I

Le docteur Davidoff, d'un air inspiré, tournant vers les convives du prince Patrizzi son visage aux traits rudes et tourmentés, laissa, au milieu de la discussion, tomber ces surprenantes paroles :

— Et vous, croyez-vous à la puissance d'une suggestion répétée, qui fait entrer une idée dans votre cerveau, aiguë et persistante comme la pointe d'une vrille ? Croyez-vous que cette idée puisse influer sur votre état moral, jusqu'à modifier votre état physique, car vous me concéderez bien, n'est-ce pas, que le moral a une action souveraine et décisive sur le physique ?...

— Nous vous le concédons, répondit tranquillement le Napolitain. Maintenant, et c'est là que je vous attends, il faudrait conclure...

À cette riposte, qui promettait une importante suite de développements à la proposition formulée par le médecin russe, parmi les gais viveurs et les aimables femmes qui venaient d'achever de dîner, dans le salon de l'Hôtel de Paris, sur la terrasse de Monte-Carlo, il y eut un instant de silencieuse stupeur. Autour de la table, somptueusement servie, et sur laquelle, dans la chaleur des lumières et la fumée des cigarettes, les fleurs se mouraient asphyxiées, des regards d'étonnement et d'ennui s'échangèrent. Puis, brusquement, protestation indignée de ces mondains arrachés à la futilité coutumière de leurs propos, et jetés dans les aridités d'une conversation scientifique, un ouragan d'apostrophes et de cris se déchaîna.

— Assez de physiologie !...

— Nous sommes ici pour boire, fumer et rire...

— C'est un cabinet particulier et point une clinique...

— Zut pour le docteur ! Il est paf !

— Messieurs, je vous en prie, écoutez, c'est très curieux !

— On embête ces dames !...

— Ouvrez la fenêtre, ça pue la science !

— Moi, j'aimerais mieux être au casino... J'ai rêvé que la rouge passait treize fois...

— En voilà une suggestion que le croupier t'a imposée !

— Voulez-vous danser ?

— Oh ! oh ! Laura, assieds-toi sur le piano !

— Eh bien ! mes enfants, allez où vous voudrez, mais fichez-nous la paix...

— N'insistez pas pour que nous restions ! Non ! Vous tenteriez vainement de nous retenir...

— En voilà des malhonnêtes !

Trois ou quatre femmes et cinq ou six jeunes gens se levèrent en tumulte et demandèrent leurs manteaux au maître d'hôtel qui s'empressait. Patrizzi resta assis, souriant aux belles dames qui, avec de coquets mouvements, déplissaient leur jupes et cambraient leur corsage. Il tendit nonchalamment la main à ses amis et dit :

— Que chacun fasse à sa guise. Partez en avant. Dans une heure nous allons vous rejoindre...

Puis, se tournant vers le peintre Pierre Laurier, son ami Jacques de Vignes et vers le docteur Davidoff, qui n'avaient pas bougé :

— Continuez donc, mon cher, dit-il au médecin, vous m'intéressez prodigieusement.

Le médecin russe jeta sa cigarette, en alluma une autre, et, regardant avec autorité ses trois auditeur, il poursuivit le récit qui avait été violemment coupé par les interruptions des convives maintenant éloignés.

— Je confesse que l'histoire que j'avais commencée devant nos amis est assez singulière et que, pour des sceptiques, elle manque un peu de vraisemblance ; mais, dans nos pays slaves, brumeux et sombres, qui semblent vraiment la patrie des spectres et des fantômes, elle n'aurait pas soulevé la moindre incrédulité.... La moitié de nos compatriotes se compose de Swedenborgistes inconscients, qui admettent, ainsi que le grand philosophe, mais sans les raisonner, les phénomènes du monde invisible, et vous affirmeriez devant eux, comme je le fais devant vous, le fait surprenant de la transmission d'une âme à un corps vivant, par la seule volonté d'une personne décidée à mourir, que vous les verriez pâlir, trembler, mais non point protester. Chez nous, on croit aux vampires qui sortent de leur tombe lorsqu'un rayon de lune en touche la pierre, on admet les apparitions révélatrices de la mort prochaine. Et, par la seule raison qu'on croit à ces miracles, on les rend possibles.... Une conviction forte est le plus puissant des fluides, et le spiritisme a pour première condition une confiance absolue. Si vous doutez, vous disent les adeptes, n'essayez pas de pénétrer nos mystères, ils demeureront pour vous immuablement insondables... Le monde des invisibles ne se révèle qu'à ceux qui aspirent ardemment à le connaître. Les railleurs et les incrédules le trouveront toujours fermé.

Jacques de Vignes eut un accès de toux douloureuse, qui fit pâlir son beau et mélancolique visage ; il reprit sa respiration avec effort, et, se tournant vers le docteur, comme ranimé par une espérance secrète :

— Et vous avez été témoin de l'aventure ? dit-il, d'une voix étouffée. Vous avez vu cette jeune fille renaître à l'existence, reprendre des forces, retrouver la santé, comme si la vitalité de son fiancé avait passé tout entière en elle ?

— Je ne discute pas la matérialité du fait, répondit Davidoff, je vous en donne purement et simplement la conséquence psychologique. Wladimir Alexievich, voyant Maria Fodorowna, qu'il adorait, s'éteindre peu à peu, ainsi qu'une lampe dont l'huile tarit, ayant consulté vainement tous les médecins de Moscou et m'ayant fait venir de Saint-Pétersbourg, moi qui vous parle, pour entendre tomber de ma bouche un arrêt de mort, eut l'idée de s'adresser à une vieille sorcière Tongouse, qui avait apporté de Nijni-Nowgorod la réputation de faire des prodiges. Il alla la consulter un soir, la veille de Noël. La damnée créature le reçut dans un bouge du faubourg, et, après s'être livrée, devant lui, à de terrifiantes incantations, elle lui donna à boire, dans une tasse de bois, un breuvage d'une odeur bizarre. Comme il hésitait elle le regarda d'un air menaçant, et dit :

— Tu prétends aimer une femme et la vouloir sauver, même au prix de ta vie, et tu n'oses pas seulement boire une liqueur inconnue, fût-elle du poison ?... Oh ! oh ! Homme, fils d'homme, lâche comme tous les hommes... souffre et pleure comme un homme, puisque tu ne sais pas te mettre au-dessus de l'humanité !

Au même moment, Wladimir Alexievich, honteux, vida d'un trait la coupe grossière, et il lui sembla qu'il était en proie à une ivresse subite. Une chaleur délicieuse le pénétrait, et il devenait léger, léger, à croire qu'il allait s'envoler. Ses regards étaient voilés d'un brouillard lumineux, comme si, à travers un nuage, de vives clartés avaient frappé ses yeux. Son sang pétillait dans ses veines, et des hymnes séraphiques chantaient à ses oreilles. Il se sentit emporté dans des espaces immenses, et sur son front glissèrent des fraîcheurs exquises. Peu à peu, il perdit le sens des choses terrestres, et, au milieu d'un transport divin, dans une béatitude extatique, il vit s'avancer vers lui, figure céleste, une blanche et sublime apparition qui, d'une voix douce comme le chant des anges, lui dit :

— Tu veux racheter la vie de celle que tu aimes ? Donne la tienne en échange. Ton âme dans son corps, et ton corps, à toi, dans la froide terre. Tu n'auras rien à regretter, puisque tu seras en elle, et que son bonheur sera la source de ta joie.

Le céleste fantôme s'abolit dans les lumineuses brumes, et Wladimir Alexievich revint à lui. Il se retrouva dans le bouge de la Tongouse, près d'un feu de sapin fumeux. La vieille marmottait des paroles confuses et ne paraissait pas s'occuper de son hôte d'une heure. Épouvanté de ce qui lui avait été révélé, le jeune homme essaya de réfléchir, de se rendre compte de son étrange aventure. Il ne vit, devant ses yeux, qu'une sorcière sale et indifférente, qui l'avait mis en rapport avec les Esprits, comme le gardien d'un temple vous ouvre le sanctuaire où resplendissent les dieux. Il mit la main sur l'épaule de la vieille. Elle tourna vers lui des regards ternes, et de sa voix sardonique :

— Eh bien ! Sais-tu ce que tu voulais savoir ?

— Par quel moyen m'as-tu enlevé la connaissance des choses du monde extérieur ? demanda-t-il. Que m'as-tu fait boire ?

— Que t'importe ? As-tu vu les invisibles ?

— Par quel sortilège me les as-tu montrés ?

— Demande-le à eux-mêmes !... Ils sont là, tout autour de toi ? Vas-tu douter ? Alors reste sans espérance. Fie-toi à eux, et les délices suprêmes t'attendent !

La taille de la sorcière grandit, son visage s'embellit d'une fierté sauvage, en montrant la porte à Wladimir :

— Ne tente pas le ciel... Va-t'en ! Et crois ! Crois !

Il laissa tomber à terre sa bourse, que la vieille poussa vers le foyer d'un pied dédaigneux. Elle ouvrit ses bras, comme pour une invocation dernière, et, le front rayonnant d'une flamme inspirée, elle répéta, avec un accent qui fit vibrer la poitrine de Wladimir Alexievich :

— Crois ! pauvre enfant ! Là est le salut. Crois !

Il sortit, rentra chez lui, écrivit une partie de la nuit, et, le lendemain, quand on entra dans sa chambre, on le trouva mort.

— Et sa fiancée revint-elle à la vie ? demanda Pierre Laurier.

— Elle revint à la vie, répondit Davidoff ; mais, quoiqu'elle fût charmante et adorée, elle ne voulut épouser aucun de ses soupirants, et resta fille, comme si elle eût été fidèle à un mystérieux et intime amour.

— Et croyez-vous à ce prodige, vous, docteur ? demanda Jacques de Vignes avec effort.

Davidoff hocha la tête, et d'un ton railleur :

— Les médecins ne croient pas à grand'chose, dans le siècle où nous sommes. Le matérialisme a de nombreux adeptes parmi mes confrères. Cependant le magnétisme a, dans ces temps derniers, revêtu de si étranges formes que des horizons nouveaux se sont ouverts devant nos yeux. Nous côtoyons le spiritisme qui certifie l'existence de l'âme. Et admettre l'influence de la suggestion mentale sur les sujets en proie au sommeil hypnotique, n'est-ce pas être bien près de croire à un principe supérieur, qui dirige et par conséquent domine la matière ?...

— Vous philosophez, mon cher, interrompit le prince, et vous ne répondez pas.

— Oh ! vous, Patrizzi, dit en riant Pierre Laurier, vous croyez à saint Janvier, et, dans les cas graves, vous invoquez la Madone ; vous portez des cornes de corail contre la jettature et vous palissez quand vous voyez un couteau et une fourchette en croix sur la nappe. Vous êtes donc une recrue toute préparée pour les diableries de Davidoff... Mais Jacques et moi, nous sommes plus coriaces et il nous faudrait quelques preuves pour nous convaincre.

— Ce serait pourtant bon de croire à une influence souveraine, qui pourrait rendre la vie, murmura le malade. Oh ! s'attacher, même follement, à une espérance suprême ! Ne serait-ce pas le salut ? La confiance n'est-elle pas pour moitié dans la guérison ?

— Parbleu ! Voilà les paroles les plus raisonnables qui aient été prononcées depuis deux heures ! s'écria Pierre Laurier... Au diable vos sorciers, vos Swedenborgistes, vos apparitions lunaires et vos âmes, qui passent de corps en corps, comme le furet du Bois-Joli. Donner à un malade la certitude qu'il guérira, c'est presque infailliblement amener sa guérison, voilà la vérité !... Ainsi, prenez mon ami Jacques de Vignes ici présent, et qu'on a envoyé dans le Midi parce qu'il a attrapé un rhume ; faites-lui comprendre que son mal est chimérique, qu'il n'a point les poumons attaqués, qu'il a le plus grand tort de s'écouter, enfin démontrez-lui qu'il n'a qu'un bobo sans importance, et, supprimant la cause, vous supprimez l'effet. Ledit Jacques de Vignes est contraint de renoncer à son parler affaibli, à ses yeux languissants, à ses regards wertheriens... Il revient à la vie, au bifteck, au cigare, et aux jolies femmes...

— Hélas ! murmura Jacques, dont une toux profonde ébranla la poitrine. Que je voudrais pouvoir espérer !... J'aime la vie, et, chaque jour, je la sens qui m'échappe un peu plus...

Le peintre mit la main sur l'épaule du malade, et, d'une voix amicale :

— Tu ne me crois pas, quand je te dis que tu n'es point gravement atteint, tu ne crois pas Davidoff, qui t'a examiné... Tu veux garder, malgré tout, ton inquiétude, et te frapper comme à plaisir ? Tu désoles ta mère, cependant, et tu fais pleurer ta sœur... Rien ne pourra donc te convaincre ? Faudra-t-il que je recommence, pour toi, ce que fit Wladimir Alexievich, et que je te passe une âme de rechange ? Je n'ai que la mienne, tu sais, et elle n'est pas bien fameuse ! Va, si je te la donne, un soir, dans un accès de spleen, je ne te ferai pas un brillant cadeau !... Mais à cheval donné on ne regarde pas la bride, et l'important c'est que tu vives, toi qui as tout pour être heureux, toi qui es aimé, toi qui serais pleuré... Tandis que moi, je peux bien sauter, tout à l'heure, de la terrasse du Casino dans la mer... Qui regrettera ce fou, qui s'appelle Pierre Laurier, ce peintre impuissant à saisir son idéal, ce joueur blasé sur les émotions du jeu, cet amant bafoué par sa maîtresse, ce viveur las de la vie ?

Il ébranla la table d'un coup de poing, et, le visage convulsé par une émotion douloureuse, les lèvres tordues par un rire amer :

— Je suis bien bête de m'entêter à recommencer tous les matins l'existence que je maudis tous les soirs !... Au diable !... Jacques, veux-tu mon âme ?

— Allons, dit Jacques doucement, tu as eu encore quelque querelle aujourd'hui avec Clémence Villa... Quitte-la, mon pauvre ami, si elle te fait tant souffrir...

— Est-ce que je peux ! dit Pierre, devenu très pâle, en appuyant, sur sa main, son front soudainement alourdi.

— Alors, battez-la, fit Patrizzi avec tranquillité.

— Si j'osais ! s'écria le jeune homme dont les yeux étincelèrent. Mais je suis un esclave, devant cette fille... Et tout ce qu'elle veut, elle me l'impose... Ses vices, ses folies, ses trahisons, je supporte tout... J'ai des envies de la massacrer... Et c'est moi que je frapperai, pour m'arracher à sa tyrannie... Oh ! je suis lâche et ignoble ! Je sais qu'elle me trompe avec tout l'hôtel des Étrangers. Je l'ai surprise, l'autre jour, avec un ridicule baryton italien... Elle me ruine, elle m'avilit, elle me met plus bas qu'elle... Et je n'ai pas la force de briser ma chaîne !... Je suis vraiment bien malheureux !

— Non, vous n'êtes pas malheureux, dit le docteur, vous êtes malade... Sortons, on étouffe ici.

— Il est dix heures, fit Jacques de Vignes. La voiture doit m'attendre. Je vais rentrer à Villefranche.

— Couvrez-vous bien, dit le prince, car les nuits sont fraîches.

Le peintre aida son ami à passer son pardessus, il l'enveloppa dans un plaid, et, au bas de l'escalier du restaurant, d'une voix encore vibrante de sa douleur :

— Bonsoir, et tu sais : compte sur mon âme.

Le docteur Davidoff mit Jacques de Vignes en voiture, ferma la portière et dit au cocher : «Allez !» Puis, ayant écouté, un instant, le roulement des roues sur le sable sonore des allées, il vint lentement vers le peintre qui l'attendait en regardant les étoiles.

— Allons-nous au Casino ? demanda Patrizzi.

— A quoi bon ? La soirée est si belle, marchons un peu.

— De quel côté allez-vous ?

— Sur la route de Menton.

— Et vous vous arrêterez, à un quart de lieue d'ici, à la porte d'une villa dont la grille est fleurie de roses ?

— Oui.

— Et vous en sortirez, tout à l'heure, furieux contre les autres et contre vous-même ?... N'allez pas chez cette fille.

— Et où voulez-vous que j'aille ? Si, vous obéissant, je rentre à mon hôtel, dans la solitude de ma chambre, je vais ne penser qu'à celle que vous me conseillez de fuir... Elle me possède bien, allez, et les liens qui m'attachent sont solides, puisque, malgré mes secousses désespérées, ils ne sont pas encore rompus. Après chaque effort, je retombe plus meurtri et plus faible, et plus captif. Et je me méprise, et je la hais !

— C'est pourtant facile de quitter une femme ! dit le Napolitain en souriant. Malheureusement on ne le sait qu'après. Avant tout, il faut essayer... Mais il est commode de prêter de la philosophie à ceux qui souffrent... Bonsoir, messieurs, je vais faire sauter la banque.

Il alluma une cigarette, et s'éloigna. Davidoff et Pierre Laurier se mirent à marcher dans la nuit, entre les jardins éclairés par la lune. Une douceur embaumée les enveloppait. Ils sortirent de la ville et, à leur droite, au bas des rochers qui dentellent la côte, ils aperçurent la mer, brillante comme une lame d'argent. La nuit était si claire que les fanaux des barques luisaient, au loin, rouges et mouvants. Ils ne parlaient plus, et suivaient la hauteur. Ils s'arrêtèrent, un instant, auprès d'une épaisse brousse de lentisques et de cactus, les yeux perdus dans l'espace et comme oppressés par l'étendue. Un bruit soudain, semblable à celui d'une bête qui se lève brusquement dans un fourré, attira leur attention, et, au bout d'une minute, ils virent, gravissant un sentier qui court sur le flanc de la colline, un homme dont le fusil brillait à la clarté de la lune :

— Qu'est cela ? demanda Davidoff étonné.

Pierre Laurier regarda avec attention, et répondit :

— Un douanier.

Ils attendirent. L'homme montait. Arrivé de plain-pied, il observa les deux promeneurs avec méfiance. Le lieu était désert, quoiqu'on fût seulement à deux kilomètres des dernières habitations ; mais toute la côte est sauvage et propice aux entreprises des fraudeurs.

— Nous prenez-vous pour des contrebandiers ? demanda le peintre.

— Non, monsieur, dit le soldat, maintenant que je vous vois de près ; mais d'en has, en vous apercevant plantés immobiles, j'ai cru que vous veniez donner quelque signal.

— Est-ce qu'il y a des délinquants en campagne ?

— Oh ! toujours ! C'est entre Monaco et Vintimille que la fraude se fait le plus ordinairement. Il n'y a pas de semaines où il ne s'opère quelque descente. Et, depuis quatre jours, nous surveillons une barque qui croise, guettant l'occasion. Mais les coquins nous paieront les nuits blanches qu'ils nous font passer, et, s'ils s'acharnent, ils seront reçus à coups de fusil... Bonsoir, messieurs... Ne restez pas là... l'endroit est mauvais.

Il porta militairement la main à son képi et disparut dans les broussailles qui lui servaient de poste d'observation.

Pierre Laurier et Davidoff se remirent en marche, retournant vers la ville.

— J'envie le sort aventureux des hommes qui sont en butte aux menaces de ce brave gabelou. Ils courent, en ce moment, sur la mer, attentifs et circonspects, prêts au trafic ou à la bataille... Leur coup fait, ils répartiront pour une expédition nouvelle et des dangers inconnus... Ils ne pensent à rien qu'à leur dur et capricieux métier... Je voudrais être à leur place.

— Partez ! Le comte Woreseff, que j'accompagne à bord de son yacht, quitte Villefranche après-demain. Il va en Égypte : nous touchons à Alexandrie, nous remontons le Nil, jusqu'à la deuxième cataracte, nous visitons Thèbes, le désert, les Pyramides... C'est une expédition de deux mois, avec le plancher d'un bateau magnifique sous les pieds, et les splendeurs d'un ciel d'Orient sur la tête... Vous savez avec quel plaisir le comte vous emmènera... Vous travaillerez, vous chasserez... Et surtout vous oublierez !

— Non ! Je serais trop tranquille, trop choyé, trop heureux, auprès de vous. Je ne courrais pas de dangers qui absorbent, je ne prendrais pas de fatigues qui écrasent ; tout, autour de moi, serait trop civilisé... Ce qu'il me faudrait, c'est la vie sauvage. Si vous vous engagiez à me faire capturer par des Touaregs, qui m'emmèneraient captif à Tombouctou... je vous suivrais... Cette fois ce serait le salut !

— Je ne puis vous promettre de telles aventures, dit Davidoff en souriant... Il me faut donc vous abandonner à vous-même.

Ils étaient arrivés devant une très belle villa, peinte en rose, dont les fenêtres brillaient au travers des verdures touffues.

— C'est dit, vous entrez ? demanda le médecin. Adieu donc, car je ne sais si je vous verrai demain, et bonne chance.

Ils se serrèrent la main, et, pendant que le Russe regagnait la ville, le peintre traversait le jardin. Il sonna à la porte de la maison. Un valet de pied lui ouvrit, le fit pénétrer dans un vestibule en forme de patio arabe, orné au centre d'un bassin, sur le fond bleu duquel nageaient des cyprins aux écailles d'or. Autour des colonnes, qui décoraient cette entrée, des rosiers grimpants s'élançaient. Au fond, un escalier de marbre blanc montait jusqu'au premier étage.

— Madame est là? demanda Pierre Laurier.

— Dans le petit salon, répondit le domestique.

Le jeune homme poussa une porte et doucement entra. Sur un large canapé, au milieu de coussins de soie, Clémence Villa était étendue, feuilletant un livre. Elle leva la tête, étira ses bras, et resta immobile. Pierre s'approcha, et, se penchant sur le fin visage de la belle fille, il lui baisa les yeux.

— Comme tu viens tard ! fit la comédienne, avec une tranquille indifférence, qui contrastait avec le reproche adressé.

— Le dîner du prince Patrizzi s'est prolongé plus que je ne pensais...

— On s'est amusé ?

— Moins que si tu avais été avec nous.

— J'ai horreur de Patrizzi.

— Pourquoi ?

— Je sens qu'il me déteste.

— Non, il ne te déteste pas, mais il m'aime beaucoup.

— Eh bien ? Ne peut-il t'aimer sans me haïr ?

— Il t'aimerait si tu ne me rendais pas malheureux.

— Ah ! l'éternelle chanson !

La jeune femme fit claquer ses doigts, jeta son livre à la volée, à l'autre bout du salon, et, d'un bond hargneux, se retourna sur son canapé, la figure du côté de la muraille.

— Allons, Clémence, la paix, fit le peintre ; parlons d'autre chose...

Mais la comédienne, sans bouger, et le nez sur les coussins, reprit d'une voix âpre :

— Tu sais, ton Patrizzi, il m'a pourchassée, comme les autres, et c'est parce que je n'ai pas voulu de lui qu'il me garde rancune.

La figure de Laurier se crispa, et avec ironie :

— Pourquoi as-tu fait, pour lui, une si blessante exception ?

D'un seul élan, Clémence Villa fut sur ses pieds, et, rouge de colère, les yeux étincelants sous ses sourcils froncés, de sa main agitée d'un tremblement, montrant la porte :

— Mon petit, si tu viens ici pour me dire des insolences, tu peux filer !...

— Oh ! je sais que tu ne tiens guère à moi, tu ne me l'as jamais laissé ignorer, dit le peintre, avec un geste de découragement.

— Alors pourquoi restes-tu ?... Si tu étais aimable encore, je comprendrais ton entêtement. Mais tu passes ton temps à me maudire chez tes amis, ou à m'insulter chez moi. Tout ça, parce que je ne me plie pas à tes fantaisies, et ne m'enferme pas pour vivre avec toi tout seul.... Quelle séduisante perspective...! En somme, tu es un ingrat. J'ai quitté, pour te plaire, Sélim Nuno, qui avait été excellent pour moi, et qui supportait, lui, tous mes caprices.... Je t'ai aimé beaucoup... oh ! tu le sais bien...! Car, avant ta folie, tu étais un charmant et agréable garçon.... Mais voilà que, depuis trois mois, tu perds complètement la tête, alors bonsoir ! Moi, je ne sais pas soigner les aliénés : va dans une maison de santé.

Elle s'était adossée à la cheminée en parlant ainsi, et, dans son déshabillé de peluche rubis, le ton ambré de sa peau luisait comme de l'ivoire. Sa petite tête aux boucles frisées, supportée par un cou un peu long, avait une grâce exquise et, par l'échancrure de sa robe, sa-poitrine sertie, comme un bijou, par une précieuse malines, apparaissait voluptueuse, dans son orgueilleuse fermeté.

Pierre lentement s'approcha, et, s'asseyant sur un tabouret presque aux pieds de la jeune femme :

— Pardonne-moi, je souffre, car je t'aime et je suis jaloux.

Elle le regarda durement et d'une voix coupante :

— Tant pis ! Car je ne suis plus disposée à supporter tes soupçons et tes brutalités. Voilà pas mal de semaines déjà que je me tiens à quatre pour ne pas te le dire. Mais j'en ai assez. C'est fini, c'est fini, c'est fini ! Tu peux te dispenser de revenir.

Le peintre pâlit un peu.

— Tu me renvoies ?

— Oui, je te renvoie.

Il resta un instant silencieux, comme s'il hésitait à exprimer jusqu'au bout sa pensée. Puis, presque bas, avec la crainte de la réponse méchante qu'il prévoyait :

— Est-ce que tu en aimes un autre ?

— Qu'est-ce que ça peut te faire ? Je ne t'aime plus, voilà ce qui est important pour toi....

Une rougeur monta au visage du jeune homme, et ses mains tremblèrent. Il mordit sa moustache, et affectant une souriante indifférence :

— Au moins suis-je bien remplacé ? On a son amour-propre...!

— Rassure-toi, interrompit Clémence avec aigreur. Je ne perdrai pas au change. Il est jeune, il est riche, il est beau.... Et, depuis longtemps, il m'occupe.... Du reste, tu le connais, c'est un de tes amis....

Et, comme le peintre, stupéfait par tant d'audace, se demandait s'il veillait ou s'il rêvait, la jeune femme poursuivit, distillant chaque parole, avec une atroce cruauté, ainsi qu'un mortel poison :

— Tu viens de le quitter.... Il dînait ce soir avec toi....

— Davidoff ? s'écria Pierre.

— Imbécile ! ricana Clémence. Ce Russe cynique, qui méprise les femmes, et les conduirait avec un knout ? Me juges-tu si sotte ? Non ! Celui qui m'a plu est un charmant garçon, doux, mélancolique, un peu souffrant, mais qui croit à l'amour et qui s'y donnerait tout entier.

A ces mots, Pierre fit un bon et, saisissant la comédienne par les poignets, il la fit plier, maigre la résistance qu'elle lui opposait. Leurs deux visages se rapprochèrent, leurs regards se trouvèrent un instant confondus. Ils restèrent ainsi quelques secondes, soufflant la haine et la colère. Enfin le peintre dit d'une voix tremblante :

— C'est de Jacques de Vignes que tu viens de parler ?

— C'est de lui.

— Tu sais qu'il est très gravement malade de la poitrine ?

— Il me plaît ainsi.... le le soignerai.... L'amour pur m'a toujours attirée...!

— C'est pour me torturer que tu as inventé celle histoire...? Avoue-le, il n'y a pas un mot de vrai dans tout ceci ?

— C'est ce que tu verras....

— Clémence, prends garde...!

Les yeux de la jeune femme étincelèrent de fureur, elle se dirigea vers la sonnette, mais avec tant de précipitation que ses pieds s'embarrassèrent dans les plis de sa robe. Pierre eut le temps de la retenir par le bras :

— Tu me menaces, chez moi, cria-t-elle. Eh bien, je le prendrai, ton Jacques.... Oui, je le prendrai, rien qu'à cause de toi !

Le peintre, d'un geste de dégoût, la repoussa si brusquement qu'elle alla tomber sur le divan. Il prit son chapeau et d'une voix étouffée :

— Infâme créature ! J'aimerais mieux mourir, maintenant, que de m'approcher de toi ! Va ! continue ton ignoble existence ! Peu m'importe ! Je ne te reverrai jamais !

Il ouvrit la porte d'un coup de poing, comme s'il voulait user, contre les choses, une colère qu'il n'avait pas pu assouvir contre les êtres, et, d'un pas rapide, il sortit dans le jardin. Il entendit, derrière lui, la sonnerie électrique retentir sous la pression d'une main irritée, le pas du domestique glisser vivement sur le dallage du vestibule, et la voix rageuse de Clémence qui criait des ordres. Il ne s'arrêta pas pour écouter. Il était emporté par une exaspération qui lui donnait des envies de meurtre. Il s'était sauvé pour ne pas céder à la tentation de frapper Clémence. Et, à l'air libre, sous le ciel rempli d'étoiles, au milieu de la nuit qui sentait bon, rafraîchi par le vent de la mer qui passait dans les orangers en fleurs, il commençait à éprouver une grande honte. Était-ce possible que, pour cette fille, il eût, depuis un an, fait toutes les folies qui lui revenaient, misérables, à la mémoire ; qu'il eût subi toutes les humiliations dont il percevait plus vivement l'amertume ? Après avoir dépensé tout ce qu'il possédait pour soutenir le luxe de Clémence, il s'était endetté auprès de ses amis ; Son talent, énervé par une vie de plaisir absurde, s'était refusé à la production, et il avait passé des jours entiers, dans son atelier, à rêver des tableaux qu'il ne trouvait pas le courage d'entreprendre. Heures mortelles, écoulées dans le doute et l'inquiétude à se demander si la faculté créatrice n'était pas morte en lui, et si, de sa vie, il pourrait recommencer virilement à travailler. Et tout cela, pour cette coquine qui le trompait ! Vraiment il était trop bête, elle avait raison de le mépriser, et c'était une chance inespérée pour lui qu'elle eût pris le parti de le renvoyer.

Il se sentait, en cet instant, maître à nouveau de sa destinée. Il était délivré de la goule qui avait desséché son cerveau, en même temps qu'elle torturait son cœur. Il redevenait lui-même, et il allait prouver, par des œuvres, qu'il n'était pas fini, comme on commençait à le dire.

— Oui ! oui ! elle verra ce que je vais faire, maintenant que je suis débarrassé d'elle. Avant un mois, elle me regrettera, sinon par amour, au moins par vanité !

Il marchait, en roulant ces pensées dans sa tête, sur la route de Vintimille, et longeait la mer. Il avait fait, sans s'en apercevoir et emporté par son agitation, beaucoup de chemin. Les lumières de Monaco s'étaient perdues dans la nuit, et il était seul, au bas d'une falaise à pic. A ses pieds, s'étendait la plage, sur les rochers de laquelle les flots se brisaient avec un bruit monotone. Quelques nuages, courant au large, cachaient, par moments, la lune, et tout devenait sombre. Pierre s'assit sur une butte de sable, au revers du chemin, et, dans le calme profond qui l'entourait, il songea.

Sa colère était tombée, et il jugeait nettement sa position. Il avait pris des résolutions excellentes pour l'avenir, mais aurai t-il l'énergie de les exécuter ? Il savait à quoi s'en tenir par sa faiblesse. Dix fois déjà, il avait juré de ne pas revoir celle qui bouleversait sa vie, et, toujours, il était revenu plus lâche et, naturellement, plus maltraité, mais supportant tout pour obtenir une caresse. Étrange folie, qui, le réduisant à cet esclavage d'amour, lui laissait assez de lucidité pour juger celle qui le subjuguait, et pas assez de courage pour se soustraire à sa malsaine domination.

Il se dit : Après avoir si furieusement déclaré que je ne retournerais point chez elle, est-ce que demain je serais assez lâche pour m'y présenter ? A voix haute, dans le silence nocturne, il répondit : Non ! Mais, comme pour le braver, la petite tête brune de Clémence, avec ses yeux brillants et fascinateurs, lui apparut. Il la voyait sourire d'un air de défi, et il lui semblait lire sur ses lèvres les paroles qu'il lui avait tant de fois entendu prononcer : Toi ! me quitter ? Est-ce que tu en aurais la force ! Je te renverrais que tu reviendrais, quand même, ainsi qu'un chien battu mais qui reste fidèle. Saurais-tu vivre sans moi ? Ne te suis-je pas indispensable ? La sensation uniquement ressentie, n'est-ce pas moi qui te l'ai donnée ? Je suis entrée dans ta chair, dans ton sang, dans tes nerfs. Aucune femme ne peut me remplacer pour toi. Après moi, le monde est vide, et tu n'y rencontreras que l'ennui, le dégoût, la lassitude, et le regret. Reviens donc ! Ne fais pas de fierté inutile ! Je t'ai chassé ce soir, mais je t'attends demain. Ce sont querelles d'amants qui se battent et puis s'embrassent, rendus plus passionnés par leurs querelles d'un instant, plus enflammés par leur résistance, comme les tigres, qui se déchirent en se caressant, mêlant la douleur à la volupté ! Peut-être, si tu accourais en ce moment, me trouverais-tu calmée, seule, l'attendant, plus amoureuse. Qui t'arrête ? Une fausse honte ? Qu'est-ce que l'effort à faire pour dompter un scrupule d'orgueil, comparé aux ivresses que je te garde et que tu connais bien ?»

L'ensorceleuse, évoquée par son imagination enfiévrée, lui fit de son bras blanc, un geste de promesse. Il l'aperçut distinctement, dans la clarté de sa chambre. Une palpitation l'étouffa, et, poussant un soupir, il se leva pour aller la rejoindre.

Une bouffée de vent frais, en caressant son front, le tira de son rêve. Il se vit au pied de la falaise, devant la mer, loin de la ville, et l'image de la femme qui le possédait si bien s'évanouit dans la transparence du ciel. Il frémit en se sentant encore si complètement dominé par elle. S'il avait été auprès de la villa, au lieu d'être dans la campagne, en un instant, sans avoir le temps de réfléchir et de se reprendre, il eût été à ses pieds. Une rage le saisit. Elle disait donc vrai, l'apparition qui, une seconde auparavant, le défiait de briser sa chaîne ? Que fallait-il donc pour qu'il ne retombât plus au pouvoir de la fatale maîtresse ? L'espace serait-il suffisant pour le séparer d'elle ? Et qui pouvait répondre qu'un soir de folie il ne partirait pas pour aller se jeter à ses genoux ? Lucide, en pleine possession de lui-même, fort de toute sa rancune, il n'osait s'interroger, dans la crainte d'être obligé de s'avouer que rien ne pourrait le retenir.

Il eut un mouvement de désespoir et de découragement profond. Il comprenait pourtant toute l'indignité de sa vie, toute la bassesse de sa conduite, toute l'ignominie de sa complaisance. Elle le trompait, il le savait et il n'avait pas l'orgueilleuse énergie de ne plus la revoir. Et quelles douleurs, quelles tristesses, dans cette existence qui deviendrait plus misérable, à mesure qu'il se montrerait plus faible ! Et quel terme aurait-elle ? Une mort inutile, dans quelque accès de jalousie furieuse, un suicide absurde, dégradant, qui traînerait dans les faits-divers des journaux, affligeant les derniers amis qui lui seraient restés fidèles. Ne valait-il pas mieux en finir tout de suite, en face de cette mer paisible, sous ce ciel profond, alors qu'il était encore digne de faire couler des larmes sincères ?

Il demeura à rêver dans la tranquille clarté de la lune, au milieu des herbes odorantes. Et, peu à peu, sa pensée se détourna de la mauvaise femme.

Une maison riante, calme, cachée dans la verdure, habitée par une famille étroitement unie, s'évoquait maintenant. C'était celle où vivait son ami Jacques de Vignes, entre sa mère et sa sœur. Certes, tout leur aurait souri, si la maladie ne s'était abattue menaçante, active, sur ce grand et beau garçon, qui s'attachait si ardemment à la vie. Que leur manquait-il pour être heureux ? La santé, pour le fils et le frère passionnément aimé, la santé seulement. Mais, ironie de la destinée, chaque jour Jacques se penchait plus triste, plus faible, comme pour se rapprocher de la terre dans laquelle il devait prochainement disparaître. Et il s'en désespérait, tandis que lui, si facilement, aurait donné sa vie, en ce moment où, abreuvé de dégoûts, il la comptait pour si peu de chose. S'il avait pu faire un pacte avec son ami et lui céder sa surabondance de force, n'était-ce pas le salut pour le dolent et débile jeune homme qu'il aimait si tendrement ?

A cette minute précise, le récit du docteur Davidoff lui revint à la mémoire, et un amer sourire crispa ses lèvres. Si cette mystérieuse résurrection était possible, si le sortilège pouvait réellement agir, et s'il lui était accordé de faire passer son âme, à lui, misérable, torturé, dans le corps languissant de l'être cher, en qui défaillait si complètement l'énergie de vivre ? Ne serait-ce pas un miracle béni ?

Une mélancolie soudaine courba son front vers la terre. Il pensa : Elle m'a dit qu'elle l'aimait. Si je devenais lui, je serais donc aimé d'elle ? Je jouirais délicieusement de sa beauté et de sa grâce. Pour moi tous ses sourires et tous ses baisers. Il frissonna. Depuis si longtemps, la tendresse était absente des caresses de celle qu'il adorait encore, il le sentait bien maintenant, sans illusion, sans subterfuge, et qu'il ne pouvait se décider à quitter !

Dans la nuit, solitaire au milieu des rochers, en face de l'immensité du ciel et de la mer, il tendit les ressorts de sa volonté, pour une invocation suprême. Il fit appel à toutes les puissances invisibles. Si elles existent, dit-il mentalement, si, comme on l'affirme, autour de nous, dans l'air, et impalpables comme lui, glissent des êtres mystérieux, qu'ils se révèlent à moi par des signes que je puisse comprendre et je suis prêt à leur obéir. Je me donne à eux par le sacrifice de moi-même. Créature de chair, je rentre dans l'immatérialité et je m'abolis, avec délices, pour n'être plus moi et par conséquent ne plus souffrir, gémir et pleurer. Qu'ils me parlent, par la voix de la brise, par le murmure des flots, par le bruissement des plantes, et, pour aller jusqu'à eux, je franchis les portes de la mort.

A peine avait-il terminé cette incantation qu'il frémit, épouvanté de sa solitude. Il regarda peureusement autour de lui. La falaise était déserte, la mer vide et le ciel sans bornes. Soudain, entre deux nuages, la lune se montra et, dans l'espace illuminé, il sembla à Pierre que de blancs spectres passaient. Il abaissa ses regards vers la nappe d'eau qui s'étendait devant lui, et des feux follets lui apparurent entre les rochers. Ils allaient, venaient, sautaient, légers, brillants, s'évanouissaient pour reparaître, comme des âmes de naufragés rôdant, sans cesse, autour des brisants sur lesquels les corps, qu'elles habitaient, avaient péri.

Fasciné, Pierre ne pouvait détourner ses regards des fantômes nuageux, des lueurs vagabondes, et une sorte de torpeur s'emparait de lui. Des murmures emplirent ses oreilles, et, confus d'abord, ils se précisèrent chantant : Viens avec nous, là où n'existe plus la souffrance. Meurs, pour revivre incarné dans une créature de ton choix. Viens avec nous !

Pierre fit un effort pour se dérober à cette hallucination, il n'y réussit pas. Il se sentait anéanti, incapable d'un mouvement, ainsi qu'en état de catalepsie. Ses yeux se perdaient dans l'immensité de la mer et du ciel, et, à ses oreilles vibraient les paroles surnaturelles. Il pensa : L'initiation que je demandais m'est accordée. Les esprits se sont manifestés. Je crois à eux, je leur obéirai, mais qu'ils renoncent à m'obséder.

Comme s'il avait prononcé une formule magique, la vision s'effaça, les chants cessèrent. Il se leva, marcha sur la plage déserte, et il put croire qu'il avait rêvé. Mais il ne le crut pas. Avec une passion singulière, il s'attachait au mystère dont la révélation venait de lui être faite. Il voulait qu'il fût vrai, il y voyait la fin délicieuse de tous ses maux.

Au haut de l'escarpement qu'il gravissait, il s'arrêta, prit son portefeuille et, sur une carte, écrivit ces mots :

«Mon cher Jacques, je suis inutile aux autres, nuisible à moi-même. Je veux changer cela. Je vais renouveler l'expérience que nous a racontée Davidoff. Tu es ce que j'aime le plus au monde. Je te fais cadeau de mon âme. Vis heureux par moi et pour moi.»

Il signa et, ôtant son chapeau, il passa le carré de papier entre le feutre et le galon de soie. Il enleva tranquillement son paletot, le déposa au bord de la route avec son chapeau, puis, à petits pas, il redescendit à la mer. La côte, en cet endroit, s'infléchissait et formait une baie, au fond de laquelle les flots mouraient avec un faible murmure. Un sentier, courant sur le flanc de la falaise, conduisait à un petit village de pêcheurs. L'attention de Pierre fut attirée bientôt par un cotre qui s'avançait lentement, poussé par un reste de vent qui gonflait sa voile très basse. Son pont, encombré de ballots et de tonneaux, paraissait désert, mais, quand il approcha de la rive, des matelots se montrèrent à l'avant. En même temps, des hommes sortirent de derrière un rocher, et entrèrent dans l'eau, se dirigeant vers un canot qui s'était détaché de la barque.

Le peintre, intéressé, malgré l'abattement de son esprit, devina les fraudeurs dont le douanier lui avait signalé la venue probable. Instinctivement il chercha celui-ci dans les broussailles qui l'abritaient. Il avait, sans doute, quitté son poste, car rien ne bougeait sur la falaise. Les gens des rochers s'étaient abouchés avec ceux du bateau, et un va-et-vient commençait à s'organiser, des marchandises avaient déjà été apportées à terre, lorsqu'un sifflement, parti de la hauteur, troubla l'opération. Les hommes coururent sur le sable, les matelots s'apprêtèrent à regagner le large. Au même moment, un coup de feu éclata, dans le silence, et une flamme rouge illumina les rochers. C'était le gabelou qui se manifestait. Sur un autre point, très rapproché, une détonation retentit et des ombres coururent sur le flanc de la falaise.

Les hommes grimpaient le sentier avec leurs ballots, les fraudeurs poussaient leur barque en eau profonde. Pendant la manœuvre, un matelot tomba à la mer. Des appels se firent entendre. C'étaient les douaniers qui se rassemblaient. La barque gagnait le large et le nageur, qu'elle laissait derrière elle, criait de toute sa force. Ses mouvements devenaient désordonnés et sa voix faiblissait. Pierre se sentit remué par les accents déchirants de cette créature vivante. L'instant d'avant il ne songeait qu'à mourir, maintenant il voulait sauver. Il s'élança vers la grève, sautant de rocher en rocher, essuya, en passant, plusieurs coups de feu, arriva jusqu'au rivage et, se précipitant dans la mer, il nagea vigoureusement vers l'homme qui se noyait.

A quelques centaines de mètres la barque s'était arrêtée. Les fraudeurs avaient disparu dans les broussailles de la colline, et, sur la mer polie comme un miroir, la lune versait sa froide et sereine lumière.

II

Au bord de la mer, sur la délicieuse route qui conduit de Monaco à Nice, un peu plus loin que Eze, avant d'arriver à Villefranche, dans une petite baie formée par une brusque coupure de la falaise, s'élève une villa rose et blanche, qui baigne dans l'eau azurée sa terrasse fleurie d'orangers et de mimosas. Des sapins au tronc rouge, aux larges ramures, des genévriers d'un bleu sombre, de noirs thuyas, croissent sur la pente, entre les quartiers de rochers, au milieu des bruyères, encadrant d'un bois sauvage ce vallon tranquille, isolé et silencieux. Un petit port, garanti naturellement par une jetée de récifs, sur lesquels le flot se brise avec des tourbillons d'écume, contient deux barques de promenade, immobiles dans les eaux calmes et transparentes, auxquelles les herbes du fond donnent, par place, une couleur d'un vert d'émeraude. La terre rouge absorbe le soleil et chauffe l'atmosphère de ce coin abrité, où règne, tout le jour, une température de serre. Le soir, l'air y est vif et chargé des senteurs exquises exhalées par les arbres aux feuillages impérissables, par les plantes aux fleurs sans cesse renaissantes. De petits bateaux de pêche, venant de Beaulieu et allant à Monaco, croisent lentement au large et animent l'horizon de leur marche paresseuse. Le chemin de fer, qui passe à mi-côte derrière la villa, trouble seul de ses roulements le silence riant de ce paisible lieu. C'est là que, depuis deux mois, Mme de Vignes est venue se fixer avec son fils et sa fille, loin des agitations du monde parisien, dans le doux et salubre repos de ce pays enchanté.

Restée veuve à trente ans, après une existence remplie d'orages par un mari viveur, Mme de Vignes s'était consacrée avec une haute raison et une profonde tendresse à l'éducation de ses enfants. Jacques, grand et beau garçon blond, esprit passionné, caractère ardent, en dépit des prudents conseils quotidiennement reçus, avait promptement prouvé qu'il tenait de son père. Sa sœur Juliette, plus jeune de quatre ans, avait, par un contraste heureux, pris à sa mère toute sa grave sagesse. De sorte que si l'un pouvait préparer à la veuve de sérieux soucis, l'autre paraissait destinée à l'en consoler. Entre ces deux natures si diverses, Mme de Vignes, jusqu'à quarante ans, vécut dans une relative quiétude. Jacques, très intelligent et assez laborieux, avait terminé brillamment ses études. Sa santé, délicate pendant son enfance, s'était consolidée, et, lorsqu'il avait atteint sa majorité, c'était, avec sa haute taille, ses longues moustaches pâles et ses yeux bleus, un des plus séduisants jeunes hommes qu'on pût voir. Il n'avait pas tardé à en abuser.

Mis en possession de la fortune de son père, il s'était émancipé et, installé dans une élégante garçonnière, avait commencé à mener la vie joyeuse. Il revenait cependant, de temps en temps demander à dîner à sa mère. Souvent il était accompagné d'un de ses compagnons d'enfance, le peintre Pierre Laurier. Ces soirs-là, c'était fête au logis, et Juliette prodiguait ses plus tendres attentions à son frère, ses plus doux sourires à l'ami, qu'à tort ou à raison elle s'imaginait avoir une influence sur ces retours de l'enfant prodigue. La soirée s'écoulait joyeuse, grâce à l'originale tournure d'esprit du peintre. Et pendant ces heures trop rapidement écoulées, la petite fille, car Mlle de Vignes n'avait alors que quatorze ans, restait comme en extase devant les deux jeunes gens.

Pierre Laurier, avec sa figure intelligente et mobile, ses yeux perçants, sa bouche sarcastique et son front tourmenté, l'avait longtemps effrayée. Mais elle avait acquis la conviction que la bizarrerie de son humeur n'était que la conséquence de ses préoccupations artistiques, et que son accent railleur lui servait à masquer la confiante bonté de son cœur. Au milieu de ses fantaisistes discours, elle démêlait fort bien l'amour de son art, qui le tenait invinciblement, et, dans ses sorties fougueuses, elle voyait percer la passion du vrai et du beau. Elle avait, avec une pénétration singulière, deviné que le peintre faisait tous ses efforts pour modérer Jacques dans sa vie dissipée, et que l'influence qu'il exerçait ne pouvait être que favorable. Elle l'en avait aimé davantage. Du reste, il était fraternel avec cette enfant, adoucissant, pour elle, l'âpreté de son scepticisme et se refaisant innocent et joueur pour se mettre à sa portée.

En cela, il manquait de clairvoyance, car Juliette, avec une précoce raison, était parfaitement en état de le comprendre. Mais Pierre s'obstinait à ne voir en elle qu'une gamine, et c'était toujours avec étonnement qu'il l'entendait, quand elle se laissait entraîner à parler, en quelques phrases timides, formuler des jugements d'une surprenante justesse. Il ne lui en attribuait pas l'honneur, il se disait : Cette petite est étonnante, elle retient ce qu'elle entend dire et le place avec à-propos. Dans toute femme il y a du singe pour imiter, et du perroquet pour répéter !

Cependant, si Juliette avait, en matière d'art, de précieuses facultés d'assimilation, elle était bien personnelle dans la tendre effusion des remerciements qu'elle adressait à Laurier, pour la protection dont il couvrait son frère. Là, elle n'imitait pas, elle ne répétait pas. C'était le cœur même de l'enfant qui parlait, et le peintre, si absorbé qu'il fût par des préoccupations auxquelles Mlle de Vignes était singulièrement étrangère, n'avait pu ne pas être frappé par cette émotion et cette reconnaissance.

Un tout petit incident, dont lui seul saisit la véritable signification, venait pourtant de se produire, et lui avait ouvert complètement les yeux. A cette enfant, qu'il connaissait depuis qu'elle était au monde, il avait l'habitude, à la Sainte-Juliette, d'apporter un cadeau de fête. Tant qu'elle avait été petite fille, c'étaient des poupées extraordinairement habillées de robes magnifiques, faites au goût du peintre et taillées d'après ses indications, comme si elles devaient poser pour un de ses tableaux. Chaque fois qu'il arrivait, pour le dîner de famille, portant dans ses bras sa poupée annuelle, c'étaient des exclamations de surprise et des cris de joie. Laurier prenait l'enfant par les épaules, lui appliquait, sur chaque joue, un baiser sonore, et lui disait de sa voix mordante :

— Elle est belle, celle-là, hein ?... C'est une Vénitienne... Époque du Titien !...

Puis, il se mettait à causer avec Mme de Vignes et Jacques, sans plus s'occuper de la petite fille, restée en extase devant la patricienne d'émail, vêtue de soie et d'or. Cependant, quand Juliette eut quatorze ans, il pensa que les joujoux commençaient à être hors de saison, et il se mit en quête d'un cadeau sérieux. Il jeta son dévolu sur une petite boîte à ouvrage du XVIIIe siècle, garnie de charmants ustensiles en vermeil, d'un dessin exquis, et, suivant son habitude, il arriva à l'heure du dîner. Ce soir-là, Jacques seul se trouvait au salon. Les deux amis se serrèrent la main, et Laurier ayant demandé où était Juliette :

— Ma mère l'habille, répondit Jacques. C'est une importante affaire : sa première robe longue !... On a voulu nous en faire les honneurs. Aussi, tu penses, quel souci ! Il a fallu que la coiffure fut également changée... Nous ne pouvions plus, avec notre costume nouveau, porter les cheveux épars sur le dos... Le chignon s'imposait !

Il riait encore que la porte s'ouvrit et qu'au lieu de l'enfant à laquelle le regard de Laurier était habitué, une jeune fille, un peu timide, un peu gauche, toute changée, mais cependant charmante, entra dans le salon. Elle ne courut pas vers le peintre, comme à l'ordinaire, avec une garçonnière curiosité. Elle lui tendit gentiment la main, et s'arrêta, interdite, comme gênée devant les deux jeunes gens. Pierre, souriant, la regardait. Il dit :

— Vous êtes très à votre avantage ainsi, Juliette... S'il m'était permis de risquer une légère critique, je désapprouverais les petites boucles sur le front... Vous avez une jolie coupe de visage et les cheveux bien plantés... Relevez-les donc franchement... C'est plus jeune, et je suis sûr que cela vous ira très bien !

Puis, tirant de sa poche le cadeau préparé :

— Vous voyez ! C'est un objet utile ! Moi aussi, je vous traite en grande personne, aujourd'hui.

— Oh ! que c'est joli ! s'écria l'enfant, les yeux brillants de joie. Regarde donc, Jacques !

— C'est un objet d'art, ma fille... Ce peintre a fait des folies ! Si tu l'embrassais, au moins ?

C'était l'habitude. Il y avait des années que, ce jour-là, Pierre embrassait Juliette, et pourtant ils restèrent un instant, troublés, en face l'un de l'autre. Était-ce la robe longue et la nouvelle coiffure qui leur causait, à tous deux, cet embarras, ou bien l'évocation inattendue de la jeune fille, soudainement éclose en cette enfant, comme un bouton de rose qui s'ouvre au premier soleil, mais le peintre ne trouva pas le mouvement spontané qui, fraternellement, autrefois le poussait vers Juliette.

Il fallut que Jacques, les regardant un peu étonné, s'écriât :

— Eh bien ! qu'est-ce qui vous prend ? Est-ce que vous ne vous connaissez plus ?

Alors Mlle de Vignes fit un pas, Pierre en fit deux, et ils se trouvèrent dans les bras l'un de l'autre. Le jeune homme pencha son visage vers celui de sa petite amie. Elle se leva un peu sur la pointe des pieds, et, avec une émotion singulière, Laurier la sentit qui tremblait, pâlissante, sous son baiser. Toute la soirée, il resta inquiet, parlant peu, comme obsédé par une secrète préoccupation.

Dès lors, dans ses rapports avec Juliette, il se montra plus circonspect et surveilla beaucoup ses paroles. En même temps, il observa celle que, la semaine précédente, il traitait encore comme une bambine. Et il put constater qu'une rapide transformation s'accomplissait en elle. Sa taille s'était fondue en une flexible rondeur, son teint s'était embelli d'un éclat velouté. Sa démarche, perdant les vivacités du premier âge, devenait plus contenue et plus élégante. La chrysalide indifférente s'était ouverte, et un brillant papillon s'en était envolé, qui attirait l'attention, invinciblement. A la faveur de cette métamorphose, il se produisit, dans l'esprit de Pierre, une agitation contre laquelle il eut de la peine à réagir.

Il rêva tout autre chose que ce qu'il avait souhaité jusqu'alors. Les triomphes artistiques, l'existence libre faite pour les assurer, l'excitation de la pensée par la variété des sensations, tout ce qui constituait le programme de sa vie passée, fut jugé par lui absurde et méprisable. Il pensa que le calme du foyer, la paix du cœur, la régularité des jours bien employés, devaient préparer aussi sûrement les belles œuvres et qu'il y avait plus de chances d'inspiration dans la régularité du travail que dans le dérèglement des efforts. Le mariage lui apparut, comme une source nouvelle, où il pourrait se retremper. Il médita de se ranger, de donner des gages de sagesse, et se laissa aller à regarder Mlle de Vignes avec une tendresse qui n'avait plus aucun rapport avec la camaraderie des anciens jours.

Nul ne s'en aperçut qu'elle. Ni sa mère, trop soucieuse des désordres dans lesquels vivait Jacques, ni Jacques trop occupé de ses plaisirs, ne soupçonnèrent un seul instant ce qui se passait dans l'esprit du peintre. Juliette étonnée d'abord, en présence de cette modification rapide des sentiments de son ami, heureuse ensuite de se croire aimée de celui qu'elle regardait comme un homme supérieur, eut bientôt à subir l'amertume d'une désillusion. La flamme, qui s'était allumée, et qui paraissait devoir brûler si violente, s'éteignit tout d'un coup. Pierre, qui était fort assidu chez Mme de Vignes, n'y vint plus que, comme autrefois, d'une manière intermittente. Et toutes les belles espérances, secrètement caressées par la jeune fille, s'envolèrent, rêves d'un jour.

Elle ne se résigna pas cependant si facilement, et entreprit de savoir ce qui empêchait le peintre de reparaître. Un soir que Jacques était venu seul passer quelques instants auprès de sa mère, Juliette se hasarda à s'étonner qu'on ne vît plus Pierre Laurier.

— Est-ce qu'il n'est pas à Paris ? demanda-t-elle.

— Si, répondit Jacques, mais il ne quitte presque point son atelier. Il est dans une fièvre de travail.

La jeune fille respira. Le travail était une concurrence qu'elle ne craignait pas. Elle continua :

— Et que fait-il ?

— Un portrait.

A ces mots, négligemment dits par son frère, Juliette tressaillit. Il lui sembla y discerner une vibration menaçante. Ce portrait ne pouvait pas être un portrait ordinaire. Et cette œuvre, à laquelle Pierre s'était voué ainsi avec passion, devait avoir une influence sur leur destinée à tous. Elle vit tout obscur autour d'elle, comme si le soleil s'était caché. Et des pressentiments douloureux lui serrèrent le cour. Elle reprit :

— Et ce portrait est celui de quelqu'un de connu ?

— Oh ! de très connu !

— Qui est-ce donc ?

— Une femme de théâtre.

— Qui se nomme ?

Jacques se mit à rire, et, regardant sa sœur avec surprise :

— Mais tu es vraiment bien curieuse ce soir. Je te demande un peu ce que cela peut te faire de savoir que l'original du portrait de Pierre s'appelle Mlle Chose ou Mlle Machin ?

— Cela m'intéresse.

— Eh bien ! la dame du portrait est Mlle Clémence Villa. Elle est petite, brune, a des yeux noirs, de très belles dents, une exécrable réputation, et fort peu de talent. Malgré cela, ou à cause de cela, elle a beaucoup de succès. Veux-tu connaître son âge ? Vingt-quatre ans, ou environ. Sa patrie ? La belle Italie, pays du vermouth et de la mortadelle. Ses opinions ? Partageuse, sinon pour l'argent, du moins pour le cœur... Mais tu me fais dire des bêtises. Voilà ce que c'est que de causer avec les enfants ! Le portrait est beau, que cela te suffise, et la réputation de Pierre n'y perdra pas.

On parla d'autre chose, mais l'impression pénible subie par Juliette persista. Elle pensait, malgré elle, à cette femme qu'elle ne pouvait se défendre de juger mauvaise, et elle avait le soupçon qu'elle était aimée de celui à qui elle servait de modèle. Elle se dit : C'est elle qui l'a détourné de moi. C'est depuis qu'il la connaît que nous ne le voyons plus. Il a honte de venir.

En ses naïves inductions, Juliette n'était pas très loin de la vérité. Pierre, dans la maison de Mme de Vignes, éprouvait maintenant de la gêne. Il se sentait observé par la sœur de son ami. Sa conscience n'était pas tranquille et lui reprochait de s'être trop promptement dérobé, après s'être trop inconsidérément avancé. Il se jugeait blâmable, et se devinait blâmé. Il en conçut un mécontentement qui l'éloigna de celle qu'il respectait trop pour pouvoir, maintenant, songer à l'aimer. Il pensait : Tu t'es conduit, mon garçon, comme un véritable drôle, tu as risqué de troubler le cœur de cette enfant, pour satisfaire un commencement de caprice, puis tu as changé de sentiments et d'idées, au gré du premier chien coiffé que tu as rencontré. Va avec les coquines, tu n'es digne que d'elles, et vous êtes faits pour vous entendre. Un toqué, avec des dévergondées, c'est bien l'assemblage qu'il faut. Vis dans la fièvre d'une fausse passion, échauffe-toi l'esprit dans de malsaines ivresses, confine-toi dans la grossièreté de tes amoureuses de rencontre.

N'aspire plus à la pureté, à la douceur, à la joie de la chaste et sainte tendresse ; ne recherche plus la blancheur, la fraîcheur de la jeune fille. La neige, que nul n'a foulée, n'est point pour toi, tu lui as préféré la boue, piétinée par tout le monde.

Et, pour se conformer à la règle de conduite que son amer pessimisme lui imposait, le peintre se jetait plus ardemment dans le plaisir, se préoccupant d'autant moins de modérer les excès de Jacques, qu'il partageait à présent ses folies. Mais ce qui n'était qu'un sujet de trouble moral, pour l'un, était, pour l'autre, une grave cause d'affaiblissement physique. Si Pierre traversait, sans s'y consumer, l'enfer dévorant de la vie à outrance, Jacques, moins bien trempé, y usait ses forces et y épuisait sa vie. Laurier semblait de fer : il menait tout de front, le plaisir et le travail. Après les nuits les plus folles, on le trouvait à son atelier, la palette à la main, comme s'il sortait de son lit reposé par huit heures de sommeil. Une vibration plus métallique de sa voix, une fébrilité plus active de ses gestes, trahissaient seules la fatigue. Et, le soir, il était prêt à recommencer.

Jacques, lui, le dos plus voûté, la poitrine plus creuse, l'œil plus cave, portait, dans toute sa personne, les traces effrayantes d'un anéantissement chaque jour plus complet. Sa mère essayait de le ramener près d'elle, de l'arracher à son existence meurtrière. Il promettait de venir, de se reposer, de rompre avec ses habitudes, ses amitiés, son train de plaisir. Il ne le pouvait pas, et, avec un désespoir profond, Mme de Vignes voyait le fils suivre, comme le père, la route dont toutes les étapes, bien connues d'elle, étaient marquées par des tristesses, et dont le but était la prompte et implacable mort.

Cependant l'ouverture du Salon avait eu lieu, et, sourdement travaillée par une âpre curiosité, Juliette avait demandé à sa mère de l'y conduire. La peinture moderne ne l'intéressait que médiocrement. Ce qui l'attirait, avec une puissance troublante et invincible, c'était ce portrait de Clémence Villa, dont les études avaient concordé d'une façon fatale avec le changement d'attitude de Pierre Laurier. Accompagnée par sa mère, qui ne se doutait guère des sentiments qui la faisaient agir, Mlle de Vignes parcourut, d'un pas rapide et indifférent, les salles où s'étalaient, dans leur froide médiocrité, des milliers de toiles inutiles. Elle allait, sans s'arrêter, cherchant le seul tableau qui comptât pour elle.

Brusquement, elle resta immobile, saisie : devant elle, au fond de la salle, à vingt pas, dans son cadre noir, un portrait de femme petite, brune et pâle, s'était emparé de son regard. D'un coup d'œil, sans l'avoir jamais vue, elle l'avait reconnue. C'était elle, il ne pouvait y avoir d'erreur ; nulle autre n'aurait eu cette beauté, fatale et presque méchante, qui donnait froid à l'âme. Juliette fit un effort, et, rompant un cercle d'admirateurs arrêtés devant la cimaise, elle s'approcha.

Sa mère, entraînée par elle, regarda le portrait avec tranquillité et d'un ton satisfait :

— Tiens ! c'est le tableau de Pierre Laurier... Oh ! il est vraiment très remarquable !...

Juliette pâlit un peu. Ce que sa mère venait de dire, elle le pensait, au même instant, avec une profonde douleur. Oui, elle était remarquable cette œuvre, et le talent du peintre ne s'était jamais élevé aussi haut. Dans les fines lumières de la tête, coiffée d'un chapeau à grandes plumes, dans le coloris chatoyant des épaules, sortant d'un ravissant costume Louis XVI, dans la pose provocante de la main, appuyée sur une haute canne, dans le rayonnement des yeux et dans le charme du sourire, l'inspiration d'un cœur amoureux se trahissait. Celui qui avait vu cette femme si belle et qui l'avait reproduite avec une si chaude passion, était follement épris. Et sa grâce voluptueuse faisait tout comprendre, si elle ne faisait pas tout excuser.

Des larmes montèrent aux yeux de la jeune fille, et son cœur battit à l'étouffer. Dans la foule qui admirait, prononçant tout haut le nom du peintre et celui du modèle, Mlle de Vignes souffrit affreusement. Deux jeunes gens, campés devant le portrait, tout près d'elle, et qui ne se souciaient point de n'être pas entendus, conclurent leurs éloges par ces mots :

— Du reste, il est son amant...

Juliette rougit, comme si on l'avait insultée, et, tremblante à l'idée qu'elle pourrait écouter d'autres paroles qui éclaireraient plus cruellement le mystère dont elle était, à la fois, curieuse et révoltée, elle entraîna sa mère vers la salle voisine.

A compter de ce jour, elle devint plus grave, avec une nuance de mélancolie, qui ne frappa point Mme de Vignes. Les deux femmes n'avaient que trop de motifs de chagrin, et Juliette aurait plus étonné sa mère par de la gaieté que par de la tristesse. L'été s'était écoulé dans l'isolement de la campagne : Jacques continuant dans les villes d'eaux, à Trouville, à Dieppe, son existence de plaisir, et faisant, à de plus longs intervalles, des apparitions chez sa mère ; Pierre devenu tout à fait invisible, mais livré à une production acharnée, que révélait l'apparition fréquente de nouvelles toiles signées de lui chez les marchands de tableaux. Jamais temps ne parut plus long et plus triste que celui qui se passa, pour les deux femmes, de juin à octobre. Elles eurent le loisir de penser à tout ce que la vie leur préparait de soucis pour l'avenir.

La saison était magnifique, le ciel n'avait pas un nuage, et il faisait une chaleur délicieuse. Le soir, la mère et la fille parcouraient le jardin, en regardant les étoiles s'allumer dans la nuit claire. Et le calme des choses offrait, avec l'agitation de leur esprit, un contraste douloureux. Elles se promenaient, à côté l'une de l'autre, sans parler, car elles voulaient se dissimuler leurs peines, marchant dans l'obscurité qui cachait la contraction de leur visage. Une sensation de vide profond les entourait. Les deux êtres qui, pour elles, comptaient seuls dans le monde étaient loin, et rien ne les intéressait plus. Le charme d'une nature splendide leur échappait. La douceur du vent, chargé des parfums de la terre, la pureté du ciel mystérieux, le murmure des feuilles agitées sur leur tête, tout ce qui les aurait ravies, si, pour partager leurs impressions, elles avaient eu, auprès d'elles, le cher absent, les laissait froides et lassées. Et chaque jour, chaque soir, le même ennui pesait sur elles, invinciblement.

Juliette se développait beaucoup, elle avait encore grandi et son visage était devenu charmant. Elle avait dix-sept ans, et sa gravité faisait d'elle une véritable femme. Sa mère prenait plaisir à la parer. La partialité, qu'elle avait toujours eue pour son fils, ne l'aveuglait pas assez pour l'empêcher de remarquer la grâce épanouie de sa fille. Elle lui dit un jour, après l'avoir regardée longuement :

— Tu deviens vraiment gentille !

Juliette eut un fugitif sourire, et hocha la tête sans parler. A quoi bon sa beauté ! Celui, par qui elle eût voulu être admirée, n'était pas là.

L'automne venait de commencer, lorsqu'une grave nouvelle ramena brusquement Mme de Vignes à Paris. Son fils, après avoir lutté follement contre un affaiblissement sans cesse en progrès, était tombé brusquement. Il avait été pris de vomissements de sang, et, mourant, on l'avait transporté chez sa mère. L'angoisse coupa court aux rêveries de la jeune fille. Elle adorait son frère et, venue sans retard avec sa mère, elle avait été épouvantée de l'état dans lequel elle le trouvait. A peine eut-il la force de se soulever, quand elles entrèrent dans sa chambre. Du beau Jacques, il ne restait qu'un fantôme. Une consultation de médecins, immédiatement provoquée, ordonna le départ immédiat pour le Midi, et, dès la fin de novembre, dans la villa baignée par la mer bleue, abritée par le bois de pins et de genévriers, au milieu des rochers rouges, la famille de Vignes s'était installée.

Là, Jacques s'était remis. La jeunesse a des ressources puissantes. La chaleur, la lumière, la régularité de l'existence, avaient exercé leur salutaire influence, et si le malade ne s'était pas complètement guéri, au moins avait-il repris assez de force pour qu'il fût permis de ne plus désespérer. Il allait pâle, voûté, chancelant, ébranlé par les accès d'une toux cruelle. Mais il vivait. Et s'il voulait beaucoup se surveiller, il pouvait ainsi vivre longtemps. Ce n'était cependant pas assez pour Jacques d'avoir obtenu ce résultat, et le soulagement apporté à sa maladie ne le satisfaisait point. Avec les forces, les désirs étaient revenus, et l'impossibilité de les contenter lui causait une irritation qui s'épanchait en paroles amères, en violentes récriminations. Sans cesse, dans son esprit aigri, un parallèle se faisait entre ce qu'il avait été et ce qu'il était maintenant. Sa débilité actuelle lui paraissait insupportable comparée à son activité passée, et il ne se servait de ses énergies renaissantes que pour se plaindre et maudire. Aucune résignation, aucune douceur ; une lamentation continuelle, une envie irritée.

L'arrivée de Pierre Laurier avait cependant fait une diversion heureuse à ses ennuis. Il s'était senti plus vaillant et moins découragé, en compagnie de son ami. Tout ce qui le laissait indifférent et lassé avait recommencé à avoir de l'attrait pour lui. Il ne restait plus, tout le jour, étendu sur sa chaise longue, ou enfoncé dans sa guérite d'osier sur la terrasse. Il marchait, sortait en voiture, pendant les heures chaudes du jour. Et la distraction influait favorablement sur sa santé. Il se montrait moins sombre, consentait à recevoir des visiteurs et n'avait pas repoussé l'offre que lui avait faite le peintre, d'amener à la villa un médecin russe très bizarre, réputé un empirique par ses confrères, mais célèbre par des cures extraordinaires.

Le docteur Davidoff, installé à Monaco avec son ami le comte Woreseff, était le fils unique d'un marchand de grains d'Odessa, mort dix fois millionnaire. Il avait donc pu suivre sa fantaisie, dédaigner la clientèle, étudier à son aise l'humanité dans ses maux physiques et ses misères morales. Il avait pris sur l'imagination de Jacques une très prompte autorité. Sa prétention était de rendre la confiance à ceux qu'il soignait, assurant qu'il en résultait un bien-être immédiat.

— Ayez la conviction que vous guérirez, disait-il à Jacques, et vous serez déjà à moitié tiré d'affaire. La nature se chargera de faire le reste. Elle ne demande qu'à aider les malades, encore faut-il qu'ils ne s'abandonnent pas eux-mêmes. J'ai vu des miracles opérés par la volonté et la foi. Les effets des eaux de la Salette et de Lourdes, dans votre pays, n'ont pas d'autre cause. La vertu du breuvage est dans l'âme de celui qui le boit. Ayant la certitude que l'eau sainte agira sur lui, il ressent déjà le bien espéré. C'est pourquoi il est inutile d'envoyer les incrédules à ces pèlerinages curatifs, de même qu'il ne faut pas faire assister les sceptiques à des séances de spiritisme. Ils ont, en eux-mêmes, des forces qui réagissent contre les efforts des adeptes, et qui neutralisent les fluides. Jamais les expériences, dans de telles conditions, ne réussissent. De même, jamais le mystérieux travail de la nature, tendant à la guérison, ne se produira favorablement dans un organisme affaibli par la crainte et abattu par le doute. Jésus, qui fut un des grands thaumaturges de l'antiquité, disait à ceux qui lui demandaient de les guérir : «Croyez.» En effet, tout est là.

Ces théories, développées curieusement par le médecin russe, avaient d'abord intéressé Jacques, puis, peu à peu, leur germe subtil s'était glissé dans son esprit et y avait acquis un singulier développement. Il y avait des heures où le malade retrouvait l'espoir et se disait : Pourquoi, en somme, ne guérirais-je pas ? Il découvrait, dans sa mémoire, des exemples de sauvetages prodigieux. Des affections, beaucoup plus avancées que la sienne, arrêtées d'abord et ensuite disparues, sans même laisser da traces. Et ceux qui en avaient été atteints, menant l'existence libre et joyeuse, comme les plus vigoureux et les mieux dispos. Oh ! vivre, aller, venir, sans contrainte, sans inquiétude, se livrer à sa fantaisie, ne plus redouter le plaisir. Échapper aux gardes-malades, aux médecins, mépriser les précautions, s'affranchir des ménagements, pouvoir être imprudent tout à sa guise ! Quel rêve ! Et pourrait-il jamais le réaliser ? En désirant si ardemment la guérison, il n'avait qu'un but : recommencer les folies qui l'avaient réduit à cet état misérable. Lorsqu'il se laissait aller devant Pierre à ses regrets et à ses aspirations, celui-ci secouait mélancoliquement la tête, puis avec une profonde amertume :

— Est-ce donc la peine de souhaiter le plaisir ? Car est-il rien de plus vain et de plus décevant ? Ah ! soupirer après le succès et la gloire... Oui !... Se consumer en efforts pour y atteindre, voilà qui est digne d'un homme. Mais user ses jours et ses nuits à remuer des cartes ou à courtiser des femmes, peut-on rien concevoir de plus absurde et de plus navrant ? Je le fais pourtant, moi qui critique si rudement ce genre de vie... Mais je suis un fou, odieux et stupide !... N'ayant plus l'énergie de demander mon pain au travail, je l'attends du hasard... Je joue,---quelle misère !---pour essayer de prendre à la banque l'argent que me réclame une drôlesse que je méprise, qui me trompe et que je n'ai pas le courage de quitter... Et c'est là ce que tu regrettes ? Ce sont ces heures, passées autour d'un tapis vert, à la chaleur dévorante du gaz qui vous dessèche le cerveau, dans l'attente d'une série à rouge ou à noire. Puis le moment où l'on dépose la somme, si durement obtenue, dans les mains impatientes de la belle qui sourit, tout en feuilletant les billets : amour et comptabilité mêles ! Voilà le bonheur que tu rêves ! C'est celui dont je jouis, et je ne sais pas si je ne préférerais pas la mort !

Il riait lugubrement, devant son ami épouvanté par cette sombre colère, puis il reprenait, plus calme :

— Après tout, j'ai tort de juger les autres d'après moi-même. On t'aime, toi, tu es heureux et la vie t'offre des douceurs... Moi, je suis bafoué, méprisé, et je ne connais que des joies si âcres que leur souvenir m'est plus cuisant que celui de mes chagrins. Qu'aurais-je à regretter ? Rien. Par qui serais-je pleuré ? Par personne. Toi, au contraire, ta vie est nécessaire à ceux qui t'aiment, à ta mère, à ta sœur... C'est pour elles qu'il faut te guérir, et c'est à elles seules qu'il faut penser. Ah ! si j'avais auprès de moi un de ces êtres doux et charmants, dont l'affection console et guérit de toutes les souffrances, je trouverais le courage de me relever moralement et de redevenir un autre homme. Dans mes heures d'abattement le plus profond, j'ai souvent songé que si j'avais quelqu'un à qui me dévouer, je pourrais me montrer encore aussi sage que les meilleurs des hommes. Mais je suis seul ! Au diable la raison ! Quand j'aurai assez de ma folie, je me casserai la tête sur un de ces rochers, d'un si beau ton, qui sont au has de la falaise, et la mer bercera mon corps, comme une dernière amie.

Ces accès de mélancolie, Pierre Laurier ne s'y livrait pas seulement devant son ami. Quelquefois, en présence de Mme de Vignes et de Juliette, il s'était laissé aller à traduire son irritation en paroles désespérées. S'il avait alors regardé la jeune fille, il eût découvert, dans l'expression souffrante de son visage, une de ces raisons de se corriger qu'il implorait de la destinée. Mais il ne s'inquiétait pas de l'effet que produisaient ses paroles. Il était tout à la sincère expression de son découragement. Insensé ! L'espérance, ardemment appelée par lui, rayonnait, étoile lumineuse dans son ciel obscur, et il ne levait pas les yeux vers elle. Il demandait un être doux et charmant à qui il pût sacrifier ses dangereuses passions, et il l'avait tout près de lui, ému de sa douleur et palpitant de ses angoisses.

Cependant, malgré la tristesse que les humeurs noires de l'ami de son frère lui causaient, Juliette ne se plaignait pas de son sort. Elle voyait Pierre bourrelé de soucis, sombre et fantasque, mais elle le voyait. A Paris, elle ne le voyait pas : il y avait donc progrès. Elle savait que la méchante femme était à Monte-Carlo ; mais elle savait aussi que le peintre ne passait plus tout son temps auprès d'elle. Si la chaîne était toujours rivée, les anneaux se relâchaient, et, un jour, elle pourrait sans doute finir par se rompre. C'était tout ce qu'elle espérait. Elle n'avait pas beaucoup d'orgueil. Mais a-t-on de l'orgueil lorsque l'on aime ?

Le lendemain du dîner, qui avait été si bizarrement terminé par le récit du docteur Davidoff, vers dix heures du matin, Juliette, sa blonde tête abritée par une ombrelle, un petit panier au bras, suivait la terrasse de la Villa en cueillant des fleurs. Le temps était admirable, le bleu de la mer se confondait avec le bleu du ciel. Une brise délicieuse venait du large, chargée des senteurs salines. Les flots mouraient, frangés d'argent, au pied des rochers qui bordaient la petite baie silencieuse. Accompagné de sa mère, Jacques sortit de la maison et, lentement, commença à se promener au soleil.

Mme de Vignes était une petite femme mince, au visage délicat, aux yeux noirs expressifs, au front intelligent couronné de cheveux déjà blancs. Sa physionomie exprimait le calme d'une résignation devenue habituelle. Elle marchait doucement, sans parler, jetant un coup d'œil, de temps en temps, sur son fils, comme pour mesurer les progrès que le climat du Midi faisait faire à sa convalescence. Jacques, arrivé à la moitié de la terrasse, s'arrêta et, s'asseyant sur le parapet de pierre, tiède des rayons du soleil, il regarda, dans l'eau claire comme du cristal, les colorations étranges des végétations sous-marines. Il était là, dans la chaleur, la tête vide, oubliant son mal, et éprouvant un vivifiant bien-être. Sa sœur vint près de lui, sa récolte faite, et l'embrassant doucement :

— Comment te sens-tu ce matin ? Tu as bien dormi ? Il me semble que tu es revenu tard.

Le malade sourit au souvenir de ses anciennes fredaines qui dévoraient les nuits jusqu'à l'aube, et, prenant un brin de mimosa dans le panier de la jeune fille :

— Oh ! extrêmement tard ! Il était dix heures passées !

— Tu te moques de moi. Ce qui n'empêche pas que, depuis notre installation ici, c'est la première fois que tu sors le soir....

— Mon médecin me l'avait permis. Il était parmi les convives.... Et jamais les médecins ne trouvent mauvais les plaisirs qu'ils partagent.

Juliette resta un instant silencieuse, puis, avec un air sérieux :

— Il te plaît, ce docteur Davidoff ?

— Oui, c'est un aimable compagnon et sa science est réelle, malgré les allures sataniques qu'il prend volontiers. Je ne le crois, du reste, pas aussi diable qu'il tient à le paraître. Mais il est incontestable que, depuis qu'il s'occupe de moi, je vais mieux....

— Oh, Dieu ! cher enfant, s'écria Mme de Vignes, rien que pour cela il me paraîtrait divin. Qu'il soit ce qu'il voudra, pourvu qu'il te guérisse. C'est, en tous cas, un homme parfaitement élevé et du meilleur ton.... Mais il pourrait être rustre que je l'adorerais. Je ne lui demande que de te rendre la santé....

— Il doit venir, ce matin, constater si ma petite débauche d'hier soir ne m'a pas été funeste...Ce sera, malheureusement, une des dernières visites qu'il nous fera : il part, ces jours ci, pour l'Orient, avec son ami et client le comte Woreseff....

— Ce Russe à qui appartient le yacht, ancré dans la rade de Villefranche ?

— Ce Russe même.

— Était-il des vôtres hier soir ?

— Non ! Il ne quitte presque jamais son bord.... On dit qu'il y garde, avec un soin jaloux, une Circassienne qu'il a enlevée et qui passe pour la beauté la plus accomplie qui se puisse rêver. Son appartement est aménagé avec un luxe oriental fabuleux. Le service y est fait par des femmes vêtues de somptueux costumes. Le soir, en passant en barque le long du navire, on entend des harmonies exquises. Ce sont des musiciens engagés à bord pour distraire le comte et sa belle. Voilà avec qui Davidoff s'embarque pour le pays des Mille et une Nuits.

— Je ne le plains pas, dit gaiement Mme de Vignes.

— Il a renouvelé hier soir auprès de Pierre les instances les plus vives pour le décidera l'accompagner. Woreseff, qui adore les artistes, avait rêvé d'emmener un peintre qui lui retracerait, en quelques études, les principaux épisodes du voyage....

— Et ton ami n'a pas accepté ?... demanda Juliette avec un sourire contraint.

— Non ! il médite, a-t-il dit, un autre voyage. Mais il veut le faire seul.

Après ces mots, qui offraient un double sens si menaçant, il y eut un silence. Jacques, frappé soudain de la signification sinistre, qui pouvait être donnée à ces paroles, prononcées par lui sans arrière-pensée, restait absorbé, se rappelant les amères déclarations, si souvent répétées par Pierre. Juliette, le cœur serré, observait son frère, devinant la pénible sensation éprouvée par lui et ne pouvant vaincre le saisissement qui venait de s'emparer d'elle. Il semblait qu'ils fussent, l'un et l'autre, sous le coup d'un malheur, dont cette phrase avait été l'effrayant présage. Et ils se taisaient, assaillis par de lugubres impressions. Le roulement d'une voiture sur la route de Beaulieu les arracha à cette douloureuse torpeur. Ils se regardèrent une dernière fois, effrayés de leur parole et de leur tristesse. Puis ils tournèrent les yeux vers la grille de la villa, devant laquelle une voiture venait de s'arrêter.

Le médecin russe, vêtu de noir, le visage grave, en était descendu, et s'avançait vers eux. Jacques se leva, et rassérénant son front, il fit quelques pas du coté de son matinal visiteur :

— Fidèle à votre promesse, mon cher Davidoff, dit-il en serrant la main de son ami. Combien je vous remercie de vous occuper de moi !

Le docteur saluait Mme de Vignes et sa fille. Son visage demeura immobile et glacé. Jacques le regarda avec étonnement et Juliette avec terreur. Pourquoi cette attitude contrainte, cet abord silencieux ? Que redoutait-il d'être obligé de dire ? Quel événement lui imposait cette morne contenance et cet air sombre ? Le Russe leva les yeux sur Jacques et, avec lenteur, comme pour prolonger une situation qui retardait des explications pénibles :

— Vous vous sentez bien, ce matin ? demanda-t-il. Le sommeil a été bon ? Vous n'avez pas de fièvre ?

Il lui prit le poignet, le garda quelques secondes entre ses doigts :

— Non ! Les forces reviennent. Et on peut vous traiter comme un homme, à présent.

Jacques regarda le docteur, et, d'une voix sourde, il demanda :

— Est-ce qu'il se passe quelque événement assez grave pour pouvoir m'impressionner si vivement ?

Sans parler, Davidoff baissa affirmativement la tête.

— Et vous hésitiez à me le confier ? reprit Jacques.

— Certes ! répondit le Russe.

— Et maintenant ?

— Maintenant, je suis prêt à parler. Il baissa un peu la voix, de façon à n'être pas entendu par la mère et la fille :

— Mais il vaut mieux que j'attende que nous soyons seuls....

Ils marchèrent, tous les quatre, à petits pas dans la direction de la maison. Quand ils furent arrivés sous la verandah qui s'étendait devant les fenêtres du salon, à demi-closes de leurs persiennes à cause du soleil, Mme de Vignes et Juliette s'arrêtèrent. La jeune fille examinait le docteur avec anxiété. Il lui semblait que les paroles obscures qu'il venait de prononcer, avaient un rapport secret avec les idées qui la troublaient au moment où il était arrivé. L'image de Pierre Laurier s'évoqua dans son esprit, et elle était vague et pâle, comme près de s'effacer dans le néant. La grave communication que Davidoff avait à faire était, elle n'en pouvait douter, relative au peintre. De quelle nature était-elle ? Un frisson passa dans ses veines, elle eut froid, par cette admirable matinée ensoleillée. Elle vit le ciel bleu se voiler d'obscurité, la mer s'assombrir, et la verdure éternelle des pins se décolorer. Un glas sonna à ses oreilles. Et, en proie à sa funèbre hallucination, elle demeura immobile, avec la sensation que tout tournait autour d'elle.

La voix de sa mère, l'appelant, la rendit à elle-même. Ses paupières battirent, sa vue redevint nette, elle retrouva le ciel clair, la mer bleue, et les verdures luxuriantes. Rien n'était changé que son cour, cruellement serré, et son esprit, mortellement triste.

— Viens-tu, Juliette ? répéta Mme de Vignes. Je crois que ton frère a besoin d'être seul avec le docteur.

La jeune fille adressa au Russe un regard suppliant, comme s'il dépendait de lui que le malheur redouté fût ou ne fût pas, et, avec un grand soupir, elle entra dans la maison.

Les deux hommes s'étaient assis, sous le vitrage, auprès d'une colonne de fonte, le long de laquelle grimpaient des touffes d'héliotropes embaumés. Ils demeurèrent une seconde hésitants devant ta révélation à demander et à faire. Puis Jacques, d'une voix calme, avec son indifférence de malade qui ne pense qu'à lui-même :

— De quoi s'agit-il donc, mon cher ami ? demanda-t-il.

— D'une bien triste nouvelle, oh ! très triste ! que j'ai à vous communiquer. On est venu, ce matin même, me l'apprendre, et j'avoue que j'en suis encore tout bouleversé.... S'il n'était pas nécessaire que vous en soyez informé, j'aurais retardé ma pénible mission, mais vous êtes directement mêlé à l'événement.

Jacques l'interrompit, et subitement devenu nerveux :

— Quel préambule ! Et que de précautions ! Comment suis-je mêlé ?...

— Vous allez le comprendre, reprit Davidoff en dirigeant sur son malade un regard presque dur à force de fixité. Cette nuit, vers une heure du matin, un tragique suicide a eu lieu, tout près de Monte-Carlo... Un homme s'est jeté de la falaise dans la mer... Des douaniers, en faisant leur inspection, ont trouvé son paletot, son chapeau et un billet, qui vous est adressé.

— A moi ? s'écria Jacques en pâlissant.

— A vous... Le tout a été porté au gouverneur qui, sachant quels rapports affectueux nous avons ensemble, m'a fait avertir, afin que je puisse juger de l'opportunité qu'il y aurait à vous informer...

Les yeux de Jacques s'étaient enfoncés sous ses sourcils, subitement, comme tirés par une violente angoisse ; sa bouche se contractait, il haleta :

— C'est donc quelqu'un... qui me touche de très près ?

— De très près.

Davidoff lentement tira de son portefeuille la carte, sur laquelle le peintre avait écrit son dernier adieu, et la tendit au malade. Celui-ci, avec une sorte d'effroi, prit le mince carré de bristol, il lut le nom qui y était gravé, une rougeur ardente monta à ses joues, il s'écria :

— Pierre !... Pierre !... Est-ce possible ?

Et il demeura anéanti, les regards fixés sur le médecin russe, qui l'observait muet, immobile et tout noir. Ils ne parlèrent pas, comme s'ils avaient peur d'entendre le son de leur voix. Ils échangèrent un coup d'œil plein d'horreur et de doute, tant la disparition de cet être rempli de santé et de vigueur, en quelques instants, les laissait dons une stupeur mêlée d'incrédulité. Et cependant cela était. Entre eux, Pierre ne reparaîtrait plus. A leurs côtés, sa place était vide pour toujours.

Jacques, sans une parole, reporta ses regards sur la carte dont il n'avait lu que le nom, et, essuyant d'un revers de main ses yeux remplis de larmes, il commença à lire le dernier adieu que lui adressait son ami. Il déchiffrait tout haut cette écriture tremblée, tracée au crayon dans la nuit. Un attendrissement irrésistible étranglait sa voix. Il sentait bien que Pierre était las de sa souffrance et de sa dégradation, et qu'il voulait mourir pour y échapper. Mais il voyait aussi que son ami songeait, en disparaissant, à conclure avec la destinée ce pacte étrange qui lui permettrait peut-être de revivre en Jacques. Il répéta lentement :

«Je vais renouveler l'expérience que nous a racontée Davidoff... Je te fais cadeau de mon âme... Vis heureux par moi, et pour moi...»

Un affreux rayon d'espoir illumina le regard du malade ; en même temps qu'un sanglot montait à ses lèvres. Il était bouleversé par la douleur, mais, au fond de lui-même, une vivifiante croyance déjà naissait.

— C'est moi qui l'ai vu le dernier, dit alors le médecin russe. Il m'a quitté pour aller chez Clémence Villa... Une scène violente, comme ils en avaient quotidiennement, a dû éclater entre eux... Il est ressorti, et, depuis, on ne sait ce qu'il est devenu... Des fraudeurs ont occupé, toute la nuit, les gardes-côtes sur la route de Vintimille. Il y a eu des coups de feu échangés... Et c'est près de l'endroit où l'échauffourée a eu lieu que le vêtement, le chapeau et la carte ont été trouvés...

— Et son corps ? demanda Jacques.

— Le flot le rapportera sans doute à la grève... On pourra ainsi le déposer en terre sainte, et ses amis sauront où aller le pleurer.

Un sourd gémissement, puis le bruit d'une chute, se firent entendre au même moment, dans le salon. Jacques et le médecin s'étaient dressés, effrayés. Davidoff s'avança vivement, tira les persiennes et poussa une exclamation. A deux pas de la fenêtre, Juliette était étendue sans connaissance. Elle avait vainement essayé de s'accrocher à une chaise qui avait roulé sur le plancher avec elle. Pâle, les yeux fermés, elle semblait morte.

Les deux hommes s'élancèrent dans la maison. Au bruit, Mme de Vignes avait paru. Elle n'eut pas à faire de questions : par la porte ouverte, elle venait d'apercevoir sa fille. La soulever dans ses bras fut, pour cette femme d'apparence chétive, l'affaire d'une seconde. Elle l'allongea sur un canapé, examina son visage, tâta son cour, constata qu'elle vivait, et, un peu rassurée, elle demanda à son fils :

— Qu'est-il arrivé ?

Davidoff s'était approché de la jeune fille, et, avec de l'eau fraîche, lui mouillait les tempes, Jacques ne tendit pas à sa mère le billet qui lui léguait, comme par un testament surhumain, l'âme de son ami, il prononça ces seuls mots :

— Pierre est mort !

On eût dit que, du fond de son douloureux sommeil, Juliette avait entendu. Elle fit un mouvement, ouvrit les yeux, reconnut ceux qui l'entouraient, et, avec la vie, retrouvant la souffrance, elle fondit en larmes.

Mme de Vignes et son fils échangèrent un regard. Jacques baissa la tête ; la mère alors, devinant le chaste secret du virginal amour de Juliette, poussa un douloureux soupir et se mit à pleurer avec elle.

Davidoff prit Jacques par le bras et l'entraîna au dehors.

Sur la terrasse, l'air était doux, le soleil chauffait les plantes qui embaumaient, lèvent léger réjouissait le cœur, la mer s'étalait, d'un bleu de turquoise, les grandes hirondelles rasaient les flots avec des cris joyeux. Il sembla an docteur que son malade n'était plus le même. Il marchait d'un pas délibéré et non traînant, son corps se redressait, ses yeux, l'instant d'avant, caves et éteints, brillaient vifs. Il ne parlait pas, mais, au gonflement de ses traits, on discernait qu'une soudaine exaltation bouillonnait en lui. Davidoff, avec une âpre ironie, le contempla métamorphosé déjà par l'espérance.

Alors, songeant à Pierre Laurier disparu, à Juliette qui pleurait, le Russe eut un silencieux et sardonique sourire. Il pensa que, pour rendre la vie à cet égoïste jeune homme, c'était beaucoup que le sacrifice de deux êtres. Et mentalement, sur cette belle terrasse, sous ce ciel délicieux, il évoqua un couple amoureux, rayonnant, heureux, passant enlacé dans l'enivrant parfum des orangers en fleurs. Mais les amants rebelles s'enfuirent soudain effarouchés, et Davidoff ne vit plus que Jacques, déjà ranimé par le sang de Pierre et les larmes de Juliette, qui, près de lui, marchait triomphant.

III

Pendant qu'il nageait, de toutes ses forces, vers l'homme qui se noyait, Pierre, puissamment éclairé par la lune, à ce moment-là débarrassée de son voile de nuages, avait été aperçu par les douaniers embusqués sur la falaise. Deux détonations, un sifflement aigu à ses oreilles, un peu d'écume sautant sous le coup de fouet d'une balle, lui annoncèrent qu'il était pris pour un fraudeur. Il se dressa sur le sommet d'une vague et jeta un rapide coup d'œil autour de lui. A dix mètres, dans un remous, une forme noire se débattait ; à deux cents mètres, le canot, enlevé par l'effort de ses rameurs, se dirigeait vers le cotre qui louvoyait au large. Quelques brasses vigoureuses mirent Pierre à portée du malheureux qui se débattait aveuglé, étouffé par les flots, inconscient de ses suprêmes efforts. Il le saisit vigoureusement, lui leva la tête hors de l'eau, et, d'une voix puissante, poussa un cri qui, vibrant de lame en lame, parvint jusqu'à la barque. L'homme qui tenait la barre, à cet appel, regarda avec attention et, à la surface des ondes argentées, apercevant ce groupe qui se mouvait, il répondit par un coup de sifflet aigu. Aussitôt les rames cessèrent de frapper la mer, le bateau s'arrêta et le cotre, comme obéissant à des ordres reçus d'avance, mit le cap sur la terre.

Alourdi par son épave humaine, et rassemblant toutes ses forces, Pierre avançait péniblement. Ses habits, collés à son corps, entravaient le jeu de ses jambes, et la respiration s'embarrassait dans sa poitrine. Maintenant des paquets de mer lui passaient par-dessus la tête, il ne fendait plus, alerte et léger, les vagues, de ses bras dispos. Il lui semblait qu'une puissance irrésistible l'entraînait vers le fond, et que des liens mystérieux garrottaient ses membres appesantis. Des bourdonnements emplissaient ses oreilles, et ses yeux voilés d'ombre ne distinguaient plus nettement le ciel.

Il pensa : Je n'aurai jamais l'énergie d'aller jusqu'à la barque, et je vais mourir avec ce malheureux. Un désespoir le prit de ne pouvoir sauver cet inconnu qu'il tenait là, étroitement embrassé, comme un frère tendrement aimé. Il ne songeait pas à lui-même, il avait fait le sacrifice de sa vie, et il ressentait une âpre joie de la donner non inutilement, par un absurde et lâche suicide, mais en luttant pour arracher un homme à la mort.

Une rage de triompher lui rendit de la vigueur, il enleva d'une poussée plus puissante son inerte fardeau, et, une fois encore, il apparut sur la crête des lames. La barque n'était plus qu'à vingt mètres de lui. Un cri sourd sortit de sa bouche serrée par la contraction de tous ses muscles. Il battit l'eau de ses bras, pendant que ses jambes paralysées restaient sans mouvement. Un coup de houle le fit tourner, et le flot amer lui emplit ta gorge, étouffant un dernier appel. Il s'enfonça dans l'eau verdâtre, sous la clarté de la lune, avec cette idée très nette que, s'il lâchait son compagnon, allégé de ce poids, il serait sauvé.

Mais il repoussa l'égoïste conseil de la lâcheté humaine. Il pensa : Si je pouvais, en l'abandonnant, assurer son salut au prix de ma perte, c'est cela que je ferais. Allons, un dernier effort pour qu'il ne meure pas avec moi. Il remonta à la surface, respira largement, revit le ciel étoile et, tout à coup, se trouva délivré du fardeau qui le noyait. Il entendit des voix qui disaient en italien : «Je le tiens ! Enlève-le !»

Au même moment, une masse, qui lui parut énorme, se dressa, toute noire, sur les flots et retomba pesamment sur lui. Il sentit une violente douleur au front, ses yeux éblouis aperçurent des milliers d'étoiles, il lui sembla que son corps devenait léger et impalpable, puis il perdit connaissance.

Quand il revint à lui, il était étendu sur un paquet de voiles, à l'avant d'un petit navire, qui filait vivement dans la nuit claire. Le foc serré claquait au vent, au-dessus de sa tête. La mer mugissait coupée par l'étrave, et trois hommes, au visage basané, se penchaient sur lui, attentifs à son réveil.

Il voulut faire un mouvement, se soulever, deux bras le maintinrent étendu. Un des hommes, débouchant une fiasque entourée de paille tressée, lui offrit à boire. Il avala une gorgée d'eau-de-vie très forte, qui acheva de lui rendre le sentiment exact des choses extérieures. Une brûlure au front lui rappela le choc sous lequel il s'était évanoui. Il porta la main à son visage et la retira ensanglantée. En même temps, l'air de la nuit, rendu plus vif par la marche rapide du bateau, le glaça, et il s'aperçut qu'il était trempé jusqu'aux os. Alors, d'une voix étouffée, s'adressant à ceux qui l'entouraient :

— Mes amis, dit-il, si vous vous intéressez à moi, comme tout me le prouve, d'abord donnez-moi des vêtements secs, je meurs de froid.

— Tiens ! le camarade est un pays, dit un des trois marins avec un accent provençal. Alors permettez que j'aie l'avantage de le mettre à même ma garde-robe...

Il disparut par l'écoutille et remonta, au bout d'une minute, avec un pantalon, des espadrilles, une chemise de laine et un épais caban. Il posa le tout auprès de Pierre, et, avec un air de contentement :

— Agostino s'en tirera... Il commence à respirer... Ah ! c'est que s'il n'a pas reçu l'avant du canot sur la tête, comme vous, il a avalé bien plus de bouillon.

Pierre, à ces paroles, se rappela l'énorme masse noire qu'il avait vue se dresser sur la crête des lames, un instant avant de perdre connaissance. Il comprit que c'était la barque, soulevée par la houle, qui était retombée, de tout son poids, sur lui. Pendant qu'il réfléchissait, ses compagnons le dévêtissaient et le rhabillaient avec prestesse. Il se trouva enfin assis sur un rond de cordages, très étourdi, mais éprouvant un grand bien-être dans la laine moelleuse qui réchauffait ses membres endoloris.

— Qui est Agostino ? demanda-t-il, en se tournant vers les trois hommes qui le regardaient avec un air de satisfaction.

— Agostino, reprit le Provençal, est le camarade que vous avez ramené à la nage sous le feu des douaniers...

— Et qui êtes-vous, vous-mêmes ? demanda Pierre avec une brusque autorité.

Les marins se concertèrent hésitants. L'un d'eux dit, en mauvais italien, d'une voix gutturale :

— Nous n'avons pas besoin de nous défier de lui. Que peut-il d'ailleurs contre nous ?

— Rien du tout, interrompit Pierre avec tranquillité. Et, d'ailleurs, pourrais-je vous nuire, que je n'aurais certainement pas le goût de le faire.

— Ah ! vous avez compris ? s'écria le Provençal en riant.

— A peu près. Mais il me semble que c'est un patois que parlent vos camarades.

— Oui, c'est le dialecte sarde... Nous sommes de pauvres marins, qui tâchons de passer en franchise, et à nos risques et périls, les marchandises que nous confient des négociants de Livourne et de Gênes.

— Contrebandiers, alors ?

— Mon Dieu ! oui. C'est ainsi que cela s'appelle... Nous étions en train de débarquer des soies, de l'eau-de-vie et des cigares, quand nous avons été dérangés, au beau milieu de notre opération, par ces faillis-chiens de gabelous. Les marchandises sont entrées, moins deux ballots de Virginias, coulés à pic, qui seront fumés par les rougets et les rascasses... Mais vous, monsieur, comment vous êtes-vous trouvé là juste pour tirer d'affaire le pauvre Agostino ?

Ce fut au tour de Pierre d'être embarrassé. Il ne jugea pas utile de confier à ses hôtes d'un jour le mortel projet qui l'avait amené sur la rive à point nommé pour arracher un homme à la mort au lieu de s'y livrer lui-même. La lenteur qu'il mit à répondre donna à penser, aux marins, qu'il avait des raisons pour ne pas fournir d'éclaircissement sur sa conduite. Ils n'étaient point gens à s'en étonner, et, par habitude, très disposés à la discrétion.

— Vos affaires ne regardent que vous, dit le Provençal, au moment où le peintre s'apprêtait à inventer une fable, et nous n'avons rien à y voir. Au lieu de vous faire causer, il vaudrait mieux panser la plaie que vous avez au front. Elle a saigné, ce qui est bon pour les blessures à la tête. Maintenant, une bande de toile, et, dans deux jours, il n'en sera plus question. Voulez-vous descendre dans le poste, avec les camarades ?

— Si cela ne vous fait rien, je préférerais rester sur le pont... Je n'ai pas le pied très marin et l'air me fera du bien...

— Comme vous voudrez.

Quelques minutes plus tard, Pierre, la tête ceinte d'un bandeau, s'appuyait au bordage du cotre et regardait la mer qui déferlait le long de ses flancs. Sur les vagues désertes, pas une voile en vue. Au loin, dans une brume légère, un feu tournant luisait par instants. La brise fraîche emplissait, délicieuse, la poitrine du jeune homme. Au milieu de ces inconnus, il se sentit dégagé d'un poids écrasant. Il lui sembla qu'il n'était plus lui-même, et que le Pierre Laurier, insensé et malade, dormait maintenant au fond de la mer, balancé, blême et inerte, par la houle des grèves. Il poussa un soupir, qui vibra dans le silence, et, à mi-voix, il murmura :

— C'est vrai, je suis mort !

— Est-ce que vous désirez quelque chose ? demanda le Provençal qui veillait, à deux pas de lui.

— Ma foi ! mon cher camarade, puisque vous faisiez la contrebande des cigares, vous avez bien dû en garder une petite provision à bord. J'avoue que je fumerais avec plaisir.

— Facile !...

Il se pencha sur l'écoutille et prononça quelques paroles. Il remonta bientôt, avec un paquet entouré de rubans jaunes, qu'il tendit à Pierre :

— C'est le patron qui vous les envoie, et il me charge de vous dire qu'Agostino est tout à fait revenu à lui... Pauvre garçon ! S'il était resté au fond il y aurait eu bien des larmes répandues à Torrevecchio...

— Où prenez-vous Torrevecchio ?

Le Provençal étendit la main sur la mer, vers l'horizon :

— Là-bas, dit-il ; en Corse...

Il battit le briquet, et tendant l'amadou enflammé :

— Tenez, voilà du feu.

Pierre choisit un cigare long et brun, l'alluma avec soin et, avec une volupté profonde, poussant de rapides bouffées :

— Dites-moi, où va le bateau, en ce moment ?

Le Provençal hocha la tête :

— Il n'y a que le patron qui le sache... Nous avons le cap sur l'île d'Elbe... Mais, allons-nous à Porto-Ferraïo ou ailleurs ? C'est ce que nous saurons quand nous y serons. Adieu va !

Pierre sourit et approuva d'un signe de tête. Lentement il se dirigea vers la pile de voiles sur laquelle il s'était trouvé couché en renaissant à la vie. Il s'étendit, bien serré dans son caban de laine, il abaissa le capuchon sur sa tête, s'adossa à un paquet de cordages en guise d'oreillers, et, les yeux au ciel resplendissant, fumant lentement, l'esprit tranquille et le cœur libre, pour la première fois depuis bien longtemps, il se perdit dans une rêverie qui le conduisit doucement au sommeil.

Quand il se réveilla, le soleil le chauffait de ses rayons obliques, comme un lézard dans un creux de muraille. Il eut d'abord de la peine à se reconnaître. Les voiles, les agrès, offraient à ses yeux un spectacle qu'ils n'avaient pas coutume de voir en s'ouvrant le matin. Brusquement le souvenir des événements, qui avaient rempli les courtes heures de cette nuit, lui revint. Il eut au cœur une commotion rapide, en constatant que son existence ancienne se trouvait complètement bouleversée, que rien de ce qu'il avait l'habitude de faire ne lui était plus possible. Entre son passé et son présent un abîme, plus large et plus profond que la mer bleue, qui séparait le navire de la côte, se creusait. Et, tout au fond, un cadavre, celui d'un peintre fou, nommé Pierre Laurier, gisait, brisé par une chute mortelle.

Oui, mortelle ! Il répéta ce mot, afin qu'il n'y eût pas de doute possible, dans son esprit encore obscurci. Il avait dit qu'il se tuait, il l'avait écrit, il avait jeté à ses amis et à sa maîtresse ce cri désespéré et haineux : «Je fuis la vie que vous n'avez pas su me faire aimer.» A l'heure présente, ils devaient être dans la stupeur ou la tristesse. Il ne pouvait reparaître sans risquer d'être grotesque. Le hasard l'avait porté dans un milieu imprévu, où il était absolument ignoré de tous ses compagnons. Il n'avait qu'à se laisser conduire vers l'inconnu.

D'ailleurs n'était-ce pas le silence, le repos, l'apaisement, dont sa pensée avait soif ? Oh ! sortir de l'enfer d'une passion compliquée et malsaine, et se trouver soudainement jeté dans le paradis d'une existence primitive et toute matérielle ! Passer de l'atmosphère troublante d'un boudoir de fille, de la chaleur viciée d'une salle de jeu, à l'âpre et saine odeur de ce bateau, fendant l'air pur et la vague azurée ! Ses poumons s'emplirent de la fraîcheur de la brise. Il lui sembla que sa poitrine s'élargissait, et un joyeux frisson passa par tous ses membres. Il se leva, et, voyant l'équipage réuni sur le pont, il alla d'un pas tranquille au-devant de ses nouveaux amis.

Le Provençal venait à lui :

— Avez-vous bien dormi ? dit le matelot.

— Comme jamais !

— Ah ! c'est que la mer s'entend à bercer !...

— Où sommes-nous ? demanda Pierre.

— Par le travers de Livourne... Cette ligne de côtes blanches, que vous apercevez sur la gauche, c'est Viareggio... Mais, voici le patron, avec Agostino... Il veut vous remercier...

Pierre eut à peine le temps de se reconnaître ; un petit homme, brun de barbe et de cheveux, au teint olivâtre éclairé par de grands yeux et un bon sourire, se précipitait sur lui, le serrant déjà dans ses bras.

— C'est toi qui m'as sauvé... s'écria-t-il, avec un violent accent italien, tu peux compter sur moi à ton tour : ma vie t'appartient !...

— Bien ! bien ! mon camarade, dit le peintre en se dégageant doucement.

Il examina Agostino, le vit à peine âgé de vingt ans, et lui mettant la main sur l'épaule :

— Tu étais vraiment bien jeune pour mourir... Mais ce sont tes compagnons qui t'ont tiré d'affaire ; moi, je me noyais avec toi.

— C'est justement cela qui m'attache à toi, dit Agostino avec chaleur... Tu coulais et tu ne m'as pourtant pas lâché... Oh ! tu viendras au pays pour que ma mère et ma sœur te remercient... Mais comment t'appelles-tu ?

— Pierre...

A son tour Agostino examina son sauveur :

— Tu n'es ni un pêcheur, ni un marin, ni un ouvrier... tu es un monsieur...

— C'est ce qui te trompe : je suis ouvrier... je fais de la peinture.

— Oh ! de la peinture fine et soignée alors !... Peut-être les figures d'hommes ou de femmes, qui regardent par les fausses fenêtres des villas ?... Peut-être les enseignes des magasins... Peut-être les madones des coins de rues ?...

— Justement, dit Pierre. Et si, dans ton pays, je trouve de l'ouvrage, je m'y fixerai pour quelque temps.

— Les Corses ne sont pas riches, dit le patron... Mais si tu veux donner un coup de badigeon au saint Laurent, qui est à l'avant du navire...

— Oui, certes, quand nous serons au port... Ce sera le prix de mon passage, si tu ne trouves pas que ce soit trop peu de chose.

— C'est nous qui sommes tes débiteurs, interrompit le contrebandier... Ce que tu feras pour le bateau, nous l'accepterons de bonne amitié, mais nous serons encore en reste avec toi.

— Voilà donc qui est entendu ! s'écria gaiement Pierre. Et peut-on savoir où nous allons de ce joli train ?

— A Bastia.

— Va pour Bastia, dit le peintre. Je n'ai pas de préférence. Et pourvu que nous ne gagnions pas le continent, tout ira bien.

— As-tu donc besoin de prendre l'air, loin de la France ? demanda le patron avec un curieux sourire.

— Très besoin.

— Est-ce que tu as fait quelque mauvais coup ?

— Un assez mauvais coup... Oui ! affaire d'amour !

Le contrebandier eut une moue dédaigneuse et Pierre comprit qu'il baissait dans l'estime du fraudeur. Mais, quoiqu'il ne fût arrivé à se faire considérer que comme un demi-malhonnête homme, il se sentit déjà plus à son aise au milieu de ses compagnons de bord. Il pensa : Me voici comme Salvator Rosa parmi les brigands. Mais la fréquentation des hommes qui m'entourent est-elle plus pernicieuse que celle des gens à qui je serrais quotidiennement la main ? Il n'y a de changé que le ton et le costume. Encore, ceux-ci sont-ils plus accessibles à la générosité et à la reconnaissance que mes amis d'hier. Le cœur des uns est plus simple, plus droit que le cœur des autres. Et ces mauvais garçons qui tous ont mérité la prison, quelques-uns peut-être le bagne, sont moins gangrenés, moins pourris, que ceux dont je faisais ma compagnie habituelle.

Cette amère philosophie le fortifia, et il envisagea avec tranquillité, presque avec satisfaction, sa situation nouvelle. Il ne pensait plus à mourir, il n'avait plus aucune raison de maudire la vie. Elle lui fournissait des sensations inattendues qui fouettaient son imagination active. Mobile et impressionnable, s'enthousiasmant aussi vite qu'il se désespérait, son tempérament d'artiste, en un instant, l'emportait dans des conceptions séduisantes, qui remplaçaient toutes ses préoccupations anciennes. Changé de milieu, il éprouvait, non pas une gêne, un souci, mais un contentement, une quiétude. Il lui semblait qu'il venait de s'évader d'une prison dans laquelle, depuis de longs mois, il végétait enfermé. Il fêtait son indépendance, son affranchissement. Ses yeux rafraîchis, et comme affinés, étaient frappés de mille détails qui lui échappaient la veille. La teinte verte des flots frangés d'écume argentée charmait son regard. Il étudiait les dégradations de ton du ciel, d'un bleu intense au zénith, et d'un gris d'opale à l'horizon. La légère mâture du navire, les agrès, les voiles rouges, se découpant sur ce fond clair, la silhouette d'un matelot assis sur le bout-dehors et serrant une amarre, ce tableau vivant, tout composé, sollicitait exclusivement son attention, et lui procurait une jouissance délicieuse.

A peine dégagé des liens de la mauvaise femme, il était repris par son art et, avec une prodigieuse faculté de détachement, il ne gardait plus déjà de celle qui l'avait torturé, qu'un souvenir très effacé, et comme estompé par la distance. Son amour malsain avait disparu de son cœur, à la suite de cette violente secousse morale, comme un fruit pourri tombe de la branche après une nuit d'orage.

Il alluma un des longs Virginias, que le Provençal lui avait apportés la veille et, accoudé au bordage, il laissa errer ses yeux sur la mer très calme, animée par le passage des bateaux de pêche et la fuite des grands navires à vapeur se dirigeant, suivis de leur panache de noire fumée, vers Civita-Vecchia ou Naples. Le vent, fraîchissant dans les voiles, poussait le cotre avec rapidité. Et déjà, dans la brume lointaine, apparaissaient de hautes montagnes violettes sous le grand soleil.

Pierre appela Agostino, et lui montrant l'horizon :

— Quelle est cette terre qui est devant nous ?

— La Corse, dit le matelot, de sa voix rude... Les montagnes, que vous voyez, vont de la pointe de Centuri jusqu'à Bonifacio... La petite île, qui se détache à peine à gauche, c'est Giraglia... Ce soir, nous passerons, entre sa batterie et le cap Corse, pour gagner Bastia... Sans la brume de mer, vous distingueriez la neige sur le mont Cinto... Mais, vous verrez... C'est un beau pays. Et puis le monopole du tabac n'y existe pas, comme en France, et on y fait librement le commerce... Sans compter que là, ce qui est défendu est permis tout de même !... Mais voilà qu'on, va déjeuner... Vous devez avoir faim ?...

— Ma foi, oui.

— Eh bien ! venez avec moi.

A l'avant, sur des caisses vides, un couvert fort sommaire était dressé. Du pain, du jambon, un fromage de Gorgonzola, des pommes, et du vin blanc dans des fiasques.

— Asseyez-vous, monsieur, dit le patron, en montrant à Pierre une place auprès de lui, et servez-vous à votre volonté.

La chère était appétissante, le peintre y fit honneur. Tout en mangeant, il remarquait que ses compagnons restaient silencieux.

— Est-ce moi qui vous gêne, pour parler ? demanda-t-il tout à coup. J'en serais désolé.

Le patron le regarda tranquillement :

— Non ! Mais nous vivons toujours ensemble, et nous n'avons pas grand'chose à nous raconter... Et puis, la mer empêche d'être causeur : elle parle toujours. C'est la grande bavarde, et le marin l'écoute.

Les autres approuvèrent de la tête. Alors Pierre versant du vin dans un gobelet de fer-blanc et le levant à la hauteur de son visage :

— A votre santé, mes amis.

Ils levèrent leur verre, et gravement répondirent :

— A votre santé.

Et, après avoir bu du café brûlant et d'excellent rhum, sans plus s'éterniser à table, chacun se mit sur ses pieds et s'en fut à sa besogne. La journée passa avec une rapidité incroyable, et, le soir, le cotre entrait dans le port de Bastia.

Le lendemain matin, la Santé ayant visé la patente du petit bateau, l'équipage eut le droit de descendre à terre. Agostino, s'attachant à Pierre, le fit asseoir à côté de lui, à l'avant de la chaloupe. Il semblait lui faire les honneurs de son pays. Du doigt il lui montrait les divers points de la ville : la place Saint-Nicolas, qui domine la mer, le boulevard de la Traverse, quartier riche et populeux, l'hôpital militaire, ancien couvent de Saint-François ; sur les hauteurs, la citadelle, et des ruines d'anciens donjons canonnés et brûlés pendant les guerres contre les Génois. Encadrant cet amphithéâtre de maisons, qui s'étendait de la plage jusqu'à mi-flanc de la montagne, des jardins verdoyants et fleuris, où les orangers et les mimosas répandaient des senteurs exquises. Au-dessus de la ville, la brousse, cette courte et sèche végétation qui couvre les pentes de toutes les montagnes de la Corse et constitue ce qu'on appelle le maquis : genêts, bruyères, genévriers, lentisques, et petits sapins, trouvant sur le rocher juste ce qu'il faut de terre pour leurs racines, et offrant un asile presque impénétrable au gibier et aux bandits. Tout en haut, sur les cimes, les admirables forêts de hêtres, richesse du pays, ravagées par les habitants qui les pillent, détruites par les bergers qui les incendient pour créer des pâturages.

Tout cela, Agostino le racontait à son sauveur, pendant que le canot suivait le môle du Dragon, se dirigeant vers le quai.

Au pied de l'escalier ils descendirent, et Pierre, un peu étourdi, se trouva sur la terre ferme. Il était encore vêtu de son caban, de son pantalon de laine grossière, et chaussé de ses espadrilles. Il avait seulement pris, dans ses anciens habits, déformés par l'eau de mer, son argent et sa montre. A la devanture d'un liquoriste, établi sur le quai, il se regarda dans les vitres de l'étalage, et, avec le bandeau qui lui coupait le front, il se découvrit une vraie figure de brigand. Il saisit Agostino par le bras, et l'arrêta.

— Où vas-tu de ce pas ? demanda-t-il.

— Déjeuner d'abord, dit le jeune garçon, et puis en route pour le village... Nous avons une semaine de relâche, en attendant de nouvelles marchandises.

— Eh bien ! viens déjeuner avec moi, ensuite tu m'indiqueras une auberge.

— Ne veux-tu pas m'accompagner au pays ? dit Agostino d'une voix tremblante... Je m'étais promis de te faire embrasser par ma mère.

— J'irai chez toi, très volontiers, répondit Pierre en riant ; mais oublies-tu que j'ai promis au patron de lui repeindre son Saint-Laurent ?... Chose dite, chose faite !

— C'est juste, fit Agostino gaîment. Mais combien te faudra-t-il pour ton travail ?

— La matinée de demain.

— Ainsi demain soir tu seras disposé à m'accompagner ?

— Oui, certes.

— Alors je t'attendrai. J'irai tantôt retenir la carriole du père Anton, tu feras ainsi la route plus commodément.

— Eh bien, c'est convenu...

Ils gagnèrent l'auberge de Santa-Maria, où Agostino était avantageusement connu pour les excellents comestibles de contrebande qu'il apportait, tous les mois, de Grèce et d'Italie.

Installé dans une chambre, au premier étage, Pierre put, pour la première fois, depuis trois jours, se soustraire à la fascination de sa merveilleuse aventure, se mettre en face de lui-même, et réfléchir à ce qu'il devait faire. D'un côté, il sentait un dégoût profond à la pensée de rentrer en France ; de l'autre, il avait à cœur de ne point chagriner Agostino. Tout conspirait donc pour le retenir. Et puis, le charme de cette contrée admirable agissait sur lui. Tout ce qui l'entourait était fait pour le séduire : la nature sauvage et attrayante à la fois, les mœurs originales des habitants, enfin le mystère de son incognito, qui lui permettait de vivre, pendant un temps aussi long qu'il voudrait, au milieu de la basse classe, si intéressante à étudier, dans ce pays ou les mendiants avaient des fiertés de grands seigneurs. Tout Mérimée lui revenait, avec la poétique figure de la sauvage Colomba, la féroce rancune des Baricini, et il lui semblait qu'il était ramené de deux siècles en arrière, dans cette Corse divisée, comme jadis, par la haine de ses partis rivaux et enfiévrée par les sanglants souvenirs des vendettas.

Il passa l'après-midi à errer dans les rues de la ville, tout seul, car Agostino, avec une discrétion précieuse, l'avait livré à lui-même. Il n'éprouva pas une seconde d'ennui. Le mouvement de la population, grave et réservée, les habits pittoresques des gens de la campagne, venus pour le marché, les robes sombres des femmes, coiffées du mezzaro noir, comme si elles portaient le deuil, tout le captivait.

Il entra dans la boutique d'un tailleur et acheta un vêtement complet de velours brun, semblable à un costume de brigand calabrais, car il ne pouvait conserver son caban, son pantalon de matelot et ses espadrilles. Il trouva, chez un marchand de couleurs de la Traverse, une boîte de peintre et quelques châssis de différentes grandeurs. Et, tranquille désormais sur la façon dont il emploierait son temps dans la patrie de Bonaparte, il reprit le chemin de l'auberge. Il dîna avec Agostino, fit un tour sur le port, se coucha à neuf heures, et dormit d'un sommeil sans rêve.

Le soleil, en entrant par sa fenêtre, le réveilla. Il sauta à bas de son lit et s'habilla, puis, sa boîte sous le bras, il s'achemina vers le cotre. Un canot, pour quelques sous, le transporta jusqu'au petit bâtiment bien assis sur ses deux ancres, et à l'avant duquel une large planche, attachée, par deux filins, au beaupré, formait comme une escarpolette devant l'image dépeinte du Saint, patron de la barque.

Conduit par le capitaine, installé par l'équipage, Pierre se mit immédiatement à la besogne. Pendant qu'il coloriait la grossière image de bois sculpté, deux matelots, se balançant aux cordages du bout-dehors, le regardaient avec admiration. Sous sa main, les tons s'étalaient éclatants, la figure prenait une apparence vivante, les yeux brillaient, le bras étendu semblait commander aux flots. A dix heures, l'œuvre était parfaite, et, entouré d'un respect tont nouveau inspiré par son talent, Pierre déjeunait pour la dernière fois, avec ses compagnons d'un jour.

Vers midi, il quitta le bord, reconduit par tout l'équipage, et, après avoir serré la main de ceux à qui il devait plus que la vie, il monta avec Agostino dans une sorte de corricolo, et, au grand trot d'un cheval ébouriffé, s'éloigna de Bastia.

A partir de l'octroi de la ville, la route serpente entre des enclos plantés de vignes, au bord des champs d'oliviers, entre de petits bosquets d'eucalyptus et de chênes verts. Le terrain est sablonneux et la température extrêmement douce. Des cours d'eau, descendus de la montagne, se perdent dans les terres et forment des étangs couverts de roseaux, larges plaines verdoyantes, au-dessus desquelles volent des bandes de canards et d'oies sauvages. La route passe à mi-côte, suivant le bord de la mer, traversant de rares villages. Agostino, poussant son cheval à une vive allure, expliquait à son compagnon les mœurs et les coutumes du pays, se livrant avec une expansion, une gaieté, qui contrastaient vivement avec la gravité qu'il montrait à bord, On eût dit un écolier en vacances.

— Vous verrez comme notre pays est riche ! dit-il. Nous ne sommes pas de paresseux gardeurs de bestiaux. A Torrevecchio, il y a du commerce !... Mon père vendait son vin et notre vigne est importante. C'est mon beau-frère, maintenant, qui la cultive et l'exploite... Ma mère et ma plus jeune sœur habitent un hameau, qui dépend du bourg... Elles ont de quoi vivre, et je ne les laisse manquer de rien... Oh ! elles vont bien vous aimer quand elles sauront ce que vous avez fait pour moi !...

Le peintre sourit à la pensée de la reconnaissante affection de ces pauvres gens. Il se dit : Je ne serai pas longtemps une gêne pour eux, et je me rendrai promptement libre. Après un jour passé dans le village, un guide me conduira à travers la montagne, car il ne s'agit pas de me cantonner au bord de la mer, dans le has pays. Il faut voir la rude Corse, celle des maquis et des bandits. S'il y a des croquis à faire, c'est du côté de Bocognano, terre sainte de la vendetta... J'ai vingt louis dans mon porte-monnaie, et, dans mon portefeuille, un billet de mille francs, épaves du naufrage... C'est plus qu'il ne m'en faut, pour vivre quelques mois, dans cette contrée primitive, au milieu de ces gens sans besoins... Et quand il n'y aura plus d'argent, il me restera mon métier... Je brosserai des portraits à cent sous, en une séance... Cela me rajeunira !

La voiture, ayant franchi le pont de San-Pancrazio, roulait sur une route en pente entre deux bordures de châtaigniers séculaires. Le soleil descendait à l'horizon, empourprant la montagne de ses derniers feux. Agostino tourna au coin d'un petit chemin de terre dans lequel il s'engagea, sifflant joyeusement, comme les merles de son pays. Au bout de quelques cents mètres, il arrêta devant la barrière d'un enclos et sauta à bas de son siège. Un gros chien, qui accourait, en aboyant d'un air féroce, se jeta dans les jambes du jeune homme avec des hurlements de joie. Une vieille femme et une petite fille parurent dans le verger et s'avancèrent les mains tendues. Agostino les embrassa avec effusion, les poussa vers son sauveur, en expliquant son aventure, en patois corse, avec une volubilité sans pareille. Pierre remercié, fêté, entraîné dans le tourbillon de l'exubérante joie de ces bonnes gens, léché par le chien, pressé par la mère et l'enfant, se trouva installé dans la maison, très simple mais d'une admirable propreté, assis à la table de famille, et tout plein d'une satisfaction tranquille, que, depuis bien des mois, il n'avait pas éprouvée.

Il se coucha de bonne heure, en remerciant ses hôtes, se leva tard le lendemain, déjeuna, visita les dépendances de l'habitation, fit connaissance avec le beau-frère d'Agostino, qui était grand chasseur, avec sa sœur qui était bonne ménagère, joua avec la petite Marietta, qui depuis la veille l'observait avec ses yeux noirs et pénétrants, lui souriant de ses dents blanches, mais l'approchant avec une sauvage timidité.

Le soir vint avec une rapidité étonnante, sans qu'il eût rien fait que se laisser vivre. Retiré dans sa chambre, avant de s'endormir, étendu sur une fraîche paillasse de maïs, il se moqua de lui-même :

— Je mène ici la vie admirable des pasteurs, et je vais me refaire un cœur et un cerveau. Que diraient mes camarades et mes amis, s'ils me voyaient en proie à cette idylle ? Hé ! ils diraient que la Madone, à qui tous ceux qui m'entourent ici, croient si fermement, m'a visiblement protégé. Pierre Laurier, tu étais sur une mauvaise route, mon garçon. Par un miracle t'en voilà tiré. Profite de la faveur que la Providence t'a accordée, jouis du temps qui t'appartient et mets-le à profit, en travaillant librement, ce que tu as eu, jusqu'ici, rarement l'occasion de faire. Tu es mieux traité que tu ne le méritais... Sois reconnaissant.

Il s'endormit, au milieu de ces sages pensées, et rêva qu'il peignait un tableau symbolique, dans lequel le mauvais ange avait les traits charmants et pervers de Clémence Villa, et le bon ange, le pur visage de Mlle de Vignes. Ensuite, sur la toile, apparaissait et se fixait l'image de Jacques, avec ses blonds cheveux et ses yeux mélancoliques. Clémence s'approchait du jeune malade et lui parlait tout bas avec animation, l'enlaçait peu à peu, s'emparant de lui, et le malade pâlissait, ses yeux devenaient plus profonds et plus sombres, ses lèvres plus blêmes. Alors les regards du peintre, se détournant vers Juliette, la voyaient triste mortellement, les mains jointes dans l'attitude de la prière, et ce n'était pas que pour son frère qu'elle priait. Un autre nom venait aussi sur ses lèvres, et Pierre devinait que c'était le sien. Il voulait alors s'élancer vers elle, la rassurer, la consoler, mais le bras de Jacques se tendait comme un obstacle et de sa bouche tombaient ces paroles :

— Tu m'as donné ton âme, tu ne t'appartiens plus. Tu n'as pas le droit de reparaître.

Alors Pierre s'arrêtait, et peu à peu le tableau s'effaçait, et il ne distinguait plus bientôt que la petite Marietta avec ses cheveux noirs et son front sauvage, qui, dans le pâtis ombragé de vieux châtaigniers, gardait ses chèvres. La nuit s'écoula dans ces agitations. Mais au réveil Pierre retrouva son calme et partit pour la chasse, avec Agostino et son beau-frère dans les marais de Biguglia. Le temps passa ainsi, et, au bout de la semaine, le matelot annonça qu'il lui fallait retourner à bord. Il s'en allait pour trois semaines et comptait bien, au retour, retrouver son sauveur.

Déjà Pierre était, dans la famille d'Agostino, comme chez lui. Ces humbles paysans lui témoignaient une affection qu'il n'avait pas souvent rencontrée aussi sincère. Il n'avait qu'à moitié envie de partir, il se laissa donc faire violence et resta. Il commençait le portrait de la petite gardeuse de chèvres, et, dans ce calme, au milieu de cette splendide nature, toute la fraîcheur de son inspiration reconquise s'était épanouie avec une grâce et une puissance nouvelles. Il travaillait tous les jours, jusqu'à quatre heures, et, le soir, il faisait la partie du beau-frère qui venait, après dîner, avec sa femme.

Le maire de Torrevecchio, bonapartiste enragé, ayant appris qu'un peintre était de passage dans le pays, avait risqué, avec son curé, une démarche auprès de Pierre pour obtenir qu'il restaurât les peintures de l'église, très curieuses, datant de l'occupation génoise, et dues au pinceau de quelque maître italien. Laurier avait accepté la tâche, et, non content de retoucher les parties endommagées des peintures murales de la petite église, il avait entrepris la décoration de la chapelle de la Vierge, nouvellement reconstruite.

Absorbé par ses travaux, chassant, péchant, n'ayant pas une minute à perdre, il était rentré si complètement en possession de lui-même, qu'il ne pensait plus jamais au passé. On l'aurait fait rougir de honte, en lui racontant que, par une nuit tiède, lorsque la brise sentait bon, et que la mer murmurante et les splendeurs des cieux attestaient l'harmonie universelle, un certain Pierre Laurier avait voulu attenter à sa vie pour les yeux diaboliques d'une femme qui le martyrisait. Il eût levé les épaules, allumé sa pipe, et juré qu'il n'y avait au monde qu'une seule chose qui valût un effort, c'était l'espérance d'arriver à mettre en valeur une figure dans la clarté du plein air. Et il clignait de l'œil, en regardant, par-dessus sa palette, la petite Marietta qui, assise sur une bille de châtaignier, dans l'enclos, les pieds sur l'herbe verte, posait fière, son chien couche auprès D'elle.

Agostino revint d'une course faite à Livourne, et resta encore quelques jours, puis il repartit. Pierre semblait acclimaté et ne parlait plus de quitter le pays. Il avait acheté, à Bastia, des meubles qui manquaient dans la maison, et dont l'arrivée avait éveillé l'ardente admiration des gens du hameau. On se rendait bien compte de la différence de condition sociale qui existait entre le peintre et ses hôtes. Le maire et le curé avaient déclaré que Pierre était un homme supérieur. Ses manières trahissaient l'habitant des grandes villes. Sa générosité dénotait la richesse. Qui était-il ? Pierre, ce n'était évidemment qu'un prénom. Se cachait-il ? Et pour quel motif ?

Le maire, entraîné par la curiosité, procéda sourdement à une enquête. Déjà le préfet d'Ajaccio était informé, par le sous-préfet de Bastia, qu'on continental mystérieux vivait dans une modeste famille de Torrevecchio, qu'il exécutait des travaux remarquables dans l'église ; que tout, dans sa manière d'être, annonçait une parfaite honorabilité, mais que, peut-être, il serait intéressant, néanmoins, de s'assurer de son identité. L'administration n'y mit pas tant de formes et ordonna à la gendarmerie de Bastia de demander à l'étranger de fournir ses papiers. Heureusement, le brigadier eut l'idée de passer par la mairie et de raconter au maire l'objet de sa mission. Celui-ci, voyant aboutir ses menées à une brutale intrusion de la force publique dans la vie de celui pour lequel il avait une considération toute particulière, lava la tête au brigadier, qui n'en pouvait mais, le renvoya au chef-lieu, avec une belle lettre pour le préfet, et évita à Pierre, qui travaillait dans la candeur de son âme, l'apparition des gendarmes. On ne sut donc pas à qui on avait affaire.

Il y avait deux mois environ que Pierre était à Torrevecchio, chassant, pêchant, travaillant et ayant achevé, non seulement le portrait de Marietta, les peintures de l'église, mais deux tableaux de genre, lorsque, pendant une absence qu'il avait faite, pour visiter des mines d'argent du côté de Calvi, une voiture, venue de Bastia, déposa à l'auberge de Torrevecchio deux voyageurs, accompagnés de leurs domestiques, qui demandèrent à déjeuner. Le patron, questionné sur ce qu'il pouvait y avoir de curieux à voir dans le pays, parla des peintures de l'église. Le plus jeune des deux voyageurs, que son compagnon appelait docteur, s'y rendit seul. Il s'arrêta devant une Résurrection, qu'il examina avec une attention profonde. Et comme le curé traversait la nef, il l'appela et lui dit :

— Vous possédez là, monsieur le curé, une œuvre d'une bien grande valeur, d'un maître français... Car le peintre, qui a travaillé ici, n'est certes point un Italien ?...

— En effet, monsieur, dit le prêtre, c'est un Français.

— Comment se nomme-t-il ?

— Je l'ignore.

— Ah ! fit le docteur... Il est demeuré inconnu ?

— Mais il habite ce pays, reprit le curé, et...

Le docteur eut un regard étonné et, vivement :

— Depuis deux mois, alors, environ ?

L'étranger parut faire mentalement un calcul et murmura à mi-voix :

— C'est possible !

Puis tout haut :

— Savez-vous au moins son prénom ?

— Oui, monsieur, il s'appelle Pierre.

— Alors, il a les cheveux châtains, les yeux bleus, la moustache blonde, il est de taille moyenne ? interrogea l'étranger avec vivacité.

— La moustache blonde ? Non, dit le prêtre, il porte toute sa barbe, mais il a les yeux bleus et n'est pas de haute taille.

— C'est lui ! c'est bien lui ! s'écria le docteur... Du reste, il n'y avait que lui qui pût peindre cette Résurrection.

— Vous connaissez ce jeune homme, monsieur ? demanda le prêtre. Oh ! si vous vouliez nous apprendre...

— Qui il est ? Je ne le dois pas, puisqu'il veut rester ignoré. Mais j'ai le droit de vous dire que celui qui a travaillé pour vous est une des jeunes gloires de l'école française... Mais je le verrai... Où est-il ?

— Absent pour quelques jours.

— Absent ?... Et nous partons demain !... N'importe, il faut que je laisse, pour lui, une trace de mon passage.

Il prit le crayon de son portefeuille et, s'apprêtant à écrire sur la muraille blanchie à la chaux, il dit :

— Vous permettez, monsieur le curé ?

— Faites, monsieur, répondit le prêtre.

L'étranger, alors, au-dessous de la Résurrection peinte par Pierre, traça ces simples mots : Et idem resurrexit Petrus... Et au-dessous il signa : «Davidoff», puis ce tournant vers le curé :

— Quand il reviendra, montrez-lui cette inscription, il saura ce qu'elle veut dire.

Il salua le prêtre, rentra à l'auberge, et dit à son compagnon :

— Mon cher comte, vous avez eu tort de ne pas sortir avec moi, vous avez manqué quelque chose de très curieux.

— Et quoi donc ?

— Je vous conterai cela, quand nous serons à bord. Ici, c'est un secret.

Les deux voyageurs allumèrent leurs cigares, montèrent en voiture et partirent.

Le surlendemain, Pierre revint de son excursion avec le beau-frère d'Agostino ; il rapportait de jolies boucles d'oreilles en argent pour Marietta, et une agrafe de ceinture pour la mère. Il déjeuna gaiement, et se disposait à travailler, quand le curé entra, en poussant la porte à claire-voie de la salle.

— Eh ! c'est monsieur le curé ! s'écria Pierre. Qui nous vaut le plaisir de vous voir ?

— Une communication dont on m'a chargé pour vous.

— Ah ! Qui donc ça ?

— Un étranger.

Le front de Pierre se rembrunit et, d'une voix un peu tremblante, il dit :

— Voyons un peu de quoi il s'agit ?

— Si vous vouliez me suivre jusqu'à l'église, vous te sauriez plus vite et plus complètement.

— Je suis à vous.

Il prit son chapeau et sortit avec le prêtre. Pendant la moitié du trajet, il ne prononça pas une parole. Comme ils approchaient de la grande place, le curé lui dit :

— Cet étranger a vu vos peintures, et m'a assuré que vous aviez enrichi notre église d'un tableau dont la valeur est inestimable.

Pierre ne répondit pas, mais il secoua la tête avec insouciance. Il hâta sa marche, comme pressé d'apprendre à qui il avait affaire. Il traversa la nef, arriva à sa Résurrection, et, avec une émotion qu'il ne pouvait contenir, sur le mur il lut l'inscription latine : Et idem resurrexit Petrus... Davidoff... Il poussa un soupir, répéta d'une voix étouffée : Davidoff... et resta pensif.

Le curé, traduisant la phrase latine, dit derrière lui :

— Et, de même, Pierre est ressuscité... Il y a donc eu intervention divine ? Mon cher enfant, il faut en louer Dieu...

Pierre passa la main sur son front, sourit au prêtre qui, interdit, le regardait, et avec un accent profond :

— Oui, il y a eu intervention divine... Et Dieu en soit Loué !...

Il s'absorba de nouveau, semblant faire un retour sur le passé, puis doucement :

— Monsieur le curé, je vous remercie d'avoir pris la peine de vous déranger. Ce que vous m'avez communiqué était très intéressant pour moi... Au revoir, monsieur le curé.

Et d'un pas lent, la tête baissée, il retourna chez la mère d'Agostino.

Le lendemain, un des enfants qui servaient la messe lui apporta une lettre mise à la poste à Ajaccio, avec cette adresse : «M. Pierre, aux bons soins de M. le curé de Torrevecchio.» Il l'ouvrit avec un serrement de cœur, Elle contenait ces lignes : «Mon cher ami, vous êtes encore de ce monde ; aucune surprise ne pouvait m'étre plus agréable. C'est moi qui ai rempli la pénible mission déporter à Beaulieu le mot dans lequel vous annonciez votre résolution fatale, heureusement inexécutée. Celui à qui vous donniez votre âme s'est, par un miracle de suggestion, ou par un effet de soudaine confiance, senti revivre, et va beaucoup mieux. Mais une personne, qui est tout près de lui, a failli mourir de votre mort. Au fond de votre retraite, sachez que vous avez passé à côté du bonheur sans le voir, mais qu'il vous est possible encore de le retrouver. Amitiés sincères.---Davidoff.»

Ayant terminé la lettre, Pierre la plia, la mit dans sa poche et sortit de la maison. Il gagna, pensif, la route de Bastia, et déboucha en face de la mer. Très calme, elle bleuissait, à perte de vue, sous le soleil. Des bateaux, au loin, dans la lumière, voguaient si doucement qu'ils semblaient immobiles. Le jeune homme s'assit sur un quartier de rocher, et, comme le soir où il avait voulu se tuer, il songea.

Peu à peu, devant son souvenir, s'évoqua la figure de Jacques, et elle n'était plus pâle et sombre. L'éclat de la jeunesse et la joie de la santé rayonnaient dans tous ses traits. Il allait dispos, jouissant passionnément de la vie. Il marchait, d'un air de force exubérante, sur la terrasse de la maison de Beaulieu, parmi les verdures renaissantes. Tout s'éveillait dans la nature aux premières tiédeurs, et Jacques, plus ranimé que les plantes, plus épanoui que les fleurs, resplendissait d'une beauté nouvelle. Soudain, à ses côtés, Juliette parut, et c'était elle maintenant qui était maigre et triste. Ses yeux charmants étaient entourés d'un cercle noir, ses joues se creusaient, et son sourire avait la navrante douceur d'un dernier adieu.

Pierre frémit jusqu'au fond de lui-môme. Il lui sembla que le regard désolé de la jeune fille, sans cesse tourné vers la mer, cherchait sous les flots bleus sa trace indécouvrable. Il la vit minée par le chagrin de sa perte, cette enfant dont il avait dédaigné la tendresse, un instant devinée. Une voix se fit entendre à son oreille, qui murmurait : C'est toi qui es la cause de ses larmes, de sa souffrance et de sa langueur. On te l'a dit : elle meurt de ta mort. Tu n'avais qu'un mot à prononcer, et ce chaste cœur, plein de toi, s'ouvrait pour toi. C'était la paix obtenue, le bonheur assuré, tu les a perdus par ta faute. Qu'attends-tu pour les reconquérir ? Vas-tu laisser descendre celle qui te pleure dans la froide terre ? Tu n'as qu'à te montrer : elle renaît. Allons ! recommence ta vie. L'avenir est à toi, puisque tu es aimé !

Un sanglot gonfla sa poitrine, et des larmes coulèrent de ses yeux, les premières depuis celles, si honteuses, que Clémence Villa lui avait fait verser. Mais il ne se laissa pas aller longtemps à l'attendrissement. Avec une fermeté sévère, il voulut s'interroger. Était-il purifié et régénéré par son austère retraite ? Se sentait-il capable de mener une existence nouvelle ? Aux prises avec les tentations, saurait-il y résister ? Il frémit. Une tête brune et pâle, aux yeux luisants, aux lèvres rouges, venait de lui apparaître. Elle riait, avec un éclat sardonique, comme le soir où il s'était décidé à mourir. De quoi riait-elle ainsi, avec ses dents blanches et ses petites fossettes dans les coins de la bouche ? Était-ce de lui ? Se croyait-elle donc sûre de le ramener à ses pieds le jour où elle en aurait la fantaisie ? Était-il donc encore son esclave ?

Il eut peur. Sa faiblesse avait été si grande, ses folies si désastreuses, sa lâcheté si complète, sa chute si profonde. A la pensée de retomber sous la domination de cette fille féroce et froide, une sueur monta à son front, son cœur battit d'angoisse. Il envisagea, une seconde fois, la mort, et la jugea préférable à tant d'abjection. Il laissa aller, avec accablement, sa tête entre ses mains, et, dans la splendeur de cette fin de journée, au milieu de cette nature grandiose, sereine et calme, il resta à songer en face de la mer.

Sa pensée peu à peu s'épura, et lui, qui depuis son enfance n'avait pas prié, se voyant si seul, si triste et si abandonné, il leva ses regards vers le ciel. Il ne demanda rien pour lui-même. Quel que fût son sort, si dur et si misérable qu'il pût être, il l'acceptait. Mais cette enfant douce et chaste n'était-elle pas innocente et ne méritait-elle pas d'être épargnée ? Il implora, pour elle, l'apaisement et sollicita l'espérance. Puisqu'il avait ce bonheur d'être aimé d'elle, au moins qu'elle eût la force d'attendre que son cœur, à lui, fût lavé de ses souillures. La justice céleste pouvait-elle lui refuser cette grâce ? Dans la solitude il se laissa entraîner à prononcer tout haut de suppliantes paroles.

Tout à coup son attention fut ardemment sollicitée par un fait qui, en un instant, symbolisa ses craintes et ses désirs.

D'un promontoire de rochers, qui s'avançait dans la mer, à ses pieds, une tourterelle venait de s'envoler, effrayée, et, la poursuivant, un aigle fauve planait dans le ciel. Elle fuyait de toute sa vitesse, mais le pillard gagnait sur elle, lançant, à chaque battement de ses ailes puissantes, un cri aigu. Pierre frappé se dit : C'est un présage. Si l'oiseau de proie l'emporte, c'est que tout est perdu pour Juliette et pour moi. Si la tourterelle s'échappe, c'est que je dois espérer, me fortifier, pour reparaître enfin digne du bonheur.

A partir de l'instant où il eut formulé aussi nettement le problème de sa destinée, il ne respira plus, suivant la lutte d'un œil ardent. L'aigle s'était abaissé, il volait, maintenant, presque au-dessus de la tourterelle, la dominant de son bec tranchant et de ses serres livides. Épouvanté, le pauvre oiseau se dirigeait vers un petit bois de chênes verts, espérant s'y cacher. Mais son féroce ennemi devinant sa tactique, activait la poursuite. Pierre, le cœur serré, les mains frémissantes, eût voulu donner de sa force à la fugitive, il voyait approcher l'instant où elle allait succomber. Déjà le rapace touchait sa victime, lorsque, du petit bois de chênes verts, une légère fumée blanche monta, en même temps qu'une faible explosion retentissait. L'aigle tournoya, frappé à mort, tombant vers la terre, et la tourterelle sauvée disparut dans les branches.

Pierre poussa un cri de joie. Ainsi la réponse à sa demande avait été immédiate et foudroyante.

Le destin avait manifesté son intervention d'une façon indéniable. Et l'invisible chasseur, dont la balle avait tranché la question, n'avait-il pas été amené là à point nommé pour mettre fin à ses angoisses ? Mais, par un soudain retour de sa nature gouailleuse d'autrefois, il se mit à rire, à la pensée qu'un coup de fusil, tiré sur un oiseau, pourrait arranger tant de choses. Il secoua la tête et dit :

— Le travail, voilà le vrai remède. Du jour où je l'ai abandonné, j'ai été perdu. Je me suis redonné à lui, il me sauvera.

Le soleil descendait dans la mer, rouge comme une énorme braise. Pierre se leva, et, le cœur apaisé, regagna le village.

IV

C'était le premier dimanche du carnaval et le théâtre de Nice splendidement illuminé, s'ouvrait pour le grand veglione. Depuis la place Masséna au centre de laquelle, sur son trône burlesque, depuis deux jours, avait été solennellement assis le roi Carnaval en habits pailletés, le hochet de la folie à la main jusqu'au péristyle du théâtre, une multitude de curieux, riant, criant, sifflant, regardait circuler les masques. L'orchestre rugissait de tous ses cuivres, et le rythme des valses et des quadrilles arrivait, en bouffées joyeuses, couvert par le murmure bourdonnant de la foule, qui roulait ses vagues, dans le vaste bâtiment livré, pour toute la nuit, aux caprices et aux fantaisies.

Dès l'entrée, ce n'était que buisson de plantes, sur lesquelles ruisselaient des lumières. Une élégante cohue de dominos multicolores, masqués ou le visage découvert, circulait dans les couloirs, les hommes et les femmes engagés dans de piquantes intrigues, dont les répliques volaient comme des flèches, au milieu des éclats de rire, des poursuites amoureuses et des fuites coquettement retardées. Dans la salle c'était, sur l'emplacement de l'orchestre et du parterre, la danse, comme au bal de l'Opéra. Dans les loges la conversation et la galanterie.

Tout ce que Monaco, Nice et Cannes comptaient de jolies et séduisantes personnes était rassemblé là, pour le plaisir des yeux. Vieille et jeune garde, donnant l'assaut au bataillon des viveurs en quête de plaisir, entr'ouvrant le satin des dominos, pour laisser voir l'éclat des épaules et la blancheur des bras nus, levant le velours des loups, pour montrer la grâce du sourire et la finesse du regard.

Les portes des loges battaient, un frou-frou de soie bruissait et des formes élégantes apparaissaient, en volées de femmes, qui se dirigeaient vers le foyer, pour chercher aventure. Des plaisanteries se croisaient, des lazzis partaient, fusées de gaîté, et, aussitôt, un cercle de curieux se formait autour des adversaires, déguisant à qui mieux mieux leur voix pour échapper à la curiosité, tout en goûtant le plaisir d'attirer l'attention. De petites bandes de jeunes gens passaient, la fleur à la boutonnière, le domino traînant comme un brillant manteau. Des groupes de femmes les frôlaient et ils échangeaient de vifs propos.

Debout, dans un angle, adossé à la muraille, entouré de cinq ou six de ses amis, le prince Patrizzi causait, surveillant les allées et venues des masques qui défilaient le long du couloir. Il s'occupait, aidé de son état-major d'élégants viveurs, à deviner le nom des femmes qui, se croyant assurées de l'incognito sous le voile protecteur des dentelles, s'amusaient librement. Il avait déjà nommé plusieurs grandes dames et un certain nombre de belles filles, quand il poussa une exclamation d'étonnement :

— Eh ! c'est Jacques de Vignes, lui-même !...

C'était Jacques, en effet, brillant, superbe, le teint reposé, les yeux clairs, laissant flotter son domino bleu qui lui donnait l'air d'un galant cavalier de la Renaissance. Il venait, la main tendue, souriant, heureux, tel que l'avaient connu, deux ans auparavant, ceux vers qui il s'avançait, et non point voûté et triste, comme au début de la saison, le soir où le docteur Davidoff avait raconté de si fantastiques histoires après un dîner joyeux. La résurrection était complète, triomphante, presque insolente, tant Jacques laissait éclater la joie de sa jeunesse victorieuse, miraculeusement retrouvée.

— Cela va tout à fait bien, Jacques ? demanda le prince.

— Tout à fait, dit le jeune homme, comme vous voyez.

— Honneur à ce climat qui vous a rendu à vous-même et à nous, car vous étiez un bon vivant et vous le redeviendrez...

Le jeune homme s'adossa à la colonne, auprès de Patrizzi, et, laissant errer ses yeux sur la foule bigarrée qui s'écoulait bruyante :

— Et je jouis de la vie, mon cher prince, dit-il avec ardeur, comme un homme qui s'est cru près de la perdre. Vous n'avez jamais été gravement malade, vous ne connaissez pas la langueur mélancolique qui s'empare peu à peu de l'esprit, à mesure que les forces du corps décroissent. Il semblerait qu'un crêpe voile la nature entière, tant on voit toutes choses sous un aspect sombre et désolé. Les moments heureux sont empoisonnés par la pensée qu'ils seront peut-être les derniers dont on pourra jouir, et plus ce qui vous entoure est beau, paisible, plus on est tenté de le maudire et de l'exécrer. J'ai passé par là, vous pouvez m'en croire : rien n'est plus atroce et plus douloureux. Aussi, maintenant, après être sorti de l'enfer, je suis dans le paradis. Tout me plaît, me séduit et m'enchante. J'ai appris à connaître le prix du bonheur et je sais en jouir. Le soleil me paraît plus doux, les fleurs plus parfumées, les femmes plus séduisantes... En moi, il y a tout un éveil d'admiration qui se fait, délicieux et puissant... J'ai failli mourir... Et c'est de là que date vraiment mon amour de la vie !

— A la bonne heure ! fit Patrizzi, c'est plaisir de vous entendre. Mais votre guérison est vraiment admirable. J'y songe... Que nous a-t-on raconté de merveilleux à ce sujet ? Ne vous a-t-on pas fait présent d'une âme toute neuve ? Davidoff prétendait que ce n'était plus vous qui viviez, mais votre ami Laurier. Et il ajoutait que vous aviez de la chance, car Pierre était de ceux dont on fête le centenaire !...

Le prince eut un éclat de rire qui fit pâlir Jacques, au front duquel une légère sueur perla :

— Je vous en prie, dit le jeune homme, ne parlez pas de cela. Vous me faites beaucoup de peine. Laurier était mon compagnon d'enfance, et sa perte sera bien longtemps ressentie par moi. En tout cas, si je vivais à sa place, le monde n'aurait pas gagné au change, car Pierre était un artiste d'un incomparable talent, et moi je ne serai jamais qu'un inutile.

En prononçant ces paroles, d'un ton saccadé et fébrile, la pâleur de Jacques s'était accentuée. Ses jeux se cernèrent et son visage, soudainement, se contracta jusqu'à faire saillir ses pommettes et ses dents. Il fut pris d'une sorte de tremblement, comme s'il avait la fièvre. Il mordit ses lèvres blêmes, et s'efforça de sourire. Mais, pendant une minute, ainsi que dans une funèbre vision, il offrit à ses amis, au lieu de l'apparence d'un être bien portant et joyeux, l'image macabre d'un agonisant.

Au bout d'un instant, le sang remonta aux joues, le regard se réveilla, la bouche sourit, et Jacques redevint ce qu'il était à son entrée : brillant et superbe. Il sembla vouloir se soustraire à une impression pénible, et, faisant quelques pas, il s'écria avec une gaieté un peu forcée :

— Quelle adorable soirée, et bien faite pour le plaisir ! Au dehors tout est bruit et joie, et ici tout est charme et séduction.

Comme il achevait de parler, un domino blanc, se détachant d'un groupe, s'approcha de lui et d'une voix déguisée :

— Charme et séduction ? Voyons un peu si tes actes seront d'accord avec tes paroles.

Par les trous de son masque, le domino attacha, sur Jacques, un regard étincelant. Le jeune homme sentit un bras souple se glisser sous le sien. Il ne résista pas, et, gaiement :

— Tu es en veine d'expériences, ma belle ? demanda-t-il. Eh bien ! charme-moi et je te séduirai. L'un ne sera, sans doute, pas plus difficile que l'autre.

Le domino lui donna, de son éventail, un caressant soufflet sur la joue et répliqua :

— Je te pardonne l'impertinence, en faveur du compliment !

Jacques jeta à ses amis un malicieux sourire et se perdit dans la foule avec sa conquête.

— Eh bien ! Patrizzi, vous qui les devinez toutes, nommez donc la femme qui vient de nous enlever de Vignes ?

— Parbleu ! si ce n'est pas Clémence Villa, que le diable m'emporte !

— Elle a eu vite fait d'oublier ce pauvre Laurier, dit un de ceux qui entouraient le prince.

— Mais Jacques ne l'a pas oublié, lui. Avez-vous vu son angoisse quand je lui ai parlé de son ami ? Son visage, l'instant d'avant, souriant, frais et rosé, a grimacé et s'est décomposé. Il était effrayant. On eût dit une tête de mort fardée. Notre ami Davidoff, vous en souvenez-vous, nous avait dépeint, avec une très curieuse précision, l'état moral de ce malade sauvé par la confiance. L'édifice de cette guérison est fragile, concluait-il. Un mot suffirait à le détruire. La conviction si passionnée qui a ranimé Jacques, venant à s'affaiblir, il retomberait aussi bas, plus bas même que nous ne l'avons vu... C'est une espèce de sortilège qui agit sur lui... Il est possédé d'une idée, et cette possession lui donne une force prodigieuse.

— C'est ce qui assure le succès des charlatans, des empiriques, des docteurs exotiques à rosettes multicolores, à baronnies suspectes, qui spéculent sur l'ardent désir des malades d'être rassurés.

— Et puis, il y a aussi les faux malades, qui se remettent très facilement, et notre ami de Vignes parait être de ceux-là.

Patrizzi hocha la tête, et gravement :

— Je le souhaite pour sa mère.

Une exclamation bruyante lut coupa la parole. Une bande de masques faisait une poussée dans la foule, au milieu des exclamations et des éclats de rire. Le groupe, dont le Napolitain formait le centre, s'ouvrit, et chacun des jeunes gens s'éloigna au gré de son plaisir.

Jacques, ayant au bras sa compagne de rencontre, avait suivi le couloir des loges, examinant curieusement la femme masquée et encapuchonnée qui l'entraînait d'un pas rapide, comme si elle craignait d'être reconnue et interpellée. Arrivée devant la porte d'une avant-scène, elle frappa deux coups secs contre le bois. Une autre femme ouvrit et, s'effaçant, avec un silencieux sourire, les laissa entrer. Puis discrètement elle sortit et ferma la porte.

Dans le salon qui précédait la loge, Jacques et le domino se trouvèrent en présence. Le jeune homme s'approcha de sa compagne, et lui passant le bras autour de la taille, il essaya de faire tomber son capuchon et de déranger son masque. Mais elle cambra son buste avec souplesse, appuya à la poitrine de Jacques les rondeurs de sa gorge, puis, tournant sur le talon de ses petits souliers, avec un bruit de soie froissée, elle s'échappa, et le nargua, debout à trois pas de lui, les yeux luisants par les trous du satin et les dents étincelantes sous la barbe de dentelle.

Elle était si tentante, ainsi, qu'il s'élança, la saisit de nouveau, et, approchant de ses lèvres la bouche provocante qui se plissait voluptueusement, il lui donna un baiser qu'elle lui rendit.

Il voulut la retenir, mais elle glissa, une seconde fois, hors de son étreinte, et s'avançant vers le devant de la loge, elle dit, d'une voix toujours déguisée, et en le menaçant du doigt :

— Soyez sage, ou je vous renvoie à vos amis.

— Comment voulez-vous qu'on soit sage auprès de vous ? s'écria-t-il, en souriant. Demandez-moi des choses faisables, mais non des choses impossibles !

— Il faudra cependant que vous m'obéissiez, ou je m'en vais, et nous ne nous reverrons plus.

— Et si je consens à tout ce que vous exigez, nous nous reverrons donc ?

— Certainement.

Elle s'assit sur le divan de la loge, et se renversa en arrière, laissant voir, entre son masque et son domino, un cou d'une blancheur mate, et, sous les ruches de son capuchon, une oreille délicate et colorée comme une rose. Il se plaça auprès d'elle, avec une respectueuse froideur, quoiqu'il tremblât de désir, tant cette séduisante et mystérieuse créature avait, en quelques minutes, réussi à troubler ses sens. Il lui prit la main et doucement la déganta, puis il porta les doigts fuselés et blancs à sa bouche, et commença à les baiser, l'un après l'autre, avec une caressante dévotion. Lentement il gagna le poignet, et appliqua ses lèvres sur la naissance fine et satinée du bras, montant jusqu'à la saignée, effleurant de la caresse de sa moustache cette chair qui se moirait d'un frisson léger.

Ils restèrent ainsi, pendant quelques secondes, les yeux vagues, n'osant se regarder, les oreilles occupées du tumulte de l'orchestre qui déchaînait ses instruments dans un quadrille furieux. Le bruit des pieds frappant le plancher en cadence, les cris, les rires violents des danseurs, emplissaient la salle d'un joyeux vacarme. Et, au fond de cette loge obscure, tout près l'un de l'autre, Jacques et la femme masquée étaient dans une absolue solitude, plus libres que si le silence eût régné, que si le vide se fût fait autour d'eux. Très bas, et d'un ton câlin, il dit :

— Il me semble que vous ne m'êtes pas inconnue, et que je me suis déjà trouvé en votre présence. Ne voulez-vous pas montrer votre visage ?... Vous n'ayez, j'en suis sûr, qu'à y gagner. Vous êtes jeune, certainement jolie... Avez-vous donc des motifs pour vous cacher ?

Elle baissa affirmativement la tête.

— Même de moi ?

Elle fit encore oui. Mais sa main moite eut une pression plus vive, et sa paume frémissante s'attacha à celle de Jacques. Une telle ardeur se dégageait de tout son corps, parfumé, souple et voluptueux, que le jeune homme se rapprocha, et, presque à ses pieds, la prit dans ses bras. Elle ne le repoussa pas. Et le souffle court, le cœur bondissant, affolée et pourtant sur ses gardes, elle resta près de lui, livrant sa taille, ses épaules, mais défendant son visage dont elle ne voulait pas laisser violer le secret.

— Où vous ai-je déjà vue ? demanda le jeune homme. Est-ce ici, est-ce à Paris ?

Elle ne répondit pas. Il reprit :

— Vous habitez Nice.

Elle demeura muette. Il dit :

— Je vous ai cependant rencontrée. Vous ai-je fait la cour ?

Un sourire passa sur les lèvres de la femme, elle éloigna un peu Jacques, le regarda avec complaisance, et à mi-voix :

— Vous êtes bien curieux !

— Comment ne pas l'être ? Tout me dit que je vous adorerai, et vous vous étonnez que je veuille savoir qui vous êtes ! Je le saurai demain, ou après-demain, ou la semaine prochaine, pourquoi ne pas me contenter ce soir, à l'instant même, en me permettant de voir votre visage ? Voulez-vous donc que je vous aime sans vous connaître ?

Elle murmura :

— Peut-être.

— Courez-vous donc un danger en venant à moi ? Craignez-vous qu'un jaloux vous surprenne ? Ou bien vous défiez-vous de ma discrétion ?

Elle ne bougea pas, lui donnant le droit de faire toutes les suppositions les plus romanesques.

Il sourit, et avec un accent passionné :

— Soit ! Je vous aimerai inconnue, masquée, mystérieuse. Ce que j'aimerai en vous, ce ne sera pas une femme, mais la femme. Je ne saurai pas qui tous êtes, mais je vous tiendrai sur mon cour. Vos lèvres n'auront pas murmuré votre nom, mais je baiserai vos lèvres. Vos yeux ne trahiront pas, pour moi, le secret de votre pensée, mais ils verseront des larmes de tendresse. Et, dans mes bras, étreinte follement, malgré vous-même, la possession sera complète.

Il la serrait contre lui, en parlant ainsi, et leur souffle se confondait. Une senteur troublante, faite des effluves de la femme, du parfum des vêtements, enveloppait Jacques, l'enivrait. Ses mains hardies enlacèrent une taille frémissante. L'inconnue, se tordant comme au milieu d'un brasier, renversa sa tête sur l'épaule du jeune homme, sa bouche se posa sur son cou, qu'elle mordit avec un cri étouffé. Elle s'abandonnait, les yeux sans regards, les lèvres pâlissantes, quand, froissé par l'ardeur de l'étreinte, son capuchon tomba en arrière, pendant que son masque entraîné découvrait son visage.

Jacques, en un instant, fut debout, fit un pas en arrière, et s'écria avec stupeur :

— Clémence Villa !

A son nom prononcé, la comédienne se retrouva lucide. Elle regarda son galant qui, immobile et pâle, la dévorait des yeux ; elle rejeta d'un geste son domino en arrière, et, se montrant dans tout l'éclat de sa radieuse beauté :

— Vous vouliez savoir qui je suis, dit-elle d'une voix sourde, maintenant vous le savez.

Il baissa la tête, et, lentement :

— Il y a bien peu de temps que le pauvre Pierre s'est tué pour vous.

— Pour moi ? répliqua-t-elle avec vivacité. En êtes-vous bien sûr ?

Jacques devint plus blême encore et, jetant à Clémence un regard effrayé ;

— Pensez-vous donc que ce soit pour quelque autre ?

— Ne le savez-vous pas ?

Elle se rapprocha de lui, qui détournait ses regards, et, avec une audacieuse autorité, lui saisissant le bras :

— C'est chez moi qu'il a passé sa dernière soirée. C'est à moi qu'il a adressé ses dernières paroles. Je sais ce que tout le monde, et Davidoff lui-même, ignore. Pierre, las de sa vie fiévreuse, désillusionné sur sa valeur artistique, ayant perdu tout espoir en l'avenir, a eu une défaillance morale, et, obéissant à je ne sais quelle cabalistique superstition, il a voué sa mort au salut d'un être cher...

— Taisez-vous ! interrompit Jacques presque menaçant.

— Pourquoi ? Avez-vous donc peur de son ombre ? Elle ne saurait être, pour vous, ni irritée ni méchante... Il savait que je vous aimais. Il m'a dit, dans le paroxysme de son suprême désenchantement : Il t'aimera mieux que moi. Et si quelque chose, de ce que je fus, subsiste en lui, ce sera, pour moi, un ressouvenir de la terre, et je frémirai de joie dans ma tombe !...

A ce sacrilège mensonge, le jeune homme porta sur elle un regard épouvanté. Il voulut se lever, partir. Ses jambes se dérobèrent sous lui. Et il resta assis sur le canapé, faible, comme s'il allait s'évanouir. Elle se pencha, et, l'entourant de ses bras, comme d'un invincible lien, le pénétrant de sa chaleur, le grisant de son parfum, l'étourdissant de son désir :

— Il vous a donné à moi, vous m'appartenez de par sa volonté, et rien ne peut faire que vous ne m'aimiez pas, car, en vous, c'est lui qui m'aime.

Et Jacques sentait qu'elle disait vrai, et qu'une force mystérieuse l'enchantait déjà à cette femme, comme si Pierre lui avait transmis sa tenace passion avec son âme. Il se révolta pourtant contre cette tyrannie, et, oublieux de sa voluptueuse ivresse, de ses supplications et de ses désirs, il voulut se détourner de celle qu'il pressait si ardemment, alors qu'elle était inconnue. Il n'accepta pas d'obéir au mort, il ne consentit pas à être l'exécuteur de ses posthumes caprices. Il reprit un peu de courage, de sang-froid et de résolution ; il se leva, et montrant à Clémence un visage calme :

— Je ne me laisse pas prendre à tontes vos incantations, belle magicienne ; il était inutile, d'ailleurs, de recourir à l'influence des Esprits, pour établir votre domination. Vos lèvres et vos yeux suffisaient. Vous avez eu bien tort de mêler la sorcellerie à l'amour. Je crains maintenant vos philtres...

— Je n'en aurai pas besoin avec toi, dit Clémence d'une voix tranquille, et, quoi que tu tentes, que tu le veuilles ou que tu ne le veuilles pas, tu m'aimeras.

Il ouvrait la bouche pour dire non : elle la lui ferma avec un rapide et violent baiser ; puis, sans lui laisser le temps de revenir de son trouble, légère, comme un charmant fantôme, elle gagna la porte de la loge et disparut.

Seul, Jacques resta un instant à songer. Le bal continuait tumultueux et sonore, soulevant des poussières qui flottaient, dorées par les feux du lustre. Dans les loges, les spectateurs, accoudés aux rebords de velours, formaient des groupes animés et brillants. Une impression de vie intense se dégageait de ce milieu surchauffé, tapageur et fringant. Le jeune homme fit un soudain retour sur son existence misérable et souffreteuse des dernières semaines, et une joie ardente s'empara de lui, à la pensée qu'il avait ressaisi la santé et qu'il se retrouvait vigoureux et libre, par cette nuit de plaisir, après avoir si amèrement regretté sa jeunesse évanouie.

Que de fois ne s'était-il pas dit, avec une sombre envie : Si jamais je puis rompre les entraves de ma faiblesse, si je me ranime et cesse de me courber chaque jour plus douloureusement vers la terre, quel emploi ne ferai-je pas de toutes les heures de grâce qui me seront accordées par la destinée ? Et ce rêve s'était réalisé. Le miracle réclamé avait produit ses fantastiques effets. La mort avait abandonné sa proie. Ou plutôt elle en avait pris une autre, plus belle, plus brillante, plus glorieuse.

Le pâle visage de Pierre Laurier s'évoqua devant Jacques. Les yeux fermés, un amer sourire sur les lèvres, des ombres violettes aux tempes, le peintre dormait son dernier sommeil, roulé par les vagues bleues, dans les caresses de la lumière. Le bruit éternel des flots, la plainte stridente du vent, le berçaient, et, montant, descendant, dans le creux ou sur le sommet des vagues, il roulait, vagabond de la mer, sans cesse détourné de la terre sur laquelle il avait tant pleuré. Jacques, du regard, suivait ce corps, épave humaine, terrifié par l'apparition sinistre, et cependant rassuré, égoïstement à la pensée que son ami était bien mort, puisque c'était de sa vie qu'il vivait. Il voulut se soustraire à ce cauchemar, qui l'obsédait si douloureusement. Il se leva et rompit le charme.

Devant lui il ne vit que la salle remplie de spectateurs, à ses pieds le plancher du parterre envahi par une cohue dansante et bariolée. Le bruit des flots, c'était leur piétinement et leur murmure ; la plainte du vent, c'était le chant de l'orchestre. Il n'y avait point de fantôme, tout était réel. Il se sentait plein de force et d'ardeur. Et le plaisir s'offrait à lui.

Il passa la main sur son front, détendit ses traits dans un sourire, ouvrit la porte de la loge, sortit dans le couloir, et circula nonchalamment, au milieu des groupes. Près du foyer, il retrouva Patrizzi qui flirtait avec une femme. Il s'avança vers lui, et gaiement, comme au plus beau temps de sa tapageuse existence :

— Soupons-nous, mon prince ? dit-il. Vous devez bien avoir, sous la main, une douzaine de convives à emmener ? Je crois que nous avons pris, de cette petite fête, tout ce qui pouvait être agréable. Si nous partions ?

— Qu'avez-vous fait du domino qui vous a, si gaillardement, enlevé tout à l'heure ? demanda le Napolitain. L'avez-vous invité ? Sera-t-il des nôtres ?

— Ma foi ! je l'ai rendu à lui-même.

— Pas gai ?

— Élégiaque !

— Il ne vous a pas donné rendez-vous pour demain ?

— Si. Mais je n'irai pas !

A ces mots, un flot de masques roula dans le couloir, et un rire strident s'éleva. Jacques pâlit. Il chercha avec effroi, autour de lui, un domino blanc. Mais il n'aperçut qu'un groupe de jeunes gens qui passait, poursuivant des femmes en costume. Une voix murmura à son oreille : «Pourquoi fais-tu le fanfaron, et mens-tu ? Ne sais-tu pas que tu iras à ce rendez-vous ?» Et il lui parut que c'était la voix de Clémence Villa qui lui parlait. Il se retourna. Patrizzi seul était auprès de lui. Il pensa : Je deviens fou. Il prit le bras du prince et, avec une vivacité fébrile : Allons ! s'écria-t-il. Et il l'entraîna.

Le lendemain, vers onze heures, quand il se réveilla, dans sa chambre de la villa de Beaulieu, il n'avait plus qu'un souvenir vague de ce qui s'était passé pendant la nuit. Il se rappelait qu'au souper il avait bu énormément de vin de Champagne, qu'il avait joué une valse pour faire danser les femmes. A partir de cet épisode chorégraphique, tout se noyait dans une ombre propice. Il avait été ramené en voiture, par un ami qui retournait à Eze. Qu'avait-il dit ? qu'avait-il fait ? C'était un mystère. Il ne se sentait pas en goût de le percer.

Étendu dans son lit, les yeux baignés par la lumière qui entrait à flots, il ressentait un bien-être exquis. Cette position allongée, qui lui paraissait si pénible, quand il était secoué par les affreuses quintes de toux, qui le laissaient en sueur, abattu et brisé, il s'y prélassait délicieusement, la tête libre, le sang apaisé, la respiration régulière. Il venait de veiller, de souper, de se dépenser dans une de ces fêtes qui lui coûtaient, autrefois, une semaine d'accablement et de maladie, et il se trouvait souple et dispos. Il eut un mouvement de satisfaction profonde. C'était décidément la guérison, tant promise par les médecins, et dont il avait cependant si cruellement douté.

Il resta là, à jouir de la vie, puis d'un bond, sautant hors de son lit, il commença à s'habiller. Il allait par la chambre, fredonnant, joyeux et sans souci. Il ouvrit sa fenêtre et l'air tiède vint le caresser. Une odeur de clématite montait pénétrante ; il s'approcha et, comme lui, au début de la saison, marchant lentement sur la terrasse, il aperçut sa sœur.

Elle penchait sa tête triste, et semblait, avec sa robe foncée, être en deuil d'elle-même, de sa santé, de sa jeunesse et de sa gaieté. Le contraste était si frappant que Jacques étouffa un soupir. Le mal s'était détourné de lui, mais, comme s'il lui eût fallu une victime, il s'était abattu sur la pauvre Juliette. Et, à mesure qu'il se redressait alerte et vigoureux, elle se courbait pâle et affaiblie. La maladie dont elle souffrait était indéterminée. Depuis le jour où le docteur Davidoff était venu apporter la fatale nouvelle de la mort de Pierre, l'état de l'enfant avait été sans cesse en s'aggravant. Une langueur profonde s'était emparée d'elle, et, silencieuse, cherchant la solitude, elle paraissait heureuse de cette souffrance qui la conduisait si rapidement vers la fin de sa vie. Elle n'aimait, point qu'on lui parlât de sa santé, et quand elle se trouvait en présence de son frère et de sa mère, elle s'efforçait de secouer sa mélancolie. Mais, aussitôt qu'elle était seule, elle retombait dans sa tristesse.

En ce moment, livrée à elle-même, elle se promenait à pas lassés dans le jardin, et, au milieu de cette verdure éclatante, parmi ces fleurs, sous ce ciel bleu, sa silhouette faisait une tache noire. Jacques descendit. Sa mère était au salon. Il alla l'embrasser. Elle le regarda attentivement, et, le voyant si brillant de jeunesse, elle eut un sourire.

— Tu es rentré bien tard ? dit-elle. Ce n'est guère prudent de passer la nuit, quand on finit à peine sa convalescence.

— Il y avait si longtemps que je n'étais sortit.

— Au moins t'es-tu amusé ?

— Beaucoup.

— N'abuse pas, mon enfant, ne sois pas ingrat envers la Providence qui t'a rendu la santé. Ne me donne plus de sujet d'inquiétude. Je suis assez tourmentée par l'état de ta sœur.

— Est-ce qu'elle est plus souffrante ?

— Non. D'ailleurs, comment le savoir ? Elle ne se plaint pas, elle tâche de dissimuler son abattement. Mais elle ne peut pas me tromper, et je la vois, de jour en jour, plus accablée... Oh ! si Davidoff, qui t'a si bien soigné, était encore près de nous !...

À ces mots, le jeune homme pâlit. Il lui sembla qu'il voyait apparaître le visage sardonique du médecin russe. Que pourrait Davidoff ? Était-ce un second miracle qu'on allait lui demander ? Jacques savait bien que la science médicale était impuissante. Il avait constaté l'inanité des moyens employés pour le guérir. Le secours sauveur qu'il avait reçu lui venait d'un monde mystérieux. Mais n'était-ce pas au prix d'un terrible sacrifice que ce secours avait été obtenu ? Ne fallait-il pas, pour rafraîchir et fortifier le sang des veines, que le sang d'un autre se répandit ? Et la tradition des holocaustes humains, pratiqués dans l'antiquité, sur l'autel des dieux païens, n'était-elle pas tout entière rétablie par ce dévouement d'une créature vivante, se donnant librement à la Mort, afin d'obtenir qu'elle fût clémente envers un être déjà désigné, de son doigt funèbre ? Le prodige pouvait-il s'accomplir une seconde fois ? Et qui se sacrifierait ? Pierre l'avait fait pour lui. Qui le ferait pour Elle ?

La voix de sa mère le tira de sa méditation.

— D'ailleurs, même si le docteur était là, Juliette voudrait-elle se soigner ? Quand on l'interroge, elle répond qu'elle ne souffre pas, qu'elle ressent un peu de fatigue seulement, et qu'il ne faut point s'inquiéter. Mais cette indifférence, qu'elle affecte pour son mal, m'inquiète justement plus que tout, et je lui assigne une cause morale qui me trouble profondément.

— Une cause morale ? demanda Jacques.

— Oui. Cette enfant a du chagrin. Et, malgré le courage avec lequel elle dissimule, elle n'a pu me tromper. Je la vois, chaque matin, plus pâle de l'insomnie qui l'a torturée pendant la nuit. Et, depuis plus de deux mois, il en est ainsi. Oh ! je sais la date à laquelle ce douloureux état a commencé. Elle est restée dans mon souvenir. Elle est, à la fois, triste et heureuse pour moi, car elle a marqué et le début de ta convalescence et le commencement des souffrances de ta sœur. Oui, Juliette a été frappée le jour où le docteur Davidoff est venu nous annoncer la mort de Pierre Laurier...

Si Mme de Vignes avait regardé Jacques, elle eût été effrayée de l'angoisse qui contracta son visage. Ce qu'il s'était déjà dit, sans vouloir approfondir son soupçon, sa mère le lui déclarait nettement. La fin de Pierre avait eu ce double effet salutaire et pernicieux. Il vivait de cette mort, lui, et Juliette en mourait.

A cette constatation brutale, une colère s'alluma, au fond de son cœur, contre cette innocente, dont les intérêts étaient si directement opposés aux siens que ce qui était avantageux pour lui était funeste pour elle, et qu'il semblait impossible de faire vivre le frère sans tuer la sœur. Une bizarre conception de son esprit lui montra leur double destinée, symbolisée par l'horrible alternative du jeu : rouge ou noir ? L'un couleur de sang, l'autre couleur de deuil. Et si c'était rouge qui sortait, Juliette mourait ; et si c'était noir, il retombait, lui, dans sa déchirante agonie.

Un égoïsme féroce le saisit, l'affola, et il s'attacha désespérément à la vie. Il se sentit capable de tout pour la conserver. Rien ne l'arrêterait, pas même un crime. Il eut la lâcheté de lever les yeux sur l'enfant souffrante et pensive, qui marchait dans le jardin, et de se dire, avec une infâme satisfaction : Il y a deux mois, c'était moi qui me traînais le long de cette terrasse ensoleillée, et maintenant je suis fort, et je peux jouir de l'existence. Tous mes regrets, toutes mes plaintes, qui paraissaient inutiles, je peux y faire trêve et donner carrière à mes désirs et à mes espérances. J'ai failli tout perdre, et j'ai tout reconquis. La vie afflue en moi, triomphante, qu'importe le prix dont je l'ai payée !

Dans le silence profond de sa conscience, il ne s'éleva pas une voix pour protester contre cette monstrueuse divinisation de son moi. Son cerveau se ferma à toute pensée généreuse. Rien ne palpita en lui, à cette effroyable absolution, qu'il se donnait de tout le mal qu'avait coûté, et qu'allait coûter encore son inutile existence.

Cependant, au milieu de son impassibilité morale, une phrase prononcée par sa mère le fit tressaillir. Mme de Vignes avait dit :

— Je crois que Juliette aimait secrètement Pierre Laurier... Je n'ai pas osé l'interroger, craignant de l'entendre me répondre affirmativement. Car je n'aurais eu aucune consolation à lui apporter, hélas ! Et est-il rien de plus cruel, pour une mère, que de voir son enfant se désoler, sans pouvoir lui offrir une espérance ? Pourtant il faudrait connaître l'état de son cœur. Car, c'est là, peut-être, qu'est la plaie que nous devons essayer de guérir.

Il sembla à Jacques qu'une force, à laquelle il ne pouvait résister, le poussait à éclaircir ce douloureux mystère. Il avait peur de tout ce qui se rattachait à la mort de son ami, et cependant une invincible curiosité l'entraînait. Il voulait savoir, et il tremblait de savoir. Il eût souhaité se taire, et il ne se retint pas de dire :

— Si je lui parlais, moi ?... Elle me confierait peut-être son secret...

— Alors, interroge-la, bien doucement, et si elle résiste, ne la contrarie pas, et laisse-lui la liberté de garderie silence.

— Soyez tranquille.

Juliette revenait vers la maison. Mme de Vignes fit un dernier et muet appel à la tendre compassion de Jacques, et elle rentra.

La jeune fille levant les yeux, vit, devant elle, son frère arrêté qui semblait l'attendre. Un rayon illumina son visage, et un flot de sang colora ses joues. Elle fut transformée, et la Juliette heureuse, gaie, bien portante, épanouie dans la fleur de ses dix-sept ans, reparut pour quelques secondes. Mais une ombre passa sur son front, ses traits se détendirent, sa bouche perdit son sourire, et elle fut de nouveau sévère et triste. D'elle-même, elle prit le bras de son frère, et s'y appuya avec une franche joie :

— Tu vas tout à fait bien, mon Jacques ? dit-elle. Il fit oui, de la tête, en pressant doucement la main de Juliette.

— Quel bonheur de ne plus te voir souffrant et malheureux ! reprit-elle. Car tu ne supportais pas ton mal avec patience, et tu n'étais pas enclin à la résignation.

Elle hocha la tête doucement, avec l'air de dire : Les femmes sont plus courageuses, elles acceptent mieux la douleur. Ils étaient arrivés devant la maison, sous la vérandah, à la place même où Davidoff avait annoncé à Jacques la mort de Pierre Laurier. La fenêtre du salon, derrière ses persiennes, était encore entr'ouverte, mais Juliette ne se trouvait plus aux aguets pour apprendre le malheur. Elle savait à quoi s'en tenir, elle n'attendait plus rien que la fin de sa tristesse. Mais il ne dépendait de personne sur la terre qu'elle la trouvât. Cette délivrance devait lui venir du ciel. Elle s'assit indifférente et paisible sur un des fauteuils d'osier, et regarda la mer. Jacques songeait : Il faut que je la questionne. Que lui dire, et comment entamer l'entretien ? Cette petite intelligence est si clairvoyante ! Elle saura peser chacune de mes paroles et juger le sens de mes demandes. Une maladresse la mettrait sur ses gardes. Et si elle se défie, je ne tirerai rien d'elle. Elle restera fermée invinciblement.

— Nous voici au milieu de mars, dit-il d'un air distrait. Il faudra bientôt rentrer à Paris. Est-ce que tu ne regretteras pas ce pays-ci, ma mignonne ?

— Peu m'importe où je serai, dit-elle sans même un tressaillement, comme si elle pensait : Je ne serai bien que dans la terre, avec le profond silence et le calme sommeil de l'éternité.

— J'aurais cru que notre départ te contrarierait, te peinerait même, et j'étais tout prêt à demander à notre mère de prolonger, de quelques semaines notre séjour.

Elle baissa soucieusement le front, et sembla décidée à ne rien confier de sa pensée. Son frère l'observait avec attention pour tâcher de surprendre une palpitation plus vive de ce pauvre cœur souffrant :

— Moi-même, poursuivît-il, je n'aurais point regretté de rester encore ici. Je m'éloignerai de ce pays avec tristesse, car un lien douloureux m'y attache, maintenant, pour toujours.

Sa voix faiblit. Il tremblait, chaque fois qu'il lui fallait parler de Laurier, éprouvant comme le remords d'une complicité criminelle dans sa fin tragique.

— C'est ici que j'ai perdu l'homme que j'aimais le mieux, et rien ne me consolera de sa perte. Je me figure qu'en partant je m'éloignerai de lui davantage. Et pourtant je ne sais où aller le pleurer, puisque les flots ne nous l'ont pas rendu, puisque nous n'avons pas eu la consolation suprême de lui adresser une dernière prière. Et c'est ce pays, tout entier, où je l'ai vu passer, marcher, pour la dernière fois, qui me retient, comme si j'avais une secrète espérance de l'y voir reparaître un jour.

A ces mots, Juliette tressaillit et ses yeux se levèrent interrogateurs. Elle eut un geste de joie aussitôt réprimé.

— Crois-tu donc possible qu'il ne soit pas mort ? demanda-t-elle.

Il répondit d'une voix creuse :

— On n'a point retrouvé son corps.

— Hélas ! est-il le premier que la mer jalouse aura gardé ? s'écria la jeune fille avec une expression déchirante. Non ! nous ne devons pas conserver d'illusions et nous bercer avec des rêves. Il a douté de l'avenir, il a méconnu ceux qui l'aimaient, il a désespéré de la vie. Et le malheur est certain, irréparable ! Nous ne reverrons plus le pauvre Pierre ! Il est parti pour toujours... Nous n'entendrons plus sa voix... ni son rire, ni même ses plaintes... Il s'en est allé là d'où l'on ne revient pas !... Et nous pouvons le pleurer, va, sans crainte que nos larmes soient perdues !

Elle s'était, en parlant ainsi, animée, et sa douleur, cessant d'être contenue, débordait de son cœur sur ses lèvres, comme un torrent grossi par un subit orage. Saisi, Jacques regardait sa sœur, et, dans l'âpreté du regret avoué, il cherchait quelque trace d'un reproche adressé à lui-même. Il se demandait : Soupçonne-t-elle l'affreux mystère ? Entre Pierre et moi, si elle avait à décider, qui choisirait-elle ? Sacrifierait-elle le frère on l'homme adoré ?

Essuyant son visage couvert de larmes, elle resta un instant silencieuse, puis :

— Le ciel, comme compensation, nous a délivrés des craintes que nous inspirait ta santé. Jouis de la vie, mon Jacques. Emploie-la à bien nous aimer.

Elle fit un mouvement pour s'éloigner, il la retint et, la regardant fixement, il dit :

— Ainsi voilà le secret de ton abattement et de ta souffrance ! Tu l'aimais ?

Elle répondit, sans hésitation et sans trouble :

— De toute mon âme. Avec ma mère et toi il était le seul qui occupât ma pensée.

— Tu n'as pas vingt ans. A ton âge il n'est pas de deuil éternel. L'avenir t'appartient tout entier.

— Elle pencha tristement la tête, puis avec une grande douceur :

— Ne parlons plus jamais de cela, veux-tu ? Ce serait me peiner inutilement. Je ne suis pas de celles qui oublient et qui se consolent. Dans le secret de mon cœur, le souvenir de Pierre sera l'objet d'un culte. Je penserai sans cesse à lui. Mais son nom, prononcé devant moi, me fait mal. Je te promets de me soigner et de ne rien négliger pour être mieux portante. Je ne veux pas vous tourmenter, ni vous donner des soucis. Mais laissez-moi la liberté de mon chagrin.

Elle adressa un doux sourire à son frère, et, solitaire, recommença à se promener le long de la terrasse. Lui, très affecté, entra dans la maison et monta à la chambre de sa mère. Mme de Vignes l'attendait anxieuse :

— Eh bien ? interrogea-t-elle en le voyant paraître.

— Eh bien ! j'ai causé avec elle, comme nous en étions convenus et je l'ai trouvée, sinon raisonnable, au moins très calme. Nous avions deviné juste : elle aimait Pierre. Elle a une affliction profonde et ne veut pas être consolée. Je supposais qu'une prolongation de séjour serait avantageuse pour elle, mais je me trompais. Je crois que le mieux serait de rentrer à Paris, et de faire reprendre à cette enfant ses habitudes anciennes. La solitude ne lui vaudra rien. Elle a trop le loisir de s'y concentrer dans une idée unique. Notre monde la ressaisira, elle sera forcément distraite, et l'état de son esprit s'en ressentira, je l'espère.

— Faut-il donc commencer, tout de suite, les préparatifs du départ ?

— Non. Ce serait trop brusque. Dans une quinzaine de jours, nous pourrons nous éloigner de ce pays.

— Mais toi, cher enfant, le changement de climat ne te sera-t-il pas préjudiciable ? Nous ne sommes encore qu'au mois de mars. A Paris il fait encore froid...

— Qu'importe ! Ma santé est redevenue excellente, et c'est à Juliette seule qu'il faut penser.

— Eh bien ! j'agirai donc comme tu le conseilles.

Jacques baisa tendrement les mains de sa mère. La cloche du déjeuner sonnait, lis passèrent dans la salle à manger, où bientôt Juliette vint les rejoindre. La mère et le fils affectèrent de parler de choses indifférentes. Le repas fut court. Une contrainte pesait sur les convives, et ils se trouvaient d'accord pour souhaiter la solitude. Après le dessert, chacun d'eux se leva. Les deux femmes silencieusement rentrèrent chez elles. Jacques, seul, descendit vers le rivage, en fumant.

Une crique, dentelée de rochers rouges, était baignée par la vague murmurante. La verdure venait mourir au bord de l'eau, et, sur le sable, des mousses d'un vert gris, semblables à du lichen, poussaient vivaces. Jacques s'assit, et, dans la tiédeur exquise du soleil, se mit à songer. Tout était silencieux et désert. L'immensité devant lui et sur lui. Les cieux se confondaient avec la mer : à perte de vue l'azur. Ses yeux, fixés sur l'horizon lointain, se lassaient de regarder, éblouis par l'éclat limpide de l'atmosphère, fascinés par la mouvante sérénité des flots.

Peu à peu, le sentiment du réel s'effaça en lut, et il revit la salle du théâtre, pendant la nuit du veglione, il entendit les bruits de la foule, le piétinement des danseurs et la symphonie de l'orchestre. Le tableau tout entier de la soirée de carnaval s'évoqua, et, parmi les groupes, il aperçut le domino blanc. Il souriait, voluptueux, sous la barbe de dentelle de son masque, et ses yeux luisaient, comme des diamants, par les ouvertures du satin. L'odeur subtile et pénétrante qui émanait de son corps souple, enveloppa Jacques, et il eut, en ce lieu désert, la sensation tellement vive de la proximité de cette tentatrice qu'il tendit vaguement les bras. Il rompit le charme du mirage et se vit seul.

Un sourd mécontentement s'empara de lui, à la pensée qu'il était hanté victorieusement par le souvenir de Clémence, qu'elle s'imposât à lui, et qu'il ne pouvait s'abandonner un instant, sans être à la merci de l'ensorceleuse.

Elle le lui avait dit : «Que tu le veuilles ou non.» Et il avait beau ne pas vouloir, il sentait qu'elle l'enlaçait, triomphante et perfide, maîtresse de sa pensée, de ses sens, et tyrannique souveraine de sa volonté. Il raisonna sa sensation et se demanda pourquoi il y résistait. Quelle répugnance instinctive était en lui, ou plutôt quelle crainte ? Cette femme lui faisait peur. Il la savait dangereuse. Tous ceux qui l'avaient approchée, avaient souffert par elle. La ruine, le déshonneur ou la mort, voilà quels étaient ses présents â ceux par qui elle se faisait aimer. Et sa haine était encore plus redoutable que son amour. Et cependant si belle, avec ses lèvres rouges, ses yeux de velours et sa taille divine. Que pouvait-il craindre ? N'était-il pas l'amant choisi par elle ?

Le souvenir de Pierre lui revint. Ne l'avait-elle pas adoré aussi, le grand artiste ? Et la satiété prompte, le goût du changement, le dévergondage invincible, qui lui rendaient la fidélité odieuse, ne l'avaient-ils pas poussée à la trahison ? Il avait souffert, le pauvre Laurier, il avait arrosé de ses sueurs, de ses larmes et de son sang, le luxe princier de cette fille. Il avait desséché, pour elle, la délicate fleur de son génie. Cheval de race pure attelé à la lourde charrue des répugnants labeurs, il s'était fourbu pour lui gagner l'argent qu'elle semait au courant de sa vie. Et quand il n'avait plus su travailler, il s'était mis au jeu pour obtenir du hasard ce que son talent énervé et faussé ne lui fournissait plus.

Toutes ces étapes de ta misérable existence amoureuse de Laurier, Jacques les connaissait. Il avait vu le peintre, lucide, honteux et exaspéré, les parcourir une à une, descendant, chaque jour, un peu plus bas dans la dégradation morale, se jugeant déchu, perdu, sanglotant de désespoir, blasphémant à grands cris et ne pouvant pas se retenir d'aller à son vice, à sa déchéance, à sa perte, quand la femme adorée et exécrée faisait un signe de son doigt rosé, ou laissait tomber un mot de ses lèvres de flamme. Qu'y avait-il donc de satanique ou de divin, dans cette créature, qui emplissait les hommes d'un affolement si tenace, d'une rage d'amour si impossible à calmer ? La seule rivale, qui eût triomphé d'elle, était la mort. Pourquoi son ami la lui avait-il, en quelque sorte, léguée ? Était-ce donc pour qu'il le vengeât ? Et le supposait-il capable d'asservir le monstre de volupté ?

Le visage de Laurier s'évoqua à ses yeux, tel qu'il le voyait, depuis quelque temps, dans ses songes effrayés. Il était mortellement triste. Il remuait les lèvres, et il sembla à Jacques qu'il murmurait : Prends garde, je t'ai donné la vie, mais elle va te la reprendre. Sa fonction sur la terre est de détruire l'homme. C'est la punisseuse de la lâcheté, de l'égoïsme, du mensonge et de l'infamie. Tout ce que l'homme commet de crimes, c'est elle qui est chargée de le venger. Elle est la force du destin. Poussée par la fatalité, elle frappe indistinctement celui qui est coupable, celui qui n'est que faible. Détourne-toi d'elle, prends garde. Vois ce qu'elle a fait de moi. Elle a menti, quand elle t'a dit que j'avais souhaité que tu l'aimasses. Non ! Je l'ai fuie jusque dans le néant et elle me fait horreur. Ne la crois pas, ne l'écoute pas, ne la regarde pas. Ses regards avilissent, ses paroles corrompent, ses embrassements tuent ? Écarte-toi de son chemin. Et, si elle t'approche, si elle te cherche, si elle t'appelle, mets la distance entre elle et toi. On ne lui résiste pas, quand on est près d'elle. En ce moment, tu as le choix de vivre ou de mourir.

La sombre figure de Laurier disparut, et Jacques se trouva seul, en face de la mer mouvante, dans ce désert enchanté, où la nature s'épanouissait radieuse sous le clair soleil. Il se dit : Je deviens visionnaire. Que signifient les craintes et les scrupules qui me tourmentent ? Mon existence peut-elle dépendre de cette femme ? Et, parce que je l'aimerai, ne fût-ce qu'une heure ou qu'un jour, serai-je perdu ? Enfantillages d'un cerveau encore faible. Je ne suis pas aussi bien guéri de mon mal que je le croyais. Mais qu'est-ce qui jette en moi le trouble que je constate ? Quelle crise morale est-ce que je subis ? Est-ce donc criminel à moi d'aimer la femme que Pierre a aimée ? Car c'est bien de là que naissent les rébellions de ma conscience. Fais-je donc mal ? Et d'ailleurs n'y a-t-il-pas une large part de fantaisie individuelle et de convention sociale, dans ce qu'on est convenu d'appeler le bien et le mal ? Son égoïsme lui répondit : Il y a ce qui plaît, ce qu'on désire, et voilà tout.

Et la femme inquiétante, défendue, lui plaisait, il la désirait. A ce que sa raison lui suggérait d'arguments, contre la passion qui l'entraînait, son cœur se faisait sourd. Au moment même où il était assis sur la roche chaude, les pieds au bord des flots frangés d'écume, dans un calme délicieux, ses sens soulevés l'entraînaient vers la magicienne, et il frémissait d'impatience. Il savait qu'à une demi-heure de distance Nice était en fête, et que la bataille de fleurs attirait, sur la promenade des Anglais, toute la colonie des élégants viveurs. Clémence serait là, et elle l'attendait, le guettait, l'appelait. Il n'avait qu'un pas à faire pour la rejoindre.

Une palpitation sourde le suffoqua. Son être entier s'élançait au-devant d'elle. Sa raison défaillante protesta :

«Mais elle t'a bravé. Elle t'a dit : Que tu le veuilles ou non... Tu vas donc obéir, comme un esclave ? Tu as bien peu de fierté et de courage. Reste donc, n'y va pas. Prends garde !»

Et il était déjà debout. La force magnétique, qui ramenait Laurier, toujours vaincu, après tant de serments d'être invincible, agissait sur Jacques. Le charme de cette fille, redoutable goule qui anéantissait la volonté de ceux qu'elle voulait séduire, triomphait de l'éloignement, de la sagesse et de la clairvoyance. Jacques discutait encore avec lui-même que déjà son animalité l'emportait victorieuse. Il entra dans la maison, prit son chapeau, son manteau, et, sans dire adieu à sa mère et à sa sœur, il partit.

V

La passion que Clémence inspira à Jacques, fut d'autant plus vive qu'elle avait été plus combattue. Un caprice sensuel jetait la jeune femme et le beau garçon dans les bras l'un de l'autre. Ils s'aimèrent avec rage, avec folie, et dans un exclusivisme absolu, qui mettait une infranchissable barrière entre le monde et eux. Ils vécurent, pendant quinze jours, l'un pour l'autre, l'un près de l'autre, dans la riante villa de la route de Menton, sous les orangers en fleurs du jardin, parmi les divans bas, capitonnés de soie, du salon mauresque.

Le soir, Jacques s'arrachait, à grand'peine, aux séductions de la charmeuse, et rentrait à Beaulieu. Sa mère et sa sœur ne le voyaient plus qu'un instant, le matin, avant son départ. Et, avec une tristesse profonde, Mme de Vignes constatait que le retour inespéré de son fils à la santé avait été le signal de la reprise de sa vie dissipée d'autrefois. Cette vie dévorante, qui l'avait mis si près de sa fin. Elle avait risqué une remontrance, qui avait été accueillie avec un sourire. Jacques, pressé de s'échapper, avait embrassé sa mère, assuré qu'il ne s'était jamais senti plus solide, ce qui était vrai, et qu'il n'y avait point lieu de s'inquiéter. Et, sans plus vouloir écouter ni conseils ni prières, il s'était dirigé vers la gare et avait pris le train pour Monte-Carlo. Les deux femmes restaient donc seules, et leurs journées s'écoulaient silencieuses et mornes.

Pendant ce temps-là, Jacques goûtait les voluptés dévorantes qui avaient stérilisé le talent de Pierre Laurier, abaissé son caractère, détruit son courage, et fait, du merveilleux artiste, l'impuissant qui demandait à la mort l'oubli de son brillant passé.

Clémence, d'autant plus dangereuse qu'elle était sincère, aimait comme elle croyait n'avoir jamais aimé. Elle trouva, dans ce joli blond, un peu efféminé, l'amant délicat et charmant rêvé par sa beauté brune. Elle le domina complètement, s'empara de lui, au point qu'il n'avait plus une pensée qui ne fût sienne, plus un désir qui ne fût inspiré par elle. Ce fût l'envoûtement complet, qui fait passer l'amour dans la moelle des os, dans les fibres du cœur, dans la chair et les nerfs. Elle fut le satanique succube de cet heureux infortuné, qui se trouvait au comble de la félicité, et ne mesurait pas la profondeur de sa chute.

Dans cette ivresse, qui les possédait, ils arrivèrent à l'époque fixée pour le départ. Et Clémence, ne pouvant supporter l'idée d'être séparée de Jacques, se disposa à le suivre. Ils abandonnèrent à regret ce pays délicieux, fait pour l'amour. Mais ils se consolèrent, en pensant qu'à Paris, ils auraient bien plus de facilités pour être l'un à l'autre, et, s'ils le voulaient, ne se quitteraient presque plus.

Le retour produisit, sur elle et sur lui, un effet très différent. Jacques éprouva une joie profonde à rentrer dans la ville qu'il avait craint, pendant ses mauvais jours, de ne revoir jamais. Le mouvement des rues, l'animation de la foule, le saisirent et le grisèrent. Il quittait le plus charmant climat, il venait d'avoir sous les yeux, un merveilleux décor. Le ciel brumeux de Paris, ses larges avenues de pierre, lui semblèrent admirables, et il s'avoua, à lui-même, que rien de plus beau n'existait au monde. Il réoccupa, joyeux, son appartement de garçon, et s'y confina délicieusement.

Clémence, elle, réinstallée dans son monumental hôtel de l'avenue Hoche, retrouva, avec son luxe, les soucis de l'existence. Là-bas, à Monte-Carlo, elle vivait comme une petite bourgeoise. A Paris, elle redevint la grande demi-mondaine dont le train de maison coûtait trois cent mille francs tous les ans. Jacques ne la reconnaissait plus. En elle, une transformation soudaine s'était opérée. L'allure, le ton, la façon d'être de Clémence avaient entièrement changé. Elle parlait bref, elle regardait d'un œil impérieux. On se sentait en face de la femme armée pour la bataille de la vie, et toujours en garde, afin de n'être pas surprise et vaincue.

Elle témoigna à Jacques une vive tendresse, elle lui déclara qu'il était son maître, et qu'elle subordonnait tout à son désir. Mais, le fait de le lui dire attestait, si clairement, une diminution d'influence, que le jeune homme resta songeur. Clémence se rendit compte de l'impression ressentie et s'efforça de la dissiper. Elle se fit douce et câline, et, pour un instant, la charmante et simple amoureuse des jours passés reparut.

Mais c'en était fait de la sécurité d'esprit de Jacques auprès de sa maîtresse. Dans la petite villa de Monte-Carlo, il pouvait avoir l'illusion qu'elle n'avait jamais aimé comme elle l'aimait. Dans le somptueux hôtel de Paris, tout parlait de la vie ancienne de Clémence, tout rappelait ses amants, depuis Sélim Nuño, qui avait payé la maison, jusqu'à Pierre Laurier, qui avait peint le superbe portrait qui ornait le salon. Un grand trouble s'empara du malheureux. Il se montra sombre, inquiet, irrité. Il cessa d'être sûr de celle qu'il adorait, et son amour en augmenta.

Ils s'étaient promis de ne plus se quitter, et ils se voyaient moins qu'autrefois. Non par la volonté de Clémence, mais parce que l'existence n'était plus la même, et que les exigences de son train de maison l'accaparaient au détriment de son amour. Jacques prit l'habitude de venir à des heures régulières, et, peu à peu, sa passion se disciplina. Ce fut un grand malheur pour lui. A Monte-Carlo, il serait sans doute arrivé promptement à la lassitude. Mais les obstacles, qu'il rencontrait à Paris, l'enfiévraient au lieu de le décourager.

Clémence, avec la finesse d'observation qu'ont toutes les femmes, et particulièrement celles qui vivent de la sottise et de la vanité masculines, jugea tout de suite cet état d'esprit. Elle savait, de longue date, que, chez les hommes, la sécurité engendre promptement l'indifférence, et que l'aiguillon le plus puissant de l'amour, c'est l'incertitude. Voyant Jacques très inquiet, et à la veille d'être jaloux, elle se plut, malicieusement, à le tenir en suspens, à lui laisser tout craindre, tout espérer, et tout obtenir. Elle amena ainsi sa passion au plus haut point d'intensité. Elle le fit souffrir avec une joie raffinée ; sachant le dédommager de ses soucis par des plaisirs qui lui semblaient ainsi plus vifs.

Taciturne quand il n'était pas auprès de Clémence, Jacques inquiéta sa mère par la torpeur énervée de son attitude. Il passait des heures, étendu sur le divan de son fumoir, les yeux fixés au plafond, fumant des cigarettes opiacées, qui engourdissaient son cerveau, sans bouger, sans parler, comme perdu dans un rêve né du haschich. Sa santé demeurait bonne, cependant une pâleur remplaçait, sur ses joues, les fraîches couleurs qu'il avait rapportées du Midi. Il maigrissait. Mais ses nerfs le soutenaient vigoureusement, et il passait les nuits, avec un entrain extraordinaire, comme si ses inerties et ses mutismes lui servaient à économiser sa force pour le plaisir.

Il retournait au cercle, vers cinq heures, tous les jours, et, à minuit, quand il ne restait pas chez Clémence. Il jouait beaucoup, et eut, au début, une chance extraordinaire. La chouette à l'écarté lui rapportait de grosses sommes. Il faisait des gains de cinq cents louis, très joliment, avant dîner, et cet argent du jeu, si facile à dépenser, il le laissait couler de ses mains avec une superbe indifférence. Il se donna le plaisir de subvenir au luxe de Clémence. Une sourde jalousie le travaillait, et il voulait être, chez la belle fille, un maître incontesté. Il n'en acquit pas plus de droits, au contraire. Et, trois mois après être revenu de Nice, il entretenait la femme réputée la plus chère de Paris. Il n'avait pas su se contenter de la combler de ces cadeaux princiers, qui font la fortune des bijoutiers, et qu'il apportait à sa maîtresse, comme, à Monte-Carlo, il lui offrait un bouquet de roses et de violettes. Il prétendit jouer le rôle de Jupiter auprès de la Danaé de l'avenue Hoche. Et, à compter de ce jour, commença une vie infernale.

La grosse partie d'écarté ne suffit plus à ses besoins, et le baccara lui ouvrit un champ plus vaste. Le jeu, qui d'abord n'avait été pour lui qu'une distraction, puis un expédient, devint une passion. Il l'aima, non plus seulement pour les ressources qu'il y puisait, mais pour les émotions qu'il y éprouva. Il tailla, avec une impassibilité superbe, qui masquait des sensations dévorantes. Il fit des différences de cent mille francs, sans que le son de sa voix parût changé, sans que son visage s'altérât. Mais il bouillait intérieurement, et la trépidation de ses nerfs était d'autant plus intense qu'elle était mieux dissimulée. Lorsque, après deux heures d'alternatives de succès ou de revers, la chance se fixait définitivement de son coté, son cerveau exalté par le désir du triomphe se détendait dans une béatitude délicieuse. Il avait un instant d'ivresse sans pareille, pendant lequel il oubliait tout ce qui n'était pas le jeu.

Clémence n'avait pas tardé à constater qu'elle n'était plus seule dans le cœur de Jacques, mais elle ne prit pas ombrage de cette rivale victorieuse, à laquelle son luxe était dû. D'ailleurs, en elle, une modification sensible, et assez accoutumée, de ses sentiments se produisait. Ses habitudes de galanteries l'avaient reconquise, et la belle fringale de volupté, dont elle avait été saisie, dans sa solitude du Midi, n'avait pas résisté aux distractions de Paris. Elle avait revu ses amies, retrouvé ses relations, et, reprise dans l'engrenage des plaisirs quotidiens, elle trouvait moins de temps à consacrer à son amour.

Et puis, Jacques lui résistant avec une sombre sauvagerie, l'avait entraînée jusqu'à la passion ; mais Jacques obéissant à toutes ses fantaisies, et surtout, déchéance impardonnable, l'entretenant, comme n'importe quel millionnaire, était à la veille de l'ennuyer. Du moment qu'il n'était plus le fruit défendu, il cessait d'être tentant. En cela la comédienne n'était pas plus perverse que la généralité des femmes. Et toute la responsabilité, de ce qui devait arriver, incombait à Jacques. Il avait modifié, de lui-même, les conditions de son intimité avec Clémence. Il avait méconnu cet axiome fondamental de la philosophie galante : L'amour d'une femme est en raison directe des sacrifices qu'elle s'impose pour le satisfaire. Ne la tenant plus à la chaîne par son caprice, il était tout près d'être trompé par elle. Pour Clémence, le délai, entre la désaffection et la trahison, pouvait être nul. Mais parce qu'elle le chassait de son cœur elle ne devait pas rendre à Jacques sa liberté. Il n'était pas dans sa nature de se montrer si généreuse, et, à Paris, il n'existait pas une tourmenteuse d'hommes plus implacable que cette femme lorsqu'elle n'aimait plus. Elle avait gardé Laurier plus d'un an après qu'il avait cessé de lui plaire, et c'était pendant cette infernale période que l'artiste, torturé, dégradé, avait songé à s'évader de cette vie, dont Clémence lui avait fait un bagne.

Jacques ne s'apercevait encore de rien. La belle fille, savante à tromper les hommes, le charmait par la même grâce du sourire, la même douceur des paroles, la même langueur des caresses. Déjà son plaisir était frelaté, et la fraude était tellement habile qu'il y trouvait une aussi délicieuse ivresse.

Il n'allait plus que très peu chez sa mère. La tristesse y était trop grande : il s'écartait. Sa sœur, sans que des symptômes caractéristiques de la maladie qui la minait se fussent produits, chaque jour se penchait plus pâle, plus frêle. Cependant, par un effort de son esprit, elle parvenait à affecter de la gaieté, afin de donner le change à Mme de Vignes. Mais la comédie, jouée par la fille, ne trompait pas la mère. Et les deux femmes, composant leur visage pour se faire mutuellement illusion, vivaient secrètement dans le chagrin.

Les médecins consultés avaient conclu à de l'anémie. Ils ne voyaient aucun organe atteint : ni le cœur ni la poitrine. Ils constataient néanmoins un graduel affaiblissement des forces. Il semblait que Jacques eût pris à sa sœur toute sa vigueur et lui eût donné toute sa débilité. Ce n'était pas un mince sujet d'étonnement pour ces praticiens qui soignaient, l'an passé, le frère, de voir celui-ci mener son orageuse existence, tandis que Juliette, rayonnante au dernier printemps, se courbait maintenant maladive. Et Jacques, que ces deux femmes avaient entouré de tant de soins et de tendresse, ennuyé par les doléances de sa mère, glacé par le triste sourire de sa sœur, espaçait ses visites avec un égoïsme féroce, jouissant à outrance de la vie retrouvée.

Le mois de juin était arrivé, et Clémence avait désiré, comme elle en avait l'habitude, s'installer à Deauville. Sélim Nuño, depuis des années, mettait à la disposition de la comédienne sa splendide villa. Jacques, qui voyait déjà avec ennui les visites fréquentes que le vieux financier faisait à la jeune femme, se cabra dès que celle-ci parla de son projet. Aller au bord de la mer, bon ; choisir Deauville, parfait. Mais accepter l'hospitalité de Nuño ? Pourquoi ? A cette question Clémence répondit facilement :

— Il y a juste dix ans, mon cher, que Sélim est un ami sûr pour moi. Je lui ai dû beaucoup, autrefois, et je ne répondrais pas de ne lui point devoir encore dans l'avenir...

— Tant que je serai là, c'est bien improbable.

— Tant mieux. Mais tu peux n'y plus être. Les hommes sont changeants... Tu m'aimes aujourd'hui, tu peux m'oublier demain. Ceux, sur lesquels on peut compter, en toute circonstance, sont rares. Il ne faut pas les désaffectionner... Et puis, voyons, franchement, Jacques, tu ne peux pas être jaloux de ce pauvre vieux ? C'est un père pour moi. Et tu sais bien que tu n'as rien à redouter de personne !

Elle s'efforçait d'engourdir sa résistance par de tendres paroles ; mais l'opposition que lui faisait le jeune homme avait des bases déjà anciennes et solides. Il l'écoutait, en hochant la tête, d'un air fort peu convaincu :

— Il ne me plaît point d'aller chez M. Nuño. Quoiqu'il n'habite pas la villa, tu n'en serais pas moins chez lui. Alors, de quoi aurais-je l'air ? Rien n'est plus facile que de louer une autre maison, et de n'avoir aucune obligation à qui que ce soit ? Si tu acceptes ma proposition, nous pourrons recommencer la douce existence de Monte-Carlo ; nous serons, de nouveau, au bord de la mer, dans une charmante solitude, et tu auras le loisir d'être toute à moi... Ici, je suis forcé de te disputer à tes occupations, à tes amitiés, et tu m'échappes presque complètement. Là-bas, je te posséderais entière et nul ne pourrait plus t'enlever à moi. Il parlait avec ardeur, et Clémence l'écoutait curieusement. Sa voix, naguère si douce à ses oreilles, à présent lui semblait indifférente et banale. Ses mains, qui serraient les siennes, ne brûlaient plus sa chair. Il lui paraissait un joli garçon blond, très exigeant, et qui commençait à l'importuner. A ses pressantes insistances, elle répondit par un sourire que Jacques accueillit comme le présage de sa victoire. Il se rapprocha de la jeune femme et la prit dans ses bras. Elle n'opposa point de résistance. Elle était attentive à analyser ses sensations. L'étreinte la laissa froide et calme. Rien de la flamme passée ne vint l'échauffer, il lui sembla que le foyer était décidément éteint et que rien ne pourrait le rallumer. A peine quatre mois d'amour, et c'était fini.

Elle pensa à cette soirée du veglione où, dans la loge, ils avaient échangé leurs premières paroles de tendresse. Comme elle était émue et frémissante ! Et, maintenant, comme elle se sentait lasse et indifférente ! Lui, il était toujours possédé de sa passion. Mais elle, décidément, elle avait usé son caprice. Ce fut, à cette minute même, que l'arrêt de Jacques fut prononcé. Pendant qu'il serrait contre sa poitrine le corps charmant de Clémence, celle-ci se disait :

— Ni, ni, c'est fini, de celui-ci comme des autres. Il m'adore et je suis fatiguée de lui. Ne trouverai-je donc jamais l'homme qui ne m'aimera pas, et que j'aimerai toujours ?

Elle se leva du canapé, sur lequel elle était assise auprès de Jacques, et, s'accoudant à la cheminée d'un air pensif :

— Tu tiens à ton programme ? Soit !... Je l'adopte. Loue la maison que tu voudras, pourvu qu'elle soit grande, bien située, et qu'il y ait de bonnes écuries pour les chevaux, car j'emmènerai tout mon monde. Mais, tu sais, Nuño viendra me voir là, aussi librement qu'autre part. Car je n'ai pas l'intention de rompre avec mes amis, ni de me laisser séquestrer.

— Cette idée m'est-elle jamais venue ? protesta Jacques. N'ai-je pas confiance en toi ?

Clémence le regarda et le trouva décidément ridicule. Un fugitif sourire passa sur ses lèvres, et elle resta un instant silencieuse, puis lentement :

— Tu as bien raison d'avoir confiance, dit-elle ; si tu te défiais, ce serait exactement la même chose !

La soirée était belle et chaude, ils sortirent et s'en furent dîner aux Ambassadeurs. A onze heures, Clémence, assez maussade et se disant souffrante, mit Jacques à la porte. Agacé il descendit au cercle, et, comme la partie de baccara s'engageait, il prit la banque et commença à tailler. Fait bizarre : heureux au jeu, tant qu'il avait été aimé, l'heure précise, à laquelle sa maîtresse venait de constater qu'il lui était devenu indifférent, sembla avoir marqué la fin de sa veine. Brusquement la chance lui échappa, et, après des retours de fortune trop courts, il se retira au matin perdant trois mille louis.

Il avait tant gagné, depuis quelques mois, qu'il n'attacha aucune importance à cette mauvaise passe, qu'il jugea devoir être accidentelle. Il n'en eut que plus d'ardeur à chercher sa revanche, mais il ne trouva que la continuation de sa défaite. Étonné, il s'entêta, et, en quelques jours, il dut apporter à la caisse du cercle de très grosses sommes. La maison de Trouville était louée, il voulut rompre cette série fatale, et, comme Clémence était disposée à partir, ils se dirigèrent vers la côte normande.

Là, l'existence se continua pour eux, comme à Paris, mais dans une intimité plus grande, qui augmenta la froideur réelle de la jeune femme, obligée de se contraindre pour paraître charmante à un homme qui l'ennuyait autant que tous ses prédécesseurs. Elle se vengea, en s'ingéniant à lui faire dépenser de l'argent. C'était l'instant où Jacques, voyant ses ressources se tarir brusquement, était obligé de faire appel à ses réserves. La difficulté de sa situation semblait l'exciter, et jamais il n'avait tant tenu à Clémence que depuis qu'elle se détachait de lui. Peut-être cette étrange fille possédait-elle la dangereuse faculté de troubler la raison de ses amants. Car, à l'exception de Nuño, qui avait été son premier protecteur, et qui n'avait jamais pris ombrage de ses caprices, tous ceux qu'elle avait aimés et quittés ne s'étaient point consolés de sa perte.

Le train que menait Clémence était considérable, et elle défrayait, par les parties qu'elle organisait, les conversations de toute la plage. Ce n'étaient que cavalcades, entraînant sur la route d'Honfleur ou de Villers la jeunesse de Trouville. Le manège, ces jours-là, était vide, et on n'aurait pas trouvé un cheval disponible dans le pays. Des breaks, attelés en poste, emmenaient les dames et, dans une des charmantes et excellentes auberges de la côte, tout le monde s'arrêtait à l'heure du déjeuner. Au milieu de la poussière, sous le grand soleil, avec des cris joyeux, les cavaliers, ayant mis pied à terre, aidaient les belles personnes à descendre du haut des mails. Et c'étaient des envolées de jupes claires, des visions rapides de petits pieds et de jambes fines, qui retenaient, cloués, sur le seuil des portes, les gars du pays, l'air ébaubi et les yeux écarquillés.

D'autres jours, on s'embarquait sur le yacht à vapeur du baron Trésorier, et, par une mer d'huile, on allait jusqu'à Fécamp, ou dans la direction de Cherbourg. Le soir, toute la bande joyeuse se rassemblait au Casino de Trouville, et la danse emportait les couples, au bruit de l'orchestre, jusqu'à minuit. Alors on rentrait, las des plaisirs de la journée, et, une demi-heure, plus tard, les joueurs se retrouvaient au cercle, où la partie s'engageait jusqu'à l'aube. Jacques, le visage dur mais impassible, taillait avec une déveine toujours persistante et voyait les dernières épaves de sa courte fortune emportées par le naufrage. Il ne se décourageait pas, et, plein d'une confiance inconcevable, attendait le retour de la veine. Elle ne pouvait pas, pensait-il, être toujours infidèle, et, en quelques soirées il réparerait ses pertes. Raisonnement commun à tous les joueurs, espérance commune à tous les décavés, et qui ne sont que bien rarement ratifiées par le sort.

Un soir qu'il venait de jouer avec son malheur habituel, la banque étant mise aux enchères, une voix, qui lui était connue, fit entendre les mots consacrés : Banque ouverte ! Il leva les yeux et, séparé seulement par la largeur de la table, il aperçut Patrizzi. Ses regards rencontrèrent ceux du prince, qui lui adressa un amical sourire. Au même moment, une personne, qui était derrière le Napolitain, s'avança hors du cercle des curieux et, avec un horrible serrement de cœur, Jacques reconnut le docteur Davidoff.

Le jeune homme, cloué à sa place, ne put faire un seul pas. Une sueur froide perla à son front, ses oreilles tintèrent. Il lui sembla que l'image décharnée de la mort se dressait devant lui. Il était encore immobile, sans force pour avancer ou pour reculer, fasciné par le coup d'œil railleur du médecin russe, lorsque la main de Patrizzi se posa sur son épaule. Jacques, avec effort, se tourna, et, l'air hagard, écouta le prince qui lui parlait. Il entendait à peine ses paroles ; cependant la pensée qu'on l'observait et qu'il devait avoir une attitude inexplicable lui rendit un peu d'énergie, il passa la main sur son front et put dire à Patrizzi :

— Est-ce qu'il y a longtemps que vous êtes là?

— Un quart d'heure à peu près. Nous sommes entrés, Davidoff et moi, au moment où votre banque était le plus vigoureusement attaquée... Vous avez là, cher ami, quelques Anglais qui vous ont livré de rudes assauts...

— Je ne suis pas très heureux, en ce moment, balbutia Jacques.

— C'est ce que ces messieurs disaient à l'instant. Mais, pardon, on m'attend pour tailler. Je vais essayer de vous venger. Tenez, voici Davidoff qui vient à vous.

Il prit place sur la haute chaise, mêla les cartes, fit couper et commença la partie. Davidoff lentement s'était détaché du groupe, au milieu duquel il se trouvait, et s'avançait vers Jacques. En marchant, il l'examinait avec attention. Quand il fut tout près de lui, il lui tendit la main, et, la prenant, plutôt comme un médecin que comme un ami, il la tâta, pour en étudier la souplesse, la chaleur et la nervosité, et la laissant aller avec un hochement de tête :

— Vous avez la fièvre, Jacques, la vie que vous menez est bien mauvaise pour vous.

Les sages paroles, prononcées par le docteur, rompirent le charme que subissait le jeune homme. Il ne vit plus, en Davidoff, le personnage énigmatique, détenteur des secrets par lesquels la vie était revenue dans son corps épuisé, mais un homme bienveillant, semblable à tous les autres hommes. Il recouvra son assurance, et gaiement :

— Elle serait mauvaise pour tout le monde. Cependant, vous le voyez, je n'en souffre pas trop. Mais il fait une violente chaleur ici. Allons prendre l'air, voulez-vous ?

Il mit son paletot et, appuyé sur le bras de Davidoff, il sortit sur la terrasse. Il faisait un temps adorable. La nuit, très douce, était rayonnante d'étoiles. Les flots mouraient, sans bruit, sur le sable de la plage. Au nord, les feux du Havre luisaient dans l'obscurité. Un calme profond régnait. Les deux hommes marchèrent, pendant quelques instants, sans parler, repassant en eux-mêmes les événements auxquels ils avaient été mêlés, et qui les liaient l'un à l'autre, d'une façon si puissante. Ils avaient mille questions à se poser. Mais la crainte d'en trop dire suspendait leur curiosité. Jacques le premier se décida à interroger :

— Vous êtes nouvellement arrivé à Trouville ? demanda-t-il au docteur avec une indifférence affectée.

— Le yacht du comte Woreseff, avec qui je suis, a fait son entrée, aujourd'hui, à cinq heures. Nous avons dîné aux Roches-Noires, et comme le patron était fatigué, il est resté à bord. Patrizzi et moi nous sommes venus au casino, où je savais vous rencontrer...

— Ah ! on vous avait dit ?...

— Que vous êtes ici, depuis trois semaines, avec Clémence Villa, que vous jouez beaucoup, mais avec une guigne féroce, et que vous vous portez bien. Voilà ce qu'on m'a dit.

Jacques fronça le sourcil.

— On ne vous a pas trompé, dit-il froidement.

— Est-ce donc là l'usage que vous deviez faire de la santé retrouvée ? demanda, avec douceur, le médecin. Oh ! je ne veux pas me poser en moraliste ni en donneur de leçons !... Vous savez que j'ai de l'amitié pour vous, c'est pourquoi je vous tiens ce langage. Clémence Villa ! Voilà auprès de quelle femme je vous retrouve ! Et c'est pour elle que vous jouez avec cette ardeur furieuse. Voyons, mon cher ami, êtes-vous sûr d'être dans votre bon sens ?...

— Je suis sûr d'être fou d'elle ! dit Jacques d'une voix étouffée. Mais je ne suis pas sûr qu'il dépende de moi qu'il en soit autrement !... L'amour qu'elle m'a inspiré est si intimement lié à mon retour à la vie, qu'il me semble qu'il en est le principe même. Et puis, si je ne me plongeais pas dans cette passion, qui annihile ma pensée et absorbe tout mon être, que deviendrais-je ? J'ai peur de le savoir et je ne veux pas le chercher.

Il fixa sur le docteur des yeux troublés :

— Il ne faut pas que je réfléchisse, voyez-vous, car j'arriverais facilement à la conviction que mon existence est une monstruosité périlleuse pour les autres et pour moi-même... Non ! non ! il ne faut pas que je réfléchisse ! Et l'existence que je mène, et que vous me reprochez, est la seule qui me soit favorable.

— Mais vos forces n'y résisteront pas, dit Davidoff, et vous vous tuerez.

Jacques eut un rire nerveux :

— Croyez-vous que cela soit possible ? Est-ce que je dépends de moi ? Ne suis-je pas poussé par une sorte de fatalité ?

— Prenez garde. Ce raisonnement, qui tient à écarter de vous la responsabilité, est une trop facile excuse de bien des fautes, dit sévèrement le docteur. Vous avez craint de mourir et vous vivez, voilà un fait. Ne lui assignez pas de causes surnaturelles. Vous êtes guéri de la maladie dont vous souffriez. Êtes-vous le premier ? Je vous ai soigné. Faites-moi honneur de votre guérison et n'ajoutez pas foi à des fantaisies pythagoriciennes qui feraient rire un enfant !...

— En riiez-vous à Monte-Carlo, le soir où vous nous avez raconté vos histoires ?

— Eh ! vous, ai-je dit que je croyais à ce que je vous ai raconté ? Nos amis, après un excellent repas, avaient mis le spiritisme sur le tapis, et on parlait, un peu à tort et à travers, de la transmission des âmes... J'ai fait ma partie dans le concert, mais si vous voulez connaître mon opinion réelle : je suis matérialiste. Par conséquent, je ne puis admettre qu'un corps soit vivifié par un élément dont je ne reconnais pas l'existence...

— Comment donc ai-je été sauvé ? dit Jacques d'une voix tremblante.

— Vous avez été sauvé parce que la caverne, que la phtisie avait ouverte dans votre poumon, s'est trouvée heureusement cicatrisée, grâce au traitement que vous suiviez, favorisé par l'influence salutaire du climat... Que voyez-vous, là-dedans, de miraculeux ? Tous les ans, des phénomènes aussi satisfaisants se produisent, sans jeter, dans l'esprit de ceux qui en bénéficient, un trouble mystérieux.

Ils s'étaient arrêtés au bord de la mer, dont la surface calme, éclairée par la lune, brillait comme de l'argent. Jacques resta un moment silencieux, puis brusquement, comme s'il se débarrassait d'un poids qui l'étouffait :

— Et Pierre Laurier ?

— Pierre Laurier n'avait plus sa raison, répondit Davidoff d'une voix grave, et vous savez bien qui la lui avait fait perdre. Jacques, je voudrais vous rendre à vous-même, vous montrer l'horreur de l'existence que vous menez, vous révéler l'infamie de celle à qui vous sacrifiez tout.

— Taisez-vous ! cria Jacques avec violence. Je ne supporterai pas que, devant moi, vous parliez d'elle ainsi.

— Le soir où Pierre Laurier a disparu, poursuivit le docteur russe, ce n'était pas moi qui me répandais en outrages à l'adresse de Clémence. C'était lui. Il la maudissait. Et cependant une force invincible le conduisait chez elle, et cent fois déjà il avait proféré les mêmes insultes, pour aboutir à la même lâcheté. Il le savait, il en grinçait des dents et il demandait au ciel le courage d'étrangler ce monstre et de se tuer après. Le monstre a vaincu, une fois de plus, celui qui voulait le dompter, et maintenant c'est vous qui êtes sa proie, et ce seront d'autres après vous, si ce n'est en même temps que vous !...

— Davidoff !

Le Russe saisit fortement le bras de Jacques :

— Auriez-vous des illusions sur la fidélité de la belle ? Laurier n'en avait pas, lui. Et il retournait tout de même à elle. Il l'aimait plus passionnément que vous, car vous n'avez pas subi l'épreuve de la trahison... Vous ne pouvez pas savoir jusqu'à quelle bassesse vous entraînera Clémence... L'avez-vous surprise avec un autre amant ? Pas encore ? Bien ! Cela ne peut manquer d'arriver, et, après avoir rugi de colère, menacé de tout massacrer, vous sangloterez comme un enfant aux pieds de la criminelle, en demandant grâce pour votre plaisir ! Oui, vous le ferez ! Tous ont joué cette abjecte comédie devant elle, tous la joueront. C'est pour cela qu'elle méprise les hommes, les prend à sa fantaisie, et les rejette quand ils ont cessé de lui plaire. Essayez de l'attendrir, vous verrez avec quelle férocité froide elle se repaîtra de vos lamentations, de vos prières. Elle vous rira au nez, elle vous insultera, elle vous racontera ses nouvelles amours, en vous nommant l'heureux maître de son cœur. Et vous voudrez mourir !... Allons, Jacques, un instant de raison, une minute de clairvoyance. Ce que j'ai dit à Pierre, dans cette nuit fatale, je vous le dis, à vous, au bord des flots, comme nous étions, sous te ciel clair et étoilé, par une nuit semblable... Il me répondit que tout était inutile, qu'il n'avait pas la force de suivre mon conseil... Il m'a quitté et nous ne l'avons plus revu... Lui, au moins, il était seul au monde. Vous, vous avez une mère, une sœur. Pensez à elles. Voulez-vous qu'elles aient à vous pleurer ?

— Elles me pleurent déjà, Davidoff, dit Jacques avec angoisse. Je leur cause bien des tourments, bien des soucis, bien des inquiétudes. Les pauvres innocentes, elles sont très malheureuses, et par ma faute. Oh ! je sais que je suis coupable, et d'autant plus qu'elles sont douces et résignées. Vous n'avez pas revu ma sœur depuis votre départ. Vous serez effrayé, en la retrouvant si faible et si triste. Les médecins ont tous cherché la cause de son mal. Aucun ne l'a pénétrée. Mais ma mère et moi nous la connaissons. Vous aussi vous avez dû la deviner... La blessure, dont elle souffre et dont elle mourra, est au cœur. Elle aimait Pierre Laurier et ne peut se consoler de sa perte. Elle me l'a avoué, là-bas, avant de partir... Et moi, misérable, je n'ai accueilli son aveu désespéré qu'avec un esprit méfiant, presque haineux. Il me semblait qu'elle me reprochait la mort de celui qu'elle pleurait, et, irrité, je me suis détourné de la pauvre enfant, au lieu de la consoler et de pleurer avec elle. La vie de Laurier, je la sentais affluer en moi, il me l'avait donnée, elle m'appartenait... J'étais encore si près des angoisses de la maladie, de l'horreur de l'agonie, que j'aurais tué, je crois, pour défendre cette existence prodigieusement recouvrée. Et je me suis jeté comme un furieux, comme un insensé, dans le plaisir, pour imposer silence à ma raison, pour forcer ma conscience à se taire. Mais je suis un lâche, oui, un lâche ! Et l'existence que je mène en est la preuve !... Davidoff... que n'ai-je la puissance de rappeler Pierre à la vie !... Ce serait le salut de la pauvre Juliette, et, qui sait ? peut-être le mien. Oui, en voyant Laurier vivant, je reprendrais confiance en mes propres forces, et je cesserais de croire à ce secours surnaturel, qui, quoi que vous en pensiez, m'a seul soutenu jusqu'ici. J'aurais la preuve que je puis vivre, comme tous les autres. Ou bien, la petite flamme s'éteindrait en moi, et alors ce serait le repos, le calme, l'oubli... Oh ! délicieux ! Car, voyez-vous, je suis las, las... bien las !...

Jacques poussa un soupir et laissa tomber sa tête sur sa poitrine. Un frisson douloureux le secoua et son front fut baigné de sueur. Le Russe l'observait avec une compatissante attention.

Il lui dit :

— Vous souffrez, Jacques, le vent de la mer fraîchit. Il ne faut pas rester ici...

— Qu'importe ! fit le jeune homme avec insouciance. Le froid ni le chaud ne peuvent rien sur moi... J'éprouve un grand soulagement à vous avoir dit tout ce que vous venez d'entendre. Je suis un pauvre être, et depuis longtemps je subis des influences mauvaises, que je ne sais point surmonter.

— Eh bien ! si vous vous rendez compte de votre faute, n'y persistez pas... Vous m'avez dit, tout à l'heure, que votre mère a du chagrin et que votre sœur est malade... Partons ensemble, demain matin, pour Paris. Allons les voir. Vous consolerez votre mère et je soignerai votre sœur... Votre présence leur fera grand bien à l'une et à l'autre. Je ne parle même pas du bien que vous en ressentirez vous-même. Après votre mouvement de franchise, un acte de résolution ! Êtes-vous un homme et voulez-vous vous conduire en homme ?

Jacques parut embarrassé par la netteté de cette proposition, son visage se crispa. Déjà il était agité à la pensée de s'éloigner de Clémence, inquiet de ce qu'elle ferait pendant son absence. Il balbutia :

— Est-ce donc nécessaire que nous partions demain ? Ne pouvons-nous remettre ce voyage à quelques jours ? J'aurais le temps de m'y préparer.

— Non ! dit rudement Davidoff ; si vous retardez, vous ne partirez pas. Demain, ou je ne vous reparle de ma vie, et je ne vous connais plus.

Comme le jeune homme hésitait :

— Qu'est-ce qui vous arrête ? Êtes-vous libre ? Ou bien avez-vous besoin de demander la permission de vous éloigner ? En étes-vous là? Ce serait pis que je ne supposais...

— Vous vous trompez ! s'écria Jacques, en voyant que le Russe soupçonnait Clémence, et je vous en fournirai la preuve. A demain donc.

— Sans faute, sans remise, sous aucun prétexte ?...

— Comptez sur moi...

— A la bonne heure !... Eh bien ! rentrons nous coucher pour être dispos demain.

Ils traversèrent le casino et sortirent. Devant la grille, un fiacre attendait. Ils réveillèrent le cocher, profondément assoupi sur son siège, et montèrent après que Jacques eut ordonné d'arrêter à l'entrée du port. Dans la petite ville endormie, ils roulèrent lentement. Ils ne parlaient plus, réfléchissant aux engagements qu'ils venaient de prendre. La voiture, en devenant immobile, les tira de leur méditation. Ils étaient sur le quai, devant le bassin. A cent mètres de là, relié par une passerelle à la terre, le beau yacht blanc était à l'ancre. Le docteur descendit et, serrant une dernière fois la main de Jacques, comme pour lui donner une provision d'énergie :

— Allons ! bonne nuit. Je viendrai vous chercher... c'est mon chemin...

— Non ! non ! Épargnez-vous cette peine, dit vivement Jacques, nous nous retrouverons à la gare.

— Soit. Alors une heure avant le départ du train. Nous déjeunerons ensemble au buffet.

Ils se séparèrent. Le fiacre s'éloigna dans la direction de Deauville, et le docteur, franchissant l'étroit passage, sauta sur le pont du navire. Vers neuf heures, Davidoff fut réveillé par une main qui se posait sur son épaule. Il ouvrit les yeux : le comte Woreseff était devant lui. Par le hublot de la cabine, le ciel bleu apparaissait et les rayons du soleil, que reflétait l'eau mouvante, jouaient capricieusement sur les cloisons d'érable.

— Vous dormez bien, ce matin, mon cher, dit le grand seigneur russe en souriant, c'est la seconde fois que j'entre chez vous, sans que vous vous décidiez à bouger.

— Qu'y a-t-il ? mon cher comte. Quelqu'un est-il malade à bord ?

— Heureusement non, J'ai tout simplement voulu savoir quels étaient vos projets pour aujourd'hui, avant de donner les ordres... J'ai envie d'aller à Cherbourg... Cela vous plait-il ?

— Excusez-moi, cher comte, dit le docteur, mais j'ai le dessein de partir et de passer quelques jours à Paris, si vous n'y voyez pas d'inconvénient.

— Vous êtes libre... Mais jugez comme j'ai bien fait de vous consulter, dit Woreseff gaiement ; qu'auriez-vous dit si vous vous étiez réveillé en mer ?

— Vous ne pouvez vous douter des conséquences que cette fugue aurait entraînées.

— Eh bien, levez-vous... Quand vous serez à terre, je sortirai du port et, à votre retour, vous me retrouverez dans le bassin, à cette même place... Mais qu'est-ce qui vous attire à Paris, où il doit faire si chaud, quand, ici, il fait si bon ?

— Une histoire d'amour, répondit sérieusement le docteur. Un pauvre garçon que je vais essayer de séparer d'une coquine, qui...

— Dites : d'une femme, interrompit froidement Woreseff. Ce sera plus court et tout aussi vrai. Mon cher, croyez-en un homme qui a été affreusement et injustement malheureux, il n'y a qu'un système possible avec les femmes. C'est celui qu'ont adopté les Orientaux : l'esclavage pur et simple. Dites cela à votre ami de ma part.

— Le lui dire, ce n'est rien... Mais le lui faire croire !... Il en est bien arrivé à votre système de l'esclavage... Seulement, c'est lui qui est l'esclave !

— Pauvre diable ! Alors, bonne chance, Davidoff.

Le comte alluma une cigarette, serra la main de son ami et sortit. Une heure plus tard le yacht crachait la vapeur par ses cheminées, et, lentement, se dirigeait vers la haute mer.

Le docteur, en descendant de voiture à la gare, la trouva vide de voyageurs. Il entra dans la salle d'attente : personne ; au buffet, la dame de comptoir bâillait en lisant les journaux de la veille ; un commis voyageur, sa caisse d'échantillons posée par terre à côté de lui, prenait un apéritif. Davidoff sortit dans la cour, et se promena lentement au soleil, en regardant s'il voyait venir Jacques. Au bout d'une vingtaine de minutes l'impatience le gagna, et, par la rue qui menait à la maison de Clémence, il s'achemina vers Deauville. En marchant, il pensait :

— Qu'est-ce que cela veut dire ? Comment se fait-il qu'il soit en retard ? A-t-il renoncé à m'accompagner ? Quelle idée nouvelle s'est imposée à lui ? Il était cependant sincère, hier soir. Mais il a revu cette damnée créature, et toutes ses bonnes résolutions se sont évanouies. Qui sait ? Peut-être a-t-il raconté notre entretien, en se faisant un titre de sa trahison. Dans l'état d'affolement où il est, tout devient possible.

Le docteur, tout en monologuant, était arrivé devant la porte de la maison. Il leva les yeux vers les fenêtres. Elles étaient grandes ouvertes. Dans la cour, un palefrenier lavait une victoria, faisant tourner rapidement les roues, dont les rais mouillés étincelaient au soleil.

— Il faut pourtant savoir à quoi s'en tenir, murmura Davidoff.

Et, délibérément, il monta les marches qui conduisaient à une terrasse, et pénétra dans le vestibule.

Un domestique vint à sa rencontre.

— M. Jacques de Vignes ? demanda le docteur.

— M. de Vignes est absent.

— Va-t-il rentrer ?

— Je l'ignore.

— Mme Villa est-elle ici ?

— Madame est dans la serre.

— Remettez-lui ma carte, et demandez-lui si elle veut me recevoir.

Le domestique s'éloigna. Le docteur fit quelques pas dans le vestibule, regardant distraitement le mobilier de chêne sculpté, les jardinières pleines de fleurs, les plats de faïence accrochés à la muraille, et le vaste pot de porcelaine de Chine, dans lequel étaient serrées, comme dans un fourreau, les ombrelles multicolores et les cannes de bois variés. Il se disait : Il me fuit, c'est clair... Mais Clémence me donnera peut-être une indication utile... Je vais affronter la bête féroce dans son antre... Bah ! elle ne me fait pas peur... Elle ne dévore que ceux qui s'y prêtent.

Une portière se souleva, et le domestique reparut :

— Si monsieur veut me suivre...

Ils traversèrent un salon, un boudoir, et arrivés devant une porte vitrée, à travers laquelle les verdures apparaissaient, le valet se rangea pour laisser passer Davidoff. Par un petit sentier bordé de lycopodes, serpentant entre les palmiers, les daturas et les gommiers, Clémence, vêtue d'une robe de foulard rose, serrée à la taille par une ceinture de vieil argent ciselé, ornée de grenats cabochons, s'avançait souriante, un petit arrosoir à la main.

— Bonjour, docteur, quelle heureuse fortune vous amène ? dit-elle.

D'un geste gracieux elle montra sa main noircie par un peu de terre de bruyère, et gaiement :

— Moi, je suis le médecin des fleurs. J'étais en train de donner une consultation à ces plantes...

— Elles vont bien ?

— Pas mal, merci !

Elle montra son arrosoir :

— Je leur ai fait prendre un peu de tisane... Mais qu'est-ce qui me vaut le plaisir de votre visite ?...

— Ne puis-je être venu simplement pour vous voir ?

Elle le regarda froidement :

— Bien gentil ! Très touchée de la politesse !... Mais je vous connais... Vous n'êtes pas un homme à femmes, vous. Alors, si vous vous présentez ici, c'est que vous avez pour cela une raison sérieuse.

— Eh bien ! j'ai une raison, en effet... J'avais rendez-vous avec Jacques, ce matin. Il m'a manqué de parole, et j'ai craint qu'il ne fût malade.

— Ah ! fit Clémence d'un air songeur.

Elle marcha vers un petit rond-point, où étaient rangées une table de fer et des chaises, et s'asseyant :

— Malade ! Oui certes, il l'est.

Elle leva les yeux avec gravité et, touchant son joli front du doigt :

— Malade de là, surtout !

Comme Davidoff se taisait, curieux d'apprendre les secrets de cette liaison, qu'il jugeait si périlleuse pour son ami, elle poursuivit :

— Il m'a fait, ce matin, une scène affreuse, à propos de rien. Un bout de lettre sans importance, qu'il avait dérobé sur la table de ma chambre, et dont il s'est inquiété, le benêt... Comme si je n'étais pas assez adroite pour lui cacher ce qu'il ne doit pas savoir. Mais il était dans une veine de jalousie. Il a crié, menacé, pleuré. Oui, pleuré. Que c'est bête ! Un homme qui pleure ne m'attendrit pas du tout. Je le trouve ridicule !

— Vous ne l'aimez donc plus ?

— Mais si. Ah ! bien certainement je ne l'aime plus comme il y a six mois !... Ces passions-là, c'est charmant ; mais il ne faut pas que ça dure, parce que ça serait la ruine. Je suis sérieuse, moi, je sais très bien compter. C'est Nuño qui m'a appris l'arithmétique... Et il m'en a donné pour son argent ! Or, j'ai besoin de quinze mille francs par mois, pour faire rouler ma voiture. Si je m'en tenais, avec le plus joli garçon du monde, à l'amour pur, je serais obligée de vendre mes rentes, et on me mépriserait dans ma vieillesse. Pas de ça, mon bel ami !

— Oh ! je sais que vous êtes une femme pratique...

— Vous croyez me lancer une épigramme, je l'accepte comme un compliment... Oui, je suis une femme pratique, et je m'en vante ! Jacques se conduit très bien avec moi. Il fait les choses fort honorablement. Mais il joue et, depuis quelque temps, il perd. Son caractère s'aigrit, il se tourmente et me tourmente... Pourquoi ? je vous le demande !... Si j'avais assez de lui, je le mettrais, sans façon, à la porte... S'il a assez de moi, qu'il s'en aille... Mais alors quittons-nous proprement, et sans histoires !...

— Faudra-t-il le lui dire ?

— Si vous voulez.

— Mais où le verrai-je ?

— Ici.

— Il n'est donc pas sorti, comme on avait la consigne de me le dire ?...

— Pas sorti du tout. Allez, et faites-lui de la morale.

— Je viens pour ça.

— Alors vous êtes doublement le bienvenu. Voulez-vous que je vous conduise chez lui ?

— Vous serez très aimable.

Elle se mit à rire, et se levant :

— Il n'y en a pas une, pour être aimable, comme moi !

— C'est ce qu'on m'a dit.

— «On» est un indiscret !

— Pourquoi, ma chère ? Voilà comme s'établissent les bonnes réputations.

Ils traversèrent le salon :

— Vous êtes sur le bateau de Woreseff ?

— Oui.

— Est-ce qu'il donne toujours dans les sultanes, le cher comte ?

— Toujours.

— Voilà un gaillard qui entend la vie ! Sa femme ne saura jamais le service qu'elle lui a rendu en le faisant...

— Parfaitement !

Ils avaient gagné le premier étage. Elle s'arrêta sur le palier et, montrant une porte :

— Voici l'appartement de Jacques.

La jeune femme, debout dans sa robe rosé, le teint clair, les yeux brillants, éclairée par le plein jour d'une croisée donnant sur la mer, était si belle, que Davidoff s'arrêta un instant à la regarder. Il comprit l'irrésistible séduction qui émanait de cette troublante et féline créature. Il devina le plaisir que trouvaient les hommes à se laisser déchirer par ces griffes polies, délicates et tranchantes, à se faire mordre par ces dents blanches, fines et féroces. En elle, il reconnut le sphinx éternel, qui dévore les audacieux avides de connaître le mot de l'énigme. Son regard exprima si clairement sa pensée, que Clémence répondit, avec un sourire :

— Que voulez-vous ? Il faut bien se défendre !

Et, légère, elle redescendit l'escalier. Davidoff frappa à la porte, une voix répondit : «Entrez.» Il tourna le bouton et, auprès de la fenêtre ouverte, étendu au fond d'un large fauteuil, il vit Jacques les yeux creux, et les lèvres blêmes. En reconnaissant le docteur, le jeune homme devint un peu plus pâle, un nuage passa sur son front. Il se leva, et, allant à lui, lentement, il lui tendit la main :

— Vous m'en voulez ? dit-il.

— Un peu.

— Seulement un peu ? Je ne mérite pas tant d'indulgence. Je vous avais dit, cette nuit, que je suis un lâche. Eh bien ! vous en avez eu promptement la preuve.

Il parlait, les dents serrées, avec une amère crispation du visage. Il fit pitié à Davidoff, qui s'assit auprès de lui, et très affectueusement :

— Que s'est-il donc passé, depuis que nous nous sommes séparés, qui vous ait empêché de remplir votre engagement ? Il devait pourtant vous être doux de le tenir.

— Rien peut-il être doux pour moi ? répondit Jacques à voix basse. Tout ce que je fais est odieux et misérable. Un mauvais génie s'est emparé de moi et me souffle les pires résolutions.

— Résistez-lui. Écoutez-moi. Vous avez subi, il y a quelques heures, mon influence. Subissez-la de nouveau. Prenez un chapeau, un pardessus, et suivez-moi... Nous avons le temps de partir.

Jacques eut un geste de menace :

— Non, je ne veux pas m'éloigner d'ici...

— Ce que Clémence m'a dit est donc vrai ?

— Ah ! ah ! vous l'avez vue ? Et, elle s'est plainte de moi, n'est-ce pas ? La misérable ! C'est elle qui est cause de tout. Oui, elle me perd, elle me tue ; ce que je souffre par elle, il est impossible de le concevoir... Je ne sais pas quelle folie elle m'a jetée dans le cerveau. Comprenez-vous que je sois jaloux d'elle ?... Oui, jaloux, jusqu'à la fureur, d'une fille que tout le monde a eue ou aura ! A quel état moral suis-je arrivé ! Ce matin nous avons échangé des paroles affreuses... Elle m'a, dans le langage des halles, mis à la porte ; vous entendez, mis à la porte comme un laquais !... Et je suis resté, et je reste ! Pourquoi ? Parce que je ne puis me passer de cette infâme créature, que je voudrais battre et caresser à la fois. Fille abjecte et adorable, que je maudis de loin, à travers deux étages, et que je prierais, à genoux, si elle était là et si elle l'exigeait !

— Essayez de vous éloigner d'elle, pendant deux jours !...

— Non ! non ! C'est impossible ! Je trouverais, en revenant, la place prise. Vous ne savez pas combien elle est entourée, sollicitée, tentée... Oh ! elle me trompe !... J'en ai eu encore la preuve ce matin. C'est ce qui a excité ma colère... Mais elle est à moi tout de même... C'est moi qui l'ai le plus !... Je la vois, du matin au soir... Quel vide, dans mon existence, si elle disparaissait !... Non ! j'ai tout sacrifié à cette femme. J'ai tout subordonné à elle... Il faut que je la garde... Ou alors c'est la fin...

Il cacha son visage entre ses mains, et resta quelques secondes silencieux, puis, avec un accent désespéré :

— Lorsque je serai à bout de ressources, elle me contraindra à partir. Je ne l'ignore pas. Elle ne fait pas crédit. J'ai été obligé de prendre des arrangements, avec mon notaire, et je vais continuer à jouer pour soutenir mon train... Oh ! je n'irai pas loin, car la chance n'est pas pour moi.... Mais je m'entête et je persiste, quoique je sache parfaitement quelle sera la conclusion inévitable de tout ceci. Vous voyez qu'il n'est pas aisé de me faire de la morale, car je prends les devants et me blâme moi-même.... Abandonnez-moi, mon ami. Je ne vaux pas la peine que vous prendriez pour essayer de me sauver.

Davidoff l'avait écouté, le cœur serré, étudiant, avec une curiosité apitoyée, cette sombre folie. Il la connaissait cette passion qui avait conduit tant d'hommes à l'hébétement et au suicide. Il la savait faite de l'enivrement des sens, de l'exaspération de la vanité, et aussi d'une espèce de mystérieuse terreur, qui s'emparait de ces viveurs, habitués au tumulte de leur existence enfiévrée, à la pensée de vivre désormais dans l'isolement et le silence. Après cette fête sans trêve, se retrouver seul, en face de soi. Autant l'ensevelissement à la Trappe, au sortir d'un bal. Il fallait une âme forte, un cerveau bien trempé pour supporter ce formidable changement.

Il dit à Jacques :

— Venez avec moi, je vous donne ma parole que je ne vous quitterai pas que vous ne soyez guéri physiquement et moralement.

Celui-ci éclata d'un rire nerveux, strident, pénible :

— Non ! non ! abandonnez-moi !... Je ne veux pas être défendu !... Je suis condamné, rien ne prévaudra contre l'arrêt du sort.... Je n'ai vécu que pour le malheur.... Je suis voué à toutes ces tortures....

Il baissa la voix, comme effrayé :

— Vous savez bien que ce n'est pas moi qui agis, qui parle, qui souffre et qui pleure.... Un autre est en moi, qui me conduit à la catastrophe.... Je voudrais m'arrêter que je ne le pourrais pas.... Oh ! je la sens bien s'agiter, furieuse, l'âme implacable.... Elle est jalouse ! Elle se venge de moi-même, sur moi-même !.... Tant qu'elle animera mon corps, je souffrirai.... Le jour où j'en serai délivré....

A ces mots, Davidoff fit un geste violent, ses sourcils se froncèrent et il fut sur le point de crier à Jacques : Vous êtes fou ! Laurier a disparu, mais Laurier est vivant !... Je me suis prêté à votre fantaisie, parce que j'ai eu la conviction que la confiance seule vous rendrait la force de vivre.... Mais, puisque vous êtes arrivé à un tel état d'hallucination que ce qui faisait votre salut cause aujourd'hui votre perte, je dois vous déclarer la vérité.... Une pensée l'arrêta : Il ne me croira pas ! Il faut que je lui montre son ami guéri de son mal moral, pour lui prouver qu'il peut guérir lui-même !

Il se tourna vers le jeune homme, et très doucement :

— Puisque vous ne voulez pas m'accompagner à Paris, j'irai donc seul. Je verrai votre mère et votre sœur.

Une ombre passa sur le front de Jacques et ses yeux brillèrent, comme trempés par une larme :

— Merci, dit-il d'une voix étouffée. Tâchez qu'elles me pardonnent la peine que je leur fais.... Elles sont si bonnes et si tendres....

Il se leva et, avec une horrible palpitation de tout son être :

— Oh ! je suis un misérable ! Et mieux vaudrait pour moi être mort !

Du jardin, par la fenêtre ouverte, à ce moment, une voix claire monta :

— Jacques ?...

Il s'avança avec précipitation. Clémence, maintenant dans le parterre, cueillait des roses. Elle le vit et gaiement :

— Eh bien ! Est-ce fini cette bouderie ? Il fait un temps délicieux, descends et nous irons déjeuner à Villers.

Jacques revint à Davidoff et, tout agité :

— Elle m'appelle, vous voyez, elle m'attend.... Elle n'est point si mauvaise que je le disais.... Elle a des instants terribles.... Mais au fond elle m'aime. Venez, mon ami.

Il l'entraînait vers l'escalier. Ils arrivèrent devant le vestibule. Là Jacques serra les mains du docteur, avec force, et, comme pressé d'être seul avec Clémence, il dit :

— Adieu ! Pardonnez-moi encore.... Rassurez ma mère... et guérissez ma sœur.... Oh ! elle avant tout.... Pauvre petite !... Adieu !

Et, rapide, il s'élança vers le jardin où son impitoyable tyran l'attendait. Davidoff, dans la rue, s'éloigna à grands pas. Par une échappée sur la mer, il aperçut le yacht blanc qui, couronné de son panache de noire fumée, gagnait le large. Il se dit :

— Je suis libre, profitons-en.

Il se dirigea vers le bureau du télégraphe, prit une feuille de papier et, debout devant le guichet, il écrivit :

«Pierre Laurier, aux soins de M. le curé de Torrevecchio (Corsa).

«Revenez à Paris, sans perdre un instant. Votre présence est nécessaire. En descendant du chemin de fer, ne voyez personne et rejoignez-moi au Grand-Hôtel.

«Davidoff.»

Il remit son télégramme à l'employé, paya, et sortit en murmurant :

— Si je ne réussis pas à sauver le frère, au moins je vais essayer de sauver la sœur !

Et il partit pour Paris.

VI

La dépêche de Davidoff fut remise à Pierre Laurier le jour même de la noce d'Agostino avec la fille d'un important fermier de San-Pellegrino. Le marin s'était enrichi à écumer les flots de la côte méditerranéenne, et il apportait six mille francs à sa future. Celle-ci, brune et vigoureuse montagnarde de seize ans, possédait une maison et des champs plantés d'oliviers. Les jeunes gens s'aimaient depuis un an, et, sous cette condition qu'Agostino cesserait de naviguer, le mariage avait été conclu.

On sortait de l'église de San-Pellegrino, et, sur le passage des mariés, les coups de fusil, tirés en signe de joie, pétillaient, comme si la vendetta eût jeté une moitié du pays contre l'autre. Les vivats éclataient dans le cortège, les figures rayonnaient de joie, et, sous ce grand soleil, dans la chaleur de l'été, à l'odeur de la poudre, une sorte d'ivresse s'emparait des cerveaux. Pierre donnant le bras à la petite Marietta, avec qui il venait de quêter à l'église, suivait d'un œil ravi les péripéties de cette fête si originale, si vivante, rêvant déjà le beau tableau qu'il en fit, et qui est devenu populaire sous le titre de Mariage corse .

Son cœur était paisible, et son esprit raffermi. Pas une ombre n'obscurcissait sa pensée. Il était tout au ravissement de voir heureux ces gens qu'il aimait et dans la patriarcale existence desquels il avait trouvé l'oubli des passions malsaines, obtenu le réveil des viriles fiertés.

La noce, tout entière, se rendait chez le père de la mariée, pour banqueter en l'honneur des époux. Comme on débouchait devant l'enclos de la ferme, un gamin, qui servait habituellement d'enfant de chœur au brave curé de Torrevecchio, s'élança à travers la foule, et, courant au vénérable prêtre, lui tendit une enveloppe bleue, qui avait été déposée au presbytère. Pour franchir la distance de Torrevecchio à San-Pellegrino, le petit, avec ses jambes montagnardes, n'avait mis qu'une heure. Il arrivait haletant, la sueur au visage, couvert de poussière. Le curé lut l'adresse et, aussitôt, se tournant vers Pierre :

— Tenez, mon cher enfant, dit-il affectueusement. C'est pour vous !

Un cercle déjà s'était formé autour du jeune homme, qui, le front soucieux, les lèvres soudainement crispées, tenait, entre ses doigts, la dépêche sans la déplier :

— Qu'y a-t-il donc ? demanda Agostino inquiet.

— C'est ce papier bleu, dit le gamin, qui a été apporté, tout à l'heure, de Bastia par un piéton. Il s'était déplacé exprès, vu que la chose, paraît-il, était pressée.... Alors Maddalena, la servante de M. le curé, m'a dit : Cours tout d'un trait, ne t'arrête pas avant d'avoir parlé à monsieur.... Il y a quelque grave affaire.... Car il y a trois ans qu'il n'est venu un pareil papier à Torrevecchio !... Alors j'ai coupé au plus court, et me voilà.

En parlant ainsi, il essuyait sa figure ruisselante avec le revers de sa manche, riant de ses belles dents blanches, ravi d'avoir si bien rempli sa mission.

— Tu vas boire un verre de Tollano et manger un morceau avec nous, Jacopo, dit Agostino. Il poussa l'enfant vers son beau-père et ses parents, et tout plein de l'anxiété que trahissait le visage de Pierre :

— Qu'est-ce donc ? répéta-t-il.

Pierre lentement déchira t'enveloppe, déplia le télégramme et lut l'appel impérieux que lui adressait son ami. Il pâlit, son cœur se serra et ses yeux se creusèrent profonds sous ses sourcils froncés.

— Un malheur ? demanda Agostino.

— Non, dit le peintre. Du moins, je l'espère. Mais il faut que je parte à l'instant pour le continent.

— Partir ! En ce moment ! s'écria douloureusement le marié.... Nous quitter avant la fin de cette journée !... Attendez au moins à demain ?...

— Si on t'avait dit, pendant que tu étais de l'autre côté de la mer, que ta fiancée souffrait et pouvait mourir de ton absence, répondit gravement Pierre, aurais-tu différé ton départ ?

Agostino serra vivement la main de son sauveur, et, des larmes plein les yeux :

— Non, vous avez raison. Mais vous devez comprendre quel chagrin vous me faites.

Pierre emmena le jeune homme à l'écart, et là, lui parlant avec une émotion soudaine, qui ouvrit à Agostino un jour décisif sur le caractère et la condition de son ami :

— Il s'agit de ne pas attrister ta femme, tes parents et tes invités. D'ici à Torrevecchio, par la route, il y a quatre lieues. Je vais prendre une carriole à l'auberge. J'irai seul. Une fois que je serai de l'autre côté de la montagne, tu expliqueras mon absence et tu remercieras chacun de ceux qui sont ici de l'accueil cordial qui m'a été fait. Je n'oublierai jamais, vois-tu, le temps que j'ai passé dans ce pays, au milieu de vous. J'étais bien malade, du cerveau et du cœur.... Vous m'avez guéri par votre saine et sage tranquillité.... J'ai oublié les chagrins dont j'avais cru mourir.... Et c'est à vous que je le dois : à ta mère, qui a été si bonne pour moi ; à ta petite sœur, qui m'a si souvent rappelé, par sa grâce naïve et touchante, la jeune fille qui m'attend là-bas ; à toi, enfin, brave garçon, qui as été cause qu'au moment où, désespéré, je songeais à me tuer, j'ai voulu vivre pour essayer de te sauver. Tu m'as rendu à moi-même. C'est par toi que je me suis senti encore attaché à l'humanité.... Non ! je ne vous oublierai jamais, et, dans la tristesse ou dans la joie, ma pensée bien souvent ira vous retrouver.

Agostino, à ces mots, ne put retenir ses larmes, et, plus bouleversé que s'il avait perdu un des siens, il se mit à sangloter, pendant que les gens de la noce, tout au plaisir, chantaient, criaient et tiraillaient dans le verger. Pierre calma le brave garçon, et, avec fermeté :

— Maintenant, comprends-moi bien. Il faut que je sois à Paris le plus tôt possible. Quand part de Bastia le prochain bateau et où fait-il escale ?

— La Compagnie Morelli a un vapeur qui chauffe, le mardi, pour Marseille. En descendant ce soir à la ville, vous retiendrez votre place, et demain, à la première heure, vous serez en mer. De Bastia à Marseille, il faut compter trente heures....

— Dans trois jours donc, je serai à Paris.... De là, mon cher Agostino, tu me permettras d'envoyer quelques souvenirs aux chères femmes qui vont vivre autour de toi.... N'aie point de scrupules, tu m'as vu, pendant près d'un an, sous des habits de paysan, mais je ne suis pas pauvre.... Fais taire ta fierté corse : de ton frère, tu peux tout accepter pour ta mère, ta sœur et ta femme.... Pense à moi et sois sûr que tu me reverras. Le jour où je reviendrai dans l'île, peut-être ne serai-je plus seul.... Alors c'est que le ciel m'aura pris en grâce et que j'aurai retrouvé le bonheur.... Adieu jusque-là, et embrasse-moi !

Les deux hommes s'étreignirent, comme pendant cette nuit où ils étaient roulés par les vagues lourdes et profondes, sous la lune blafarde, et, quand ils se séparèrent, ils souriaient et pleuraient à la fois.

Une demi-heure plus tard, Pierre brûlait, en carriole, la route de Torrevecchio, et, le soir même, ayant emballé ses tableaux et ses esquisses, arrivait à Bastia. Il descendit à l'auberge où il avait passé sa première nuit sur le sol de la Corse, courut payer son passage à bord du bateau à vapeur, puis il entra dans un magasin de confection et, pour remplacer son costume de velours, acheta un vêtement complet de drap bleu qui ne lui allait pas mal.

Habillé comme un continental, pour la première fois depuis de longs mois, il poussa un soupir. Il lui sembla qu'il abandonnait le Pierre Laurier, libre, rajeuni, qui avait si délicieusement travaillé, dix heures par jour, sous le ciel clair, dans le parfum vivifiant des sapins et des genévriers, et qu'il redevenait le Pierre Laurier asservi, énervé, qui errait de l'alcôve d'une fille aux salons de jeu du cercle.

Il leva la tête. La nuit descendait, mais sur la montagne, à travers les grands massifs de châtaigniers, baignant de sa pure lumière les rochers sourcilleux, la lune brillait comme un croissant d'argent. Le vent des forêts, tiède et embaumé, passa sur le front du jeune homme, ainsi que la caresse d'une aile. Il se sentit ranimé comme par un réconfortant souvenir. Il regarda la mer, qui ondulait calme et sourde ; il murmura : «Tu peux m'emporter. Je ne te crains pas ni ceux dont tu me sépares.» Sa fugitive angoisse disparut, et au moment de tenter l'épreuve suprême qui devait décider de sa vie, il se trouva maître de sa pensée et de ses sens.

Rien ne palpitait plus en lui de bassement passionné, pour celle qu'il avait si follement adorée. Il osa l'évoquer. Il la vit, avec son front étroit, couronné de cheveux noirs, ses beaux yeux aux longues paupières, au regard enivrant, et ses lèvres pâlissantes de volupté. L'odeur subtile de la femme l'enveloppa tout à coup, perfide rappel du passé. Rien ne s'émut dans sa chair, il demeura indifférent et dédaigneux. Il n'aimait plus, c'était fini, le charme avait cessé, le philtre restait inoffensif. Il rentrait en possession de lui-même, et son cœur affranchi redevenait digne d'être offert. L'image de Juliette parut alors, blanche, virginale et douce, Et des larmes de tendresse montèrent aux yeux de Laurier. Sa bouche murmura un aveu, et tout son être frémissant s'élança, à travers l'espace, vers la bien-aimée.

Le lendemain, à neuf heures, le bateau quittait le port, Pierre reconnut le quai, près duquel le Saint-Laurent était à l'ancre, pendant qu'il repeignait son patron de bois sculpté, le môle, le bastion du Dragon, et, successivement, le cap Corse, Giraglia, puis la côte d'Italie. A bord de ce navire, qui marchait avec rapidité, il refit toute la route qu'il avait parcourue sur le petit bateau contrebandier.

A mesure qu'il se rapprochait de la France, son esprit troublé cherchait la raison du brusque rappel que lui adressait Davidoff. Une inquiétude sourde commençait à le travailler, et il redoutait un malheur. Pour qui ? Les termes de la lettre, que le docteur lui avait écrite, après son passage à Torrevecchio, lui revenaient. «Une personne, qui est près de Jacques, a failli mourir de votre mort....» La phrase qui avait tout changé dans sa vie. Était-ce donc Juliette, dont l'état s'était aggravé ? Allait-il arriver pour la voir s'éteindre, au moment où, en elle, résidait son unique espérance ?... Cependant, dans la lettre, il y avait aussi ces mots : «Vous avez passé auprès du bonheur sans le voir... mais il vous est possible encore de le retrouver.» Était-ce que ce bonheur pouvait lui échapper de nouveau ? Si jolie, la jeune fille n'avait-elle pas dû être aimée ? Un autre, pendant qu'il était loin, à soigner la plaie de son cœur dans les solitudes, n'avait-il pas pris sa place ?

Une tristesse profonde s'empara de Pierre, à la pensée que ce recours en grâce, qu'il avait adressé à la destinée, pourrait être repoussé. Une lassitude morale l'accabla, et il comprit que cette déception serait pour lui le coup décisif qui brise et qui tue. Une hâte de savoir le dévora. A bord du navire, qui fendait les lames vertes, il eût voulu posséder un moyen de correspondre avec Davidoff. Il tendait les mains vers la terre, comme si les rassurantes nouvelles, qu'il espérait, l'y attendaient à l'arrivée. Il enviait les ailes rapides des albatros qui volaient mélancoliques et blancs dans le ciel. Il marchait nerveusement de l'avant à l'arrière. On eût dit que, de son agitation, il essayait de redoubler les efforts de la machine.

Il ne dormit pas, restant sur le pont à regarder l'horizon. Il passa successivement devant Gênes, Monaco, Toulon, longeant cette côte enchantée, où les jardins baignent leurs branches dans la mer, où, sur un sable d'or, les flots meurent avec de doux murmures. Il eut un battement de cœur, en voyant de loin le château d'If, sombre dans la nuit, et Marseille, avec les feux de ses phares, allumés comme des yeux qui regardent dans l'immensité. Il n'avait qu'un petit bagage, il le mit sur le dos d'un portefaix, il traversa la passerelle d'un pied leste, prit une voiture sur le quai, et se fit conduire au chemin, de fer. Ni arrêt ni repos, rien ne le distrayait de son désir d'arriver le plus vite possible. L'express partait à onze heures et demie, il avait une heure à lui. Il alla au télégraphe et adressa à Davidoff cette dépêche : «Débarqué à Marseille, serai demain soir à Paris, à six heures.»

Quand il eut vu son papier, des mains du receveur, passer dans celles de l'employé chargé de la transmission, il se sentit soulagé, comme si quelque chose de lui était parti en avant. Il se rendit au buffet où il mangea sans appétit, pour tuer le temps. Enfin les portes de la gare étant ouvertes, et le train formé, il grimpa dans un compartiment, et se livra, avec une jouissance toute spéciale, à la volupté de la vitesse. Enfoncé dans un coin, les yeux clos, quoiqu'il ne dormît pas, il resta immobile, comptant les stations qui le séparaient du but, ainsi qu'un prisonnier efface, sur le calendrier, les jours qui le séparent de la liberté.

A l'aube, il eut cependant une défaillance et s'assoupit. Quand il se réveilla, avec la surprise joyeuse d'avoir gagné un peu de temps sur son impatience, il faisait grand jour, et l'express filait sur Mâcon. Les riches campagnes de la Bourgogne si riantes, si saines, si robustes, se déroulaient de chaque côté de la ligne, dans un flot de soleil. Il parut à Pierre qu'il était presque arrivé. Il retrouvait une nature qui, depuis un an, lui était inconnue. Plus d'oliviers, de pins et de cactus, poussant sur l'herbe rare et jaune, plus de rochers rougeâtres et de torrents écumeux. Point de bergers armés de leur fusil, perchés sur un tertre, et surveillant, avec un air altier et grave, le parcours de leurs moutons épars ou de leurs chèvres indisciplinées. Mais des paysans à la fois pesants et actifs, poussant le long des sillons bruns leurs paires de grands bœufs blancs attelés à la charrue. Et des plaines couvertes de moissons, sur les coteaux, des vignes lourdes de raisin, des forêts d'un vert puissant, coupées de routes gazonnées aux longues et fraîches perspectives. C'était la France du centre, avec ses sévères beautés, et non plus la molle et rayonnante Provence, ou la sauvage et grandiose Corse.

L'horizon fuyait, dans le roulement des roues, le train traversait les monts, les fleuves, et la pensée de Pierre s'engourdissait peu à peu. Il retomba dans une rêverie inquiète, se demandant, avec une persistance vaine, ce qui avait contraint Davidoff à le rappeler si brusquement. Et une agitation fébrile le reprit aux environs de Paris. Il tira sa montre plus de vingt fois, entre Melun et la grande ville. En passant les fortifications, il se mit debout, s'apprêtant déjà pour la descente. Enfin le train sifflant ralentit sa marche, fit tinter les plaques tournantes, et, au milieu des hommes de peine guettant les voyageurs, s'arrêta au terme du parcours.

Pierre, debout sur le marchepied, sauta sur le quai et fut saisi par deux bras qui le serrèrent fortement. Il leva les yeux, reconnut Davidoff, poussa un cri de joie, et, saisissant à son tour les mains du fidèle ami, il l'entraîna à l'écart :

— Eh bien ? cria-t-il, résumant toutes ses curiosités dans cette interrogation.

— Calmez-vous, dit le Russe qui comprit l'angoisse de Laurier... Il n'y a point de péril urgent pour Juliette.

Pierre poussa un soupir profond comme si on lui débarrassait le cœur d'un fardeau écrasant.

— Et Jacques ? demanda-t-il.

— Ah ! Jacques ! répondit Davidoff. C'est lui surtout qui m'inquiète... Mais ne restons pas là, on nous regarde.

Il prit le bras du peintre, et, au milieu de la foule qui s'écoulait vers la sortie, il l'entraîna.

— Quel bagage avez-vous ?

— Cette valise avec moi, et une caisse dans le fourgon.

— Venez, nous ferons prendre la caisse par les gens de l'hôtel... Car vous m'accompagnez... Je ne vous quitte pas... Au lieu de vous attendre, ainsi que je vous le disais dans ma dépêche, j'ai préféré venir au-devant de vous... J'ai craint quelque imprudence... Savez-vous que, si Mlle de Vignes vous voyait brusquement, le saisissement qu'elle éprouverait pourrait lui être fatal ?...

Ils roulaient en voiture sur le boulevard, tout en causant, et Laurier, étourdi, n'avait pas assez de toute son attention pour regarder et pour entendre. Le mouvement de Paris, au sortir du train, qui l'avait secoué pendant vingt heures, après le roulis du bateau, pendant deux jours, cette agitation, succédant brusquement au calme profond et recueilli de son existence à Torrevecchio, enfiévrait son cerveau, éblouissait ses yeux et assourdissait ses oreilles. Il faisait des efforts pour écouter et comprendre Davidoff. Il se sentait las de corps, et surexcité d'esprit. Il dit :

— Ce voyage m'a brisé, et cependant il me semble que je ne pourrais pas me reposer.

— Vous vivez, depuis trois jours, sur vos nerfs... Je vais remettre votre organisme en ordre... Fiez-vous à moi... Si je n'avais jamais de malades plus difficiles à guérir que vous...

La voiture entrait dans la cour du Grand-Hôtel. Ils descendirent, et, suivis d'un garçon qui portait la valise de Laurier, ils montèrent à l'appartement de Davidoff. Un salon séparait la chambre de Laurier de celle du Russe. Restés en tête à tête, ils se regardèrent un instant, en silence, puis le docteur montrant un siège à son ami :

— Asseyez-vous, nous allons dîner ici, en bavardant, et si vous êtes raisonnable, peut-être ferai-je quelque chose pour vous, dès ce soir.

Les yeux de Pierre s'illuminèrent :

— Quoi ! dit-il, je pourrais la voir ?... Davidoff se mit à rire :

— Au moins, avec vous il n'y a pas d'équivoque ! La voir !... Il ne peut donc, entre nous, être question que d'elle ? Eh bien ! vous avez raison. Et c'est d'elle qu'il s'agit. Je suis, depuis le commencement de la semaine, ici et l'habitue doucement au prodige de votre résurrection. Il y a de longs mois qu'elle vous pleure, dans le mystère de son âme... Dès les premiers mots prononcés par moi, et émettant l'ombre d'un doute sur la certitude de votre mort, elle s'est ranimée, mais de façon à nous effrayer sa mère et moi... Une fièvre ardente s'est emparée d'elle... Sa faiblesse est si grande !... Par un phénomène incroyable, votre disparition avait eu cette double conséquence de rendre à Jacques la force de ne pas mourir, et d'enlever à Juliette le courage de vivre. Elle s'est lentement étiolée, pâtissante, comme une fleur rongée par un ver invisible... Quant à son frère... Mais il vaudrait mieux ne parler que d'elle !...

— Ce que vous avez à m'apprendre, sur le compte de Jacques, est-il donc si pénible ?

— Désolant, moralement et matériellement. Cette semaine, talonné par des besoins d'argent impérieux, il a provoqué la mise en vente des propriétés qui sont communes à sa mère, à sa sœur et à lui... Les observations du notaire, les sollicitations de Mme de Vignes, tout a été inutile ! Il veut réaliser, à n'importe quel prix, ne se préoccupant pas de la perte considérable qui sera la conséquence de cette liquidation précipitée... Il est fou, et d'une dangereuse folie !...

— Mais cette folie, causée par qui ou par quoi ?

— Par l'amour. Une femme a perdu ce malheureux qui n'était que trop disposé aux pires faiblesses.

— Et cette femme si séduisante qu'on ne puisse le détacher d'elle ? Si forte qu'on ne puisse le lui arracher ?

— La plus forte, la plus séduisante, la plus dangereuse de toutes les femmes !... Et si je vous disais qui elle est...

A ces mots, Pierre pâlit, ses yeux s'agrandirent, il ouvrit la bouche pour questionner, pour prononcer un nom, qu'il devinait sur les lèvres du docteur. Il n'en eut pas le temps, Davidoff sourit amèrement et, regardant le peintre jusqu'au fond du cœur :

— Ah ! vous m'avez compris ! dit-il. Oui, c'est dans les mains de Clémence que Jacques est tombé. Il a été aimé par elle, il l'a aimée... comme on l'aime. Elle, au bout de trois mois, est redevenue froide comme un marbre. Lui est plus passionné, plus enflammé que jamais... Et, qu'ai-je besoin devons dépeindre l'état de son esprit ? Pour le connaître, tous n'avez qu'à tous souvenir.

Comme Laurier demeurait immobile et muet, la tête penchée sur sa poitrine, le Russe reprit avec force :

— Il l'adore, comprenez-vous, Pierre ? Il l'a adorée, toute chaude encore de vos caresses... Et il ne vit plus que pour elle !...

Le peintre releva la tête et, d'une voix triste, avec une compassion profonde :

— Le malheureux ! Pour elle, pour une pareille créature, il a tout oublié, tout compromis !... Mais il faut le plaindre plutôt que l'accuser... Elle est si redoutable !...

A ces paroles, la figure de Davidoff s'éclaira, ses yeux pétillèrent de joie, il alla à son ami et, avec une ironie affectée :

— Ainsi, dans votre cœur, vous ne trouvez pour Jacques que de la pitié ?

— Et quel sentiment autre voulez-vous que j'éprouve ?

Dois-je le blâmer, après avoir été plus faible et plus coupable que lui ?... Non ! je ne puis que le plaindre !

Davidoff prit la main de Pierre, et la serrant vigoureusement :

— Et pas un tressaillement dans votre chair, à ce rappel de l'amour ancien ?... Pas une émotion dans votre esprit ? Aucun retour vers la femme, aucune irritation contre l'ami ?

— Voilà donc ce que vous craigniez ? s'écria Laurier, dont le pâle visage se colora. Vous vous demandiez si j'étais bien guéri de ma passion insensée, et vous m'avez fait subir une épreuve ? Ah ! n'ayez plus de défiance, parlez ouvertement... Vous m'avez suspecté ?

— Oui, dit Davidoff avec fermeté. J'ai voulu savoir si, à votre insu même...

— Ah ! interrogez, cherchez, fouillez ma pensée, s'écria Pierre. Vous n'y trouverez que l'amer regret des fautes commises et l'ardent désir de les réparer ! Si je ne m'étais pas senti digne d'une affection pure, capable d'y répondre par une tendresse inaltérable, vous ne m'auriez jamais revu. Ne redoutez donc rien de moi, Davidoff. Le Pierre Laurier que vous avez connu est mort, par une nuit d'orage, et l'homme que vous avez devant vous, s'il a le même visage, heureusement n'a plus le même cœur....

— A la bonne heure ! dit Davidoff gaiement. Ah ! j'ai un lourd poids de moins sur la conscience. Si je n'avais pas pu compter absolument sur vous, je ne sais comment je me serais tiré de l'œuvre que j'ai entreprise. Tout est difficulté, tout est souci. Il va falloir que vous affrontiez Clémence....

— Si c'est absolument nécessaire, je m'y résoudrai, mais cela me coûtera beaucoup !...

— Sans doute ! Cependant, à coup sûr, pas tant qu'autrefois, répliqua le Russe, avec un sourire. Mais nous devons arracher Jacques de ses griffes. Et il ne faudra pas moins que votre intervention pour que nous y réussissions.... Laissons cette question, c'est l'avenir. Occupons-nous du présent, parlons de Mme de Vignes.

Le front de Pierre s'éclaira. Au même moment, on apportait le dîner. Les deux amis s'assirent devant la table, et, pendant une heure, ils causèrent à cœur ouvert. Pierre racontant son séjour à Torrevecchio et le docteur expliquant au peintre tout ce qui s'était passé pendant son absence, ils purent, de la sorte, acquérir la certitude, Davidoff, que Laurier était, ainsi qu'il l'avait affirmé, radicalement guéri de sa dangereuse passion, et Laurier, que Davidoff, en le rappelant à la hâte, avait agi avec autant de décision que de sagesse. Vers neuf heures ils descendirent et se rendirent chez Mme de Vignes. Sur le boulevard, dans la douceur d'une belle nuit d'été, Pierre sentit son cœur se gonfler d'espérance et de joie, il leva son regard vers le ciel, et se repentit d'avoir si follement douté du bonheur.

Mme de Vignes, depuis quatre jours, prévenue par Davidoff, avait vu l'avenir, qui lui paraissait si sombre, s'éclairer d'une faible lueur. La certitude que Pierre Laurier vivait, l'assurance avec laquelle Davidoff affirmait que le peintre aimait Juliette et ne pouvait aimer qu'elle, avait donné à la mère un peu de soulagement. Dans le malheur qui l'accablait, ayant tout à redouter de son fils et tout à craindre pour sa fille, la possibilité de rendre à Juliette le calme et la santé lui offrait une satisfaction bien douce. Qu'étaient les soucis d'argent, comparés aux inquiétudes que lui causait l'abattement, de plus en plus profond, de la jeune fille ? Davidoff avait été accueilli comme un sauveur. Graduant savamment ses confidences, il avait jeté, dans la pensée de Mme de Vignes, un tout petit grain d'espérance, qui avait levé comme en terre féconde. Peu à peu, la semence avait poussé des racines qui s'étaient étendues vivaces. Et maintenant la fleur prête à s'épanouir n'attendait plus qu'un dernier rayon de soleil. Depuis le commencement de la semaine, Juliette, sans preuves, sans autre raison plausible que son ardent désir de voir le miracle se réaliser, s'était prise à croire que Pierre était vivant.

Les «on dit» de Davidoff avaient été avidement accueillis par ce jeune cœur. Pourquoi Pierre, sauvé par des marins et emmené à bord d'un petit bâtiment de commerce, n'aurait-il pas été rencontré par ces voyageurs qui déclaraient l'avoir vu ? Pourquoi, honteux de son suicide annoncé et non exécuté, Pierre ne serait-il pas resté à l'écart, près de moitié d'une année ? Pourquoi n'aurait-il pas laissé la famille de Vignes ignorer qu'il vivait ? Tout cela était admissible. Et la jeune fille avait un tel besoin de l'admettre qu'elle eût tenu pour vraies de bien plus étranges histoires.

Chaque jour, Davidoff, poursuivant sa cure morale, rendait compte à Juliette des découvertes que produisait l'enquête qu'il était censé faire. Et, chaque jour, il assistait à l'éveil de cette âme engourdie et glacée. C'était un spectacle charmant que celui de cette floraison timide. Juliette espérait, mais elle avait peur d'espérer, et, par instants, elle se retenait sur la pente où son imagination l'emportait. Si, après cette période heureuse, il allait falloir retomber dans la désolation ? Si tout ce qu'on disait n'était point vrai ? Si Pierre n'avait pas survécu ?

Une horrible agitation était en elle. Il lui semblait impossible que la mort eût pris, en une seconde, ce garçon si alerte et si robuste. Elle se rappelait ce que son frère lui avait dit à Beaulieu : On n'a pas retrouvé son corps.... Elle n'avait pas, alors, accepté le doute comme une espérance. Mais, maintenant, n'était-il pas évident que si la mer ne l'avait pas rejeté au rivage, c'est qu'il avait échappé à ses vagues méchantes, qu'il était sorti de ses glauques profondeurs et qu'il existait ? Quel trajet ; dans ce cerveau de femme, avait fait cette pensée ! Elle y était entrée si avant que, pour l'en arracher, il aurait fallu à présent des preuves matérielles. Il aurait fallu montrer Pierre mort pour faire croire, à celle qui l'aimait, qu'il pouvait n'être plus vivant.

Le matin même, Davidoff s'était hasardé à dire :

— J'ai vu, hier soir, des gens qui ont rencontré notre ami en Italie et qui lui ont parlé. On peut s'attendre, un de ces soirs, à le voir arriver.

Elle n'avait point répondu, elle avait regardé le docteur, avec une fixité singulière, et, au bout d'un instant :

— Pourquoi ne me dites-vous pas tout ?... Vous avez peur de ma joie ?... Vous avez tort. Je suis maintenant sûre qu'il vit. Je l'ai vu, cette nuit, en rêve. Il était dans une église, une pauvre église de village, et travaillait à un tableau de sainteté.... Son visage était triste... triste, et, par moments, des larmes coulaient sur ses joues. J'ai eu la conviction qu'il pensait à moi.... J'ai voulu lui crier : Pierre, assez de chagrins, assez d'éloignement ; revenez, nous vous attendons, et nous serions si heureux de vous accueillir.... Mais une sorte de brouillard s'est élevé entre lui et moi, et je ne le distinguais plus que très effacé, pareil à une silhouette vague, et nettement j'entendais le bruit des flots, comme lorsqu'à Beaulieu, par une mer houleuse, le ressac battait les récifs de la baie.... Puis, cette vapeur s'est dissipée, ainsi qu'un voile qu'on arrache, et je l'ai revu. Il venait vers moi, le visage souriant ; il a fait un geste de la main, comme pour dire : Ayez patience, me voilà... et je me suis réveillée, angoissée et brisée.... Mais j'ai confiance.... Il est tout près de nous.... A Paris, peut-être ?...

Davidoff, très intrigué, demanda alors à la jeune fille :

— Pouvez-vous me décrire l'église dont vous me parlez ?

— Oui, dit Mme de Vignes. Elle était située sur la place d'un village. Le portail était en grès rouge, surmonté d'un auvent en briques.... L'intérieur, blanchi à la chaux et très pauvre.... Quelques bancs de bois, une chaire sans un ornement, un autel d'une grande simplicité....

— Et le tableau auquel travaillait Pierre, l'avez-vous regardé, vous le rappelez-vous ?...

— Oui. Il y avait un tombeau ouvert.... Et le mort se dressait vivant.... J'y ai vu un présage.

Davidoff hocha la tête, très saisi par cette extraordinaire révélation. Évidemment, c'était lui qui, par la pensée, avait fait voir à Mme de Vignes l'église de Torrevecchio, et la Résurrection.... Mais le bruit des flots, frappant l'oreille de la jeune fille, à l'heure même où Pierre était en mer ?... Comment l'expliquer ?

Il resta silencieux, et, quoi que Juliette fit, il ne donna pas d'éclaircissements nouveaux. Mais son attitude, ses paroles, sa physionomie, tout annonçait un événement prochain. Le docteur laissa la jeune fille dans une agitation, qui lui parut favorable, et partit. Le soir, vers neuf heures, arrivé à la porte de Mme de Vignes, en compagnie de celui qui était si ardemment désiré, il eut un violent battement de cœur. Il serra fortement le bras de son ami, et lui montrant la dernière fenêtre de l'entresol :

— Restez dans la rue, dit-il, les yeux fixés sur cette croisée. Lorsque vous m'y verrez paraître, montez. Mais, à ce moment seulement.... Je vais, moi, préparer votre réception.... Je suis plus troublé que je ne puis vous le dire....

Il entra dans la maison, et laissa le peintre sur le trottoir. Seul, Laurier fui saisi d'une émotion semblable à celle qu'il avait éprouvée sur le promontoire de Torrevecchio, en face de la mer, quand, après avoir reçu la lettre de Davidoff, il s'était interrogé pour savoir s'il était digne de revoir Juliette.

Une sorte d'attendrissement mystique s'empara de lui, pendant qu'il attendait l'instant de se présenter devant la jeune fille. Il était recueilli et grave, avec le sentiment qu'il accomplissait un devoir de réparation. Pas d'impatience, la quiétude heureuse d'un converti qui va abjurer ses erreurs, obtenir son pardon et vivre en paix avec le ciel et la terre.

Il restait adossé à la muraille, les yeux fixés sur la fenêtre, pensant à la scène qui se passait dans cet appartement obscur et silencieux. Rien ne bougeait, tout demeurait muet. Un immense apaisement régna dans l'âme du jeune homme. En lui un seul sentiment subsistait : sa tendresse pour Juliette. Il se rappela l'amour naïf et timide de l'enfant, il fit le compte des peines qu'elle avait souffertes et dont il était l'auteur, et seul, dans la nuit qui descendait, il jura de les lui faire oublier.

A cette minute même, la fenêtre s'éclaira vaguement et le docteur Davidoff, de la main, donna à son ami le signal qu'il attendait. Laurier s'élança, et, palpitant, gravit l'escalier. La porte était ouverte, il traversa le vestibule, entra dans le salon, et, debout devant la cheminée à côté de sa mère, il aperçut Juliette. Il s'arrêta immobile, les jambes tremblantes, le regard vacillant.

Elle lui parut plus grande qu'autrefois, peut-être était-ce parce qu'elle était plus mince et plus pâle. Ses mains blanches se détachaient, effilées et encore souffrantes, sur le noir de sa robe. Ses yeux, cernés par les pleurs, brillaient lumineux et doux. Elle souriait et regardait Pierre, comme Pierre la regardait. Elle le trouvait mieux que jamais, avec son visage hâlé et sa barbe qu'il avait laissée pousser. Elle découvrait, sur son front, les traces de son chagrin et elle éprouvait une joie secrète, revanche de ses douleurs. Son sourire, soudain, se trempa de larmes, et brusquement, portant son mouchoir à ses lèvres, elle se laissa tomber sur un fauteuil et éclata en sanglots.

Pierre poussa un cri, et, rompant enfin son immobilité, il s'élança vers elle, se jeta à ses genoux, la priant, la suppliant de lui pardonner. Mme de Vignes, inquiète, s'était approchée de sa fille ; mais Davidoff la rassura d'un coup d'œil. Alors la mère et le médecin, voyant que les deux jeunes gens avaient oublié tout ce qui n'était pas leurs souvenirs et leurs espérances, les abandonnèrent librement à la douceur de leur première joie.

Quand ils revinrent troubler le tête-à-tête, ils trouvèrent Pierre et la jeune fille, assis l'un près de l'autre, la main dans la main. C'était Juliette qui parlait, racontant son chagrin et son désespoir. Elle souriait, maintenant, en rappelant toutes ses souffrances, et c'était Laurier qui pleurait.

— Mes amis, dit Davidoff, nous avons tenu les engagements que nous avions pris envers vous : vous êtes heureux. C'est fort bien, mais n'abusons point des meilleures choses.

Mme de Vignes n'est pas encore assez forte pour qu'il soit permis de ne pas lui doser même ses satisfactions. En voilà donc assez pour une seule séance. Vous aurez, du reste, le temps de vous revoir.

Alors Juliette, avec toutes sortes de câlineries, essaya d'obtenir de sa mère un quart d'heure de grâce. Et Mme de Vignes n'eut pas le courage d'attrister, par un refus, ce joli visage qui rayonnait, pour la première fois, depuis si longtemps. Elle sentait bien que le triomphe de cette jeunesse, sur la mort qui déjà l'entraînait, était désormais assuré. Et le sentiment de rancune, qu'elle éprouvait contre Laurier, involontaire auteur de tout ce mal, ne résistait pas à la métamorphose que sa présence avait fait subir à Juliette.

Ils restèrent donc, tous les quatre, oubliant le temps qui s'écoulait, à écouter le récit de l'existence de Pierre dans le petit hameau corse. Juliette aima Agostino, Marietta, la vieille mère, et le bon curé. Et la promesse, que Pierre avait faite à ses amis de Torrevecchio de revenir les voir, elle la renouvela, elle aussi, mentalement, dans un élan de reconnaissance. Minuit sonnait quand ils se séparèrent.

— Vous ne nous verrez pas demain, dit Davidoff, en souriant à sa malade.

Et comme elle s'attristait subitement :

— Il ne faut pas penser qu'à vous, chère enfant, ajouta-t-il avec douceur. Nous avons une autre cure à faire, plus grave et plus difficile que la vôtre. Nous partirons, dès le matin, pour retrouver votre frère à Trouville.

En un instant, l'égoïsme, avec lequel la jeune fille jouissait de son bonheur, disparut. Elle retrouva le sentiment de la situation douloureuse dans laquelle sa mère et elle étaient placées. Et, en même temps, elle reprit toute sa ferme raison. Elle serra la main de Davidoff, et s'adressant à Pierre :

— Vous avez raison, partez tous deux et puissiez-vous faire pour mon frère ce que vous avez fait pour moi ! En réussissant, vous ne pourrez pas me rendre plus reconnaissante, mais vous pourrez me rendre encore plus heureuse.

Alors, prenant par la main celui qu'elle aimait, elle le conduisit à sa mère. Mme de Vignes tendit les bras à l'enfant prodigue, et, en recevant ce baiser, cette fois, Pierre se sentit complètement absous.

VII

Il y avait, ce matin-là, grand déjeuner chez Clémence. La semaine des courses commençait. Un arrivage de Parisiens avait eu lieu la veille. Et, rencontrés, le soir même, au casino, ils avaient été invités par la belle fille et par Jacques. C'était la fleur du monde joyeux. Gentlemen triés sur le volet parmi les plus élégants et les plus gais, femmes choisies parmi les plus séduisantes et les plus aimées. Les hommes portaient des noms célèbres dans les arts, la finance et la politique. Les femmes étaient les gradées les plus illustres du bataillon de Cythère.

Il y avait là le prince Patrizzi ; Duverney, le peintre des nudités modernes, spirituel convive gardant de sa jeunesse une bonne humeur de rapin ; le petit baron Trésorier, l'agent de change, une des plus fines lames des salles d'armes de Paris ; Berneville, sportsman qui monte comme un jockey de profession et s'est cassé sept fois la clavicule dans des steeples ; le duc de Faucigny, le plus jeune député de la Chambre, légitimiste intransigeant, qui a fait une profession de foi retentissante en faveur de don Carlos ; Burat, l'avocat attitré des théâtres, la langue la plus acérée du palais, grand coureur de premières et passionné collectionneur de tableaux ; Sélim Nuño, venu pour voir courir sa jument Mandragore dans la poule des produits, et cachant, sous une gaieté affectée, les angoisses de son amour-propre d'éleveur.

Les femmes étaient Andrée de Taillebourg, Mariette de Fontenoy, Laure d'Évreux, la blonde Sophie Viroflay, toutes portant des noms empruntés aux plus glorieuses batailles de l'histoire de France ou aux stations les plus connues de l'indicateur des chemins de fer. D'ailleurs, les uns et les autres, aimables et généreux, jolies et parées à souhait.

La partie était liée pour la journée entière. On déjeunait chez Clémence. Le mail de Nuño emportait tout le monde au champ de courses. On rentrait faire un peu de toilette, et, à sept heures et demie, on se retrouvait aux Roches-Noires, où Trésorier offrait à dîner à la galante compagnie. Après, on allait en bande au casino, pour faire un tour de valse. Le reste était l'imprévu, qui devait tenir une large place dans le programme, avec ces hommes prompts à la fantaisie et ces femmes faciles au caprice.

— Mes enfants, dit gaiement Duverney, nous commençons la journée ensemble, nous la finirons de même. Seulement, il n'est pas sûr que les femmes, comme dans la chaîne anglaise, n'auront pas changé de cavaliers !

— Dis donc, malhonnête, s'écria Laure d'Évreux, pourquoi donnes-tu le privilège de l'infidélité aux femmes ?

— Parce que c'est pour elles une nécessité professionnelle !

— Grand Dieu ! les croiriez-vous vénales ? interjeta Faucigny, avec des mines effarouchées.

— Il y a des hommes qui le prétendent ! répondit Trésorier.

— Ils ont l'esprit aigri par des fins de mois difficiles ! dit en riant Clémence.

Tous les yeux se tournèrent vers Jacques, qui se promenait dans le jardin, en causant avec Patrizzi. Le mouvement fut si significatif que Clémence fit un geste de protestation :

— Oh ! ce n'est pas pour Jacques que je parle, reprit-elle. Depuis deux jours, au cercle, il a une spécialité de banques-rasoir. Il a encore emporté hier trois mille louis.... Il est en veine, il prétend que tout doit lui réussir.

Elle se tourna du côté de Nuño, qui gisait au fond d'un fauteuil, et avec une malice féroce :

— Ainsi il a offert Mandragore, la jument de Sélim, à dix, à tous ceux qui en ont voulu....

Nuño rougit de colère et, se mettant sur pied avec effort :

— Je vais lui en prendre, moi, pour plus qu'il n'en pourra donner.... Je suis sûr de ma jument....

— Mais êtes-vous sûr de votre jockey ? demanda Berneville. Vous savez qu'à Caen, l'autre jour, Chadwal a tiré le cheval de La Bonnerie ?...

— Je suis tranquille, Petersen ne peut pas se faire payer, pour perdre, aussi cher que je le paierai, si je gagne !...

— Mais, mon pauvre Nuño, dit Andrée de Taillebourg, ce que vous avez promis à Petersen ne donnera pas des jambes à Mandragore.

— La bête est de premier ordre ! riposta le banquier.

— Ouich ! Elle ne vaut pas une allumette !

— Je la prends à égalité contre le champ ! cria le gros homme furieux.

— Nuño, tu vas te faire du mal, dit Sophie Viroflay. Rien d'imprudent comme de se mettre en colère, avant de déjeuner !...

— C'est comme d'être aimable après, fit Mariette de Fontenoy.

— Croyez-en l'expérience de ces dames ! dit Burat, et méfiez-vous de l'apoplexie du dessert !

— Toi, si tu meurs prématurément, riposta la belle blonde, ce sera, bien sûr, empoisonné, pour t'être mordu ta méchante langue !

— Oh ! Fontenoy, tu es moins généreuse que nos pères à la bataille de ton nom ; tu ne dis pas : Messieurs, tirez les premiers !

— Je ne dis ça que passé minuit !

— Mais alors, hein ? Comme tu le dis bien !

— Tu n'en sais rien, en tous cas !

— On me l'a raconté.

— Qui ça ?

— Pardi ! tout le monde !

— Insolent !

Mariette, au milieu d'un hourra général, s'était élancée sur l'avocat, et rouge, riant et rageant à la fois, le battait à grands coups d'éventail, faisant à chaque mouvement violent tinter l'or de ses bracelets. Lui se garantissait la tête avec les mains, tournant autour du salon, poursuivi par la charmante fille, dont la robe de batiste rose ornée de valenciennes ondulait au hasard de la course, découvrant deux petits pieds chaussés de cuir mordoré et deux jambes fines moulées dans des bas à jour. Elle s'arrêta essoufflée, devant Burat tombé à genoux sur le tapis, et montrant son éventail en pièces :

— Pour la peine tu m'en paieras un autre.

— Oui, ma biche, et je ferai peindre dessus des fleurs d'oranger !

— Ça recommence, alors ?

— Allons ! la paix ! réclama Clémence. On va déjeuner.

Jacques et Patrizzi rentraient. L'air était d'une tiédeur délicieuse et les roses du parterre sentaient bon. Les portes de la salle à manger s'ouvrirent. Le maître d'hôtel, cravaté, de blanc, solennel comme s'il eût officié devant des duchesses, annonça :

— Madame est servie.

Clémence prit le bras de Faucigny, Jacques offrit le sien à Sophie Viroflay et, en cortège, hommes et femmes sortirent du salon.

La salle à manger, superbe, tendue de soie de Chine, meublée de bois de fer sculpté, s'ouvrait sur la serre d'un côté, et, de l'autre, sur le jardin. Trois larges baies, décorées de vitraux peints de fleurs étranges et d'oiseaux fantastiques, donnaient sur une terrasse, au centre de laquelle un monumental perron descendait vers la pelouse bordée de plates-bandes. Ces trois baies, ce matin-là ouvertes, laissaient entrer à flot l'air et la lumière. Le gazon du jardin était d'un vert d'émeraude, le sable des allées, blanc sous le soleil, réverbérait la chaleur. Le ciel bleu, au lointain, se glaçait de violet. Tout était silence, ardeur et joie. Les hôtes de Clémence, inconsciemment pénétrés par ce bien-être délicieux, cédèrent à l'allégresse qui émanait des choses. Les têtes s'échauffèrent, les nerfs se tendirent et la gaieté commença à tourner au bruit.

Au milieu du tumulte des plaisanteries, Jacques seul restait grave, comme si un remords secret le tourmentait. Il pensait, délivré pour un temps de ses besoins d'argent, à ceux qu'il avait si durement tourmentés, pour se procurer les ressources suprêmes. Parmi ses convives animés et moqueurs, entouré de femmes belles et séduisantes, les idées les plus tristes s'emparaient de lui. Il jeta un regard sur la table éclatante, chargée de fleurs, d'argenterie et de cristaux, il examina ceux qui y avaient pris place. Il les vit insouciants et heureux. Lui seul était dévoré par la secrète amertume de la vie mal menée. Tous les autres étaient libres d'esprit et de cœur, il entendait leurs propos et leurs rires. Chaque jour, c'était ainsi pour eux : même fête, même contentement. Chaque jour, c'était ainsi pour lui, également : même torture, même angoisse qu'il ne pouvait calmer.

Ses yeux s'attachèrent sur Clémence et Faucigny qui causaient à voix basse, en face de lui. Il ne distinguait pas leurs paroles, mais il en devinait le sens. Le duc, câlin et insinuant, faisait la cour à la belle fille, et elle l'écoutait avec un sourire. Ce sourire, il le connaissait bien. Il en serait de Faucigny comme de tant d'autres. Et le front de Jacques se crispa douloureusement. Il vida, coup sur coup, ses verres pleins de vins différents et une rougeur monta à ses pommettes. Il eut un mouvement de colère, il pensa : Je suis morose, voilà pourquoi Clémence se détourne de moi.... Et n'est-il pas juste que je souffre par elle, pour qui je commets tant d'infamies ?

Il s'entendit interpeller. C'était Patrizzi, qui, de l'autre bout de la table, lui criait :

— Dites donc, Jacques, est-ce que ce déjeuner ne vous rappelle pas notre dîner de Monte-Carlo ? Quelques-uns de ces messieurs et presque toutes ces dames en étaient.... Ce fut moins gai, ce soir-là, qu'aujourd'hui.... Et quelles diables d'histoires ! Vous en souvenez-vous ?

— Au fait, comment le médecin russe, qui voyage avec Woreseff, n'est-il pas ici ? demanda Andrée de Taillebourg.

— Il est à Paris, depuis cinq jours, dit Patrizzi.

A ces mots, Jacques vit se dresser devant lui l'image triste et pâle de Juliette. Elle était assise, dans le salon où il avait passé tant de soirées, lorsqu'il était encore un fils soumis et un frère tendre. Mme de Vignes, inquiète, se penchait vers sa fille, et Davidoff, debout, la regardait avec compassion. Il sembla au jeune homme que sa mère avait prononcé son nom, et que le docteur avait répondu en hochant douloureusement la tête. N'était-ce pas lui, qui aurait dû être auprès des deux femmes ? Pourquoi cet étranger consolait-il sa mère et sa sœur ? Une voix murmura à son oreille : C'est parce que tu as refusé de faire ton devoir, parce que tu as sacrifié ta mère au jeu, ta sœur à ta maîtresse, parce que tu es un lâche et un ingrat !

Il éclata d'un rire inattendu, inexplicable, effayant, qui attira sur lui les regards de tous les convives. Il s'offrit à leurs regards, pâle, les lèvres crispées et les yeux étincelants.

— Oui ! oui ! s'écria-t-il, sans s'inquiéter de leur étonnement, le dîner de Monte-Carlo fut moins gai que le déjeuner de ce matin.... J'étais mourant d'abord, et, aujourd'hui, je me porte bien. Oh ! très bien ! Grâce à Davidoff, qui nous a fait une admirable théorie sur la transmission des âmes.... Vous n'en avez pas perdu le souvenir, Patrizzi ?... Ni vous, Trésorier ?... Il nous conta l'aventure d'une jeune fille russe.... Oh ! la bonne aventure, et le joyeux mystificateur, que ce Davidoff !... Personne de nous ne prit son récit au sérieux.... Pas même vous, Patrizzi, qui cependant êtes Napolitain et, par conséquent, superstitieux !... Car vous croyez au mauvais œil, n'est-ce pas, prince ?

— Ne plaisantez pas avec ces choses-là! répondit Patrizzi, qui, soudain très grave, fit, avec deux doigts de sa main gauche, un signe rapide derrière son dos.

— Ah ! ah ! ah ! ricana Jacques, avez-vous vu le geste du prince ? Il a conjuré le mauvais sort.... Il croit à la jettatura !... Et, pourtant, il n'a pas ajouté foi aux démonstrations de Davidoff.... Personne n'y a cru.... Personne ! Excepté cependant Pierre Laurier.... Mais tout le monde sait que le pauvre garçon était devenu fou !

Un silence de mort accueillit ces étranges paroles. Tous les assistants demeurèrent glacés. On eût dit que le spectre de celui que tous avaient connu, estimé et aimé, allait apparaître. Les hommes se regardèrent entre eux, gênés par cette exaltation subite, qui faisait tourner au noir cette fête commencée si joyeusement. Les femmes se mirent à rire, inconscientes de ce qui se passait. Clémence, furieuse, mordant ses lèvres blêmissantes, donna un coup sec de son couteau sur la table, et son verre de fin cristal, décapité, tomba sur la nappe avec un bruit argentin.

— Un verre cassé ! s'écria Laure d'Évreux, ça porte malheur !

— Tout cela est vraiment absurde, Jacques ! s'écria Clémence d'une voix tremblante de colère. Nos amis sont-ils venus ici pour entendre de pareilles extravagances ?...

— Il est gris, ce bon Jacques ! s'écria Sophie Viroflay.... Il n'est encore que midi et demi.... C'est un peu tôt !...

— Non, je ne suis pas gris, s'écria le jeune homme, dont le visage prit une expression terrible. Jamais je n'ai été plus maître de ma raison.... Je vous ai dit que Laurier était devenu fou.... Est-ce que quelqu'un de vous en doute ? Parmi vous tous, qui lui avez vu vivre ses derniers mois d'existence, qui avez assisté à ses tortures, à son agonie morale, en est-il un qui veuille me démentir ? Ah ! vous restez muets.... Clémence elle-même ne dit rien.... C'est qu'elle sait bien que Laurier était fou, et pourquoi il était fou !

Le visage de la comédienne, à cette apostrophe, se marbra de tons jaunes, comme si le fiel remplaçait le sang dans ses veines. Son joli cou se gonfla de fureur, et, d'une voix sifflante, elle s'écria :

— Tu nous le fais regretter ! Que n'est-il à ta place, et que n'es-tu à la sienne !

— Patience ! J'irai bientôt, dit Jacques, avec un effrayant sourire, car la vie infernale qui l'a conduit au suicide, je la mène à mon tour. Je puis juger de ses souffrances puisque je les endure.... Et je comprends qu'il ne les ait pas supportées plus longtemps ! Nous parlions, tout à l'heure, du docteur Davidoff et nous rappelions les histoires fantastiques qu'il nous conta, une belle nuit.... Patrizzi, vous rappelez-vous que Laurier, après les avoir écoutées silencieusement, s'écria tout à coup : «Jacques, si jamais j'ai assez de la vie, je te léguerai mon âme....» Oui, vous ne l'avez pas oublié.... Eh bien ! avant que cette même nuit se fût écoulée, il était mort, et moi, qui n'avais plus qu'un souffle d'existence, je revenais à la vie.... Quelques jours plus tard, mon prince, me rencontrant au bal masqué, à Nice, vous m'avez dit en plaisantant : «Il paraît que vous avez maintenant une âme toute neuve... celle de votre ami Laurier ?...» Vous ne croyiez pas dire si vrai.... Elle était en moi, cette âme.... Je la sentais puissante et enflammée, avec toutes ses passions, ces mêmes passions qui avaient conduit Pierre à sa perte.... La folie du plaisir à outrance, la soif d'un amour éperdu, l'ivresse du jeu sans limite, me brûlaient de leurs fièvres.... Une femme passa sur ma route.... Elle m'attira invinciblement, fatalement. Elle ne pouvait pas ne pas m'attirer, car j'avais en moi l'âme de Pierre, pleine encore de désirs pour celle qui était près de moi, provocante et corruptrice.... Oh ! j'ai eu une lueur de raison.... En cet instant, j'ai entrevu ma destinée, j'ai voulu résister ; mais la sorcière d'amour me tenait là, et je n'étais plus moi-même.... Tout mon être soulevé m'emportait vers elle, je lui obéissais, comme un chien à son maître.... Elle levait le doigt et j'accourais, après m'être juré de ne plus revenir.... Ainsi, de degrés en degrés, j'ai suivi la pente qui avait conduit Pierre Laurier à l'abîme.... Comme lui, j'ai joué parce qu'il me fallait de l'argent, beaucoup d'argent !... Comme lui, j'ai oublié tout ce qui n'était pas la femme perverse et pourtant adorée.... Il avait sacrifié son talent, sa gloire... moi, j'ai trahi mes affections les plus chères, dépouillé ma mère et abandonné ma sœur.... Il avait été lâche, je l'ai été ! Il avait supporté les infidélités de sa maîtresse, et serré la main de ses rivaux.... En ce moment, autour de la table, vous tous qui m'écoutez, vous avez été ou vous êtes les amants de la femme qui est à moi.... Oui, vous, Nuño, qui avez été trompé et qui avez pris votre revanche en trompant vos successeurs ; vous, Burat, qui avez plaidé les procès difficiles contre les fournisseurs récalcitrants ; vous, Trésorier, qui avez fait fructifier, par des placements avantageux, les sommes que Berneville et Patrizzi donnaient.... Et toi, Duverney, loustic qui déridais la belle aux heures noires ; vous enfin, Faucigny, le dernier favorisé. Eh bien ! mes amis, croyez-vous que je sois dans mon bon sens et que j'aie de la clairvoyance ?

Il s'était levé tout droit. Une mousse légère frangeait ses lèvres, ses mains tremblaient, et il s'efforçait de rire. Il balança sa coupe pleine de vin de Champagne et dit :---Je suis votre hôte... Je bois à vous, amants de ma maîtresse !... Et je bois à celui qui manque, à l'absent... à Pierre Laurier !

Il leva son verre à la hauteur de sa bouche, mais il ne but pas. Son regard, tourné du côté de la terrasse, était devenu fixe et épouvanté. Il poussa un cri rauque et recula d'un pas. Il avait aperçu celui qu'il évoquait, Pierre Laurier montant avec Davidoff les marches du perron. Pendant qu'il s'avançait, il le dévorait des yeux, plein de stupeur, haletant, la sueur au front.

Quand les deux hommes s'arrêtèrent sur le seuil, il fit un geste fou, ainsi que pour écarter une vision terrifiante ; il porta la main à son cou, comme s'il étouffait, puis d'une voix creuse :

— Pierre, dit-il, que viens-tu chercher ici ? Tu sais bien qu'il n'y a pas place pour nous deux, sur la terre !... Si tu vis, je dois mourir !

— Jacques ! cria Laurier, en s'approchant les mains tendues.

Celui-ci tenta de le repousser, mais il pâlit, et, avec un râle effrayant, il tomba dans les bras de son ami.

— Il est mort ! balbutia Berneville. Il faut appeler.

— Ne bougez pas, dit Davidoff.... Il est vivant, et nous n'avons besoin de personne.

Il prit un peu d'eau, dans un verre, et mouilla les tempes du malheureux qui poussa un long soupir.

De tous ses amis, levés en tumulte, et groupés autour d'elle, Clémence la première retrouva son sang-froid :

— Que prétendez-vous faire ? demanda-t-elle à Davidoff.

— Emmener M. de Vignes, dit le Russe.

Pierre avança d'un pas, et se plaçant en face de Clémence :

— Est-ce que vous songez à vous y opposer ? demanda-t-il froidement.

La belle fille essaya de payer d'audace, elle leva les yeux sur celui qui l'interrogeait. Elle le vit calme, la bouche dédaigneuse et le regard attristé. Il était redevenu le Pierre Laurier des premiers temps de leurs amours, avec son front fier et inspiré, sa mâle tournure, et une mélancolique douceur dans la voix, qui remua Clémence jusqu'au fond de son être. Elle aurait voulu être insolente, mais une humilité soudaine lui amollissait le cœur. Elle adressa au jeune homme un sourire craintif, et s'approchant de lui :

— Partir ainsi, est-ce prudent ? dit-elle. Suivez-moi, je vais vous conduire où vous pourrez le soigner en toute tranquillité.

— C'est inutile ! répondit Pierre. Ni lui, ni nous, ne resterons ici un seul instant de plus.

— Pourquoi ? dit Clémence, sommes-nous donc ennemis ?

D'un geste, Laurier montra Jacques, haletant péniblement dans les bras de Davidoff, et sans colère, mais avec une invincible fermeté :

— Je vous ai pardonné le mal que vous m'avez fait à moi. Je ne vous pardonnerai jamais le mal que vous lui avez fait à lui. Adieu.

Davidoff et Pierre enlevèrent Jacques toujours évanoui, et, comme un enfant, l'emportèrent à travers le jardin, jusqu'à la voiture qui les attendait.

A peine furent-ils hors de vue que la contrainte, qui pesait sur l'assistance, se dissipa :

— Ah ! mes enfants, s'écria Burat, en voilà une fin de déjeuner !

— Ils ont bien fait de l'emmener, dit Fontenoy, il devenait assommant !... J'ai horreur des gens qui font des scènes à table !

— C'est égal, tu sais, Clémence, fit Duverney, les hommes qui se tuent par amour pour toi, se portent assez bien !

Clémence silencieuse, la tête inclinée, songeait. Elle rompit brusquement le silence et regardant ses convives avec des yeux diaboliques :

— Eh bien ! vous direz ce que vous voudrez de Pierre Laurier, s'écria-t-elle, mais de vous tous, il n'y en a pas un seul qui vaille ce garçon-là!... Maintenant, il est près de deux heures. Allons aux courses voir le cheval de Sélim arriver bon dernier !

Depuis trois mois, Pierre et Juliette étaient mariés. La jeune femme avait retrouvé l'éclat de sa santé. Son mari, accablé de commandes, travaillait tant que le jour durait et passait toutes ses soirées avec sa belle-mère et son beau-frère. Lentement, mais sûrement, Jacques s'inclinait vers la tombe. Guéri de sa dangereuse folie, il était redevenu doux et tendre. Il paraissait avoir à cœur de faire oublier, à ceux qui l'entouraient, les tourments qu'il leur avait causés ; et, pas une fois depuis que ses amis l'avaient ramené chez sa mère, on ne l'avait entendu se plaindre. On eût dit qu'il acceptait la souffrance et la mort, comme une expiation de ses fautes.

Maigre, les yeux creux, les cheveux presque blancs, il ne restait plus trace, en lui, du beau garçon qui avait tourné tant de têtes. Ce jeune homme avait l'aspect d'un vieillard. Il ne se levait presque plus maintenant de son fauteuil. Les jambes couvertes d'un plaid, ses mains longues et diaphanes allongées auprès de lui, il restait à rêver devant la fenêtre, regardant, d'un air indifférent, les passants qui se hâtaient dans la rue. Il ne voulait même plus sortir en voiture, accompagné par sa mère, pour aller respirer au Bois. Avec un sourire il répondait :

— Il faut avoir un peu de coquetterie, et ne point se montrer si faible et si misérable à ceux qui vous ont connu jeune et vigoureux. Sors, chère mère, va sans moi ; tu me raconteras ce que tu auras vu, j'aurai ainsi le plaisir sans la fatigue.

Sa mélancolique figure ne s'éclairait d'un rayon de joie que quand arrivait sa sœur. Il ne pouvait se passer d'elle et s'excusait de la prendre si égoïstement à son mari :

— Qu'il me pardonne : il me reste bien peu de temps à te voir, et lui, il a toute sa vie.

Un jour il lui dit :

— Te rappelles-tu, Juliette, la terrasse de Beaulieu et la conversation que nous y avons eue ?

La jeune femme frissonna, à l'horreur de ce souvenir. Elle voulut interrompre son frère, l'empêcher d'évoquer ces tristes jours. Mais il insista avec une force inusitée :

— Oh ! c'est un remords si cuisant pour moi, qu'il faut, vois-tu, que je m'en délivre. La nuit, pendant mes insomnies, j'y pense toujours.... C'est un poison que j'ai dans le cœur et qui me dévore.... J'ai été bien coupable envers toi, si innocente et si douce. Oh ! tant que tu ne m'auras pas pardonné, je ne serai pas tranquille !

— Mais qu'as-tu fait, pauvre frère, dont il faille t'accuser ?... Nous partagions les mêmes regrets et nous pleurions ensemble.

— Non ! nos regrets n'étaient point partagés, dit Jacques à voix basse, car ma douleur à moi était hypocrite.... Je croyais vivre de la vie de Pierre, et je ne regrettais pas sa mort.... Oh ! c'est affreux, ce que je te révèle là, mais la vérité doit être dite. J'avais la certitude que tu mourrais de ta douleur, et je n'éprouvais qu'un sourd mécontentement de cette douleur, qui semblait un blâme de ma joie. Oui, j'ai été un pareil monstre, j'ai accepté la pensée que Pierre était mort et que tu mourrais aussi.... Mais qu'était-ce que toutes ces pertes, que tous ces deuils, au prix de mon existence assurée ? J'ai osé m'avouer cela à moi-même.... L'homme est vraiment une brute bien misérable et bien lâche !

Ses joues s'étaient colorées d'une flamme ardente. Il reprit d'une voix haletante :

— Ainsi, entre ta vie et la mienne, je n'hésitais pas, je sacrifiais la tienne. Et, au lieu de pleurer l'ami disparu, je me réjouissais de rester à sa place.... J'ai eu là, vois-tu, petite sœur, une période de démence.... Davidoff tenta, pour me guérir, une redoutable experience. Il voulut prouver le pouvoir du moral sur le physique, de l'esprit sur la bête. Il chercha à savoir si la confiance pouvait produire des résultats matériels. Sa démonstration, hélas ! s'appliquait à une créature faible, à une imagination impressionnable.... Elle n'eut que trop d'effet ! Comme les faiseurs de miracles, qui fanatisaient autrefois les foules, il me dit : «Tu es guéri, tu as en toi une existence nouvelle, vis donc.» Et j'avais tant besoin de croire que je crus. Mais, au prix de quelles aberrations mentales, de quelles déformations du mon caractère ! J'étais doux et bon, je devins égoïste et féroce.... Et, pour oublier, pour imposer silence à la protestation de ma pensée, je me jetai dans la débauche, je me livrai au vice.... Je devins si différent de moi-même qu'il me sembla être dédoublé. Il y avait, en moi, un être physique, qui agissait emporté par un tourbillon de furieuse folie, et un être intellectuel, qui protestait, en gémissant, contre tous ces excès. J'ai, pendant près d'une année, vécu comme un criminel qui se serait rendu compte de ses crimes, et qui, à mesure qu'il les aurait commis, s'en serait accusé et condamné. Voilà quelle a été ma vie.... C'est pour prolonger mon séjour dans cet enfer que j'ai trouvé bon que Laurier fut descendu dans l'éternité et naturel que tu allasses l'y rejoindre.... Mais un Dieu juste est intervenu, c'est Pierre et toi qui vivez, et c'est moi qui vais disparaître.

— Jacques ! interrompit la jeune femme, en se courbant sur la main de son frère, qu'elle mouilla de ses larmes.

Le mourant reprit sa respiration avec effort, et, plein d'une gravité suprême :

— Dis-moi que tu me pardonnes mes fautes, et que, quand je ne serai plus au milieu de vous, tu conserveras pour ma mémoire un peu de pitié et de tendresse.

— Oh ! oui, je te pardonne, puisque tu exiges que je prononce ces inutiles paroles ; et je n'y ai pas de mérite, car je t'aime.

Jacques eut un doux sourire :

— Les femmes, décidément, dit-il, sont meilleures que nous.

— Mais, mon Jacques, tu vivras.

Il hocha la tête, et, avec un dernier retour sur sa jeunesse flétrie et sa santé perdue :

— A quoi bon ?

Puis il changea d'expression et, avec une gaieté attendrie :

— D'ailleurs, ce n'est plus possible, car, maintenant, c'est toi qui possèdes l'âme de Pierre.

Six semaines plus tard, comme l'automne finissait, emportant les dernières feuilles des arbres, la famille tout entière partit pour le Midi. Ils revirent, avec une souriante tristesse, la villa de Beaulieu, le bois de pins, de thuyas et de térébinthes, la baie aux rouges récifs, où le flot se brisait en murmurant. Jacques parut se ranimer, un instant, au soleil, puis il retomba plus faible et plus morne, et un soir, sans secousse, entouré de tous ceux qui l'aimaient, il rendit doucement le dernier soupir.

Il dort sur la colline, abrité par les orangers, bercé par la brise odorante, et, sur la pierre de sa tombe, on lit ces mots :

JACQUES DE VIGNES

Dieu a reçu sa pauvre âme souffrante.

Appendix A

Appendix B