout le monde savait à Wood-Lodge que le capitaine Bernard avait permuté avec un de ses camarades pour pouvoir se joindre à l'armée d'expédition. Mme Pershale avait beau compenser ces petites persécutions de son beau-frère par des procédés affectueux, Rose souffrait évidemment de cet état de choses.

Sa santé ne s'accommodait plus aussi bien du climat anglais que les premières années. Elle avait été affaiblie cet hiver-là par un gros rhume; mais elle avait gagné du moins quelque chose à cet état maladif. Depuis le jour où Mme Pershale, inquiète de l'entendre tousser, lui avait dit :

« Pauvre miss Rosy, je ne sais plus comment vous défendre contre ce froid qui vous oppresse. »

Et où elle avait répondu : « Madame, vous m'en défendez de votre mieux: vos bontés me tiennent chaud au cœur. »

Depuis ce jour-là, M. Edward Pershale avait désarmé et ne la poursuivait plus de ses allusions acérées. C'était un soulagement pour Rose; elle reprenait peu à peu des forces et du courage, quand une péripétie nouvelle vint changer sa vie.

L'institutrice ne sut pas d'abord qu'il était question d'elle dans cette lettre apportée par le courrier du matin, dont la lecture arracha plusieurs exclamations de douloureuse surprise à Mme Pershale et qu'elle communiqua à son mari. Tous deux sortirent du hall où toute la famille était réunie. Ce devait être un événement grave au sujet duquel ils avaient à se concerter.

Mme Pershale fit appeler un moment après l'institutrice et lui dit avec cette hésitation dans la voix des personnes chargées d'une communication pénible :

« Chère miss Rosy, je vais être forcée de voyager. Consentiriez-vous à m'accompagner en France ?... Oui ?... En ce cas, je vous prie de préparer vos malles. Nous partirons demain.

— Que dois-je emporter ? » demanda Rose, qui ne se douta de rien avant de recevoir cette réponse de Mme Pershale.

[]

« Mais tout ce qui vous appartient. »

Elle eut beau ajouter en voyant tressaillir Rose : « C'est que nous resterons longtemps sur le continent. »

Le coup était porté. Rose pressentit un malheur personnel ; mais elle n'osa pas s'informer davantage ; la discrétion de Mme Pershale commandait la sienne.

M. Edward Pershale devait avoir été prévenu, car il arriva de Londres le soir même, quoique ce ne fût pas un samedi. Il s'enferma avec son frère et sa belle-soeur, et Rose, dans cet état d'angoisse inexprimable des malheureux qui attendent un arrêt funeste sans en connaître encore la portée, passa cette dernière soirée avec ses élèves, aussi consternées qu'elle-même. Ni Mabel, ni même Bessie ne savaient rien.

Le lendemain matin, Mme Pershale dit à l'institutrice en lui remettant une lettre :

« Vous êtes préparée à apprendre les arrêts de Dieu sur les vôtres, ma chère miss Rosy. »

Que de catastrophes peuvent tenir dans quatre plis de papier ! Était-ce possible? En lisant ces trois pages datées de Paris et écrites par l'oncle Anténor, ces trois pages suivies de quelques mots de l'oncle Augustin, Rose avait peine à croire aux deux morts que ces lignes lui annonçaient : Erembert tué à la suite d'une méprise à la chasse, et tante Félicie enlevée par une fièvre cérébrale causée par le désespoir! Ces deux cercueils fermés en dix jours !

Tout s'effaçait à côté de ces événements terribles, tout, jusqu'à cette réparation que l'oncle Anténor faisait à Rose en s'excusant de l'avoir méconnue, jusqu'à l'appel déchirant de l'oncle Augustin à sa fille d'élection.

Rose ne songea d'abord qu'aux deux êtres pleins de vie, arrachés subitement à ce faisceau d'intérêts et de sentiments qui constitue l'être humain, et son âme s'éleva vers Dieu en le priant de recevoir ces deux âmes dans sa grâce.

Ce ne fut pas seulement Mme Grâce Pershale qui accompagna Rose jusqu'à Paris. M. Edward Pershale voulut être leur guide pendant ce voyage. Il se chargea de donner à [] Rose, lorsqu'il la vit un peu remise de sa première émotion les détails sur ces tristes événements qu'avait apportés la première lettre, écrite par Mme Chelleray.

Erembert avait été blessé par un tireur maladroit dans une partie de chasse organisée par un M. Spilhead, son ancien condisciple, dont le père avait fait une grosse fortune aux États-Unis dans le pétrole, et qui menait à Paris une large existence de sportsman. Avertie du malheur survenu Mme Lapeyre était partie pour Compiègne, où était située la propriété de M. Spithead et y avait trouvé le plus grand chirurgien de Paris appelé auprès du blessé; il n'avait pu que constater l'inutilité des secours de la science. Au bout de quarante-huit heures, Erembert expirait. Sa mère était rentrée à Paris dans un tel état de surexcitation, que Mme Chelleray avait appelé par dépêche auprès d'elle MM. Anténor et Augustin Lapeyre. Sous le coup du désespoir et du remords, Mme Lapeyre parlait beaucoup de Rose contre laquelle elle avait si bien travaillé, « et pour rien ! » criait-elle en tombant dans des convulsions atroces; elle révélait ses manœuvres, puis se plaignait d'Erembert qui lui arrachait une à une ses dernières ressources. C'était par un récit de ce genre, débité avec la volubilité de la fièvre, qu'elle avait reçu son beau-frère. A partir de ce moment, le cerveau désorganisé de la malade avait perdu la notion de la mort d'Erembert. La bouche de Mme Lapeyre articulait tour à tour demandes et réponses dans le dialogue qu'elle se figurait entre elle et son fils, et à cette question adressée par elle à Erembert :

« Malheureux ! avec tes habitudes de luxe, comment feras-tu lorsque tu m'auras tout à fait dépouillée? »

Elle empruntait à Erembert son plus grand argument en répliquant aussitôt :

« J'aurai l'héritage de l'oncle Anténor. »

C'était devant l'oncle Anténor, vivant et bien portant, que la pauvre égarée interprétait ainsi la grande espérance du misérable mort.

La lettre de Mme Chelleray où ces scènes tragiques étaient [] déroulées afin que Rose fût instruite de tout ce qu'elle devait savoir avant son arrivée à Paris, lui fut communiquée par M. Pershale peu à peu, avec une prudente sollicitude. Il était fort tenté de commenter la moralité de ces événements, mais le généreux chagrin de miss Rosy imposa silence à son humeur acerbe.

Il aurait eu plus de peine à se contenir devant M. An ténor Lapeyre, dont il blâmait la dureté envers sa jeune parente, et ce fut cette raison qu'il donna pour rester dans la voiture qui les conduisit de la gare du Nord à la maison où Rose allait retrouver ses deux oncles, et qui était celle où elle avait longtemps pâti sous la tutelle de sa tante.

« Il suffit, dit M. Pershale à sa belle-soeur, que vous montiez pour remettre miss Rosy à ses parents et témoigner par cette démarche l'estime en laquelle nous la tenons.

— Merci, monsieur, dit Rose.

— Et adieu sans regrets à cet insupportable Edward Pershale qui a fait pour vous de chaque samedi un jour de désagréments ?

— Monsieur, vous me supposez ingrate envers vos bontés.

— Ingrate ? non, reprit M. Pershale avec autant d'émotion que son écorce raboteuse pouvait en montrer, mais pour étourdie, oui ! Vous quittez l'Angleterre et vous ne songez pas à me réclamer votre argent. Vous trouverez tout en règle dans ce carnet. »

Le fiacre était déjà arrêté au moment où M. Edward Pershale tendit à la jeune fille ce carnet minuscule. Ce n'était pas le moment de vérifier un compte. Mme Pershale pressait Rose de lui montrer le chemin. Rose assura M. Pershale de son bon souvenir, et, le cœur battant d'émotion, elle monta cet escalier si bien connu, qu'elle descendait si vite autrefois pour échapper le plus tôt possible aux gronderies de sa tante et qu'elle remontait si lentement, en esclave qui s'achemine vers sa prison.

Cette fois, Rose y lut reçue à bras ouverts. Ce fut une scène confuse de larmes, de protestations, de remerciements [] à Mme Pershale, qui ne resta qu'une demi-heure. Sa mission était remplie et le chagrin de ses adieux à Rose était un peu compensé par la certitude que les épreuves de la jeune fille étaient terminées.

« Jouissez, lui dit-elle devant l'oncle Anténor tout attendri, jouissez de la récompense de ces bons, de ces doux de cœur auxquels la terre appartient. J'entends par là l'affection de ceux qui les entourent. Vous êtes aimée à Wood-Lodge, vous le serez partout où vous résiderez. Quel bien vaut celui-là ? »

Lorsque Rose fut restée seule avec ses deux oncles, elle eut peine à adopter le rôle que tous les deux s'accordaient à lui assigner. Que l'oncle Augustin, qui n'avait jamais commandé chez lui, attendit de sa nièce la règle des moindres faits intérieurs et la direction des choses les plus importantes, ce n'était pas ce qui pouvait surprendre Rose ; mais que l'oncle Anténor, si autoritaire à la chartreuse, abdiquât entre les mains de Rose, voilà ce qui étonna la jeune fille. D'abord, elle se récusa; puis elle dut revenir sur son premier refus, en s'apercevant qu'il contristait l'oncle Anténor.

« Tu es, lui dit-il, notre arbitre, notre espérance, notre raison d'exister; si tu ne veux pas prendre le commandement en toutes choses, je croirai que tu ne pardonnes pas aux gens de ton nom d'avoir eu pour toi moins de cœur que des étrangers. »

Puisque toute décision lui appartenait, Rose résolut un prompt retour à Montserrou. Ses oncles y aspiraient autant qu'elle. Cet appartement, qui rappelait à M. Augustin Lapeyre tant de luttes inutiles, tant d'efforts perdus et trois existences gâchées, était pour son frère Anténor le cadre sinistre de l'agonie de sa belle-soeur. Mais on ne pouvait point partir tout de suite. Il fallait plus d'une semaine pour régler la situation, et, pendant que ses deux oncles s'en occupaient, Rose put aller visiter Mme Chelleray et faire un pèlerinage à l'institution.

Ce fut là, auprès d'Henriette qui lui raconta la prospérité [] de son entreprise, que Rose put oublier un moment les événements qui la mettaient en deuil, car elle ne trouva dans sa visite à Mme Chelleray qu'un surcroît d'horreur à joindre à sa pitié pour Erembert et sa malheureuse mère.

Ce qu'avait appris M. Anténor, ce qu'on avait laissé ignorer à M. Augustin Lapeyre, c'est qu'Erembert n'avait pas été blessé par accident, mais à la suite d'une querelle de jeu, par M. Spithead qui prétendait l'avoir surpris à tricher. M. Spithead et ses amis, de concert avec le blessé lui-même, avaient arrangé cette fable d'un accident de chasse ; mais il y avait eu, au chevet d'Erembert mourant, des scènes affreuses qui avaient contribué à égarer la raison de sa mère.

Quand Rose connut toute la vérité, elle comprit lë mot de cauchemar que répétait souvent l'oncle Anténor, et, quoiqu'elle laissât à Paris des amis dignes de regret, ce fut un vrai soulagement pour elle que de pouvoir fixer le jour du départ.

Dans ces derniers, rangements qui précèdent les départs définitifs, elle trouva dans son sac de voyage le carnet que M. Edward Pershale lui avait remis et qu'elle n'avait pas encore songé à ouvrir. Il contenait l'adresse du banquier chez lequel Rose devait aller chercher son titre de rente et demander son compte d'économies, avec un mot de M. Edward Pershale pour ce banquier.

Lorsque Rose présenta à l'un des guichets de la première salle de celle banque la note signée Edward Pershale, l'employé donna à un huissier l'ordre d'introduire Mlle Lapeyre dans le cabinet du directeur.

Ce directeur était un Anglais du type athlétique de M. Thornton, qui incarnait dans sa personne la carrure solide des finances britanniques. Il chercha dans une caisse et remit posément à Rose deux titres de rente.

« Pardon, monsieur, dit Rose sans regarder ces deux feuilles, il y a une erreur; je n'ai qu'un seul titre. »

Ce mot d'erreur choqua visiblement le banquier. 11 y parut au gonflement de ses lèvres et au pli qui coupa verticalement son front ; mais cette moue se détendit presque aussitôt.

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« Tu es notre arbitre, » lui dit-il.

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« Il n y a jamais d'erreur ici, protesta-t-il avec seulement j'oubliais de vous remettre les notes-explicatives qui justifient l'état de votre crédit chez moi, let : l'achat du second titre auquel j'ai employé vos fonds, sur l'ordre de M. Pershale. »

Les notes explicatives étaient cachetées ; mais Rose ne crut pas pouvoir emporter ce second titre de rente qui rétablissait dans leur intégrité les trente mille francs laissés par ses parents, sans savoir si elle pouvait accepter ce bienfait dés Pershale. Mais comment refuser? Quelle fierté n'aurait pas été désarmée à la lecture de ces notes divisées en trois comptes distincts?

Le premier mentionnait les honoraires de l'institutrice et le revenu de son petit capital, chaque somme portant intérêt à 10 pour 100 à partir du jour où elle l'avait remise à son dépositaire.

Le second compte se composait d'un souvenir collectif offert à miss Rosy par ses élèves. Chacun s'était inscrit pour mille francs, en ajoutant à son nom un mot affectueux; la grosse Cicily s'était appliquée pour écrire en lettres hautes comme son pouce : «. avec un bon baiser de Cicily », et le baby, auquel on avait tenu la main, avait taché le papier d'un gros pâté au-dessous duquel Bessie avait écrit : « Miss Rosy voudra bien reconnaître dans le rond noir ci-joint la signature authentique du baby. »

Le troisième compte était celui des leçons de français données le samedi à M. Edward Pershale. Elles étaient tarifées une livre chacune, et une précaution délicate avait fait ajouter cette mention : « Les leçons coûtant une guinée à Londres, il y a eu économie pour l'élève. » De ce chef, en trois ans dé leçons, Rose avait gagné, sans s'en douter, près de quatre mille francs.

Les Pershale avaient mis une ingénieuse bonté à rendre leurs bienfaits acceptables. II y aurait eu moins de fierté à les refuser qu'à se charger du fardeau de la reconnaissance, comme Rose résolut de le faire.

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« Tout est bien en règle, je suppose ? dit le banquier. — Parfaitement, monsieur, je vous remercie. $

Rentrée au logis, elle allait écrire à ces braves gens de Wood-Lodge et de la Cité, quand elle s'aperçut que son oncle Augustin tournait autour d'elle d'un air absorbé. Elle le questionna, craignant qu'il n'eût appris ce qu'on voulait lui cacher ; mais c'était tout autre chose qui l'occupait.

« Comme nous partons demain, lui dit-il, j'ai eu l'idée d'aller chez mon éditeur. Croirais-tu qu'il a déjà vendu huit cents exemplaires de mes oeuvres ? Il y a donc huit cents personnes qui les ont lues et ce n'est pas assez dire. Il faut compter par exemplaire une moyenne de quatre lecteurs. Tu me diras qu'il reste des milliers de mes volumes en magasin. Sans doute, mais je n'espérais pas qu'il s'en vendrait de sitôt. Ah! si cette pauvre Félicie m'avait compris, j'aurais tiré de mon cerveau bien d'autres oeuvres... Mais à quoi bon désormais? » Le lendemain, ils étaient en route pour Montserrou. Rien que ce nom, prononcé par l'un ou par l'autre de ses oncles, faisait battre le cœur de Rose. Pendant le trajet, une question délicate se posa entre les voyageurs. L'oncle Augustin parlait à Rose de leur résidence à la métairie ; l'oncle Anténor s'empressa aussitôt d'annoncer à sa nièce que tante Battistine avait préparé sa chambre à la chartreuse. Rose leur dit à tous deux :

« Mes chers oncles, nous vivrons près les uns des autres à Montserrou, nous nous verrons tous les jours, mais j'ai un engagement avec maman Suzette. En lui écrivant de Wood-Lodge, je lui ai promis, non pas une seule fois, mais dix fois, d'habiter dans sa maison l'ancienne chambre à Rouzétou.

— C'est juste, dit l'oncle Anténor. Les Doulis ne t'ont donné, eux, que des preuves de dévouement. »

Rose s'efforça d'apaiser le chagrin que cette décision causait à l'oncle Anténor ; elle n'eut pas besoin de tant de ménagements à l'égard de l'oncle Augustin, qui dit pour toute objection :

« Je ne crains qu'une chose, c'est d'être trop souvent le [] commensal des Doulis, car j'irai te voir tous les jours, et tu sais que je suis sujet à m'oublier là où je me plais.

Dans ses souvenirs, dans ses aspirations d'exilée, jamais Montserrou n avait apparu aussi beau à la jeune fille que lorsqu'elle le revit, par cette lumineuse après-midi d'automne où la diligence s'arrêta sur l'esplanade au moment où les notes claires de l'angélus tombaient comme des perles sonores du haut du clocher octogone. Deux bras s'ouvrirent pour recevoir la voyageuse. C'étaient ceux de maman Suzette. Trans portée de joie, mais timide devant cette bien-aimée de son cœur maternel, qu'elle avait quittée presque enfant elle balbutiait :

« C'est toi..., c'est vous, ma chère Rose ! »

Rose l'embrassait, embrassait papa Jacques, resté deux pas en arrière, et leur disait à tous deux :

« C'est moi, mais ne m'appelez plus Rose. Rose n'a pas été heureuse. Miss Rosy languissait loin de vous. Si vous , voulez que j'oublie tout ce que j'ai souffert, si vous voulez que les beaux jours d'autrefois reviennent, il faut que je sois encore et toujours votre Rouzétou. »

..... La maison du faubourg était devenue le centre de réunion de plusieurs familles. Papa Jacques était allé dire à M. Anténor Lapeyre :

« Ce n'est pas Rose qui est chez nous ; c'est nous qui sommes chez elle. »

L'oncle Anténor et Mlle Battistine allaient donc passer toutes leurs soirées chez leur nièce. Quant à l'oncle Augustin, il y était plus souvent établi qu'à la métairie. Mariette, dont le mari avait succédé à Jean Mailhes dans l'exploitation du moulin, avait repris son intimité avec son amie d'enfance, qui trouvait un peu justifiées les critiques fraternelles de Bernard. Lorsque maman Suzette se plaignait de trouver sa nièce plus maniérée, plus difficile en tout que Rouzétou, celle-ci lui répondait :

« C'est ta faute. Tu l'as trop adulée. Voilà ce que tu aurais fait de moi si tu m'avais gardée. » [] Et, là-dessus, elle embrassait sa nourrice. Il fallait bien réparer le temps perdu et expier cette taquinerie.

Jean Mailhes venait aussi presque chaque soir. Si l'on parlait de Bernard dans ces réunions du soir, c'est ce qu'il n'est pas besoin de dire. Les Lapeyre s'intéressaient beaucoup à ce jeune compatriote qui faisait honneur à Montserrou. L'oncle Augustin augurait à son ancien élève la plus belle fortune militaire et chacun faisait des voeux en faveur de Bernard: ceux qui parlaient de lui, et Rose qui se bornait à écouter ce qu'on eu disait.

A la limite du grand deuil qu'elle portait, Jean Mailhes lui prouva que la discrétion seule lui avait jusque-là commandé le silence au sujet du refus que son fils avait subi à Wood-Lodge. Un soir que l'oncle Anténor avait apporté son journal qui donnait la relation détaillée d'un récent fait d'armes au Tonkin, maman Suzette s'écria :

« Pourvu que notre pauvre Bernard ne soit pas au nombre de ces blessés dont on parle ! »

Jean Mailhes dit à Rose :

« Je devrais vous en vouloir, ma chère Rouzétou, puisque c'est vous qui avez envoyé mon fils au Tonkin.

— Comment ?... comment ?» dirent en choeur les deux oncles et Mlle Battistine.

Maman Suzette et papa Jacques ne firent aucune question, et ils ne parurent pas étonnés lorsque Jean Mailhes raconta ce qui s'était passé à Wood-Lodge, et s'excusa de la hardiesse des Mailhes à prétendre s'allier aux Lapeyre.

Les deux oncles se récrièrent chaleureusement : un officier était un parti sortable pour Rose, surtout ce brave Bernard. Ils s'étonnaient tous deux... de quoi? était-ce de son refus ou de la voir se jeter en pleurant dans les bras de maman Suzette qui souriait ?

«Il faut écrire tout de suite à Bernard, dit l'oncle Anténor.

— Je m'en charge, dit l'oncle Augustin. Mais Rose pleure encore...

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— Elle a peur maintenant de tout ce que vous venez de lire dans ce maudit journal, dit maman Suzette. Elle se figure que Bernard ne reviendra pas..., qu'il sera tué.

— Un enfantillage, ma Rouzétou, s'écria papa Jacques. Il n'y a plus de danger pour Bernard, puisque tu l'attends. Demande à maman Suzette. Est-ce que je ne suis pas revenu de Crimée et d'Italie, où il faisait aussi chaud qu'au Tonkin ? Bernard reviendra, plus gaillard qu'il n'est parti, fier d'avoir fait son devoir et d'en trouver ici la récompense. »

La confiance du vieux soldat ne le trompait pas ; mais toute grande joie s'achète. Si Bernard est revenu plus tôt qu'on n'osait l'espérer, c'est-à-dire en juillet 1885, c'est que le fait d'armes qui lui a valu la croix d'honneur a failli lui coûter la vie, et qu'on l'a renvoyé en France par le paquebot chargé de rapatrier les blessés convalescents.

Le mariage est fixé à la seconde quinzaine qui suivra le retour de Bernard dans ses foyers. M. Edward Pershale a promis d'être un des témoins du futur et d'amener Bessie et Mabel comme demoiselles d'honneur de l'épousée. L'oncle Augustin prépare, pour la réciter au repas de noces, une pièce de vers qui aura un grand succès, le premier, hélas! que ses poésies aient jamais obtenu. Mais, cette fois, il est sur de son public.