Lettre-préface

Cher Monsieur,

Vos épreuves lues avec soin, voici très sincèrement ce que je pense de votre livre.

Avant tout, je crois au succès : une fable amusante et terrible, avec la pointe de carry qui va maintenant dans toutes nos sauces, -- la figure de votre maréchale, un Shylock femelle dont Balzac et Dickens vous auraient envié la rencontre, grande dame redescendue aux vilenies de l'instinct, entassant à poignées dans ses vieux bas les actes notariés, les baux, les obligations, les pièces d'or et les billets de banque -- une action rapide courant sur des phrases délicatement peintes, puis de l'esprit, beaucoup d'esprit, c'est plus qu'il n'en faut pour la fortune d'un volume.

J'aime votre petite Chantal au joli prénom aristo et catholique, gardant son charme évaporé de naturel et de jeunesse malgré le souvenir de Renée Mauperin.

Par exemple, je lui en veux de l'omelette qu'elle va faire chez le Grec Baccaris. Ces œufs-là ne sont plus frais. Relisez La Faustin (1) et vous pourrez vous en convaincre.

Ou plutôt non, ne lisez plus rien, mon camarade. Tâchez au contraire d'oublier vos admirations et vos lectures, elles seules me gâtent votre joli roman.

ALPHONSE DAUDET.

I -- Un mardi aux Français

...On claqua des mains : le rideau tombait, prenant des temps, comme si, lui aussi, il eût été sociétaire. Et l'orchestre se rua à la queue leu leu des couloirs. Seuls, des vieux à calottes demeuraient, des étrangers, en costumes de voyage, qui, debout, le nez en l'air, lorgnaient les allégories peintes du plafond. Les beaux, les belles au théâtre dormant, se secouaient, cherchaient leur monde, puis, après un petit signe aux intimes, une œillade à l'unique loge vide aux premières, presque vis-à-vis l'avant-scène d'Andilly, se remettaient à caqueter, même à coqueter quelquefois.

Aux passages du balcon, pris d'assaut, les jumelles braquées tiraient à feux plongeants dans les baignoires : des portes battaient dans le pronenoir, plein d'allées, de venues, d'hommes en fracs, les mains aux poches, les coudes en dehors comme des anses. Et, parmi la bourdonnante symphonie des parlottes, le cri des marchands de programmes détonnait.

L'air sévère, l'huissier du foyer des artistes venait de se rasseoir, après une courbette, lorsque quelqu'un, qui s'approchait, le jeta debout, très humble, l'échine ployée, et un petit jeune homme, blond fade, prétentieusement étriqué dans sa mise, la moustache poisseuse troussée brin par brin à l'antique, demanda de son peu de voix :

— Le duc est là ?

— Monsieur le général Jarry, duc de Varèse ? fit l'huissier, détachant ses mots. Non, monsieur le vicomte.

— Ah ! monsieur de Ronserolles, vous allez pouvoir me dire...

Le blondin se retourna :

— Tiens ! cher, bonsoir ! -- Puis, ayant chaussé son binocle : « Pardon, ah ! pardon, amiral, je vous prenais pour... »

Et il aventura sa main nue comme à regret entre les larges doigts spatulés d'un grand homme solennel et grisonnant, sans moustache, les favoris en brosse, une rosette rouge au revers de l'habit.

— Madame de Quéroignes va bien ? ajouta le vicomte.

— Mais oui, merci !... C'est-à-dire non : toujours bien souffrante, vous savez ? Cette année, on l'a envoyée à Cannes... C'est pénible... très pénible... Je ne puis pas l'accompagner, moi, avec mes travaux, mon Institut. Et ce cher duc ?... Avez-vous des nouvelles ?

— Des nouvelles ?... Mais, j'allais vous en demander, des nouvelles. Hein ? quel potin ! Vous avez lu, ce matin, dans Le Moustique ? « La main droite et la main gauche d'un de nos plus jeunes et plus brillants stratèges (stratêgos)... etc., etc. » -- C'est limpide ?

— Mais oui, il paraîtrait que... quoique... cependant... Et qui est-ce, la... « main gauche » ?

— Comment ! Qui est-ce ?... Vous voulez me faire poser !... Non ?... Votre parole ?... C'est beau, l'innocence !... Hé ! Tout Paris connaît la baronne Simier, amiral !

— En vérité ?... Madame la baronne Simier ? Celle... qui s'occupe de bonnes œuvres ? Une blonde... superbe, n'est-il pas vrai, que j'ai eu l'honneur de rencontrer chez madame la duchesse de Varèse... son amie... je crois ?

— Amie de pension, parfaitement... à tu, à toi ! Et il faut que la duchesse soit myope comme... elle est... pour n'avoir rien vu... C'est le secret de polichinelle.

— Ah ! bah ! vraiment ? de... polichinelle ?... Mais cette scène, dont parle le journal, ces... ?

— Ces calottes de main droite à main gauche ?... Dame ! Je... ne les ai pas reçues.

— J'ai peine à admettre, pour ma part, qu'une personne aussi comme il faut que la duchesse ait pu se laisser emporter à... de pareilles extrémités. Alors ce serait à la suite de ce... drame domestique, que la duchesse aurait déposé une demande en séparation ?

— D'après Le Moustique, oui !... Moi, je ne sais rien, dit Ronserolles. Pas faute d'avoir couru !... Tel que vous me voyez, amiral, j'ai fait mes quatre cercles avant de venir, ce soir... Inutile de chercher la quadrature. La voilà, la quadrature ! Eurêka ! Je vous autorise à en instruire l'Académie des Sciences... Savez-vous ce qu'ils m'ont répondu au cercle ? « Tiens ! à propos ! le duc ! C'est vrai qu'il plaide en séparation ?... » Voilà pourtant comme ils sont renseignés, ces crétins-là !... J'entrais au foyer... Mais zut ! Du moment que le duc n'y est pas ! Pour me trouver avec son hippopotame de Préville...

— Ah ! est-ce que... ?

— Oui ! il n'a pas encore assez de la baronne... sans compter les passades : il vient de se recoller avec Préville, retour de Russie... Oh ! pour la pose seulement ; il casque, mais il ne couche pas... D'abord il n'y aurait pas la place : avec une poitrine pareille !... Une poitrine pour six, boum ! ... C'est la rédaction du Moustique *qui couche... en se fractionnant... à tour de rôle ?... Tiens ! Mais j'y pense ! Est-ce que... ? -- Voulez-vous venir par là, amiral ?... Nous serons peut-être moins carambolés qu'ici.

Le vicomte Ubald de Ronserolles passa son bras sous celui de M. de Quéroignes, et l'entraîna dans la galerie.

— Merci, non ! dit-il à l'amiral, qui lui tendait son étui à cigarettes. Cristi ! Vous voulez sortir sur le balcon ?... Il fait un froid de chien, vous savez !

— Oh ! dans le cas où vous craignez... ! Vraiment, vous ne fumez pas ?... Est-ce que vous auriez les bronches... ?

— Oui, les bronches, un peu...

— Comme madame de Quéroignes. Elle aussi, ce sont les bronches ! soupira l'amiral. Vous n'avez jamais essayé de Cannes ?... C'est très bon, je vous assure !... Vous devriez essayer... Madame de Quéroignes serait ravie de... Pour en revenir au duc, on assure qu'il est très... gêné... depuis le krach...

— Gêné, le duc ? Oh ! non !... C'est ratissé qu'il est, et raide ! repartit Ronserolles, en se rapprochant de la grande cheminée, où des charbons s'écroulaient dans un poudroiement d'étincelles. Mais pas la faute du krach ! La baronne avait de l'Union, elle ; lui pas, allez ! Il n'a même plus d' Union, le beau duc. Dame ! au train dont il va ! En couvrant d'or... Cristi ! Que ce feu est chaud !... En couvrant d'or les femmes ! Ah ! j'en sais long... Mais vous, amiral, vos travaux ? Ça va toujours ?... J'ai aperçu quelque chose de vous dans la Revue... Je n'ai pas lu, parce que je ne lis jamais ces choses-là... c'est trop fort !... La marine cochinchinoise, hein ?... Il était question de sirènes, là-dedans ?

— De trirèmes, permettez, de trirèmes... hum !... carthaginoises... ! Alors c'est votre idée que le duc... ? Sa mère est fort riche cependant ?

— La maréchale ?... Je vous crois ! Mais raide à la détente, elle, oh ! bigre !... J'ai l'œil, moi, voyez-vous... ! Un pari qu'il bazarde sa galerie et tout avant six mois ?... Je tiens mon Velasquez ! Un Velasquez épatant, que je guigne depuis que le duc l'a acheté à la vente d'Albe... Ah ! pardon, amiral, Machin qui passe là !... Il sait peut-être quelque chose, lui...

Et, sa canne sous le bras, le vicomte de Ronserolles s'élança dans le couloir.

On commençait à rentrer : l'escalier s'emplissait d'un flot de monde. En faction, devant la porte des artistes, l'huissier sommeillait sur sa chaise.

— Dites donc, mon ami, vous n'auriez pas vu par hasard le duc de Varèse ? fit une voix bourrue derrière lui.

Il allait se mettre droit, quand, tordant son cou maigre, il se trouva nez à nez avec un petit homme sec, rouge de peau, blanc de moustache et de cheveux, sanglé dans une redingote montante. Alors, sans achever le mouvement pour cette figure quelconque, il répéta :

— Mon-sieur le gé-né-ral Jar-ry, duc de Va-rèse ?

— Oui, je vous dis, le général de Varèse... Je suis le général Salmon, son parrain, le général de division d'artillerie en retraite Salmon... de Metz... sénateur... ancien ministre... Ça vous est égal ?... Je comprends ça ! Enfin, l'avez-vous vu, sacredié ?... Oui ? Non ?... Non ?... Eh bien ! On répond non, voilà ! Est-ce que je vous demande une conférence, moi ?

Et, sur un contre-dégagé de sa canne, le général furieux fit demi-tour par principes, et disparut, sacrant, dans le promenoir, tandis que l'huissier, perplexe, songeait :

— Mais qu'est-ce qu'ils ont donc tous, ce soir, après monsieur le général duc ?

— Auguste, le duc est-il arrivé ? dit quelqu'un.

L'huissier se leva, cette fois, devant un gros homme roux, à mine de quaker, dont les yeux pochés, la bouche largement fendue, surmontée d'un nez rouge en bec d'aigle qui saignait comme une plaie dans la pâleur farineuse et glabre du visage, étaient bien connus de « ces dames ». Et ce fut avec son sourire des grands jours qu'il répondit :

— Non, monsieur Varon-Bey, pas encore...

— Ah !

— Monsieur Varon-Bey a vu dans la salle ?

Mais, sans répondre, anhélant et soucieux, le gros homme regagnait le foyer du public, où tintait la sonnette d'entracte. Il tourna dans le couloir, et, arrivé au bout, fit un signe à l'ouvreuse, qui courut lui ouvrir l'avant-scène.

Un coin tiède et parfumé, ce fond de loge, dans le demi-jour opalin de ses globes, plein de rires, de jacasseries, de frous-frous. Pas d'autres femmes que la comtesse d'Andilly -- pimpante vieille, en robe puce, et des diamants partout, une dentelle jetée sur ses cheveux blancs à la diable --, et sa fille, Mlle Sabine, une brune, en rose, décolletée à outrance, l'air d'un garçon avec sa petite tête falote, ébouriffée à la Titus, toutes deux noyées parmi une douzaine d'habits noirs. -- La comtesse avait toujours eu un joli faible pour les hommes, ses maris exceptés, comme de juste : pauvres gens, auxquels elle avait fait voir du pays, le premier en date, un marin, malade à la mer, et qui s'y était vu à vie condamné, le second, un maniaque, de l'Académie des Inscriptions, mort très avant dans l'intimité des momies. Veuve, et l'âge venu, qui lui commandait la sagesse, elle se consolait en donnant à dîner et plus encore à bavarder dans son hôtel de la rue de Varennes, avec un parfait dessouci des vingt-huit ans de Mlle Sabine, qu'elle croyait fille du maniaque, sans en être plus sûre que cela.

Aussi loin qu'elle aperçut Varon-Bey, elle battit des mains, faisant l'enfant.

— Ubald, dit-elle au vicomte de Ronserolles, son neveu, assis près d'elle sur le divan, vite une place au plus vertueux des amis !... C'est ça qui est bien de penser aux vieux débris !... Vous venez purger votre purgatoire, cher monsieur ? C'est comme cela qu'on gagne le ciel... Parions que vous avez commencé par l'enfer !... Vous arrivez des coulisses, ne le niez pas ?

— Mais non, je vous assure... Votre santé est bonne, ce soir, madame la comtesse ?

— Oui, oui, bon pied, bon œil... bonne langue surtout. Vous tombez bien. Je suis dans mon jour d' œuvre-pie : ce que nous allons jaboter !... Tenez ! Mettez-vous là que je vous confesse.

Puis, plus bas, elle ajouta :

— Quelles nouvelles ?

— Mais... Du krach ?

— Non. Vous savez bien que je ne tripote pas... Que dit-on de ce canard du journal ? Je suis d'une mortelle inquiétude... Oh ! n'ayez peur, on n'en meurt pas !... Ce matin, dès patron-rninette, j'ai volé chez la maréchale... Elle ne savait rien !... Quant à tirer les vers du nez à Honorine, on aurait plutôt fait de les tirer à la Vénus de Milo... sans comparaison... La duchesse sortie avec ça !... J'y suis retournée trois fois... Couleur de renseignements à prendre... Oh ! J'étais d'une colère !... Rester ainsi toute une journée le bec dans l'eau, et dans de l'eau trouble encore !... Enfin, plaident-ils ?

— Je ne le crois pas, répondit Varon-Bey. Pourquoi plaideraient-ils ?

— Eh bien ! et cette scène avec la baronne... ? Sans compter les autres...

— Bah ! la duchesse doit être habituée, depuis le temps...

— Il paraît que non, puisqu'elle se rebiffe... Et ses dettes donc ! Il a des montagnes de dettes...

— Le duc ?... Il en a toujours eu, comtesse. Cela fait partie du train, cela : on a des dettes comme on a des chevaux !

— Pauvre petite duchesse !... Hein ! les amies intimes !... Non, restez, ce n'est rien, c'est l'amiral... Est-ce que vous ne le trouvez pas tout bonnement effrayant, ce beau duc, avec ses maîtresses... par paire ?... Cependant je n'ai jamais ouï dire que...

Elle finit bas sa phrase, puis reprit dans le plein de la voix :

— Et vous ?... en votre double qualité d'oriental et de débauché ?... Non plus ?

— Je plains du plus profond de mon cœur cette infortunée petite duchesse, intervint l'amiral.

— Bravo ! Vous êtes toujours du côté des femmes, à ce qu'il paraît... Oh ! pas de la vôtre, entendons-nous. Vous préférez le ménage à longue portée... comme les canons... Avez-vous vu les boutons d'oreille de cette Préville ? C'est de l'obscénité !... Un cadeau du beau duc ?

— Oui ! dit Varon-Bey ! Ci : trente-cinq mille francs à la vente Blanc.

— Trente-cinq mille ! Peste !... Ah ! comme il n'est pas le fils de sa maman ! Pauvre Clémentine... elle, si... si peu... Et on prétend que les garçons tiennent de leur mère !... Encore une illusion qui tombe. Amiral, vous devriez bien mettre cela au prochain concours de l'Académie des Sciences : une pommade hygiénique contre la chute des...

— Chut ! chut !

Un grand silence tomba : l'acte commençait.

— Comtesse... ! fit Varon-Bey, qui saluait pour sortir.

— Ah ! vous partez ? Bonsoir et merci. Quand me montrez-vous votre musée secret ?

— Je suis à vos ordres...

— Vous dites cela... Et puis si on vous prenait au mot... ! -- Et, se penchant, elle lui souffla à l'oreille :

— Vous êtes toujours amoureux de Chantal ?

Il fit « oui » des paupières, soufflant très fort, et du sang lui monta aux oreilles.

— Allons ! adieu et... bonne chance !

Il y eut un chassé-croisé dans la loge, où entrait un bel homme blond, la barbe en éventail.

— Pstt !... Marquis ?

La comtesse lui indiqua un fauteuil près d'elle, dans l'angle opposé à la scène.

— Là ! Et ne causez pas trop fort : le paradis vous jetterait des oranges, tout marquis de Boisgelais que vous êtes. La marquise... ?

— Va bien, madame, je vous remercie !... Vous savez qu'elle ne met jamais les pieds au théâtre.

— Jamais ? Oh ! c'est sublime, une foi pareille.

Et, à son tour, elle lui donna la question, longuement, à demi-mots entêtés. Lui se défendait avec de grands bras, des hochements de tête, parfois une main à plat sur son plastron, dans une pantomime cocasse de vertu outragée.

— Enfin vous ne voulez rien dire ? Le duc est votre beau-frère : ça se comprend... Quoique pourtant dans les familles... ajouta-t-elle, avec un petit clignement qui soulignait des brouilles intestines. -- Maintenant je vous permets de lorgner Préville... S'est-elle assez arrondie ! Vous la rappelez-vous dans le Caprice ? Elle était tout en côtes -- comme le chemin du Paradis... Oh ! ce n'est pas de moi. C'est de Breux... Hein, de Breux ?

— Parfaitement, dit celui-ci, sans entendre.

C'était un joli brun, la moustache assassine, qui, assis derrière Mlle d'Andilly, d'une mine très froide, l'air en bois, lui contait des choses lestes. Celle-ci, tout en croquant des fruits frappés, riait à petits coups sous l'éventail. Comme il s'arrêtait au fin bord d'une plaisanterie plus risquée, elle l'encouragea :

— Allons donc ! dites toujours ! Qu'est-ce que ça fait ? Moi, je suis si mal élevée !

De la scène des bribes de phrases montaient, dans un goutte à goutte de chantepleure, ponctuées de toux, de chuchoteries, de bravos grêles.

— N'est-ce pas ? poursuivit la comtesse. Préville est très bien, très bien... Votre beau-frère a de la chance : il quitte un œuf, on lui rend un bœuf, et gras encore... Elle joue presque à présent... À peine si elle zézaye un tout petit peu... Ubald prétend que c'est un Grand-Duc, là-bas, en Russie, qui lui a donné des leçons... à coups de pieds... Et il lui a enlevé ça... comme avec la main... Quel homme charmant que votre beau-frère ! Un grand cœur, trop grand même... un peu... omnibus : il met du monde jusque sur l'impériale... C'est égal, ils devraient bien arriver... J'en ai des palpitations. C'est agaçant, cette loge vide. Connaissez-vous le nom de cet acteur qui fait Dorante ? Demandez à de Breux : un confrère, il doit connaître... Mais oui, vous ne savez donc pas ? Ce petit, il va débuter au Gymnase. Une toquade... Sa mère est folle de chagrin.

— Je crois que c'est Laroche, madame.

— Avez-vous jamais rien vu de si crispant que cette loge vide ?... Ils le font exprès de ne pas venir... il est trop tard maintenant... Voulez-vous gager qu'ils ne viendront plus ?... Oh ! dites-moi donc comment s'appelle cette belle petite... là... au balcon... près de ce monsieur chauve... qui se mouche ! Belle petite ou grande laide, si vous aimez mieux !... Sabine m'a demandé son nom, tantôt, au Bois, et je n'ai pas su... C'est humiliant, vous comprenez, pour une mère... Réveillez donc l'amiral, il se croit à l'Académie... Quelle voix pointue, cette Jouassain ! J'ai les oreilles qui saignent... Là, quand je vous disais qu'ils viendraient, moi !

Il y eut un frémissement dans la salle. Le balcon se bougeait, lorgnant de côté, pendant que l'orchestre, lui, se retournait carrément.

La petite duchesse de Varèse arrivait, en tulle mauve, sans un bijou, avec son amie, la baronne Simier, une blonde, royalement belle, habillée de satin feu et diamantée jusque-là. Derrière, au-dessus de la fine tête brune de la duchesse, la mâle et souriante figure du duc apparaissait, ses cheveux courts frisottants d'un noir bleu, sa moustache forte, retroussée d'un long pointu qui s'accrochait aux joues.

De-ci de-là on se penchait dans les loges, la jumelle haut, guettant ses moindres gestes, ses battus de paupières aux intimes et son salut régence avec trois doigts. Vrai coup de fouet que cette arrivée, qui ressuscitait la salle morte. Cependant il y avait de la déception dans les regards. Pur racontar, alors, cet article du Moustique ? Tant pis ! L'histoire était charmante, qui disait que, la veille, à son « cinq heures », la duchesse de Varèse avait ni plus ni moins fait jeter dehors son amie, après explication de vive... main ; on parlait de pierreries achetées à une vente fameuse et offertes par le duc à sa maîtresse avec le bordereau acquitté d'une forte différence de Bourse. D'où scandale et instance en séparation. Et voici qu'ils venaient ensemble au spectacle. Tard, c'est vrai. À peine pour le dernier acte : et la duchesse était pâle et la baronne rayonnait...

Préville enrageait sur la scène : quoi ! ensemble, la femme et la maîtresse ? Elle augurait mieux de cet article de journal. Un peu son œuvre, en effet, ce cancan du Moustique, où la comédienne comptait à tout le moins un amant. Mise en goût par le renouveau de passion du « beau duc » -- une passion qui valait une mine d'or --, le partage de cette mine taquinait tous ses principes d'économie bourgeoise, et elle l'eût souhaité à elle -- sans baronne. Quoi de mieux pour cela que de jeter du drame dans le ménage ? Et rien : pas le plus petit éclat ! Mais quelle femme était-ce donc que cette duchesse ?

Une des premières, elle avait aperçu le duc, l'avait salué d'un clin d'œil, et, sans comprendre, elle épluchait ses rivales, tout en distillant ses répliques.

Pas un effet ne portait. Araminte ? Dorante ? Marton ? Qui s'en souciait ? La duchesse de Varèse, à la bonne heure ! Et le balcon, les loges, l'orchestre, de potiner à qui mieux sur l'extraordinaire de la chose, absence de parures chez la femme, pluie de diamants chez les maîtresses et si parfaite harmonie entre deux. -- Quelques-uns guettaient un éclat.

De loin en loin, une phrase du rôle, perfidement accentuée, était soulignée d'un murmure.

Et à chaque fois on lorgnait la duchesse, immobile et sereine dans son beau calme de statue.

...On commençait à partir. Juste dans le plein d'une tirade à passion, le « numéro 36 ! » appelé fort d'un vestiaire, excita un fou rire dans la salle. Et ce fut un sauve-qui-peut. Dehors on se hâtait, curieux d'entrevoir le duc à la sortie, flanqué de « ses femmes ». Des couples se massèrent en haut sur l'escalier, tandis que d'autres s'échelonnaient jusqu'au vestibule.

Soudain, sur une toux en signal, on se rangea, faisant la haie : c'étaient eux. Le duc d'abord, superbe, dans sa belle prestance d'ex-Cent-Gardes, le collet de loutre de sa pelisse largement rabattu aux épaules, donnant le bras à la baronne Simier ; la duchesse suivait, avec le général Salmon, petite et frêle, mais très crâne sous le feu de tous ces regards allumés.

On se taisait.

Alors quelqu'un se précipita, demi-prosterné, soufflant des :

— Madame la duchesse... ! Madame la baronne... ! Mon cher duc... !

C'était Varon-Bey.

— Bonsoir... bonsoir, mon cher ! fit le duc, bon garçon toujours, mais souriant de haut, sans s'arrêter.

Le Bey, lui, s'accrochait à ses mains. Oh ! comme il les serrait, ces chères mains aristocratiques ! -- Elles étaient vides cependant.

Ils passèrent enfin, salués très bas presque à chaque marche : connaissances de cercle, de rue ou de boudoir, très jalouses de ce fameux coup de chapeau du général Jarry, duc de Varèse, qui suffisait à vous sacrer Tout-Paris.

Au fond, dans le petit vestibule battu par le vent des doubles portes, la comtesse d'Andilly et sa fille, emmitouflées, attendaient leur voiture, tenant à elles seules une banquette.

— Eh ! Mon cher François, bonsoir ! s'écria-t-elle, sitôt qu'elle aperçut le duc. Ça va bien, ma belle ?

Elle tendit la main à la baronne. Puis, venant à la duchesse :

— Bonsoir, mignonne. Les enfants se portent bien ? Chantal ? François ? Toute la maisonnée ?... Que je vous explique pourquoi je vous ai relancée trois fois chez vous aujourd'hui... C'était pour un renseignement... un... petit valet de pied... qui a été chez vous... Mais c'est inutile, j'ai trouvé mon affaire... Dieu ! êtes-vous arrivés assez tard !... On n'avait d'yeux que pour votre loge.

— J'avais un peu de migraine... commença la duchesse.

— Ah ! la migraine... seulement ? Pauvre petite !... C'est passé, hein ? Préville faisait un nez ! Dame ! Débarquer de Russie, pour jouer devant la mer de glace... N'est-ce pas ? comme elle est engraissée ? ajouta-t-elle, en se tournant vers le duc. Je ne l'aurais pas reconnue... et vous ?

— Je vous confie ces dames, dit-il sans répondre. Les gens sont en retard, ou nous en avance, je ne sais pas.

Il sortit, héla un gavroche :

— Appelle le cocher Pierre de la rue Barbet de Jouy, et Godefroy de la rue de Grenelle !

Il alluma une cigarette et se mit à arpenter la galerie, où des hommes engoncés se tenaient droits, montant la garde devant la porte des artistes.

Un grand bruit d'eau venait de la chaussée, fouettée par une subite averse : et c'était dans la nuit une galopade d'ombres agrandies de parapluies énormes, un roulis de voitures, des lumières qui filaient, des cris, des portières claquées.

Puis, comme les valets de pied accouraient, le caoutchouc ruisselant, le pardessus troussé comme une robe, il rentra.

— Vous savez, mon cher ! fit la comtesse d'Andilly en se levant, si mes chevaux ont une fluxion de poitrine, je vous enverrai la note, comptez-y !... Adieu ! adieu ! Embrassez votre maman pour moi !... Vrai ? Vous ne voulez pas que je vous reconduise, amiral ? Vous allez fondre, je vous préviens !... Viens-tu, Sabine ? Il doit être une heure indue.

Elles traversèrent le trottoir, dans une envolée de pelisses et de mantilles.

— Bonne nuit, ma chérie ! dit la baronne, qui montait en voiture, avec un joli merci des yeux à son amant qui l'aidait.

— Bonne nuit ! répliqua la duchesse. -- Elle la baisa au front par la portière. -- Couvre-toi bien !

Et Ronserolles, qui s'en allait à pied avec l'amiral, se haussa pour lui jeter dans l'oreille :

— Hein ? Elle est roide ! Les voilà qui se bécotent à présent !... Qu'est-ce qu'il chantait donc alors, cet idiot de journal ?

II -- La soupente de l'hôtel de Varèse

— C'est Casimir ! fit Honorine, de sa voix rude et traînée de Lorraine, en introduisant un petit homme chafouin en lunettes.

— Madame la maréchale, j'ai bien l'honneur...

— Bonjour, dit la vieille femme, sans quitter sa bergère près de la fenêtre. J'ai fini... Suis à vous... Honorine !

Elle tendit à la bonne un poêlon de faïence, où fumait un reste de panade.

M. Casimir tournait sans bruit dans la chambre, de son pas menu chaussé d'étoffe : il alla quérir tout au fond un guéridon de mosaïque, le planta sur son pied devant la maréchale et, s'installant, son chapeau glissé sous une chaise, sa serviette d'homme d'affaires ouverte, il envoya une grimace avec un « merci, ma tante ! » à Honorine, qui lui apportait l'encrier, et ressortait, le poêlon dans les bras, ployant sous la porte sa haute carrure de gendarme.

— Si madame la maréchale veut bien me faire l'honneur... ? dit-il.

D'une tape elle rentra une mèche blanche, qui pointait sous son bonnet de tulle noir, et, prenant la plume, le corps droit, la tête seulement un peu versée sur l'épaule, elle commença à signer les quittances «  Hussenot Jarry Varèse  », sans titre, d'une grande écriture commerciale à peine tremblée, barrée en dessous d'un parafe. M. Casimir lui passait les feuilles à mesure, les biaisant d'abord contre ses lunettes pour les lire, puis, séchées à la sciure, il les empilait par tas, avec des fiches roses pour séparer les immeubles. Entre-temps il donnait des détails, prenait des notes, non sans discourir très vite, d'un timbre grêle semblable à un grignotement. -- Le bail de la rue du Temple, renouvelé, enfin ! Pas sans peine. Le principal locataire voulait du papier dans les chambres, l'eau, le gaz, cœtera... cœtera. Le portier, un finaud (il lui avait fait la leçon), avait promis sans promettre. Et voilà ! un boni de 1275 francs et des centimes... Congé à l'établissement de bains, d'après les ordres de madame la maréchale, et, vu le défaut d'état de lieux, exigé 1700 francs d'indemnité de réparations locatives, cœtera... cœtera... Pas pour plus de cent écus de dépense... Boulevard Beaumarchais, le dentiste s'en allait : bon débarras ! Un éventailliste prenait la suite, Zingler et neveu, gens sûrs...

Puis ce furent les maisons de la rue de la Roquette, de Bondy, des hôtels au Marais, une moitié de Montmartre -- vraies casernes, avec des liasses de petits loyers : les passages enfin, et les gros morceaux des quartiers de la Madeleine et Malesherbes. il entrelardait ses résumés d'affaires de racontars, de cancans de concierges, panachés de mots crus. -- Rue Duphot, la comtesse Rosetti s'était encore fait pincer dans une sale affaire de mineures : les locataires réclamaient. La nuit, c'étaient des bacchanales, cœtera... cœtera... Mais elle payait bien et d'avance, et puis... protégée par le gouvernement !... Le vieux, rue d'Astorg, ramenait toujours ses traînées, cœtera... cœtera. Mis l'écriteau boulevard Malesherbes : le jeune ménage se séparait décidément...

Ici ou là il glissait une réclamation : le « premier » de la rue de Téhéran demandait une chambre de domestique en sus ; peut-être que... Le tapis du 80 s'effilochait... peut-être que...

À chaque « peut-être », la maréchale relevait sa longue face blafarde, hérissée, et lui fermait la bouche d'un seul regard de ses yeux gris terribles. Cependant elle signait toujours, impassible, additionnant chaque terme de souvenir, donnait ses ordres d'un geste, d'un coup de paupières, la main ouverte ou fermée, suppléant aux lacunes par un bout de phrase télégraphique :

— Loge au soldat... préférence... Deux cent soixante et chauffé... Travaux au printemps... Voir devis de l'architecte... Bail, trois, six, neuf...

Rien ne lui échappait, l'esprit présent aux impositions, aux abonnements d'eau, au balayage, avec une mémoire singulière des noms, des métiers de tout ce peuple de locataires. Et quelles colères pour un délai accordé, une moitié de terme en retard, un défaut de poursuite !

— À la rue, à la rue, les mauvaises payes !

Lui n'insistait point et filait doux sans trompette.

Ah ! il la connaissait bien, depuis plus de vingt ans qu'il soignait ses affaires, de clerc d'avoué passé factotum et conseil, caressant ses manies au fil du poil, raffinant sur sa lésine, habile à faire suer l'argent. À ce point que, seul avec Honorine, sa tante, il savait flairer les nuances, noter mille finesses de langue dans ces doigtés de sourde et muette, cette sténographie de paroles, où les enfants de la maréchale eux-mêmes n'entendaient mot.

Les quittances finies, il s'embarqua dans des comptes, primes dont dix sous, ferme, reports, liquidation, glissant le bordereau à l'appui, un doigt posé sur le total ; puis, d'un calcul bien net, en deux temps, il inscrivait les différences.

— Bien ! faisait la maréchale. Après ?... après ?

Et la pointe de son nez en lame de serpe semblait tailler à chaque mot dans sa bouche molle, que le vide des dents crevassait.

Un moment elle roula très fort son cou d'épaule à épaule, et, comme il poursuivait, jeté à l'élan d'une addition de neuf chiffres, elle l'arrêta net d'un grand coup de poing sur la table.

— Et je retiens 3... et je retiens 3... C'est cependant bien un 3, madame la maréchale... Tiens ! que je suis bête ! Madame la maréchale a raison. Et je retiens 4... Je sais fichtre ! pas où j'avais la tête... Si madame la maréchale veut bien me faire l'honneur de mettre ici : Bon pour transfert, on vendra au premier cours. J'ai * * idée qu'on viendra en Bourse sous l'impression de ces affaires d'Égypte... En même temps on déposera en compte courant à la Banque les francs : 176 634,85. -- Belle liquidation pour une liquidation de krach, madame la maréchale... Hein ? J'étais * * dans le vrai pour l'Union ?

Il ramassa ses paperasses en paquet et demanda :

— Madame la maréchale a pas d'autres ordres à me donner ? Acheter 300 Suez et 45 000 de trois.. . ? On reparle de conversion : madame la maréchale a le nez creux... Ah ! volontiers !... Madame la maréchale me gâte !

Et, se baissant, il fourra deux doigts dans la tabatière de corne, que la vieille femme lui tendait, puis s'en alla, très humble, à reculons.

— J'oubliais, fit-il en se retournant, j'oubliais de dire à madame la maréchale qu'elle se trouve propriétaire du dernier immeuble de M. le duc, rue de Rivoli, 246 bis, acheté hier en sous-main par maître Magrimod pour la somme de francs... 975 000, sans les frais -- 900,* *sur l'acte -- à charge de madame la maréchale de purger les hypothèques... Ça va pas, les affaires de M. le duc : pas plus tard que lundi M. le duc a encore emprunté dans les cinquante mille sur sa terre de Belœil... Je connais le prêteur... C'est Spitzer, madame la maréchale connaît que ça...

— Ah ! dit-elle seulement.

Et ses yeux gris, lourds de haine, s'en allèrent souffleter le portrait du maréchal.

La porte s'était refermée, mettant un silence dans la chambre, une pièce étroite et longue en soupente, mal éclairée par les petites vitres verdâtres de la fenêtre qui ouvrait sur la cour d'honneur de l'hôtel. Point de tapis sur le carreau : peu de meubles et de pauvre mine, une paire de chaises en paille de style Louis XVI à la lyre, un bureau à cylindre, et, devant le feu de coke, qui rosissait à peine entre les cendres, une causeuse Empire et un mignon siège d'enfant, couvert d'une soie passée.

Face à la cheminée, garnie d'une pendule en biscuit sous globe, flanquée de massifs chandeliers d'argent sans bougies, un portrait peint du feu maréchal duc de Varèse le représentait en costume, sa grosse tête de luron bon enfant, élargie d'un collier de barbe, comme empalée sur son col carcan d'uniforme, avec, au-dessus, dans la bordure du cadre, les armoiries « écartelées de gueules au lion de sable passant », et la devise : J'en ris, enrubannant la couronne. Au fond l'alcôve béante laissait voir le lit défait, un édredon de coton rouge écroulé, des châles, des linges en tapon.

Il était loin, le temps que la belle Clémentine, fille unique de Clément Hussenot, banquier, rue Fournirue, à Metz, donnait la tournise à tous les fils de famille, la jaunisse à toutes les mamans. De chairs fermes et de santé robuste, passant de la tête les artilleurs de l'école, elle rappelait ces gaillardes flamandes, que Rubens a mises nues dans ses toiles, le regard dur et la lèvre entêtée. Fine avec cela, entendue aux affaires, sans grand embarras de piété ni de tendresse, lorsque, à quatorze ans, après la mort de sa mère, elle prit les écritures, elle savait déjà comme pas un rouler les escompteurs, fermiers, maîtres de forges ou verriers.

— Quel dommage, disait le père Hussenot, que ma Tine ne soit pas un garçon ! Elle aurait révolutionné toute la banque.

Elle ne révolutionna que la ville. À dix-huit ans, elle en avait déjà refusé la moitié, tant les nobles de la place Saint-Martin, que les bourgeois du quartier du Fort-Moselle. Cela lui disait : le tripot de la caisse, le pelotage des écus, les roueries de l'escompte et le corps à corps de l'agio. Cela lui disait, la tremblote des veilles d'échéance, l'agenouillement des petits, voire des gros bonnets, aux heures étranglées des crises. Et pas de doute qu'elle n'eût succédé à son père (de Clément à Clémentine il y a juste l'épaisseur d'un cheveu de femme), si le maréchal Jarry, duc de Varèse, boudant Louis XVIII, ne s'était venu, l'année même de la mort de l'empereur, retirer à Metz, sa ville natale, lui, son majorat hypothéqué, ses titres dévernis, ses dix-sept campagnes et quatorze blessures.

Un beau jour pour la rue d'Asfeld, dont les vieux hôtels mitoyens en eurent comme un regain de jeunesse.

Fils d'un tonnelier de la rue Saint-Clément, François-Eugène Jarry avait un à un emporté d'assaut tous ses grades. Distingué à l'armée du Midi, général à vingt-quatre ans sous Bonaparte, la bataille de Varèse, qu'il gagna, lui fit un titre et un bâton. Il s'était marié à cheval sur deux campagnes, et, resté veuf sans enfants, c'était vers 1826 un beau diable, droit comme un peuple,(2) bien connu à l'Esplanade, qu'il arpentait chaque après-dînée, au revenir du café du Heaume. Et dame ! il usait son chapeau à force de rendre les saluts, tant un chacun se montrait fier de la connaissance de « M. le Maréchal-Duc ».

Comment il s'amouracha de Mlle Hussenot, ce n'est pas merveille : il avait le cœur bien planté, et ne crachait point sur les filles -- pas plus que sur les « napoléons ». Le drôle fut qu'elle l'accepta pour époux : il y a loin d'un duché à une banque, à peu près autant que de la bourgeoise rue Fournirue à l'aristocratique rue d'Asfeld. Peut-être qu'avec son bel appétit de Lorraine elle vit un gain dans cette couronne -- un gain que l'escompte ne donne pas.

Mal lui en prit. Il la rossa comme plâtre, au retour des bamboches quotidiennes. -- Il y a du stradiot et du reître dans la peau de ces vieux chefs d'armée. -- Clémentine, bâtie pour la lutte, ne laissa pas de venir à la riposte, et ils firent, pas qu'une fois, le coup de poing comme des charretiers.

Cependant le père Hussenot mourait, éclaté d'orgueil d'avoir armorié sa Tine : ci : quatre millions et demi. De ce jour la duchesse, qui avait tâté du monde, et trouvait l'adulation coûteuse et les respects sans profit, se jura de défendre ses écus, qui commençaient à danser la farandole. Rude besogne, dont elle garda toute sa vie une sorte d'ampoule à l'âme. Ayant beaucoup pleuré, il ne lui restait point de larmes ; beaucoup haï, il ne lui restait plus que de la haine. Les larmes tarissent : la haine -- non.

Et pourtant, dans cette bataille de sa vie, il était une heure de trêve, que longtemps elle avait aimé à remâcher de mémoire, une page d'amour déchirée, dont nul jamais n'avait connu le héros. Non que chacun n'eût dit son mot, celui-ci penchant pour un noble, celui-là pour un piqueur du duc. Une manière d'affection reconnaissante lui en était demeurée au cœur pour l'enfant qui en était née -- sa fille, Mathilde : et, lorsque aujourd'hui encore ses yeux venaient à tomber sur ce fauteuil bas de tout petit, la colère de son regard fondait.

Après le coup d'État, las des beautés de province, accrochées à son nom comme sa pipe en tous les mauvais lieux, le maréchal, chatouillé à ce revif des gloires anciennes, et entrevoyant peut-être de nouveaux et plus délicats plaisirs, s'imagina de partir pour Paris. Les maisons de Metz vendues, on s'établit magnifiquement rue de Grenelle-Saint-Germain, dans un de ces palais, le porche balustré de colonnes, avec, au fond d'une cour large comme un préau, la demeure spacieuse et blanche au fronton grec enguirlandé : présent du grand empereur, mais, depuis, branlant d'hypothèques.

Les Tuileries firent accueil au maréchal, et les millions, cette fois, dansèrent la parisienne. Heureusement pour la duchesse, il mourut en pleine partie fine, trop fine à ses quatre-vingts ans.

C'est alors qu'elle se rua dans de vraies fureurs d'économie, avare d'argent, avare de paroles, acharnée à reconstruire cette fortune aux trois quarts écroulée. Adieu le duché ! Adieu la morgue et le grand train ! Le deuil couvrait tout. La maréchale avait fait maison nette, ne gardant, outre un concierge marié, que la nourrice de sa fille, Honorine, une Lorraine aussi, elle, qui, au marché, bataillait deux heures pour deux sous et donnait à rire de son patois, où la laitue se prononçait pommée et chicon la romaine. Cependant, redevenue banquière, elle battait le pavé par la crotte, spéculant sur ceci, sur cela, achetant terrains, valeurs ou marchandises, habile à jouer de son nom pour s'ouvrir une porte ou une affaire.

Vers 1869, une attaque d'hémiplégie tua ses jambes : murée alors dans sa soupente, elle se refusa tout, vécut de verdure et de panade, qu'Honorine lui montait aux heures d'autrefois, et continua de tripoter comme devant -- par entremise, de prêter, dit-on, à la petite semaine. Elle prêta si bien qu'au bout de vingt-six ans, ses enfants mariés et dotés, elle se trouvait quelque trente fois millionnaire.

Dire sa moue aussi, quand sa fille, Mathilde, fraîche émoulue du Sacré-Cœur, se toqua d'un bellâtre, marquis de Boisgelais, de grand nom, mais de petite fortune, celui-là même que la comtesse d'Andilly portraiturait ainsi : « Un paon, qui fait la roue avec sa barbe ». Et ce fut un crève-cœur que ces trois cent mille francs, tirés de sa caisse ric-à-ric. Pour son fils, le capitaine de Varèse, sorti de Saint-Cyr, elle s'en tira à meilleur compte : n'épousait-il pas, lui, une riche héritière, fille unique du banquier grec Baccaris ? En conséquence elle ne lui donna rien par-delà son majorat, fait d'une rente assez courte et de l'hôtel de la rue de Grenelle, préalablement dégrevé, où elle garda gratis sa soupente.

Dès lors on eût juré le maréchal revenu : le jeune duc, qui avait hérité de son père de voluptueuses et débordées façons de fermier général, menait grand train, grand bruit, grande dépense. De prime face ce manège amusa la maréchale. Mais elle se lassa vite de ce rayon de soleil, que la petite duchesse voiturait aux retroussis de ses jupes à la mode, de cette mascarade de chapeaux, de ces fêtes, de ces lumières, de ces piaffes : et, en supputant le prix de revient, ce vacarme de ruine lui leva le cœur. Lui, ah ! c'était bien le double de son père. Mais elle, fille de banquier, quelle femme était-elle donc, qui connaissait si mal la valeur de cette rare denrée, l'argent ? Désormais cette promiscuité de désordre, ce gaspillage porte à porte la précipita davantage dans ses colères d'avarice, devenues de vrais trésors de crasserie : et ce fut de la haine qu'elle voua à ce joli couple de croqueurs de millions ; haine fouettée encore par le ressouvenir exécré du maréchal et par les rages envieuses de sa fille, la marquise, sa fille d'élection, celle-là, une dévote à tous crins, qui, sans enfants, sans beauté, sans fortune, jalousait sa belle-sœur triplement.

Le jour baissait : il y avait comme des fumées aux entours de la pendule, dont les blancs de biscuit s'effaçaient dans la glace. Au fond l'édredon ne faisait plus qu'un petit tas presque noir : seul, le fauteuil de bébé gardait sa pâleur d'étoffe vieille.

Le feu de coke se vidait dans la grille : parfois une lueur plus vive battait d'une clarté de vie le portrait. Et ces belles carnations de héros, le large rire de ces lèvres, et les orfrois des broderies semblaient une moquerie à la détresse de la chambre et à ce reste falot de maréchale et de duchesse retombée aux écritures de sa banque.

Honorine rentra avec une petite lampe à demi-lumière, et, s'asseyant, elle prit un torchon dans une pile. Elle le reprisait, sans causer, tandis que la maréchale faisait des chiffres sur une ardoise.

Une voix demanda « la porte » de la rue ; sous la fenêtre deux coups de timbre éclatèrent, puis un clair bruit de roues, dans le sable de la cour.

— C'est la Grecque ! dit Honorine, debout, le nez contre la vitre. En 'na'core un chapeau neu.

— Ah !

Et la maréchale eut une façon de sourire, qui se plissa dans la blancheur molle des joues.

Alors, comme on grattait à la porte, Honorine tourna son grand cou :

— Qui là ? demanda-t-elle.

— Moi !... Chantal ! dit une voix. Honorine, ouvre donc ! Je viens dire bonsoir à maman Tine.

La maréchale ne répondit que par un « non, non » de la tête, le nez toujours dans ses comptes. Et Honorine, haussant le ton, sans ouvrir :

— Votre bonne maman se sent comme un peu hodée... à c't' heure... Ça sera pour demain, est-ce pas donc ?

— Bonsoir, maman Tine ! fit la voix, dont les claires notes chantantes allèrent mourant dans l'escalier.

III -- Five o'clock

Comme chaque soir, à partir de cinq heures, la petite duchesse de Varèse recevait.

Sur le perron deux laquais, cariatides, se tenaient raides et gelés. Au vestibule, un huissier attendait -- assis à une table à écrire --, puis, gravement, prenait la tête à travers l'enfilade des salons. Il y en avait cinq, dans le goût du dernier siècle, hauts ainsi que des cathédrales, solennels et guindés, les meubles en place, prêts à défiler la parade. À chaque porte, d'autres grands laquais, debout, en jalonneurs. Puis, au seuil d'un boudoir vieil or, l'huissier, ouvrant un large bec, laissait tomber un nom qui ronflait.

Pas solennel ni guindé, le boudoir : au contraire, avec sa douce odeur de violette, hospitalier et souriant, à l'égal de cette jolie femme, aux grands yeux un peu vagues de myope, qui, sans artifice de demi-jour, y trônait dans sa marquise. C'était partout un amusant drapé d'étoffes, des fauteuils ployants, et qui ployaient, des tables volantes, et qui volaient, toute une gamme chromatique de soies et de lumière. Ci et là un livre, une vieille reliure aux armes tirait l'œil, une bonbonnière de Saxe, des jardinières du Japon, où des palmiers montaient en parasols.

Ce soir-là, la duchesse était rentrée plus tôt qu'à son heure ordinaire, l'âme croulée par cet article de journal, qu'une main amie lui avait fait tenir le matin. Très simple, en robe courte de faille sombre, elle rêvassait au coin du feu, la proie d'un chagrin noir. Certes, cette trahison n'était pas la première. Mais oh ! combien plus douloureuse, celle-ci, qui salissait son foyer, presque son cœur !

Il y a des contre-sens de vie comme de mots : exemple, Hélène Baccaris, duchesse de Varèse. Femme d'intérieur et de frêle santé, le mariage avait fait d'elle une femme à la mode. -- Le destin aime à rire, qui déguise en arlequines nombre de petites sœurs de vocation. -- Le destin, cette fois, était duc de Varèse et capitaine aux Cent-Gardes : Hélène Baccaris l'aima, et ce fut tant pis. Depuis dix-huit ans qu'elle était sur la brèche, toujours par fêtes et par chemins, armée de pied en cap, afin de lutter pour le moins contre ces beautés ennemies, curieuses d'emporter chacune un petit morceau de son duc, elle y avait perdu son peu de santé, mais non ses robustes confiances. Silencieuse et douce, elle attendait son heure et son duc ; sinon lui tout entier, au pire, une parcelle. « Et s'il n'en restait qu'une », elle aurait celle-là.

Comme il ne venait point de visites, elle alla au piano, plaqua quelques accords, sonna, envoya prier « Mademoiselle » de descendre, aperçut son fils au jardin, un blondin de dix ans, qui courait avec un abbé aux joues couleur de groseille : et, lui ayant jeté un baiser de la fenêtre, elle revint s'asseoir, souriante et résignée.

— Il n'y a personne ?... Bien sûr, il n'y a personne ?

Et Chantal fit un pas dans le boudoir, un pas de biche effarouchée. Puis, prenant son élan, en quatre sauts elle fut au cou de sa mère. Elle l'embrassait partout, follement, à la diable, et la duchesse avait peine à défendre ses plissés.

— Mais finis donc, Chantal ! Tu me chiffonnes... tu me... grande enfant, va !... Voyons, regarde-moi ! dit-elle en la tenant aux épaules. Tu as pleuré ?

Elle, sans répondre, avait glissé à genoux sur la peau d'ours blanc du foyer, et, effaçant deux larmes d'un coup de doigt :

— Quel amour de pied vous avez, ma mère chérie !... Mais il ne faut pas le cacher pour cela... Voulez-vous bien... ! Un biscuit, un tout petit biscuit ! Vous avez peur que je vous le mange ?... Dame ! Il y aurait juste une bouchée.

— Mais laisse donc mon pied tranquille !... Tu me chatouilles... C'est insupportable ! Chantal ! voyons !... tu as pleuré, je te dis. Lève-toi donc !... Si on venait !... Pourquoi avez-vous pleuré, mademoiselle ? Est-ce que Miss ... ?

Miss est la meilleure des Misses... un peu peureuse et coquette, ça... ! Mais pourquoi voulez-vous qu'elle me fasse pleurer ?... Est-ce que je ne suis pas sage comme une image ?

— Si ! Si !... Sage comme une image. Ah ! je sais, tu es montée...

Sérieuse, elle s'arrêtait. Alors doucement Chantal secoua la tête. Ses yeux bleus, lavés d'eau, avaient d'exquises pâleurs de violette ; des veines se gonflaient à son front, dans le clair fouillis de ses bouclettes brunes à reflets de loutre, et, sur toute sa petite figure fine et blanche, qui faisait songer aux statuettes de Tanagre, un frisson envolé passa.

— On m'a renvoyée encore ! dit-elle.

Et, debout, tapant du pied, elle poursuivit :

— Renvoyée... comme hier !... Elle devrait pourtant m'aimer, maman Tine ! ... Je suis sa petite-fille, est-ce pas ?... C'est drôle, une bonne maman, qui n'est pas bonne !... Dites, ma mère chérie... ?

— Chut ! on a sonné !... Sauve-toi vite. Si on te trouvait avec ta méchante petite robe de Saint-Vincent de Paul...

— Bon ! quand on aime les gens, on les aime aussi avec leur méchante petite robe de Saint-Vincent de Paul... Et puis, elle n'est donc pas jolie, ma robe ?... Elle a beau être en petit lainage...

— Mais monte donc !... Mets ton costume de Pinga, si tu veux : celui avec du pékin, tu sais ?

— Pour vous alors, la prise de pékin, ma mère chérie !... Ah ! ah ! ah !... La prise de pékin ... ! Ah !... Ah !

Et, revenue à ses gaietés coutumières, Chantal disparut sous une draperie.

— Madame de Longueval !... Madame la comtesse de Vieuxmaison ! Mesdemoiselles de Vieuxmaison ! fit l'huissier de sa belle voix grasse.

Du monde arrivait, de ces amies comme on en remue à la pelle, pour si peu qu'on donne à danser.

Bientôt ce fut une cohue.

L'article d'hier du Moustique a porté fleurs et fruits : on accourt à cette bonne odeur de scandale, on accourt à l'espoir de voir pleurer ces beaux yeux de duchesse, trop beaux, trop secs jusqu'ici. Dans l'air, dans l'accent, il y a un je ne sais quoi qui crie la pitié, une pitié éclatante et ravie. Est-il question d'un bal, d'une fête de charité, chiffon, Nice, ou pièce nouvelle, vite une pointe, confite en sous-entendus. Faut-il pas montrer qu'on sait tout, mais, là, tout ?

— Madame la princesse de Santis !... Madame la générale Pavin !... Monsieur l'amiral de Quéroignes !

Des domestiques entraient avec des lampes, et les tentures s'allumèrent de longues flammes. Et, toujours, avec une abondance de fleuve, les traînes éployées claquaient, à se croire dans les salons d'un ministère, au lendemain d'une crise de cabinet.

— Madame la marquise de Zevallos ! Madame Street !... Monsieur le colonel de Vaudoyer !... Madame Psicari !

C'est un défilé, le « faubourg » en demi-toilette, par genre, la Finance, l'étranger, superbe et travesti ; puis les femmes d'officiers, avec leur fumet de province, leurs petites robes et petit maintien, pincé ou bénissant, selon le grade.

— Madame la comtesse d'Andilly ! Mademoiselle d'Andilly ! Monsieur de Breux !

Madame d'Andilly pensa se pâmer entre les bras de la duchesse, et, s'installant dans le feu :

— Vous permettez que je me chauffe les pieds ? dit-elle. Pardon, madame ! Désolée de vous déranger... Tiens ! amiral, vous êtes là ?... Mais c'est une poursuite !... Je ne peux plus faire un pas... Tantôt, chez la marquise... tout à l'heure, à l'ambassade d'Espagne... Vous voulez donc me compromettre ?... Oui ! merci ! le coussin, là ! Je suis transie... Êtes-vous sortie, mignonne ?... Il fait un froid noir !... Imaginez-vous que j'ai depuis deux heures une carafe frappée sous les pieds... À la lettre !... Est-ce que vous pouvez obtenir une boule d'eau chaude, qui soit chaude, vous ?

— Mais... oui, je crois...

— Tant mieux pour vous !... Voilà le septième valet de pied que je fais... je veux dire... enfin vous me comprenez ?... Eh bien ! impossible !... La carafe à perpétuité !... Le duc va bien ?... Je sors de chez votre belle-mère. Cette pauvre Clémentine, comme elle baisse !... Vous ne trouvez pas ?... Heureusement qu'elle a Honorine... une fille sûre... qui vous aime beaucoup... Elle me disait encore à l'instant...

— Monsieur le général Salmon, de Metz ! annonça l'huissier.

— Bonsoir, général !... Je vous demande pardon...

La duchesse s'était levée, reconduisant du monde.

— Votre santé est bonne, madame la comtesse ?

— Mais oui, général... Et celle du ministère ?... L'avez-vous sabré, cette fois ? fit madame d'Andilly.

— J'en arrive, répondit le général en s'asseyant. Je suis mort de fatigue...

— Est-ce que vous avez parlé ?

— Moi ? non. Je ne parle jamais. Ça n'est pas mon métier. Je tape du poing, voilà !

— Et... cela fait tomber les ministères !

— Oui, quelquefois !... Ils sont si pagnotes, aujourd'hui !

— Tenez, général, voulez-vous vous chauffer ?... Moi aussi, je suis morte. J'ai les jambes qui me rentrent... Aussi bien elles sont tant sorties...

La comtesse se pencha pour lui dire à l'oreille :

— Alors, ce n'est pas vrai, cette histoire du Moustique ?

— Quelle histoire, madame ? Demande mille pardons, mais ne comprends pas les rébus, moi... Ça n'est pas mon métier !

— Mais... vous ne savez donc rien ?

— Je ne sais rien !... Ça n'est pas mon métier... Je ne suis pas de la police secrète, moi !

Il profita d'une entrée pour partir, sacrant entre ses dents, et n'ayant rien compris.

Les pieds chauds, madame d'Andilly changeait de place : en passant près de sa fille, qui feuilletait avec de Breux des albums à la table, elle lui dit :

— Tu ne montes donc pas chez Chantal ?

— Oh ! elle va descendre, intervint la duchesse. Elle est rentrée un peu tard de sa leçon de piano.

Juste à ce moment Chantal parut, la taille à rire dans la bouffissure des paniers, un brin de lilas au corsage, les cheveux noués derrière en catogan. Elle fit le tour du cercle, les yeux papillotants, comme éblouie, cherchant des figures, avec de courts saluts, de petites piaffes de la tête, puis s'en revint à la table, où Sabine l'appelait.

— Avez-vous été au Gymnase, comtesse ? dit l'amiral. On assure que c'est très... très...

— Oui, nous y étions samedi avec Sabine...

— Quoi ? Sabine aussi ? fit la duchesse, surprise.

— Qu'est-ce que vous voulez ? elle est si mal élevée !... Je vous conseille de voir cela : c'est curieux !... il y a un rôle superbe : celui du revolver ! Rien qu'un mot à dire, mais quel mot : pan ! Ça y est... Je vais vous apprendre un mariage... Cherchez un peu... Une brune piquante... Non ? Vous ne devinez pas ? La petite Valentine de Comminges... Elle ne piquera plus ; elle épouse le vicomte de Ker... Ker... un nom en Ker... qui l'emmène au fin fond du Finistère. À propos, avez-vous vu Varon-Bey, mignonne ?

— M. Varon-Bey ? Mais non ! Je ne le vois guère. Il aime la solitude, je crois ; n'est-il pas un peu... ours ? Cela se comprend, un vieux garçon !

— Hé ! Hé ! solitude ! C'est un solitaire, qui ne demanderait qu'à être... deux, comme les boutons d'oreilles... Alors vous ne savez rien de la Bourse d'aujourd'hui ? On parle de désastres... Ces juifs sont bien forts !... Adieu, amiral !... Sans rancune... Bon souvenir à madame de Quéroignes... Mais décidément mes bronches ne vont pas mal et je n'irai pas la retrouver...

— Madame la marquise de Boisgelais ! cria l'huissier.

Une grande femme, très régulièrement laide, habillée de noir jusqu'aux pieds, entra, larmoyant à mi-voix sous son voile. Elle embrassa sur les deux joues la duchesse, et, s'asseyant près d'elle, au petit bord d'une causeuse :

— Chère Hélène ! dit-elle. Tu vas bien ?... Il y a un siècle que je ne t'ai vue... Mon jubilé, tu sais, et ma quête, qui me prend tout mon temps... avec maman... Chantal... ? Ah ! je ne la voyais pas... Bonjour, petite. Tu es bien, aujourd'hui ?... Est-elle jolie ! Maman me donne bien du tourment. Elle baisse... Vous trouvez, n'est-ce pas, madame ?... Il lui faudrait un si grand calme... La moindre émotion suffit...

— Tu es contente de ta quête ? demanda la duchesse, distraite.

— Oui, assez !... Tu comprends, on n'est pas trop généreux avec ces malheureuses affaires de bourse... Ah ! ce n'est pas faute que je monte des étages... Enfin ! Je fais pour le mieux, n'est-ce pas ?... Dieu nous voit.

— Prendrez-vous quelque chose, ma tante ? dit Chantal, qui allait et venait de la cheminée à la fenêtre, où, dans une table en laque creuse, drapée d'un napperon d'Albanie, la théière, à large poignée d'ivoire, bouillonnait sur son réchaud d'argent.

— Merci ! Tu sais, je ne prends jamais rien.

Chantal offrait des beurrées de pain russe à la ronde, des sandwichs au caviar, versait aux hommes du vin de Sicile ou d'Espagne dans d'épais verres bleus à pointes de diamant.

— Oh ! pas de thé, un doigt d'Alicante ! fit Sabine. Je suis un garçon, moi !

Et, comme l'huissier annonçait : « Monsieur de Chalain ! », elle ajouta :

— C'est le nouvel aide de camp de ton père, dis ?

Chantal n'eut pas l'air d'entendre. Un peu de rouge lui vint à fleur de peau, et, le plus naturellement du monde, elle répondit :

— M. de Quéroignes ?... Il y a beau temps qu'il est parti.

Cependant les conversations s'échauffaient, lancées à des tirades émues sur le krach.

— La baronne Simier est très, très atteinte ! dit quelqu'un.

— Ah ! est-ce qu'elle boursicotait ?

— Vous ne savez donc pas ? Elle était à la tête de la croisade...

— Une croisée, qui n'a plus qu'à se jeter par la fenêtre, alors ? interrompit la comtesse.

— C'est une honte que le gouvernement...

Cette phrase mit le feu aux poudres : ce qui se passait était un scandale... Mais qu'est-ce qui n'était pas un scandale aujourd'hui ? Le ministre des finances favorisait ouvertement les banques israélites.

— Naturellement, un protestant !

Des femmes très parées causaient Bourse, versements du quart, et « déport », à faire rougir un coulissier. Puis de la politique, après quelques phrases mouillées sur la guerre, on parla du « panorama » nouveau.

— Je crois que vous vous occupez aussi de peinture, monsieur ? dit la duchesse à M. de Chalain, l'aide de camp du duc, un grand beau lieutenant de dragons, en redingote, blond et rose, l'air timide et l'œil noyé. -- Oui ? n'est-ce pas ?... Que je suis sotte ! C'est vous qui avez la bonté de travailler avec mon père à son ouvrage sur les fouilles d'Éleusis.

Madame d'Andilly se levait :

— Sabine ! Vite, allons retrouver notre carafe... Au revoir, mignonne... Comment donc va-t-il, votre père ? Toujours à Passy... dans ses collections ?... Quelle drôle d'idée !... On doit assassiner par là...

— Madame la baronne Simier ! fit l'huissier.

Il y eut un silence.

Celle-ci, en toilette foncée, soutachée d'or, entra sans tapage, un fin sourire à demi-bouche, sûre de l'effet. Elle tendit la main à la duchesse, qui n'avait pas bronché.

— Bonjour, tu vas bien ?... Ton mari aussi ?

Et elle se mit à causer sans effort, d'une voix claire d'oiseau, sautant d'un sujet à l'autre avec un joli dédain des transitions. La première elle parla de la crise :

— Oh ! nous sommes plus satisfaites aujourd'hui. Il y a eu du déport. Gare aux vendeurs !... Quand on a Dieu pour soi !... J'arrive de chez Yvonne, tu sais ?... Yvonne, qui a épousé... tu sais bien... Croirais-tu qu'elle a failli, cet été, louer la maison qui a servi au crime de Ville-d'Avray !... Hein ? Quelle horrible femme !... Je n'en dors plus... Et Yvonne donc ! Elle est comme folle, tu penses !... Qu'est-ce que vous dites, vous, comtesse, de ce crime de Ville-d'Avray ?

— Oh ! la gueuse ! fit madame d'Andilly qui venait de se rasseoir, de peur de rien perdre de la scène. -- Mon journal assure qu'elle a le nez retroussé !... Comprend-on cela ? Poignarder deux hommes avec un nez retroussé ?

— Ce sont les pauvres enfants qui sont à plaindre !... J'ai eu idée d'une souscription... Mais ça tombe juste dans ma quête pour les victimes de la Land-League... Enfin, peut-être pourrai-je faire quelque chose...

— Tu es donc toujours dans les bonnes œuvres ? interrompit la duchesse, qui se forçait pour parler.

— Plus que jamais !

— Prends-tu du thé ?... Chantal, vite, une tasse.

La marquise de Boisgelais s'en allait fort mécontente. Qu'est-ce que cela signifiait ? Sa belle-sœur n'avait donc pas reçu le journal, qu'elle-même avait eu l'attention d'envoyer ? Dans le doute, elle résolut de risquer un mot de bon avis. Elle prit sur la porte les mains de la duchesse, et, la fixant dans les yeux, d'une voix blanche :

— Tu as tort de recevoir cette femme ! soupira-t-elle. Je n'ai pas de conseil à te...

— Merci ! ah !... Je sais ! repartit du même ton la duchesse, qui souriait tristement.

— Quoi ?... tu sais... ? Pauvre petite !... Et tu n'as pas de religion, toi !

Entre-temps, Chantal servait le thé. Arrivée devant la baronne, un tremblement la secoua, et la tasse s'échappa de ses mains.

— Oh ! qu'est-ce que tu as fait ? dit sa mère, revenant. Peut-on être maladroite !... Y en a-t-il sur ta robe ?... Mais à quoi penses-tu, Chantal ?... Sonne donc, pour qu'on vienne enlever ces débris.

Elle s'empressait, véritablement désolée, tandis que la baronne Simier s'excusait : elle seule était coupable, elle avait avancé le bras et...

Madame d'Andilly prenait congé : pour de bon cette fois, non sans regret. Car sûr, elles s'allaient éborgner. Quel guignon ! Partir au bon moment ! Mais qu'y faire ? À moins de coloniser à l'hôtel de Varèse !...

— Alors, ce pauvre monsieur Varon-Bey, tu le trouves toujours aussi affreux ? demanda Sabine d'Andilly à Chantal, qui l'accompagnait au vestibule.

— Mais oui, affreux, tout ce qu'il y a de plus affreux !... Tu le trouves peut-être beau, toi ?

— Il ne s'agit pas de moi... Il t'adore !... C'est bien décidé, tu ne veux pas de lui ?... Il en devient bête, le pauvre homme !

— J'aimerais mieux mourir ! répondit Chantal, sérieuse.

...Dans le boudoir les parlottes chômaient, mal à l'aise entre les deux femmes.

— Est-ce que tu viens ce soir à l'Hôtel Continental ? dit la baronne. Il le faut absolument... C'est une charité !

— Non ! Le* *général a quelque chose... je crois... fit la duchesse, gênée de mettre son mari entre elles deux.

Elle la reconduisit jusqu'au seuil, et, baissant un peu la voix :

— Adieu ! dit-elle, sans prendre la main que la baronne lui tendait.

— Comment !... Adieu ?

— Oui !... Ne viens plus !... C'est mieux : tu comprends ?...

— Tu me chasses ?... Prends garde !

— À quoi ? fit-elle, souriant toujours. Je* *n'ai plus rien... que mes enfants ! Oh ! Dieu !... Est-ce que tu voudrais... ?

La baronne lui mit la pointe de son regard dans les yeux, puis, tournant les talons, très calme, elle répéta : « Prends garde ! » de son même joli ton câlin d'oiseau rare et de femme à la mode.

IV -- Une fleur dans les ruines

C'est tout là-bas, au diable vauvert, boulevard Beauséjour, à Passy, une petite maison blanche et rose, si rose, si blanche, qu'on dirait sous son paletot de lierre, de la chair, de la chair nue, qui grelotte. Soir et matin, matin et soir, le vent y joue des castagnettes. Et qu'est-ce qu'elles chantent, ces castagnettes ? Elles chantent : « C'est ici que perche un grand, un très grand collectionneur !... »

Grand, pour cela oui, M. Constantin Baccaris l'était, et collectionneur encore par surcroît : tout en jambes, une tête d'échassier assortie, des yeux comme des raisins de Corinthe et de grosses moustaches blanches tombantes, il avait toujours l'air d'être grimpé sur quelque chose, à ce point que ceux qui avaient affaire à lui, fatigués de lever le cou à ces hauteurs, se retenaient à quatre pour ne lui pas dire :

— Mais descendez donc de là, s'il vous plaît !

Coiffé d'un fez à mouchet bleu, des babouches aux pieds, le gilet débraillé, la redingote flottante, il ne tenait pas en place, courait sans cesse de la cave au grenier, du « musée » au « capharnaüm », faisant juste deux bouchées d'un étage, la plume à l'oreille, ni plus ni moins qu'un clerc d'huissier ou qu'un Indien Comanche.

Il y avait de l'Indien Comanche dans M. Baccaris : sa plume d'abord, puis son silence entêté. Quand il parlait, par fortune, c'était tout bas, tout bas : il n'eût pas parlé autrement s'il eût suivi la piste de guerre. Et il la suivait, en effet, armé d'un pot à colle et d'un paquet de fiches à catalogues. Car c'était aux ruines qu'il en avait, aux ruines du temple d'Éleusis.

Né à Élefsina, au bord du golfe de Saronique, et débarqué très jeune à Marseille, il y avait cueilli des millions dans les blés, comme on cueille des bleuets, par bottes ; puis, retiré du négoce, ayant épousé une Française, il avait fait voile pour Paris, où trois ans lui suffirent à acheter -- de beaux dîners comptants -- ses lettres de grande naturalisation Tout-Parisienne.

Sa fille Hélène mariée, sa femme morte, M. Baccaris, qui s'était par passe-temps lancé dans l'antiquaille, vendit son hôtel du parc Monceau, dont les plafonds dorés pesaient à ses épaules d'Hellène, amoureux de plein air, et s'en vint, lui et ses amours fragiles, bronzes, marbres et terres cuites, camper en pleine province de Passy.

Camper est le mot, toujours à la veille de partir et ne partant jamais. Le moyen avec sa fille et Chantal et François, trois paires de bras, qui le tenaient ferme par le col ?

Mais là-bas aussi il y en avait, de beaux bras tendus de bronze ou de pierre, et des bras de déesses, s'il vous plaît. Pour arranger les choses, il demeura, quitte à faire venir les déesses, ses chères déesses, dont il rêvait. Et lui, ce vieux, qui n'avait jamais lu autre chose que ses connaissements ou ses traites, se rua en de vraies débauches de lectures ; mal préparé qu'il était à l'archéologie par la banque et le commerce des grains, il prit des maîtres, parti en guerre d'un beau feu pour cette chevalerie à la mode, qui, peut-être, quelque trois cents ans plus tôt, lui eût mérité le surnom de Don Quichotte... d'Éleusis.

Quelle joie aussi, lorsque de lourds camions stoppaient à sa porte, avec les massifs revenus des fouilles à grands frais pratiquées parmi ces blonds émiettements de marbre à fleur de sol, qui furent les propylées du temple de Cérès, et où, tout petit, il se souvenait d'avoir galopiné ; quelle joie, quand des êtres bizarres, aux profils de bandits, sortaient de leur nid d'ouate, qui, une statuette, qui, une poterie, qui, une médaille !

De loin en loin, si sa fille tardait à le venir voir, M. Baccaris s'habillait en chrétien, et, ganté, prenait le chemin de fer, afin d'apercevoir à tout le moins sa duchesse, tournant son tour du Bois quotidien. -- Un timide, ce Palikare : le monde et son gendre l'épeuraient.

Une fois la semaine, le dimanche, la maison faisait toilette : M. Baccaris coiffait sa calotte neuve, chaussait ses babouches à houppettes et fermait son gilet de deux, rarement de quatre boutons. Sa « gouvernante » balayait le mousée, comme il disait, enfilait ses fustanelles à tuyaux et cosmétiquait ses moustaches.

Car elle avait des moustaches, la « gouvernante » de M. Baccaris. C'était un gros réjoui, du nom de Spiridion, ancien matelot de sacolève, bavard à rendre des points à une cigale, et qui, assis en tailleur dans sa petite cuisine malpropre, monologuait en tricotant, tricotait en monologuant, entre son chat Périclès et son rossignol Athina.

Dès une heure, par tous les temps, M. Baccaris s'installe à sa fenêtre, et les voisins de se dire :

— Voilà le monsieur Grec qui attend sa petite-fille !

Un trot de postières sur le boulevard, et l'omnibus des enfants débouche, un cerceau pendu à la lanterne.

M. Baccaris a fermé sa croisée, et, par farce, s'en est allé se cacher sous une portière. Mademoiselle Chantal descend avec sa « Miss » , M. François avec « l'abbé » : et c'est à qui des deux arrivera bon premier ! À peine s'ils ont rendu le bonjour à Spiridion, qui, à l'affût d'un bout de causette, tricote depuis des années le même bas sur sa porte. Quels rires aussi, quand, derrière son rideau, on prend en flagrant délit le grand-père ! Lui ne se tient plus d'éclater : et crac ! crac ! un bouton saute au gilet, puis un autre, puis un autre encore -- de vrais boutons de Panurge. Et adieu les frais de toilette !

Mais, dans le mousée, défense de courir. François se sent tôt des fourmis aux jambes ; M. l'abbé, lui, baisse les yeux, crainte d'entr'apercevoir un morceau pas trop habillé de sculpture : on embrasse « bon papa », qui met une pièce d'or dans la bourse, et, sur un : « Adiou, mossou l'abbé ! » -- « À l'honneur, monsieur Baccaris !... », on s'en va au Bois faire le diable.

Miss partie (car pour son lot de paradis Miss ne serait restée livrée en proie au Spiridion, dont elle avait une peur !...), M. Baccaris et Chantal demeuraient seuls.

Il l'asseyait sur ses genoux, la berçait de « Nanna, nanna, aggelaki mou !  » -- ce « dodo, l'enfant do » des mammas grecques --, la reluquait, la pelotait en connaisseur, comme si elle arrivait tout droit d'Éleusis. Et, de fait, on lui aurait donné à choisir entre sa petite-fille et sa Koré de marbre de Paros, presque intacte, à l'exception d'un bras ou deux, d'une jambe et quelque peu de l'oreille gauche, il eût sans barguigner donné la préférence à Chantal, à qui ne manquait rien cependant. Mais n'était-ce pas aussi une Hellène, et par les traits, par le sang, la propre sœur de ses Tanagriennes ?

Leurs goûts étaient pareils et pareilles leurs joies. Car lui-même il s'était plu à l'instruire, à la frotter de cet encens d'Olympe disparu : elle y avait mordu vite et raffolait d'Éleusis, et savait les mystères, l'initiation des Mystes et des Epoptes, et pleurait de plaisir pour une lampe d'argile, un fragment de statue, un tétradrachme, un lacrymatoire, une fibule. Lui l'appelait son grammateus, ayant encore au bout de la langue des revenez-y du parler de là-bas. -- Pas une vaine épithète que ce mot, et pas un grammateus pour rire. Sous sa dictée, Chantal cataloguait, s'interrompant pour demander :

— Comment ça s'écrit-il, déjà, opisthodomos ? p-i, par un i *ou un y  ?... Et alabastron ? Y a-t-il deux n à *alabastron ?

Parfois, quittant la plume, elle songeait tout à coup :

— Il faut que je donne à boire à mes arbres.

Et, un petit arrosoir dans une main, elle allait des orangers aux myrtes, dont les grosses boules pâlottes flanquaient ci et là le large divan de cuir rouge planté au fin milieu du mousée.

C'étaient de vraies heures fées qu'ils passaient là, tête-à-tête, dans la tiédeur toujours pareille du poêle immense et ronflant, parmi leurs claires amies, les vitrines, dressées aux murailles, et qui, sous la tombée de lumière du vitrail, semblaient fuir tout autour comme de l'eau.

Cependant le grand ouvrage -- Les Fouilles d'Éleusis -- avançait, grâce à Chantal, grâce aussi à certain collaborateur bénévole, que la duchesse, innocemment, avait depuis peu procuré à son père.

Celui-ci n'était autre qu'André de Chalain -- l'aide de camp du général duc de Varèse --, un passionné de l'art grec, encore que lieutenant de dragons, maniant gentiment l'aquarelle, et, qui faute de mieux, étant réduit à ses deux cent quatorze francs de solde mensuelle, collectionnait -- en effigie. De prime saut il avait conquis M. Baccaris, dont il copiait les « numéros » inédits, vases, stèles ou statuettes, qui avaient l'honneur de la gravure.

Un silencieux aussi, cet André de Chalain, et timide à pouffer : fort savant d'ailleurs en ces matières, doublé qu'il était d'un sien oncle, conservateur des antiques au Louvre. Son service lui en laissait-il le loisir, vite il galopait au boulevard Beauséjour, le dimanche excepté, qu'il passait à Versailles, où sa mère, veuve, habitait.

Mais il était écrit quelque part, peut-être sur la porte du mousée (il y avait du grec sur cette porte), que les dimanches ne seraient plus à Chantal toute seule.

Un samedi, qu'il reconduisait le dragon antiquaire, M. Baccaris lui dit : « À demain ! » par mégarde. Or rien de plus exact qu'un dragon, si ce n'est peut-être un antiquaire. Et, pour une fois, le duo se changea en trio, non sans force coups de soleil de celui-ci, force lippes de celle-là, et, brochant sur le tout, force ricanements du grand-père. La glace rompue pourtant, on s'était mis au travail, lui, à ses copies, elle, à son catalogue, avec un joli -- je vous en réponds ! -- chassé-croisé d'œillades.

André parti, Chantal avait sauté sur son dessin, une Aphrodite Anadyomène, rehaussée d'une pointe de sanguine. Et M. Baccaris, qui regardait aussi par-dessus son épaule, avait fait soudain entre ses dents :

— Par Hercoule ! Ce n'est pas Vénouss, çà, c'est Çantal !

Et c'était Chantal en effet.

Jamais elle n'en voulut convenir, et Miss, qui, chaque soir, d'habitude, attendait Mademoiselle des trois quarts d'heure à l'antichambre, en proie à de mortelles frayeurs, n'eut pas le temps d'avoir peur, ce soir-là.

Le dimanche d'après, point de dragon.

Au bout d'une quinzaine de duo, Chantal dit au grand-père :

— Tu sais, bon papa, si tu as absolument... mais là absolument besoin de ton monsieur de Chalain... il ne faut pas que ce soit moi qui t'empêche...

Et désormais le dimanche on fut* *trois.

Cela durait depuis... depuis..., à croire que cela durait depuis toujours. On en était aux « Monsieur André », « Mademoiselle Chantal », et le petit œil du Palikare se mouillait des fois qu'il mirait ses enfants. Oui, en vérité, ses enfants, ses chers enfants en Éleusis.

De gêne ? Plus question. Chantal tournait, virait, sa plume aux doigts, grimpait sans honte sur l'escabelle, afin d'atteindre une pièce pas encore cataloguée ; puis prrtt !... en bas, elle manœuvrait pour passer derrière l'aquarelliste, assis à sa table, la petite boîte à couleurs dans le pouce gauche ; et se penchait, se penchait sur son épaule.

Puis, se relevant, elle critiquait, histoire de rire :

— Est-ce que vous ne lui faites pas le nez un peu... un peu... ? disait-elle.

Lui, neuf fois sur dix, commençait par rougir, et, trempant son petit pinceau dans son verre, il barbotait, barbotait, avec des :

— Mais, mademoiselle... je ne crois pas... Vraiment ? Un peu... ? Vous croyez ?...

C'étaient de continuels frôlements de leurs mains, dans le va-et-vient des bronzes, le voyage des terres cuites de la table aux vitrines. Une description hésitante, le vague d'un attribut, faisaient presque se toucher leurs deux têtes. Et, sans aider l'occasion, ils se donnaient de garde de la fuir. À propos de rien, avec des transitions -- non, ces transitions ! -- Chantal se dérobait, en filant une idée, qui la menait à pied d'œuvre : impossible d'en sortir à moins d'escalader d'élémentaires discrétions. Et elle escaladait. André en devenait écarlate pour elle.

C'est ainsi que de fil en aiguille elle avait pris pied dans sa vie, très secrète pourtant : car à peine si, en dehors du service, il paraissait rue de Grenelle à quelques dîners çà et là. Chaque dimanche elle l'accueillait par ces mots : « Madame votre mère va bien ? », sans la plus connaître que de ces bribes de phrases, à grand mal glanées chez cet amoureux de silence. Elle la savait pauvre, réduite à la pension des veuves militaires, et démêlait, non sans plaisir, dans la sévère existence du fils, dans ce souci des menues dépenses, la joie d'épargner pour sa mère le prix d'un ouvrage délicat ou bien d'un bouquet de roses.

Petit à petit, sous ombre d'avancer « Éleusis » , on avait mis le jeudi de renfort au dimanche, qu'André passait presque tout au mousée, partant plus tard pour Versailles. Et ce qu'on se désolait, quand par malheur une affaire de service retenait l'aide de camp près de son chef !

— Mais, papa, faisait Chantal, comment voulez-vous... ? Si vous nous prenez tout le temps monsieur de Chalain ?... Un rapport ?... Eh bien ? Quoi ? un rapport ?... Il était donc bien pressé, ce rapport ?... Et Éleusis alors ?... Éleusis ?

Lui absent, rien ne marchait :

— Ah ! si monsieur André était là, il nous dirait ça, lui... Si... ! Si... !

Car il savait tout, M. André, le grec ancien, le grec moderne, et les styles, l'Éginétique et le Pélasgique, et puis encore les rites du culte Cabirique -- même pas mal d'orthographe, vraiment.

Et jamais Miss n'attendait, ces jours-là.

Un jeudi de janvier, que M. Baccaris s'était plus que d'habitude oublié dans le capharnaüm -- cabinet de toilette et d'orthopédie tout ensemble, où recoller les jambes et maquiller les patines --, occupé qu'il était à reconstruire certain char de triomphe, arrivé tout frais d'Éleusis et dont il restait juste une roue, l'amorce du joug, une boîte d'essieu et quelques plaques de bronze, Chantal, qui se trouvait en avance, entra sur la pointe du pied dans le musée, sans faire le moindre bruit, pas le moindre, et, retenant bien fort son haleine, s'arrêta derrière M. André, en train de copier une amphore, qui portait peinte sur sa panse l'histoire de Myrtile et de la princesse Hippodamie.

Précisément il en était à la princesse, casquée crânement et court vêtue, et lui ombrait gentiment les narines de petites hachures fines, fines, qui se quadrillaient comme une gaze.

— C'est trop fort ! fit-elle soudain, éclatant. Oh ! oui ! Pour le coup c'est trop fort !... Je le dirai à papa, vous savez ?... Et il vous mettra aux arrêts, papa... aux arrêts de rigueur... avec une sentinelle... un escadron, s'il faut, un escadron ?... Alors, c'est encore moi, la princesse Hippodamie !... Mais oui, vous avez beau secouer les épaules... C'est mon portrait !... Vous voulez donc m'afficher, me... me... ? Si encore vous allongiez la tunique !

Elle partit d'un clair rire. Puis, se mordant les lèvres :

— Vous me prenez toujours pour une petite fille... Vous ne savez donc pas que j'ai eu dix-huit ans... hier ?

Le dragon avait piqué sa tête dans son block, et le pinceau barbotait, barbotait.

— Je suis sûre, reprit-elle, que vous ne me feriez pas en princesse Hippodamie, si j'avais seulement... vingt ans !... Vous n'oseriez pas... Non, vous n'oseriez pas !... Eh bien ! Vous croyez, n'est-ce pas ?... J'ai l'air enfant parce que je chante, que je ris, que je... Mais je dissimule... Voilà... Je dissimule... comme Brutus. Au fond, je suis d'une nature très triste... Ah ! ah ! ah !... ah ! ah ! ah ! J'aurais parié que vous vous retourneriez !... Et, en vous retournant, vous vous êtes mis du carmin au sourcil... Dieu ! que vous êtes drôle !... Ça vous va excessivement bien... Ne me regardez donc pas tant que cela !... On croirait que vous voulez me manger.

— Mais non, mademoiselle... Oh ! je vous assure que...

Et le pinceau gazouillait dans le verre, avec un joli bruit très doux d'harmonica.

— Là !... C'est bien fait !... Vous avez éclaboussé tout partout. Cela vous apprendra, monsieur... Tenez ! poursuivit-elle, en prenant son petit plumeau à épousseter les Tanagriennes, puisque bon papa est attelé à son char, voulez-vous que nous causions... sérieusement ?

Et, au lieu d'épousseter les Tanagriennes, elle s'était assise sur la borne-divan, à l'ombre d'un oranger, dont les feuilles vernies découpaient du soleil dans ses cheveux. Puis, continuant :

— Je suis sûre que vous me trouvez trop... gaie pour mon âge... Là !... Franchement ? Trop... en l'air ? Trop... comme ça enfin ? -- Et, d'un geste envolé de son plumeau, elle montra au dragon ce qu'elle entendait par « comme ça ». -- C'est que vous êtes sévère, vous ! Jamais vous ne riez !... Mais aussi vous êtes bien, bien... plus âgé...

— Bon ! mademoiselle, dites tout de suite... tout de suite... que je suis un vieux grognard.

— Oh !... grognard !... Vous allez trop loin. Vous allez beaucoup trop loin... Grognard ! Primo ! Je ne vous ai jamais entendu... grogner... ! Secundo... Non ! ça vous ferait trop rougir si je vous le disais, le secundo... Voyons ! Vous devez bien avoir dans les... vingt-six ans !

— Oh ! Oh ! fit André.

— Plus ?... ou moins ?... Vingt-sept... vingt-huit... vingt-neuf ?... Dites-moi donc si je brûle !... Que je suis sotte ! Papa a raconté, l'autre soir, à table, que vous étiez sorti de Saumur à vingt-trois ans... sorti le septième... Ne faites donc pas toujours « non, non » avec votre tête... C'est impatientant !... Puisque c'est papa... Il a même ajouté, papa... -- c'est papa qui parle... vous comprenez ?... -- que vous étiez un... officier... d'avenir...

Cette fois le petit pinceau barbota si bien qu'il fit la culbute par dessus bord.

— Mais, mademoiselle... mademoiselle... balbutiait le dragon, très rouge.

— Mademoiselle... qui ?... Est-ce que vous n'aimez pas mon nom, que vous m'appelez toujours « mademoiselle » ?... Comme Miss... Oui, vous dites « mademoiselle » à Miss... Même elle en est d'un flatté... ! Chantal, ce n'est pas si vilain cependant, quoique un peu... un peu... Chut !... Bon papa !

C'était, en effet, M. Baccaris qui rentrait en coup de vent, et ce fut vraiment dommage ; car M. André, qui avait sa riposte au bout de la langue -- une riposte très, très sentie --, dut la garder par force au bout de la langue.

Mais sitôt le dragon dehors, Chantal dit au grand-père :

— Est-ce que tu ne crois pas, bon papa, que, depuis quelque temps, monsieur de Chalain a dans la tête une idée... comment dirai-je ?... Pour faire toujours mon portrait comme cela ?... Franchement, tu trouves ça naturel, toi ?

Et M. Baccaris, qui se retenait pour ne pas éclater, répondit en écho :

— Oh ! non, pour soure, ça n'est pas natourel.

V -- Journal du premier cocher

...Ce 22 de janvier 188. -- Il y avait pas loin de trente-cinq bonnes minutes d'horloge que j'étais en place sur mon siège, le fouet à la cuisse, les épaules effacées, l'œil à quinze pas entre les oreilles de mes chevaux -- une paire de grands carrossiers bai clair, mesurant 1 m 70 au garrot, des jeunes bêtes, dont c'était la première attelée --, et je commençais à faire mes réflexions. L'inexactitude, je ne l'ignore pas, après trente-deux ans passés dessus les premiers sièges des premières familles de la capitale, l'inexactitude, je ne l'ignore pas, est un vice féminin, ce qu'on appelle. Mais trente-cinq bonnes minutes d'horloge, ce n'est plus de l'inexactitude, mais un véritable oubli de toutes les convenances.

Je suis juste. Madame la duchesse ne m'avait pas habitué... !

Théophile, en tenue, guettait vers l'hôtel, prêt à me faire signe d'avancer, et je commençais à sentir dans le bout, tout à fait le bout de ma botte gauche, de certains petits picots : car j'ai beau l'observer à M. Bystnwski -- ou quel que soit son nom, qui n'importe pas -- il s'ostine à me tenir la gauche une bonne demi-ligne plus courte que la droite. -- Peu de chose, si vous voulez ; ça n'en est pas moins sensible.

La demie de trois heures sonna : bim ! Théophile ne me faisait toujours pas signe.

Alors le petit Victor, qui était à la tête de mes chevaux, s'approcha respectueusement, et, retirant sa toque écossaise -- ou quel que soit son nom -- me dit comme ça :

— Excusez, monsieur le premier ; elle vous fait rien poser aujourd'hui, la patronne !

Je cite textuel, afin de bien montrer comme il est voyou, ce petit Victor, et que les siècles futurs se trouvent par cela même renseignés dessus la valetaille d'à présent.

C'est le style qui manque chez nous : et le style, c'est l'homme même -- l'homme de cheval principalement. Je le lisais encore, ce matin, sur mon journal L'Union. Eh bien ! le petit Victor n'en a pas le moindrement de style, pas plus que de ventre d'ailleurs. Et, si le style c'est l'homme même, le ventre, c'est la beauté du cocher, pas vrai ? Il verra, il verra, quand il sera pour se placer seul.

Pour en revenir je n'avais pas répondu, à cause que ça n'est pas dans mes principes de me commettre avec la domesticité, et je continuais à faire mes réflexions, quand tout à coup voilà Théophile qui raccourt, avec une figure hilare, si toutefois j'ose m'exprimer ainsi.

— Faut dételer ! qu'il dit. Madame la duchesse ne sort pas.

Le petit Victor me donne la main pour descendre et houf ! me voilà en bas, assez embistrouillé, ce qu'on appelle.

Comme par un fait exprès, le temps était de toute beauté : un de ces jolis petits froids secs, qui donnent du cœur aux chevaux, à l'instar des individus. Or si la promenade, c'est la santé des animaux, c'est aussi la celle du cocher conséquemment.

Justement que je me promettais d' épater MM. les Anglais avec ma jeune paire. Un cocher a son amour-propre, n'est-ce pas ? Moi je les abomine, ces buveurs de bière, qui sont si fiers de leur nation, de leur chic anglais, de leur feu anglais, de leurs chevaux anglais, etc., etc. Dirait-on pas qu'ils les ont inventés, les chevaux ? N'empêche que je leur défie de me sortir un ventre comme le mien, qui ne soit pas rembourré avec du postiche !

Bref, pour en revenir, sans me permettre de récriminer, je remontai dans ma chambre reprendre mes habits de citoyen.

Moi, ce qui me sauve, c'est le respect des maîtres. Car enfin donner des ordres pour trois heures, et puis, en fin de compte, au bout de trente-cinq bonnes minutes d'attelée, envoyer prévenir qu'on ne sort pas, je vous demande si c'est un procédé. Allez ! Si j'étais maître... Mais les femmes seront toujours les femmes, n'est-ce pas ? Dame ! Je faisais toujours mes réflexions, parce que jamais le respect des maîtres n'a empêché un homme libre de faire ses réflexions.

— Toc ! Toc !

C'était le petit Victor qui venait me tirer mes bottes.

Il est gentil, le petit Victor, et il aime à se rendre utile. C'est fichant que ça ait tant de vice, et que ça soit si communard.

— Probable que monsieur le premier sait les raisons que la patronne ne sort pas ! me dit-il, tout en faisant son effort sur la botte droite.

J'eus l'air d'avoir l'air de ne pas entendre, à cause que ce n'est pas dans mes principes de me commettre. Et il se met à m'en défiler, et je te défile et je te défile, sur Monsieur le duc, qui est un ci, Madame la duchesse qui est une l'autre.

Je le laissais marcher, moi, histoire de voir jusqu'où il irait comme ça, non sans déplorer en mon intérieur l'esprit de dénigrement qui règne chez la domesticité d'aujourd'hui, par la chose de la République.

Quand il a eu fini, j'ai pris ma dignité pour lui dire :

— Prenez garde, petit Victor ! Vous n'avez point de ventre, point de style, si vous n'avez pas non plus le respect des maîtres, alors... !

Il a compris qu'il avait été trop loin et m'a demandé excuse, par la raison qu'étant un enfant de l'amour, il n'a pas reçu les bienfaits d'une bonne éducation.

Paraîtrait (le petit Victor le tient de la première femme de chambre, pour laquelle il a un attachement), qu'au sortir de table, ce tantôt, Monsieur le duc et Madame la duchesse se sont, si j'ose m'exprimer ainsi, empoignés, ce qui s'appelle empoignés, rapport à une affaire de maîtresse : Madame la baronne Simier -- une personne très recommandable pourtant, fourrée dans toutes les souscriptions pour une chose ou pour une autre -- que Madame la duchesse, a priée poliment d'avoir à ne plus ficher les pieds chez elle. Monsieur le duc a pris le parti de sa passion, cela a occasionné de la mistoufle, selon le mot du petit Victor ; et Madame la duchesse s'est trouvée indisposée du saisissement qu'elle a eu.

Est-ce curieux que, dans la haute, tout à fait la haute, une épouse ne leur suffise pas !

Ça me rappelle toujours que, pendant les onze ans que je suis resté attaché à la personne de Monsieur le sénateur comte du Ludre de Grandperré -- une bonne petite famille du Poitou, qui, dans les époques reculées, a eu l'honneur de fournir une maîtresse à la couronne de France, mais qui, depuis, s'est ralliée à la R. F. sur la question de l'enseignement laïque, ce qui m'a forcé par cela même à démissionner (moi, les principes... !) -- ça me rappelle toujours, dis-je, que j'ai connu à Monsieur le comte entre dix-sept et dix-huit attachements en ville. -- Je dis dix-sept à dix-huit, parce qu'il y en a un qui n'a été qu'un demi-collage, ce qu'on appelle. Mais que ce soit dix-sept ou dix-huit, le chiffre n'importe pas, c'est trop, beaucoup trop. Encore, Madame la comtesse étant excessivement souffrante d'une affection de varice, ou quel que soit son nom, il y avait, si j'ose dire, de la circonstance atténuante dedans le dévergondage amoureux de Monsieur le comte. Tandis que Monsieur le duc, lui...

Car il faut être juste, si Madame la duchesse a de l'inexactitude dans le caractère, cela n'empêche pas les qualités du cœur et de l'esprit.

Certes, je suis le premier à comprendre qu'un homme, vigoureux, comme l'est Monsieur le duc, aye besoin de temps en temps de placer quelque part le trop plein de ses affections à rien faire. Moi-même, depuis que j'ai eu le malheur de perdre ma brave et digne femme, j'ai dû me chercher quelque chose de convenable, une petite veuve, avec des économies, de la tenue et de l'orthographe. Ça, c'est la nature. Mais de là à... Car il couraille, Monsieur le duc, il couraille. C'est Madame la baronne primo, secundo, la Préville, une acteuse -- comme appelle le petit Victor --, qui lève la jambe plus haut que mes steppers russes -- (je parle au figuré). Et les caprices donc, et les orgies ! Le petit Victor en sait long là-dessus, par la raison que c'est lui qui fait le service de nuit de Monsieur le duc.

Ça me rappelle toujours la dernière parole de défunt mon père, ancien piqueur de S. A. R. Monseigneur le duc d'Orléans :

— « Fiston, prends toujours ta droite ! »

Monsieur le duc prend sa gauche, lui.

Ce 1 er* de février. -- Pas encore aujourd'hui que j'épaterai *MM. les Anglais.

Madame la duchesse est de plus en plus indisposée. Ça doit être grave, vu qu'elle ne mange rien, quand on dit rien. Et, depuis dix-sept mois que j'ai l'honneur de diriger les écuries de Monsieur le duc, voilà la première fois que je vois Mademoiselle Chantal et Monsieur François ne pas venir porter du sucre à leurs ponies, ensuite de leur déjeuner.

Elle n'est pas fière, Mademoiselle Chantal, et elle se connaît en chevaux. Jamais, au grand jamais, elle ne me rencontre, qu'elle ne me dise d'abord : « Bonjour, monsieur Godefroy ! », ainsi que la politesse l'exige, et après :

— « Vous penserez à faire donner un barbotage à Polly... ou une mâche, ou une purge  » -- selon les époques.

Ce 3 de février. -- Toujours pas d'attelée. Heureusement que j'ai ma paire de cobs à travailler sur la barre gauche.

Ce soir, à mon café-restaurant, nous avons joué une petite partie d'écarté avec le nouveau suisse. C'est un homme superbe que M. Stahlman : superbe, pour un suisse. Car il n'a pas plus de ventre que sa hallebarde. Pas plus suisse que moi, d'ailleurs, à preuve qu'il est né à Colmar, ancien tambour-major aux grenadiers de la garde, trois médailles et une certaine éducation.

Tout en jouant, il m'a vidé son sac, si je puis m'exprimer ainsi : et il en a un, de sac, M. Stahlman, depuis seulement trois, quatre semaines qu'il est préposé à la porte de Monsieur le duc.

Oh ! ces grandes familles ! Je n'étais pas sans avoir remarqué que Monsieur le duc, pas plus que Madame la duchesse ne se trouvait par trop porté pour Madame la Maréchale -- la vieille, comme on dit à l'office : ils montent une fois le jour, histoire de lui présenter leurs civilités, et ça ne traîne pas, non.

Mais aussi quelle originalité, lorsqu'on se nomme Madame la Maréchale Jarry, duchesse de Varèse, un nom illustré dans les histoires -- si je ne suis pas bonapartiste, ce qu'on appelle, je n'en ai pas moins le respect des gloires et des traditions -- quelle originalité de se loger dans une soupente, avec rien qu'une bonne à tout faire, Mlle Honorine, un gendarme, et encore pas trop bien éduqué !

Eh bien ! c'est comme deux camps, censé : d'un côté Madame la Maréchale et sa domestique, et Madame la marquise de Boisgelais, sa fille, une femme, que la bisque a jetée dedans les excès de piété, rapport à ce qu'elle n'a point d'enfant, ni guère plus de rente (ça roule un mauvais coupé de locatis !) ; de l'autre, Monsieur le duc et Madame la duchesse, qui ne sont pas chauds, chauds, depuis leur histoire avec Madame la baronne. Et M. Stahlman dit comme ça que celles de la soupente donneraient bien de leurs poches pour que Madame la duchesse aye encore plus de misère qu'elle n'en a.

Moi, l'émotion me coupait en deux (je parle au figuré) : est-ce que je n'en oubliais pas de marquer le roi ? Et M. Stahlman a beau être un homme d'une certaine éducation, il ne connaît que le jeu, et c'est passé, c'est passé.

Les voilà pourtant, les grandes familles !

Ça me rappelle toujours défunt mon père, que ça vexait de s'appeler Godefroy tout court et qui s'est mangé bien de l'argent à faire rechercher dans les cahiasses s'il ne descendrait pas quelquefois des Bouillons, de ceux qui ont travaillé dans les croisades.

C'est moi qui l'ai bu le bouillon ! ... Ah ! malheur ! S'il avait su, le pauvre cher et digne homme !

Ce 10 de février. -- Il est venu hier un drôle de particulier pour voir Madame la duchesse : un grand sécaud, pas trop bien boutonné, qui a la touche d'un vieux brigand.

Et je suis toujours rentier !

Allons ! Je m'en vais faire habiller mes alezans et les trotter une heure jusqu'au Bois.

Ce 11 de février. -- Il paraît que le vieux brigand, pas trop bien boutonné, était un médecin plus fort que les autres. Car, ce matin, en venant aux ordres, M. Valentin, le maître d'hôtel, m'a répondu :

— Le dorsay, en gala, pour 11 heures 40.

Madame la duchesse s'en allait avec Monsieur le duc à un mariage, dans le grand, tout à fait le grand, à la Madeleine.

C'est MM. les Anglais qui marronnaient.

En rentrant le petit Victor, qui était monté me tirer mes mollets, m'a dit comme ça en son argot :

— Eh bien ! monsieur le premier, ils sont donc rabobichonnés, les patrons ?

Ce 12 de février. -- Ce matin, par extraordinaire, Monsieur le duc n'est pas sorti à cheval avec son aide de camp, un grand, qui ne manque pas d'un certain petit prestige sur son hongrois croisé d'arabe. Le mail était commandé pour 9 heures 3/4 avec l'attelage d'anglo-normands.

Monsieur le duc a pris les guides, à côté de lui Mademoiselle Chantal et Monsieur François et l'abbé, qui n'avait pas trop l'air d'aplomb là-dessus.

Mon Dieu ! ce n'est pas que je craigne, si vous voulez ; n'empêche que je les ai regardés partir avec un mélange de plaisir et de satisfaction. Ils étaient très en l'air, ce matin, mes anglo-normands ; Monsieur le duc a la main un peu lourde et un accident est si vite arrivé.

Ce même jour, midi. -- Monsieur le duc n'a accroché qu'une petite fois.

Ce 14 de février. -- Cette nuit, nous ne sommes rentrés qu'à passé deux heures : c'était un bal à l'ambassade d'Autriche.

En attendant, sous la neige, on bavardait entre cochers. Tout à coup, à propos de rien, est-ce qu'ils ne se sont pas mis trois après moi, qui tenais mon rang, en faisant mes réflexions, parce que ça n'est pas dans mes principes de me commettre ? C'est le premier de M. Varon-Bey, qui a attaché le grelot (je parle au figuré) : il ne devrait pourtant pas être si fier ; son maître passe pour un fameux saligaud. -- C'est à moitié Turc, n'est-ce pas ?

— Ohé ! Varèse ! a-t-il fait. C'est-y vrai qu'il bat la dèche, ton duc ?

J'ai gardé ma dignité, moi, sans répondre.

Alors si vous aviez entendu ces cris, ces rires, toute cette gaieté malpropre, un scandale, un véritable scandale, qui attroupait du monde ! Car ils sont comme des enragés après moi, rapport à mon ventre, à la belle tenue de mes équipages, rapport aussi à mon respect des maîtres et à mes principes de piété.

— Comme ça, il est vidé, ton badingue ? que s'en allait le cocher du président de la Chambre, un mauvais renégat, qui est resté piqueur dix ans chez S. M. l'empereur.

Mais le pire, c'était l'Anglais de Madame la princesse de Santis, qui a une pique contre moi depuis le dernier Concours, où je lui ai soufflé avec mes alezans le prix de la troisième classe. Il envoyait des coups de fouet dans ma caisse, braillant avec son accent de vache espagnole enrhumée :

— Kss ! Kss ! Sir Bottom ! Ton diouke, il été frite, my dear !

Heureusement que Théophile m'a crié d'avancer : c'était comme si qu'on m'avait tiré un poids de cinq cents de dessus la poitrine.

Dans la surprise bien naturelle, où m'a plongé cette lâche agression, et aussi l'emploi de cet argot de faubourg, que je me fais un honneur d'ignorer, je n'y ai vu que du bleu, si toutefois j'ose m'exprimer ainsi.

Comment ! Comment ! panné, Monsieur le duc ? Et voilà qu'à présent que j'y réfléchis, dans le silence du cabinet, ce qu'on appelle... Aïe ! Aïe ! Aïe ! Eh bien ! Et mon traitement ? Et mes petites fournitures ? Malgré qu'on n'aye que soi à penser, n'est-ce pas, encore faut-il...

Je parlerai ce soir à M. Stahlman.

Ce même jour, minuit. -- C'est décidément un homme précieux que M. Stahlman, et je m'applaudis tous les jours d'avoir rencontré dans ma condition une personne d'aussi bon conseil, allié aux qualités essentielles et à une certaine éducation.

Monsieur le duc donnait ce soir son premier grand bal de l'hiver. Tout était éclairé à joumaux. Vers neuf heures -- en sortant de voir ma jument russe, qui s'est attrapé un chaud et froid -- je suis entré dans la loge. Tanée dans son fauteuil, la brave et digne Mme Stahlman piquait son chien, ce qu'on appelle, et son époux, en attendant les voitures, tirait l'aiguille, comme Pénélope attendant le retour du lys. -- Je crois pouvoir me permettre cette pointe, à cause de nos opinions communes à M. Stahlman et à moi. -- Car c'est un de ces hommes de l'ancien régime, dont les principes sont purs à l'instar des mœurs, et qui a gardé, intact, dans son cœur, le souvenir des bienfaits de cette royauté qu'il n'a pas connue.

Sitôt qu'il m'a aperçu, il a ôté sa calotte par respect, m'a versé un petit verre de cassis, et, reprenant sa tapisserie -- une paire de pantoufles pour la fête de sa sainte épouse --, il m'a dit :

Monsir li brémière, à quoi tois-che l'hônnerre ... ?

Alors je me suis déboutonné, moi, (je parle au figuré).

— Tel que vous me voyez, monsieur Stahlman, j'ai deux mois de traitement en retard. Et vous savez si j'ai besoin de perdre, après mes malheurs sur l'Union Générale.

Et, sans lui demander précisément un conseil, je l'ai prié de me dire son avis.

Il avait retroussé ses lunettes jusque dans ses cheveux et me regardait d'un air de profondeur. -- Il y a de la profondeur dans le regard de M. Stahlman.

Puis, élevant son verre :

— À la fôtre ! a-t-il fait en véritable gentilhomme.

Il s'est essuyé la barbe au revers de sa tapisserie et a causé un bon petit quart d'heure. Or voici la chose en gros mots : la fortune personnelle de Madame la duchesse est, selon l'expression de M. Stahlman, vrigodée depuis belle heure. Et c'est son père (le vieux brigand pas boutonné de l'autre jour, c'était le père de Madame la duchesse : fiez-vous donc aux apparences !), monsieur Baccaris, ou rigue -- ou quel que soit son nom, qui n'importe pas --, qui entretient, censé, Madame sa fille. Monsieur le duc, lui, ne possède plus guère que des dettes, énormément de dettes, par exemple : jusqu'à son majorat qui est hypothéqué, si j'ose m'exprimer ainsi. Dame ! n'est-ce pas, avec des baronne et des Préville, sans compter les ceusse qu'on ne connaît point. -- Paraîtrait qu'elle a tripoté à la Bourse, Madame la baronne, dans les affaires de l'Union, et puisque j'ai bien perdu, moi, qui ne tripotais pas, elle, qui tripotait, vous pensez !... Pour lors, Monsieur le duc, il a fallu qu'il éclaire.

M. Stahlman tient ça du neveu de Mlle Honorine, M. Casimir -- un malin -- qu'il honore de sa confiance dans le placement judicieux de ses économies.

Malheur ! Et moi qui ne voyais rien ! Je l'avoue, je suis un homme simple ; un de ces hommes de l'ancien régime. -- Pour ce qui est de croire que Madame la Maréchale aidera Monsieur son fils seulement de cinq centimes, un sou, M. Stahlman ne le croit pas.

— Mais mon traitement ? ai-je fait. Et mes petites fournitures ?

Alors M. Stahlman a levé les yeux au plafond, et, comme les voitures commençaient à arriver pour le bal, il a piqué son aiguille, roulé sa tapisserie et prononcé ces mots avec une grande profondeur :

Monsir li brémière , nous tansons sir une folgan !...

VI -- Amours séniles

— Non, non, n'en parlons plus, mon cher monsieur, je ne mettrai pas le nez dans votre mariage ! dit la comtesse d'Andilly à Varon-Bey, assis en face d'elle au coin du feu, dans ce qu'elle appelait son bavardoir, un petit salon sans style, mais confortable et bien clos de paravents, de doubles rideaux, de doubles fenêtres, derrière lesquelles un maigriot soleil d'hiver grelottait. -- Non, non et non !... J'ai juré de ne plus me risquer dans de justes noces... Je n'en ai jamais fait que deux dans ma vie -- les miennes -- et, la main sur la conscience, ça ne me donne pas envie de recommencer !... Merci bien ! Pour que vous me veniez chanter pouille après !... Un mariage, est-ce qu'on sait jamais comme ça tourne ?... Une vraie roulette, rouge, noir -- quelquefois jaune !... Chantal est gentille, d'accord... mais bêtasse..., mais... hurluberlu..., mais... Ça n'est point votre affaire !... Quand on a vécu vingt-cinq années de sa vie en Égypte, habitué à changer de femmes comme de...

— Oh ! permettez, comtesse, permettez !...

— Enfin, avez-vous vécu vingt-cinq ans en Égypte ?

— Parfaitement, mais...

— Ta ! ta ! ta ! La preuve en est la maladie que vous avez... un cœur, qui vous joue de ces tours... Je n'invente rien : est-ce que vous n'êtes point tombé ici, l'autre soir, sans connaissance ? J'ai même eu une fière peur !... Ce n'est pas à votre âge... Votre âge vous choque ?... À nos âges, si vous voulez ! Ah ! pardon ! Depuis que j'ai pris mes soixante ans, je crois toujours que les autres ont fait comme moi... Je n'ai pas tout pris, allez ! Il en reste. Enfin à quarante...

— Cinquante-huit, comtesse !

— Comme vous avez raison d'en escamoter !

— Mais, comtesse, je ne...

— Les années, voyez-vous, c'est encore ce qu'on a inventé de mieux pour vieillir les gens. Et ça n'est pas gai !... Bon ! J'exagère. Si on n'a plus le plaisir, on a le reflet, l'ombre...

...L'ombre d'un carrosse

Avecque l'ombre d'une brosse...

Vous savez ?... Dame ! Pas brillant, le carrosse, et je vous avoue que de, temps en temps je m'accommoderais assez bien d'un... petit fiacre, pour si peu qu'il fût de chair et d'os... Enfin !... Je vous conseille de vous contenter de l'ombre de Mlle Chantal de Varèse... Non ? L'ombre ne vous suffit pas ?... Mes compliments !... C'est donc vrai, alors, que les Orientaux ont de ces pilules extraordinaires... ? Oh ! contez-moi ça !... J'ai la folie des malpropretés.

— Pure légende !... Je vous donne ma parole...

— Croiriez-vous qu'à dix-huit ans je rêvais d'épouser un Turc ?... J'ai épousé deux imbéciles et voilà !

— Enfin, comtesse, pourquoi pensez-vous que Mlle Chantal... ?

— Mazette ! Vous y tenez !... Voulez-vous un bon avis ? Achetez une esclave... une négresse... Je lisais tout à l'heure, dans la Revue, un article sur Le Caire... On assure qu'il y en a de superbes, du Barbedienne tout pur...

— Comtesse, je vous supplie... rien n'est plus sérieux : j'ai la tête perdue...

— Faites-la afficher, avec récompense honnête...

— Je suis au supplice...

— Le supplice de... Chantal ! Ah ! Ah ! Ah !

— Je me connais : je ne suis pas beau, mais j'ai quelques millions...

— On dit dix-sept ?... Moi, je trouve de la physionomie à dix-sept millions et... si Sabine m'en croit... Mais voilà ! C'est une petite personne qui me fait l'effet d'être aussi romanesque que Mlle Chantal... Sans compter qu'il y a là un aide de camp...

— Monsieur de Chalain ? Il n'a pas un sou...

— Eh ! Justement ! Chantal sera riche après la mort de la maréchale, et elle peut se payer...

— Mais il n'est même pas si joli que ça, ce monsieur...

— D'accord, une tête de mouton frisé, montée sur un alpenstock ! ... Les demoiselles aiment ça, les moutons frisés ; on leur met une faveur au cou et on les promène avec une petite clochette qui fait ding ! ding ! ... Moi d'abord, les hommes si grands que cela... Ne trouvez-vous pas ? C'est insupportable : il n'y a jamais moyen d'aimer tout le même jour... !

— Alors votre idée est que le de Chalain... ?

— Je n'ai pas d'idée !... Si Sabine était là, elle nous dirait... Est-ce vrai que le duc a rompu avec Préville ?

— Non, comtesse.

— Aussi, ça m'étonnait, une action sensée venant d'un fou pareil !... Et la baronne s'arrange de cela ?... Moi je ne l'ai pas vue depuis son histoire... et vous ?... Oui ! Oui ! Je m'informerai, c'est entendu, si le Chalain...

— Je vous serai éternellement reconnaissant !... Et si vous consentiez à dire un mot -- rien qu'un -- à madame la maréchale de Varèse, je parierais...

— Ne pariez pas. C'est perdu d'avance !... Vous voulez que je parle à Clémentine, moi ?

— N'êtes-vous pas des amies d'enfance ?

— Comment donc ! Nous avons joué au tataï ensemble, à la pension, quand nous n'étions pas plus hautes que ça... Avez-vous joué au tataï , vous ?... Non, n'est-ce pas ? Il n'y a qu'à Metz. Ah ! le tataï !... Et au missitaterre ? ... Non plus ? Et vous voulez épouser Chantal ! Je suis sûre qu'elle joue encore au missitaterre... Mais pour ce qui est de Clémentine, mon cher monsieur, si vous vous imaginez que j'aie sur elle gros comme ça d'influence... vous vous trompez joliment. Elle m'a toujours traitée un peu en... toquée, cette bonne Clémentine. Même autrefois, je me rappelle, au tataï... elle prenait avec moi de petits airs... à cause que je me ruinais en croquantes et que je lui demandais des sous... Qu'elle me prêtait à dix pour cent. Car elle était déjà banquière, allez ! et... ficelle, entre nous... il suffira que je mette le nez dans votre mariage, pour qu'elle nous fasse de l'opposition... Vous ne la connaissez pas ! Joint que ce n'est pas une de ces grand-mamans tendres... tendres... et qu'elle se soucie de sa petite-fille à peu près autant que d'une croquante... À propos, vous avez donc vendu votre musée secret ?... Et moi qui ne l'avais pas visité ! Comme c'est agréable !... quand vous vous en paierez un autre, vous me préviendrez, s'il vous plaît ?

— Vous pouvez être tranquille !... Comtesse... fit Varon-Bey, qui prenait congé.

— Allons ! Adieu !... Mais, croyez-moi, achetez une négresse.

Et, ayant reconduit le bey jusqu'à son troisième paravent, une limite qu'elle ne dépassait que pour les gens tant soit peu nés, madame d'Andilly revint à sa Revue des Deux Mondes, vieille lady très pudibonde, avec laquelle, faute de mieux, elle ne laissait pas de tailler des bavettes.

— Hein ? Quel homme surprenant !... Il a des pilules, n'est-ce pas ? lui dit-elle à mi-voix.

Et, comme la pudeur de la vieille lady, suffoquée, tardait un peu à lui répondre, elle se fit elle-même la réponse :

— C'est convenu : il a des pilules !

Varon-Bey n'avait point de pilules, il n'avait qu'une furieuse passion. Rien de pis que le feu dans une vieille grange, sinon l'amour chez un vieil homme. Tous les pompiers de la terre n'en viendraient pas à bout : et quel merveilleux pompier que la comtesse !

Suisse d'origine et protestant, sans patrimoine et sans famille, l'ingénieur Varon-Bey -- Varon tout court à l'époque -- s'était embarqué à vingt ans pour l'Égypte, au temps que l'Orient s'occidentalisait. Il mit la main à la pâte et la pâte leva, non sans bataille : pas une heure accordée au plaisir : une chasteté farouche de quaker.

La fortune étant venue avec l'âge, le quaker avait jeté le froc aux... palmiers et joué les Salomon dans son palais du Caire. Repu à vomir après vingt-cinq ans de séjour, et le cœur bel et bien hypertrophié, sur l'avis de son médecin, il se rembarqua pour Paris, où ses millions trouvèrent bon accueil. Afin de tuer le temps, il s'y était replongé dans les affaires, spéculations de Bourse ou d'industrie, promenant sa corpulence dans le monde, aux foyers des théâtres, partout. Nul ne lui en voulait de ses manières un peu frustes et de ses façons parvenues. Et plus d'un, même, lui savait gré de ne se point moucher avec les doigts. -- Arrivez de Pontoise, on vous honnit : on vous bénit, pour si peu que vous arriviez des Moluques.

Son titre lui donnait du ragoût, ses débauches aussi. Sur son hôtel moresque de l'avenue d'Iéna il courait des légendes. Le duc de Varèse ne pouvait manquer de se prendre d'un beau zèle pour un si vilain homme. Il n'y manqua pas, en effet. Certaines petites fêtes croustillantes et quelques services d'argent scellèrent à jamais leur amitié.

Et l'amitié, cette fois, servit d'entremetteuse à l'amour.

Varon-Bey aperçut Chantal et l'aima, comme on aime à cet âge. Car ce Salomon sur le retour était aussi vierge de cœur qu'il l'était peu du reste.

Depuis quatre ans il la voyait grandir et son désir grandissait, appareillé à ce jaillissement de sève, à cette lente et continue floraison de beauté qui s'épanouissait feuille à feuille. Avec des yeux de mère jalouse, il l'épiait, jeté dans des extases, après quelques jours d'absence, pour un méplat affermi, une fossette plus creuse, un bout d'épaule plus plein, le fondu de la chair ou le verni de la peau. Et ce n'était pas cette seule pureté de la forme qu'il adorait en elle, cette fleur de grâce archaïque, ce galbe antique de statue, dont le profil gardait le flou des meilleurs coins de médailles, mais ce poli d'âme sereine, inviolée, cette blancheur de pensée, la friande harmonie de son rire. Sa gaieté, ses bavards en dehors de jeunesse l'enchantaient, lui l'Oriental, blasé de silence : le ravissaient encore je ne sais quoi d'étrange, de plante transplantée, ces inconnues senteurs de là-bas, dont le sang mi-hellène de sa mère lui avait comme parfumé les veines. Et de tout l'emportement de son cœur battant neuf, de toute la fièvre de ses longues années laborieuses et vides -- où, dans le tas de ses plaisirs veules d'esclaves, pas un amour de femme n'avait mis la douceur d'un souvenir --, il la voulait.

Le printemps d'avant, à l'hôtel de Varèse, un soir, après dîner, qu'ils étaient seuls au jardin, Chantal lui faisant d'abondance les honneurs d'une serre d'orchidées géantes, il avait saisi sa main, dans un coup de passion : elle l'avait retirée bien vite avec un rire peureux qui tremblait, et le voyant essoufflé, du sang aux yeux et de l'écume à la bouche, elle s'était sauvée avec un cri.

Depuis, elle l'évitait, sans comprendre. Envoyait-il une loge, des billets de concert, elle restait, sous ombre de migraine, d'instinct, l'âme nette, même pas salie d'un soupçon. Aussi n'allait-il plus rue de Grenelle, de crainte de s'en fermer la porte à jamais par quelque inoubliable échappée. À peine s'il l'entrevoyait de-çà de-là, au sortir de Sainte-Clotilde, le dimanche, au Bois, le matin, le soir, au bal. Souvent, caché dans un fiacre, il guettait ses sorties : rapides visions, qui le remuaient jusqu'à la pointe des cheveux. Après quoi, il était du temps à retrouver ses aplombs.

Pour l'avoir, il eût donné la moitié des années qui lui restaient à vivre. Comme jadis en Égypte, une visée unique le tenait en arrêt, immobile et tendu : ce n'était plus la fortune -- une femme malaisée à vaincre cependant --, mais quelque chose de plus subtil qu'une femme, une vierge, défendue par ses candeurs mêmes.

Une seule fois, il s'en était ouvert au duc, qui l'avait rembarré et de quel air !

— Eh ! mon cher, très flatté... Parole d'honneur !... Très flatté... Mais vous n'y pensez pas.

Et comme il riait, le général Jarry duc de Varèse, comme il riait de cette bouffonne idée : Varon-Bey, son gendre, Varon-Bey, mari de Chantal, lui, son compagnon de plaisirs et de quels plaisirs !

Aussi bien il était protestant, et Chantal catholique zélée.

Peu de chose : de quelle âme légère il eût abjuré au besoin ! Mais pour cela il fallait que Chantal dît « oui ».

Oh ! si elle avait voulu, la fleur d'existence, il la lui aurait modelée au creux de ses souhaits ! Des amours de Dieu, prévoyantes et sereines : et quelle joie de lui épépiner la vie comme on épépine aux tout petits les groseilles ! Elle n'avait qu'à venir, son appartement l'attendait : trois pièces qu'il s'était plu à décorer pour elle, au rez-de-chaussée de son hôtel, un bijou de sculpture, rapporté du Caire, pierre à pierre, et colonne à colonne.

Il avait renoncé au monde, aux affaires -- à celles du duc exceptées, car il s'était abuté à le prendre dans le circuit toujours plus étroit de ses bienfaits --, vendu ses collections fameuses à un Anglais solennel et grivois, et passait des heures, dans cette chambre nuptiale toute prête, écrasé d'amour au pied d'un portrait de Chantal.

La nuit, tantôt il la possédait en rêve, se fondait tout entier dans les blondeurs de ce corps en des embrassements de faune compliqués, tantôt, mains jointes, il l'adorait, anéanti, pâmé dans un prosternement mystique de fakir.

Aux hasards des visites dont il accablait la comtesse, Mlle Sabine était passée sa confidente en titre. Confidente et quelque chose de plus. Non gratis toutefois : elle cotait haut ses complaisances, charités d'indiscrétion, médisances pieuses, qui faisaient en somme un heureux. Certain jour qu'elle « vendait » pour les Jeunes Aveugles, elle lui tendit un verre où Chantal avait bu.

— C'est cinq cents francs ! dit-elle, avec un petit rire de fille point innocente.

Depuis, c'étaient entre eux des échanges, tout un commerce de reliques clandestin, des fleurs, des photographies, des rubans, dont elle demandait de bons prix, amusée par ce frottement d'aventure.

Le gain allait aux Jeunes Aveugles, qui, eux, n'y voyaient pas de mal.

Lui achetait tout de confiance, trop heureux de ces prétextes à parler de Chantal. Rien que cela lui suffisait : et ce nom, il le mâchait, ainsi qu'une délicate et parfumée pastille.

...Comme chaque après-midi, par hygiène, Varon-Bey montait les Champs-Élysées d'un pas pensant, la tête basse, ployant sous ce nouveau poids qu'il sentait aux épaules : la terreur que la comtesse eût dit vrai et que Chantal aimât M. de Chalain. -- C'était donc pour cela qu'elle le fuyait et se garait de lui, affichant ces peureux dégoûts, cet effroi d'avare, les poches pleines ? Pas les poches, mais le cœur plein, et ce trésor d'amour, qu'elle y cachait jalousement, voilà donc ce qui la rendait si poltronne, et la mettait si fort en garde coutre les amoureux de grand chemin ?

Puis ses mépris de parvenu pour un beau fils sans le sou le chauffaient d'un espoir. -- On n'épouse pas un de Chalain, tout de Chalain et dragon qu'il soit. Elle, la fille du duc de Varèse ! -- Eh ! justement, Chantal était-elle à vendre ?... Des millions ? Qu'avait-elle affaire de millions ? Elle serait riche, sinon aujourd'hui, du moins plus tard, la maréchale morte. C'était, cet héritage, un trop gros morceau à avaler, si grand mangeur que fût le général. Et alors, puisque l'argent ne pèserait de rien dans la balance...

Mais il avait beau ressasser ces choses, en de courtes éclaircies de raison, sa chair en rut se gendarmait contre cette logique. -- Ses dégoûts ? Et que lui faisaient ses dégoûts ? -- Elle aimait ailleurs ? -- Qu'importe ! Si l'autre était plus jeune, est-ce qu'il l'adorait mieux ? Plus jeune ! Quoi ? plus jeune ! Existe-t-il une limite d'âge à l'amour ? Et il la sentait si chaude au-dedans de lui, cette passion, si brûlante et gonflée dans le moule trop étroit de ses veines, que cela seulement, ces ardeurs qui le mordaient, cette fièvre qui griffait ses sens, lui semblaient comme une jouvence -- folle plus que pas une, plus que pas une débordante.

...Il montait, le cœur broyé entre deux roues contraires d'effarements, d'espérances ; et des colères de vieux le secouaient contre l'urgence des ans : l'autre pouvait attendre, mais lui... ? Outre cette menace du cœur, dont deux crises déjà l'avaient couché par terre à demi mort, il les voyait venir, ces phalanges d'années, qui l'allaient écraser sous leur nombre. Et cela encore fouaillait ses désirs jusqu'au sang.

Quelque chose soudain fit de l'ombre au bord du trottoir. il releva la tête, et ébloui par l'émiettement de soleil qui enflait l'avenue, les poussières blondes du retour, il ne reconnut pas d'abord la baronne Simier, qui lui souriait du fond de sa victoria.

— Eh bien ! dit-elle. Qu'est-ce qu'il vous prend ?... On vous salue et vous ne bronchez ? L'amour est aveugle, ça se voit, mon beau monsieur.

— Je vous demande pardon, baronne ! répondit-il en soulevant son chapeau. Mais en vérité je ne vous avais pas...

— Voulez-vous monter un peu ? poursuivit-elle. Et, d'un joli geste attirant, elle troussait un coin de sa peau de loutre argentée.

— Merci ! Je marche par ordonnance...

— Bah ! montez donc ! Je vous descendrai à l'entrée du Bois et nous piétinerons de compagnie... si toutefois ma compagnie... Allons !... Vous me conterez vos amours, et cela me distraira de ces maudites affaires de Bourse...

Le valet de pied raccrocha la petite barrière d'étoffe et la voiture rebroussa chemin vers l'Arc de l'Étoile, au trot de deux demi-sang bien ensemble.

— C'est toujours Mlle C. de V. qui vous tracasse ? dit-elle.

Et, incrustant à son œil un monocle d'or à long manche, la baronne regarda en face Varon-Bey, qui, gêné, faisait une figure entre figue et raisin.

— Quel drôle de goût ! reprit-elle. Un paquet d'os... assez proprement enveloppé, je veux bien... Bon ! bon ! Ne touchons pas à la Reine... Cela vous étonne que je sois si au courant ?

— Mais... un peu... Je...

— Est-ce que ce n'est pas mon métier de connaître toutes les misères ? Faites bien attention... à ce que je vais vous dire ! -- Que donneriez-vous à la personne qui mettrait dans votre main la... menotte de Mlle Chantal ?

— Mais tout, baronne, ma vie...

— Hum ! Ce n'est pas beaucoup... Et puis quoi encore ?

— Est-ce sérieux... ce que vous me dites là ? demanda-t-il d'une voix rauque, où la passion tremblait.

— Parfaitement sérieux... Ah ! ah ! Vous ne regrettez plus d'être monté, je parie !... Voilà : imaginez-vous que tout à l'heure je me suis fourré en tête de faire votre bonheur... comme cela... en vous apercevant... Le coup de foudre ! Vous aviez l'air si à plaindre... mais si à plaindre !... Ce sera mon étrenne aujourd'hui. Car depuis hier croiriez-vous que je n'ai pas eu ça d'infortune à me mettre sous la dent ?... Je meurs de faim, à la lettre ! Toutes les rivières débordées sont rentrées dans leurs lits... Pas le plus petit inondé à recueillir... pas de guerre... pas de grève... pas de famine... Une journée manquée, quoi !... Mon cher bey, c'est Dieu qui vous envoie. Enfin ! voici donc un incendie à éteindre !

— Vous vous moquez de moi, baronne !... Est-ce de la charité, cela ?

— Plus que vous ne pensez !... Voulez-vous m'écouter ?... La demoiselle est à vous.

— Alors, c'est une affaire que vous me proposez ?

— Oui.

— Combien ? dit-il, tout bas, comme honteux.

— Rien... L'honneur !

Et la baronne souligna ce mot -- « l'honneur » -- d'un petit rire de chatte à dents nues.

VII -- En famille

— François, vous savez combien cela me coûte... Il le faut pourtant !

Elle répéta : « Il le faut ! » et, faisant un pas vers le duc, qui, renversé dans sa chauffeuse, distraitement, du bout des yeux, grignotait les dernières « tendresses » de La Vie parisienne :

— Cela ne peut pas toujours durer, continua-t-elle. Je ne parle pas pour moi... Ah ! s'il n'y avait que moi... ! -- Elle garda un moment le silence, souriant à quelque espoir caressé : -- Mais les gens se plaignent... Il y a des fournisseurs impatients... J'ai honte, car moi aussi, j'ai... des dettes... Si vous vouliez... ! -- Et elle le mirait avec comme une pitié dans le regard. -- Savez-vous que ma femme de chambre m'a manqué, ce matin ?

— Il fallait la chasser ! dit le duc, en se levant, le teint allumé, l'œil fiévreux.

Les mains dans les poches de son matin de laine claire, il piétait dans le fumoir, rythmant son pas d'un soufflement, tandis que, paisible à son ordinaire, ayant de sa maladie récente gardé seulement de plus diaphanes pâleurs, la duchesse, debout à la cheminée, le regardait.

— Je vous en prie, dit-elle... du calme !... Tout peut s'arranger. Un mot de vous et... Mais tout de suite, tout de suite !... Songez aux enfants... à Chantal, qui peut se marier d'un jour à l'autre, est-ce qu'on sait ?... À François, qui, lui, portera votre nom... le nom de votre père...

Le duc s'était arrêté à l'évocation de cette figure : il lui semblait le revoir, cet homme qui le caressait si rudement, cet homme, qui faisait trembler sa mère, et il se sentait petit garçon devant lui. Puis ce langage de raison le troublait, dans la bouche de cette femme, qu'il s'était plu à croire futile et ignorante, sous ses pimpants dehors de poupée. Alors, lui prenant la main, il murmura mi-triste, mi-galant :

— Pauvre petite !

— Chut ! fit-elle, un doigt sur sa bouche. Pourtant ! Si vous vouliez bien, mais bien... bien, comme vous savez vouloir en campagne... tenez, en pleine bataille... Vous avez le coup d'œil prompt, alors, et la décision rapide... L'autre jour, quelqu'un me contait qu'il vous avait vu à Rézonville... Ne sommes-nous pas un peu à Rézonville ? Allons ! mon général, du courage ! Papa me répétait encore hier qu'en enrayant...

— Enrayer !... Jamais !

Son orgueil éclatait. Avoir été le premier peut-être, l'un des enfants gâtés de ce Tout-Paris, qui copiait ses modes, ses attelages, et jusqu'à ses débauches, pour dégringoler à la risée du monde, en proie aux apitoiements des journaux ! Ah ! comme ils l'auraient belle à se revancher de leur bassesse, et que de bonnes vraies pierres ils lui jetteraient pêle-mêle avec leurs larmes menteuses !

Il s'était remis à marcher dans le fumoir, une pièce rutilante et fragile comme lui, l'œil amusé par les verreries arabes, le moucharabieh de la fenêtre et les panoplies des murailles, souvenirs de ses campagnes d'Afrique. Il faudrait vendre cela peut-être, vendre tout, quitter Paris, et tomber au garni d'une subdivision de province.

— Oui, reprit-il, enrayer !... C'est commode, enrayer... Faut-il aller vivre au boulevard Beauséjour, et collectionner des tessons ?

— François ! Ne vous moquez pas de mon pauvre père... Si vous saviez ce qu'il fait, lui !

Il eut un geste d'ennui, presque de colère : puis, l'ayant regardée -- elle était charmante, ce jour-là, dans sa matinée de sicilienne, toute enguirlandée de dentelles --, il l'attira sur une causeuse, et s'assit à côté.

Était-ce la tiédeur de ce corps, ou le parfum oublié de ces cheveux qui le grisait ? Il avait pris sa main, qu'il battait à petits coups dans la sienne, penché sur ses bagues, calmé. Alors, fermant les yeux, elle put se croire au temps, pas encore bien lointain, qu'il lui faisait sa cour, au parc Monceau, dans l'hôtel, si beau dans son fin habit tuyauté de Cent-Gardes : et, machinalement, elle gara sa jupe comme jadis, crainte d'accrocs de ses éperons dorés.

— Vrai ? dit-il. Vous consentiriez à abandonner le monde ?... à abdiquer, Hélène ?... Car tu sais, tu es toujours une des... trois ou quatre plus jolies femmes de Paris... C'est convenu, alors : je demande un commandement au diable... dans un trou de Préfecture... et tu prendras une couturière à façon, qui te ratera tes corsages. Pff... Ah ! ah ! ah ! Ah ! ah ! ah ! ah ! Et vous seriez heureuse, Hélène ?

— Oui ! répondit-elle très bas.

Il mit un baiser sur le bout de ses doigts. Sa gaieté lui revenait au ridicule de ces choses : en province, lui, le général Jarry, duc de Varèse ! Il oubliait les sévérités de l'heure présente, cette fortune écroulée, ces courtes scènes de lui à elle, à cause de la baronne chassée ; il oubliait les paroles blessantes, les pleurs. -- Aussi bien, les paroles n'avaient blessé qu'elle, et les pleurs, ce n'était pas lui qui les avait pleurés.

— C'est gentil, cette collerette !... Est-ce du Malines... de l'Alençon ?

Elle souriait.

— Oh ! pour un élégant comme vous, monsieur le duc... Ça s'appelle du point d'esprit. Cela vous plaît ?

— Oui, oui, vous êtes à croquer...

— Eh bien !... que décidez-vous ?

— Ah ! les affaires, c'est vrai ! Vous disiez que les gens... ?

— Ne sont pas payés depuis trois mois ; quelques acomptes, peu de chose... Je ne parle pas des écuries qui ne me regardent point...

— Et vos petites dettes, à vous ?

— Oh ! c'est affreux : tout à l'heure encore je comptais... Je rougis d'avoir mis sur moi tant d'argent, lorsqu'il y a des pauvres...

— Les pauvres ont eu leur part, je sais...

— Non !... Non !... Ah ! si vous me permettiez de ne plus porter que de la laine !... Mais voilà, vous ne l'aimez pas !... Que vous a-t-elle fait, cette pauvre laine ?

— C'est donc pour moi... ?

— Ingrat !

— Tiens ! je t'adore, toi ! dit-il en l'embrassant.

— Si on vous entendait !

— Qui ?... on !

— Mais... Que sais-je ?... Alors nous quittons Paris ?... Quel bonheur !

— Comme vous y allez !... S'il y avait un moyen cependant, un moyen de...

— Peut-être, en parlant à votre mère, mais...

Elle eut un roulis du cou, qui marquait peu de confiance.

— À maman ? Oui, j'y pensais. C'est la première fois que je lui demanderai un service... Simple prêt d'ailleurs... Et au moyen de quelques réformes... Parbleu ! j'y vais de ce pas.

— Au revoir et bonne chance !... On vous verra à dîner ?

— Oui, j'espère, dit le duc.

Elle se retourna sur le seuil et lui jeta un adieu de la main.

Il sonna son valet de chambre et se fit habiller. Puis, coquet, le chapeau à la crâne, la pelisse à taille haut boutonnée, il descendit. Sur l'étroit palier de l'entresol, une porte ouverte laissait partir des vocalises : il écouta, puis, passant la tête, il entrevit Chantal au piano.

Elle l'avait aperçu dans la glace.

— Papa ?... Papa ? dit-elle entre deux roulades. Entrez donc !... Est-ce Miss qui vous fait peur ?... Vous voyez, Miss, vous faites peur à papa !...

Comme elle se renversait, il la baisa au front.

— Vous êtes de bonne humeur ?... Oui ? Alors je suis contente... Quand montez-vous à cheval avec moi ?... Demain ?

— Demain... après-demain... le jour que tu voudras !

— Quel gentil papa vous êtes !... Bien vrai ?

— Parole de duc, petite fille !

— Je vous ai vu, ce matin, avec monsieur de Chalain. Son cheval dansait joliment... Est-ce qu'il n'est pas un peu vicieux ?

— Qui ça ? Chalain ?

— Oh ! papa !... Vous partez ? Vous ne voudriez pas me faire une commission, me rapporter... ?

— Me rapporter... Sa Grâce le duc de Varèse bien vite !... Ut, ré, mi, fa, sol, la, si, ut... mi, fa, sol, la, si... si... si...

Et, tandis qu'elle repartait dans ses gammes chantées, lui s'en fut, sifflotant un air d'opérette.

La cour traversée de biais, il poussa une porte et entra dans la galerie. Il sifflait toujours, pour se donner du cœur au ventre, encore qu'il n'en eût guère envie. Il se savait pas très en odeur de sainteté là-haut, et connaissait sa mère : de si loin qu'il se ressouvînt, il ne se rappelait pas une caresse. Un grand respect le tenait à la gêne devant elle et, chaque jour, au sortir de la soupente, il se sentait un froid dans tous les membres, à courir pour se réchauffer.

Le duc monta l'escalier au galop, et lança un gai « bonjour ! » à Honorine, qui reprisait un bas, debout, dans le couloir, en faction.

— Est-ce qu'il y a du monde ? dit-il.

— Madame la maréchale est en affaires...

— Avec ton neveu, je parie !...

— Oh ! n'y a point de cachotterie... Monsieur le duc peut ben entrer ! fit-elle en entrebâillant la porte de mauvaise grâce.

La maréchale, qui écrivait près de la fenêtre, dans cette place où elle semblait incrustée, leva la tête au bruit, et, reconnaissant son fils, elle jeta son mouchoir pour cacher les paperasses étalées devant elle, M. Casimir saluait, déjà sa serviette sous le bras ; et, pendant que le duc se penchait afin d'embrasser sa mère, il sortit à la muette.

— Ça va bien, maman ?... Non ?... Mal dormi ? Mais tu as une mine superbe !

Il causait, s'accordant un répit de quelques minutes avant de monter à l'assaut. L'horloge de la cour sonna la demie d'une heure ; et, comme si c'eût été un signal :

— Maman, commença-t-il, je suis un peu gêné depuis quelques mois... Honorine a dû te dire... Ce sont de ces choses qu'il est difficile de tenir secrètes dans une maison... De petites dettes criardes et qui crient ferme... Nous avons été... j'ai été peut-être un peu vite, cette année. Tu sais, j'ai fait des... travaux à... Belœil...

Quelle peine il avait à décoller ses mots, qui lui gelaient aux lèvres sous le regard sans chaleur de sa mère !

— Mais nous allons réformer tout cela... Je vends la moitié de mes chevaux, ne garde qu'un jour par quinzaine... Enfin tu verras ! Nous nous arrangeons une de ces petites vies... Tu n'en reviendras pas toi-même... Sais-tu que tu avais joliment raison ?... Je me rappelle, dans les premiers temps de mon mariage, tu me disais : « Vous allez trop vite !... » Mais on est jeune, qu'est-ce que tu veux ? On se laisse emballer ! ... Il me faudrait 280 à 300 000 francs. Veux-tu me les prêter ?

Elle fit « non » d'un branle de tête.

— Ah ! tu as peur que je ne te les rende pas ?... Oui, oui, je vois, tu as peur. Ah ! ah ! ah ! La bonne folie !... Mais je te signerai des billets, je te servirai l'intérêt à... Voyons ! Combien me prendras-tu ? ajouta le duc en riant d'un gros rire... Non, je ne plaisante pas. Dis ?... Tu me donneras ça en valeurs... Ça m'est égal, ce qui te sera commode... Je ne connais rien à tes affaires, moi !...

Puis, voyant qu'elle ne répondait rien, il poursuivit :

— Je ne suis pas si bas que tu penses... Belœil vaut 400 000 francs comme un sou. Je le vendrais bien : mais, tu sais, on vend mal, quand on a l'air si pressé... C'est dit, hein ?

— Et Mathilde ! fit la maréchale, qui l'épiait du coin de l'œil.

— Comment ! Mathilde... Puisque c'est un prêt ! Ça ne lui ôte rien... Enfin ! Tu ne veux pas, voilà !... N'en parlons plus ! Je ne suis, parbleu ! pas embarrassé.

Honorine entrait avec le poêlon de soupe.

— Adieu, maman ! dit le duc, en se mettant droit. -- Il l'embrassa au front : -- Je ne t'en veux pas, va !

Sur la porte, il se croisa avec sa sœur, en grand deuil à son habitude ; elle devait avoir écouté, car, le tirant dans le couloir, elle l'entreprit de sa voix pleurarde :

— Vois-tu, il ne faut pas la tracasser, cette pauvre maman !... Tu as vu ? Elle n'est pas bien... Elle baisse beaucoup... Si tu avais besoin de quelque chose, nous nous ferions un devoir...

— Je n'ai besoin de rien, interrompit le duc.

Puis, revenant, il se pencha à l'oreille de sa mère. Mais celle-ci le repoussait du bras, le regard noir, avec des « non ! non ! » appuyés d'un hochement de tout son corps.

— François, finis donc ! gémit la marquise de Boisgelais. Tu la fatigues.

Elle le suivit sur le palier, geignant :

— Ah ! vous me la ferez mourir !... Mais je suis là... Je vous empêcherai. Il faudra que vous me passiez sur le corps... sur le corps... ! C'est mal, Dieu vous punira.

— Mais veux-tu te taire ! dit le duc.

— Oui, oui, je sais... Je suis dans le même sac avec maman et Honorine... Et si vous n'aviez pas peur pour l'héritage, il y a longtemps que nous serions brouillés !... Ah ! je vois clair, moi !

Il remonta pour lui demander : -- Quoi ? qu'est-ce que tu vois ?

— Mathilde ? appela la voix de la maréchale. Mathilde ?

— Madame Malthide ? fit la bonne, qui montra son large visage aplati dans le clair-obscur de la porte.

Le duc lui jeta un gros mot et descendit, très agacé. Son cocher attendait dans la cour : il donna l'adresse et monta.

Et, tandis que le coupé filait au trot d'un double-poney râblé de haute allure, des pensées pas drôles battaient dans sa belle tête vide de fêteur ? Cette sœur, cette mère, jolie famille ! Celle-ci, qui avait peur pour sa bourse, celle-là qui soignait l'héritage : l'une figée dans sa lésine, l'autre, crevant de bigoterie jalouse.

— Allons voir chez les amis ! se dit-il.

Il alluma un cigare et abaissa les deux glaces. C'était une belle journée de février, limpide, avec un soleil comme soufflé, qui allumait d'une mèche de feu les bourgeons des arbres du boulevard. Les trottoirs d'un joli gris bleuté luisaient.

Place de l'Opéra, quelqu'un, qui traversait à pied, se retourna : un petit homme brun frisé, en paletot clair, en gants jaunes.

— Misérable ! fit le duc entre ses dents.

Et une folle envie le mordait de passer sur celui-ci sa colère : une dette à payer en même temps. Car c'était le même homme, qui, le mois d'avant, dans Le Moustique, son journal, avait eu le front de le mettre en scène, lui, le général de Varèse, entre sa femme et sa maîtresse. Ma foi ! puisque le hasard l'amenait sur son chemin...

Il tira le cordon d'arrêt d'une saccade, et, sautant de voiture, il alla sus au journaliste, la canne haut. Il le rejoignit sur un refuge et lui effleura la figure d'un coup de taille ; puis, le drôle en fuite, il ralluma tranquillement son cigare et remonta.

Cette détente lui avait rendu ses habituelles gaietés toutes rembourées d'obstinées confiances. Parbleu ! ce serait bien le diable s'il ne trouvait pas quelques milliers de louis sur sa signature chez les Rahn -- des Messins comme lui -- ou chez Varon-Bey, cet excellent Varon-Bey, qui n'avait qu'un travers : celui d'être amoureux de Chantal. L'imbécile !

— Varon-Bey ! Mais je le verrai ce soir, au Cercle de l'Épée, pensa-t-il.

Donc pas besoin de perdre toute son après-dînée à lui courir après. La duchesse... ? Eh ! la duchesse attendrait ! Il attendait bien, lui.

Alors le dégoûté qu'il était, le grand seigneur, que ces choses d'argent écœuraient, choisit un petit flacon dans l'écrin de voiture pour chasser cette mauvaise odeur qui régnait. Et adieu les soucis, adieu les belles promesses de réforme, noyées, oh ! si noyées parmi les capiteuses senteurs de l'essence ! Dès le bouchon parti, plus rien.

Il avait levé le miroir de devant, donné un coup d'œil à sa tenue : puis, satisfait, ses gants mis, la mémoire lisse et l'âme parfumée, le tendre époux, presque repentant de tout à l'heure -- sorti des projets d'épargne et de ménagères amours plein ses poches --, se rappela à propos certain « plat du jour » inédit, que la comtesse Rosetti, aimable femme de sa connaissance, qui aimait à s'entremettre, à seule fin d'obliger les gens, lui avait dû commander de la veille. Et, guilleret, se sentant de soudains appétits -- hélas ! et c'était vous peut-être, pauvre petite duchesse de Varèse, qui aviez aiguisé cette faim-là au fil de vos claires œillades ! -- il dit au cocher :

— Rue Duphot !

VIII -- La « première » du Cercle de l'Épée

Il était huit heures.

Dans la rue de Rivoli, que doraient sur tranche les lignes enjambées des réverbères, une double file de voitures allait le pas, comme aux beaux soirs de l'Élysée, pivotant autour d'un cordon de gardiens de la paix encapuchonnés sous la bise. Coupées par escouades, elles passaient à mesure sous la voûte illuminée d'une maison, pour ressortir au petit trot par la seconde porte. Et c'était dans la cour -- vrai jardin d'hiver, planté de palmiers géants et de camélias en fleurs, où des globes électriques mettaient d'argentines clartés de pleine lune -- un ininterrompu vient-et-va de foule bavarde en toilette.

Sous le vestibule, garni de tapisseries de Bruges à fond d'or, la livrée faisait la haie, poudrée, culottée, magnifique ; à droite et à gauche, quatre vestiaires, où de jolies soubrettes papillonnaient. Puis, à travers la galerie, qui s'allongeait comme un boulevard entre ses murs carrelés de tableaux, des commissaires, choisis parmi les plus fringants, conduisaient les femmes par le bras jusqu'à la salle de spectacle, une merveille, copiée sur l'Opéra de Versailles, avec deux rangs de loges et un amphithéâtre surélevé, des fleurs partout, une féerie de lustres et de girandoles.

On inaugurait le Cercle de l'Épée -- ou Fencing-Club -- nouveau né sous le ciel parisien, dont le président, le général Jarry, duc de Varèse, une fine lame et un grand nom, était un transfuge des grands cercles. Depuis un mois on en parlait. Des journaux du matin avaient lancé la chose en quelques lignes piquantes et secrètes : l'architecte devait être Blassel, le grand Blassel, de l'Institut, -- le décorateur, Marsoulin, -- le metteur en scène, Gintrac, l'inimitable Gintrac, ex-directeur de l'Opéra, avec, pour lieutenants, Arnold Meyer, du Figaro, et M. le vicomte Ubald de Ronserolles, celui-ci « plus spécialement chargé du côté mondain et artistique ». Le général président, avec Mimiague et Pons neveu, se réservait l'escrime. Car il y avait de tout dans cette fête : concert, revue de l'année, jouée par les membres du cercle et « plusieurs de nos plus jolies actrices », assauts de sabre et de fleuret, danses de caractère, souper et défilé Louis XV. Aussi quelle chasse aux invitations ! Tout Paris se remuait pour en avoir : les femmes surtout, avec leur habituelle fringale de lieux fermés, de livres saisis, de musées secrets. Et, comme, en dépit du krach, on ne pouvait y aller nue, les couturiers à la mode ne savaient où donner de la tête ni de l'aiguille.

Cependant, avant la « grande partie », MM. les clubmen ne se gênaient pas pour débiner le programme, vexés au fond de cet éclat, qui mettrait au second plan les vieux cercles ; même il y eut des jaloux, qui consignèrent la fête à leurs belles amies des Bouffes ou de l'Opéra. De là de folles courses au clocher pour boucher les trous imprévus. Jamais liste ministérielle ne fut tant de fois remaniée que l'affiche. Fallait-il pas de la vedette à toutes ces jolies petites femmes ? Le vicomte de Ronserolles, qui avait les bronches... vous savez ? en devint aphone du coup.

Mais baste ! l'essentiel était d'être de la pièce : et il en était, le vicomte. Combien n'en étaient pas, qui pourtant le laissaient entendre !

Bref, de l'avenue de Villiers au boulevard Saint-Germain, ce fut une rage, une frénésie : il y eut trafic des cartes « les plus rigoureusement personnelles ». On raconte même qu'une invitation donnée décida d'un mariage, et que, faute d'une invitation, un mariage manqua.

Debout, à l'entrée de la salle, comme à son poste de défilé, le général de Varèse accueillait son monde : de fière mine, tout de blanc cravaté, la boutonnière fleurie d'une brochette et la bouche pavoisée du sourire des beaux jours, il coulait aux femmes de très tendres œillades, un mot aimable pour chacune, parfois un baiser sur le gant. Il ne tenait pas à terre, ce soir-là, le général : d'un entrain, d'une piaffe, suant le plaisir à pleins pores ! Ah ! la comtesse Rosetti était une femme de parole : son « plat du jour » était d'un croquant, d'un croquant... ! Il avait bien dîné par là-dessus chez la baronne, dont le chef, ex-cuisinier de Monseigneur de Beauvais, avait le chic pour les « laitances de carpes », le chic pour les « fondues au fromage ». Puis, en guise de dessert, Varon-Bey lui venait d'offrir vingt mille louis, au lieu de dix qu'il demandait timidement. La crème d'homme, ce Varon-Bey !

À quelques privilégiées il offrait le bras pour les mener à leurs loges. Et que de contre-marches alors dans les couloirs tapissés, que de doubles emplois, que d'erreurs, tandis que, derrière, Ronserolles, contrôleur et ouvreuse à la fois, galopait, en nage, sa liste en main, la mémoire moins perdue que la voix ! -- Car c'était cela, le « côté mondain et artistique » : contrôler et ouvrir, ouvrir et contrôler. Les femmes casées, le vicomte repartait à la recherche d'un petit banc, d'un programme, une dentelle ou une pelisse sur l'épaule, et le duc, lui, revenait se poster en bataille, l'esprit présent aux choses de mise en scène, s'échappant de-ci de-là par la porte -- côté cour -- des coulisses.

Une porte qui ne chômait guère. Il ne se passait point de minute que le duc ou Ronserolles ne s'y engouffrât, affairé, mâchonnant quelque recommandation essentielle : « Dire à Gintrac pour la figuration du deux... à Malvina de ne pas lever la jambe si haut qu'à la répétition, à cause des familles... Faire la coupure au trois... etc., etc. »

— Eh ! Ronserolles... ?

— Pstt ! vicomte ?

— Ubald, ohé ?

— Écoutez donc, monsieur de Ronserolles ?

Écouter ! Ah bien oui ! Il avait d'autres chats à fouetter, le vicomte, qui traversait le théâtre au galop, poussé de hue à dia, de gazier en machiniste, d'arroseur en pompier, et, crainte d'oubli, s'en allait répétant les commissions données comme un rôle :

— Le blanc gras pour la petite Claudine et le rouge pour la grosse Blanche... La grosse Blanche pour la petite Claudine et le rouge pour le blanc gras... Le rouge... Le blanc gras... Le rouge...

Il disparut par un couloir, puis, revenant sur ses pas, après avoir tourné trois fois sur place, en vrai toton, il se jeta dans une porte qu'il ouvrit d'un coup de poing.

— Non ! On n'entre pas ! dit une voix... Je suis en chemise... !

Mais il était lancé, le vicomte.

— Le blanc gras... La grosse Blanche...

Et, marmonnant sans fin son aide-mémoire, il commença de virer dans la pièce, où, devant sa glace, une femme blonde -- pis que nue -- se maquillait à petits coups, les bras hauts.

— Mais je ne l'ai pas, moi, votre blanc gras... Allez-vous me ficher la paix ? dit-elle.

Alors ce fut une poussée de petits cris, des rires, qui partaient de vingt endroits. Ici on appelait : « Monsieur de Ronserolles ! » Là : « Mon Ubald chéri, s'te plaît ? » Et des « Mon chat ! » par-ci, des « Ma biche ! » par-là.

— Ma patte de lièvre, au nom du ciel ?

— Pour l'amour de Dieu, monsieur de Ronserolles, rien qu'un tout petit peu de blanc de perles !

— Tu viens pas me lacer, vicomte ?

Lui tournait, effaré, bégayant toujours, la voix morte.

— Quand vous aurez fini d'oursonner comme un idiot ! dit la femme.

Sans répondre, il empoigna un pot de fard, une demi-douzaine de flacons, et disparut sous une portière, puis sous une autre, sous une autre encore, salué chaque fois d'une volée de « oh ! » de « ah ! » plus effarouchants qu'effarouchés, mais qui n'effarouchaient personne.

Une idée de Ronserolles, ce grand vestiaire commun, que des tentures flottantes morcelaient -- une idée funeste pour ses malheureuses bronches : car Dieu sait ce qu'il fallait crier pour se faire entendre à travers le clair vacarme de cette chambrée d'acteuses, qui tenait assez bien le milieu entre un quartier de cavalerie et un pensionnat de demoiselles. Les quatre loges des premiers sujets étant prises, il avait bien fallu nicher quelque part les « petites femmes ». C'est pourquoi, au moyen de tapisseries, de cloisons volantes et d'un nombre de becs de gaz incalculable -- fabuleux, ce qu'il faut de becs à ces petites femmes ! -- on avait disposé, découpé une douzaine de cabinets de toilette, les plus mignons, les plus folichons du monde. Cela jacassait, cela gloussait, cela piaulait. Et des coquericos et des roulades, un bout de couplet, une ritournelle au piano.

On y entendait des phrases comme celles-ci :

— La personne, qui a eu la chose de me faire ma veloutine, aurait-elle la chose de me la retourner ?... Dans le coin, tout au fond, sous la fenêtre,

Là-bas, là-bas, tout près du Luxembourg !

— Ohé ! l'habilleuse ?

— Elle est en lectu-ure !

— Ce que je vous ai un de ces tracs !

— Laïtou-la-la ! Tra-ri-ra !

— Zing ! Zing ! Patapoum !

Flûte ! Mon maillot qui craque.

— Fais voir ?

Quand tu verras

La petite Hélène,

Tu lui diras

Que je l'emmène (bis)...

— On demande Monsieur de Ronserolles à l'as !

— Boum !

— Monsieur de Ronserolles, et ma patte ?

— Et ma culo-otte ?

— Pstt ! Ubald, dis donc, mon loup, viens-t'en un peu me faire répéter... Je n'ai que trois mots à dire... je les sais déjà plus... Ubald ? Est-ce que t'es mort ?... Ohé ? si t'es mort, faut le dire !

— Non, m'embrassez pas ! Ça marquerait !... Oui, plus bas si vous voulez !

Le petit foyer -- côté jardin -- une bonbonnière toute en glaces, avec un grand feu qui flambait, était bondé de membres du cercle, montés un instant avant le spectacle pour « dire bonsoir aux actrices », et qui ne s'en allaient plus. Il en arrivait toujours, des amis, des journalistes, les messieurs de ces dames qui jouaient, fort mécontents des rôles.

Au fond, le dos à une psyché, Varon-Bey, épouffé à son ordinaire, discourait très haut dans un groupe.

— Un succès inouï ! disait-il, inouï ! C'est le Jockey qui n'est pas fier ! Ils filent tous pour venir ici. -- Ce sera une affaire magnifique.

Et il spécifiait, citait des noms, des chiffres, battant la caisse, ayant retrouvé pour un soir son ancien bagou de lanceurs. Dès à présent on pouvait compter sur deux têtes couronnées et quelques Altesses Royales. Oh ! on serait excessivement sévère : il faudrait toutes boules blanches à l'entrée ; pas d'ajournements, pas de renvois aux commissions. Et ses petits yeux jetaient feu et flammes, son nez, ses oreilles saignaient aux fulgurations entrevues de ces couronnes, peut-être aussi de l'apothéose finale, de la palme promise à son succès : la main de Chantal rivée à jamais dans la sienne. Plus qu'il n'en fallait, certes, pour donner des jambes à ses cinquante-huit ans, du piquant à ses désirs, du foyer à son verbe un peu rassis d'Oriental. La baronne Simier lui avait dit seulement : « Aidez le duc, je vous aiderai ! » Et, renonçant à ses fureurs de solitude jalouse, ouvrant la porte à ses chagrins renfermés, il s'était repris d'espoir, relancé d'un bel élan dans le monde, pour emporter d'assaut, à la pointe de l'Épée, cette redoute si hermétiquement close : la reconnaissance d'un duc. C'était celui-ci qui avait eu l'idée première du cercle, mais Varon-Bey s'était jeté dessus, en avait fait ni plus ni moins sa chose, l'avait bâtie de toutes pièces, grâce à ses amitiés puissantes dans la finance étrangère, dans la presse, au « faubourg », partout. À lui encore on devait la collaboration de Blassel et de Gintrac, le plan, l'enseigne, les statuts, copiés sur le Reform-Club de Londres. Et quelle merveille, cette campagne de réclame, menée à coups d'or, à coups de gueule, dans les salons et les journaux !

Un gros homme barbu et bas sur jambes entra, le chapeau sur la tête, brandissant sa canne :

— Voyons ! Tonnerre de Dieu ! y êtes-vous, à la fin ? cria-t-il à Ronserolles, qui reprenait sa course, les bras empêtrés d'accessoires.

— Comment ! Si j'y suis ?... Cristi ! non ! Je n'y suis pas... Et Préville qui n'est pas arrivée !

Le mot rebondit de bouche en bouche. Quoi ! pas arrivée, Préville, la nouvelle sociétaire de la Comédie, le clou de la soirée ! Mais c'était épouvantable. Il fallait envoyer chez elle, avenue du Bois de Boulogne.

— Arrangez-vous ! Moi, j'en ai plein le dos... Je m'esbigne !

Et, furieux, Gintrac s'en allait, quand le duc parut, épanoui. L'une après l'autre il venait de conduire sa femme et sa maîtresse à leurs places, souriantes et belles toutes deux, la duchesse avec une parure neuve de saphirs, la baronne fraîchement diadémée de perles et de rubis. Et il n'aurait su dire, en conscience, quel était le plus doux, du shake-hands de celle-ci, du merci de celle-là. Car voyez un peu le grand fou que c'était que ce duc. Comme il sortait de la rue Duphot de bonne humeur, il avait tout soudain songé à ses deux femmes -- car déjà lui pesait à la poche cet argent qu'il allait emprunter -- et, faisant la part égale (brune ou blonde, pour peu qu'elle fût présente, était la préférée), il avait envoyé à chacune un souvenir.

— Monsieur le président sait... ? commença Gintrac, qui se contenait.

— Quoi donc ? quoi donc ?... Quelle tête vous faites !... Mais Préville va arriver, ne vous inquiétez donc pas !... Tiens ! mon général, vous êtes monté aussi, vous... dans ce foyer de ?... Vous n'avez pas peur du feu, ça se voit.

Le général Salmon se dégagea d'entre deux grosses femmes court vêtues, et, soufflant :

— Sacredié ! petit, ça chauffe, ça chauffe ! dit-il. Elles ont une rage de vous marcher sur les pieds, ces b...... là ! Pas mon métier pourtant !

— Vous permettez que je dise un mot à... ?

— Aïe ! Sacredié ! Madame, faites donc attention ! Je suis le général Salmon... de Metz... sénateur... ancien ministre... Ça vous est égal ?... Je comprends ça ! Mais je n'aime pas qu'on me manque... pas qu'on me manque...

— Hein ? quoi ? Qu'est-ce qu'il te manque, mon petit père ? fit un travesti, qui riait.

— Oui, va, on le sait, ce qui te manque ! reprit une mouche d'or.

Il se retourna, sans comprendre, très en colère et bougonnant.

— Allons ! ne poussez donc pas comme ça ! Avez-vous bientôt fini de pousser, b..... d'animal ! ?... Ah ! pardon, monsieur le marquis... j'ai bien l'honneur...

— Bonsoir, général. Ça va bien ?... Si cela vous est égal, ne dites pas que vous m'avez rencontré, hein ?... Je suis à la Société d'Agriculture.

Et, très digne, le marquis de Boisgelais rentra dans le couloir des loges.

— Avez-vous vu le président ?... Le président est-il là ?

C'était le souffleur, qui accourait, aux cent coups, la brochure de la pièce sous le bras. Il aperçut le duc, qui lutinait dans un coin une brunette costumée en drapeau national.

— Monsieur le président, ils s'impatientent... là-bas, dans la salle... Ils font un chahut !

— Mademoiselle Préville est-elle arrivée ? demanda le duc... Voyez donc, s'il vous plaît, monsieur de Grandsaignes !... Ou plutôt non, tenez, j'y vais moi-même.

Il tapa d'une chiquenaude trois doigts de poudre de riz, qu'il avait imprimés sur sa manche, et, dans le plein de sa voix de commandement, fit :

— Messieurs, messieurs, je vous en prie !... On va commencer.

Une huée bonne enfant accueillit sa phrase. Bah ! on avait le temps de descendre. Puis, Gintrac ayant eu l'idée de sonner de la cloche dans le corridor, le foyer se vida peu à peu.

Il ne restait plus guère que des maillots, la Gazette grivoise, Mabille, la Timbale Bontoux, la Carte télégramme et le Chalet de nécessité. Devant une glace, de Breux, en pomographe, la cotte flottante et la casquette de soie ballonnant sur l'oreille virgulée d'accroche-cœurs, travaillait ses gestes sérieusement, en homme du métier, s'arrêtant pour demander des conseils aux petites femmes :

— Hein ! est-ce comme ça ? -- «  Oh ! mince, alorss ! » -- Non ? Pas encore ? -- «  Oh ! mince, alorss ! » -- Dis donc ? Ça y est, cette fois-ci ?... Hein ? Est-ce assez attrapé ?

Le compère, un député de la droite, interrupteur fameux, d'une faconde éprouvée, posait le torse en costume Directoire, pendant que les « Théâtres de l'année » -- des hommes grotesquement juponnés -- piochaient leurs « imitations » dans un gros d'habits noirs, qui criaient : « Très chic ! » à chaque mot. Derrière, les poings sur les hanches, la grosse Blanche Mirette, des Variétés, braillait un refrain de café-concert :

C'est Ferdinand

Qu'a gagné l'lapin d'garenne !

C'est Ferdinand

Qu'a gagné l'lapin blanc !

qu'un vieux monsieur, assis au piano, lui accompagnait gravement à contre-mesure.

Des gaietés de bastringue montaient, fouettées de champagne, avec d'âcres relents de chairs suantes et nues, où se fondait l'odeur grasse des fards, le fin piquant des veloutines.

— Préville n'est pas là ? fit des lèvres Ronserolles, complètement aphone, dont le profil émergeait d'une portière.

Comme on ne l'entendait pas, il brandit désespérément ses listes, ses fameuses listes de contrôleur mondain et artistique.

— C'est Préville que vous demandez ?... Eh bien ! pas la moindre, mon bon ! répondit de Breux. Est-ce roide de vous faire poser comme ça !... Quelle rosse !... Parce que c'est sociétaire... et que ça donne à têter au Moustique... C'est moi qui te la...

Il se tut : le duc revenait, très excité, avec des estafilades de blanc gras sur le col.

— Eh bien ! Ubald, est-ce pour demain ?

— Mais... mademoiselle Préville...

— Laissez donc ! Elle arrivera toujours... Eh ! pstt ! là-bas, faites attaquer l'ouverture !... S'il faut, on coupera sa réplique au premier acte... Ah ! dites donc ? à propos... pour l'assaut ? Caïn contre qui déjà ?

— Mais contre vous !

— Oh ! non, je ne tire pas. Je suis rouillé, merci.

— Rouillé ! Vous appelez ça, rouillé ?... Eh bien ! Et l'autre jour, chez chose, avec machin... Cristi ! en a-t-il eu, une de ces culottes de boutons !... Je crois qu'il aurait préféré des boutons de culotte.

— Non ! Ah ! ah !... non !... non ! Parole d'honneur ! Je ne suis pas en forme. Coupez l'assaut. Ils auront bien assez du Sicilien ! -- Sale comme un peigne, le Sicilien, mais... il tient de la place... Le défilé a-t-il mieux marché, ce soir ?... Voyez donc pour les hallebardiers. Si elles ne savent pas se culotter, ces petites femmes, on ira les aider, parbleu !

Tout à coup le duc aperçut son beau-frère, qui filait en tapinois par le couloir, sortant de la loge de Claudine.

— Hep ! cria-t-il, Boisgelais !... D'où venez-vous donc comme ça ?... Ah ! vous passez sous les fourches... Claudine, vous ? Eh bien ! je raconterai ça à Mathilde... Vous n'avez pas honte ?... Une femme qui pourrait être votre mère !

— Moi, je les préfère majeures, fit le marquis, en retournant sur ses pas. -- Au moins comme ça, on sait ce qu'on risque, ajouta-t-il avec un petit rire distingué à fleur de bouche.

Puis, se penchant, il lui glissa dans l'oreille :

— Mon cher, pas un mot à Mathilde : je suis à la Société d'Agriculture.

— Moi je dirais de la grue culture ! soupira Ronserolles, qui repartait.

Mais tout de suite il revint, amenant par le bras l'amiral, qu'il avait ramassé dans le couloir, complètement égaré et rougissant.

— Pas possible !... Comment ! vous, amiral, vous avez perdu le nord ?

— Non... c'est-à-dire... Enfin, c'est un enfer, que votre club... un véritable enfer ! Et vous-même, monsieur de Ronserolles, il me semble que vous y avez bien perdu... la voix... Hein ! Dites donc ? si vous m'aviez écouté... pour vos bronches... vous seriez à Cannes, avec madame de...

Puis, apercevant le duc, M. de Quéroignes se précipita dans le foyer, les yeux baissés, l'air pudique :

— Ah ! mon cher duc !... mon cher duc !... Que j'ai donc eu de mal à vous trouver !... Je tenais tant à vous faire mon compliment... La fête est d'un goût... Mon Dieu ! Et j'entrais toujours où il ne fallait pas... Aussi pourquoi ne pas mettre le verrou, surtout lorsqu'on est si..., si peu... ?

— Vous avez de bonnes nouvelles de Cannes ? demanda le duc, qui pensait à autre chose.

— Bien tristes, toujours bien...

— Dis donc, m'sieu ? ... Tu veux, dis ? me rattacher mon chausson ?... Oui ! toi, qui as l'air bête ! fit derrière eux la voix de Silly Première, de l'Opéra, qui avait posé un pied sur une banquette.

— Allez donc, amiral !... Mais allez donc ! C'est vous qu'elle veut, la jeune personne... Puisque madame de Quéroignes est à Cannes !

Des phrases d'orchestre arrivaient, coupées de silences.

Soudain il y eut un grand bruit dans le couloir. C'était Préville.

— Eh bien ! quoi ? dit-elle au duc, qui, toujours de belle humeur, lui venait en rencontre, tirant de sa poche écrin préparé. Gintrac qui me flanque un abatage ! ... Si on n'a plus le droit de faire poser les grues, quand on est sociétaire !...

Et elle jeta la porte de sa loge en sacrant.

— Au théâtre ! Au théâtre ! cria du seuil Gintrac, qui branlait une grosse cloche.

Ce fut une débandade, un ruissellement de frous-frous et de grelots, tout un chœur qui s'éleva de petits cris, de petits rires, puis s'éteignit peu à peu dans le tapage diminué des petites bottes.

Alors, comme l'ouverture finissait, très joliment applaudie, sans claque, Varon-Bey, l'air mystérieux et confit, accrochant le bras du duc pour rentrer dans la salle, lui souffla dans le cou, très humble et suppliant :

— Là ! Êtes-vous content, mon cher duc ?... Êtes-vous content... ?

Et, sous ce bout de phrase bon enfant répété, sous cette camaraderie prenante, pointaient le même marchandage attendri, les mêmes caresses du geste et de l'accent dont, jadis, à Boulaq, au bord du Nil, ce vieux sultan blasé, en rupture de harem, embobelinait l'avarice des fellahs, pères de ces fraîches statues aux chairs blondes, couleur de sorgho grillé, qui, de toutes les promesses de leur milayeh pendant, de leur robe bleue ouverte, avaient désengourdi son désir. -- Mais, aujourd'hui, le fellah s'appelait le duc de Varèse, et c'était Chantal -- la fellahine !

IX -- Un déjeuner à Éleusis

Parbleu ! oui, il était content le « beau duc ». Cet espérandieu entêté, de cœur verni, d'esprit lisse -- sans prise à l'inquiétude seulement, et qui, de même qu'en campagne, au bruit des fusillades d'avant-postes, ne dormait jamais mieux, disait-il, qu'au bercement des soucis domestiques --, quelques dettes payées, d'autres à peine reculées, avait repris ses belles habitudes de dépense. À peine s'il se souvenait de cette heure mauvaise : il avait la mémoire clémente, qui passait les jadis au crible et n'en gardait que les joies. De cette brouillerie de femme et de maîtresse, de ce refus tout sec de sa mère, de la marquise et de ses flux de bile haineux, de ce passager malaise d'argent, plus trace. Le billet signé, l'or en poche, de quelle main large ouverte il l'avait semé aux quatre vents de son caprice ! À chacun sa part : car, ordonné dans son désordre, il n'oubliait personne -- pas même lui.

Les petites bourses de Chantal, de François, avaient eu de quoi crever de ses largesses. Il n'était jusqu'à ses gens, valets et ordonnances, qui n'eussent récolté des miettes de l'aubaine. Bien mieux, après une de ces visites par surprise, comme il aimait à en faire aux quartiers de ses dragons, goûtant la soupe, débouchant les mousquetons, présent à la botte, aux écoles, il avait, tant ses humeurs étaient riantes, levé toutes les punitions, et, de sa poche, payé un quart de vin aux hommes.

Et nargue de ses cinquante-trois hivers, et quels hivers cependant ! Il se sentait vingt ans au cœur et partout : ses maîtresses, sa femme luttaient entre elles pour lui plaire. Heureux au baccara, heureux en amour, heureux en guerre : beau tireur « à cinq », beau tireur à l'épée, cavalier superbe, sans façons et sans peur, général adoré de sa brigade, dont il était à coup sûr, sinon le meilleur, au moins le meilleur garçon ; le premier parmi les braves, le premier aussi parmi les fous : un Dieu, qu'il trouvait bon diable, filait à point ses destinées. L'homme avait son étoile et son étoile le soldat, qui déjà voyait luire les cinq pointes d'or du divisionnaire. -- Oui, parbleu ! le duc était content.

La duchesse, elle, renfermait ses tristesses, faisant belle mine à ce mari prodigue, qui tardait tant à lui revenir. La pensée de son père, toujours présente, mettait une sérénité dans ses effarements de mondaine, un coin de paix attendrie dans son chemin de croix d'épouse : elle le savait heureux là-bas et reposé, parmi ses chères amoureuses de pierre, l'allait voir rarement, de peur de lui mal céler ses angoisses et entendait de loin ses plaisirs, dont, le jeudi et le dimanche, Chantal lui rapportait un écho. Lui -- le vieux Palikare -- la jugeait sur l'écorce et la croyait sans soucis, encore que gênée parfois. Et, chaque premier du mois, lorsqu'il envoyait un chèque à sa duchesse, il ne se pouvait défendre de songer que ses autres filles en Éleusis lui coûtaient moins cher de robes et de chapeaux.

Pour Chantal, elle avait eu ses larmes, et, dans la maladie de sa mère, deviné bien des peines secrètes. Puis, la santé, le calme revenus, elle était retournée à ses pures gaietés de petite fille. -- À cet âge le plus noir chagrin ne tache pas.

C'était un matin d'avril. Chantal étrennait un panier, attelé de deux poneys de Finlande. Très droite, et Miss à côté d'elle, une cape de feutre gris en tête, relevée devant à la Condé, les épaules élargies d'une pèlerine à fronces, elle menait bellement, gantée jusqu'au coude. Une flamme sortait de ses yeux, à travers les plis du voile rouge, où l'ambre de sa peau piquait comme des paillettes. Et dame ! elle s'appliquait de toute sa force, les lèvres un peu pincées, avec de petits clic-clac de langues pas trop malhabiles, vraiment !... Son père, à cheval, l'escortait, avec M. de Chalain, éperonné, botté, aiguilleté, montant un arabe de sang, qui se dépensait en caracoles.

Dans le ciel gris de lin, à peine bleuté, le soleil ne faisait guère plus qu'une pâleur. Il y avait du vert au bout des branches, partout un gazouillis d'oiseaux : et gaiement, dans l'avenue, le trot des ponies claquait quatre à quatre.

Déjà Chantal souriait au fez du grand-père, que ce bruit de galopade avait tiré à sa fenêtre, et arraché à son char -- qui, lui, n'était pas près de galoper. Elle rassembla ses rênes à distance, se préparant pour stopper bien net devant la porte, quand, derrière, tout à coup, un train, qui débouchait de Passy, gronda, et les ponies s'emballèrent.

Le panier zigzaguait de trottoir à trottoir : le groom, qui se penchait, fut renversé d'un à-coup. Pensez si Miss piaulait !... Et personne sur le boulevard qu'un cantonnier qui se gara !

Dès le premier instant, l'aide-de-carnp avait enfilé une ruelle, qui biaisait sur la gauche, avec l'espoir de couper par un retour les bêtes emportées, qu'un galop à la suite eût sûrement affolées davantage. L'arabe courait à toute allure, le nez dans la poussière. Puis, tournant court par la rue Pierre, il revint d'un élan fou au boulevard. M. de Chalain eut juste assez de temps pour descendre, placer son cheval en travers, prêt à bondir à la tête des ponies, qui arrivaient dans une nuée de poudre.

Il y eut un choc. Les chevaux culbutèrent contre l'obstacle et le dragon put sauter sur les rênes qui flottaient.

Cependant des maisons voisines on était venu à l'aide : un valet de chambre, des hommes d'écurie, qui se pendirent aux mors de tout leur poids. Chantal était déjà à terre, avec Miss, dont les dents claquaient ; et, le rire déjà revenu, tendant sa main au dragon :

— Ah ! vous pouvez vous vanter de m'avoir fait une jolie peur ! lui dit-elle... Je ne vous reconnaissais pas, moi !... Vrai ! j'ai cru que vous alliez me demander la bourse ou la vie... Vous me l'avez donnée au contraire... la vie !

Lui s'en défendait, rougissant très fort :

— Mais non, je vous assure, mademoiselle, ça n'est pas moi... C'est Leïla... ma jument.

— Si ! si ! C'est vous ! J'ai bien vu... Vous en avez même perdu votre képi -- Et, se tournant vers son père, qui arrivait au grand trot, la mine défaite : -- Papa, je vous présente mon sauveur. Sans lui, j'étais piétinée... écrasée... en marmelade... Ah ! ah ! ah ! ah !...

Son rire se noya dans un sanglot.

— Oui ! J'ai eu un peu peur... Vous entendez, ma bonne Miss ? Il n'y a pas que vous... vous voyez !... Est-ce que les chevaux sont blessés ?... Et Charles... ? Non plus ?... Ah ! tant mieux ! Pauvre garçon !

Elle marcha quelques pas, soutenue par son père : puis, comme M. Baccaris accourait, le gilet flottant, au hasard de son débraillé d'intérieur, elle tomba, pâmée, dans ses bras. Il l'emporta toujours courant. Et, elle, ranimée par les fouettements de l'air, fermait les yeux, jalouse de prolonger ce plaisir : car c'était exquis, cette envolée, dans la tiédeur de cette poitrine.

Quand elle rouvrit les paupières, elle se retrouva dans le mousée, demi-couchée sur le divan : quelque chose comme une musique lointaine lui chantait aux oreilles. De toutes les vitrines, ses amies, les statuettes, lui riaient. Le duc et M. de Chalain étaient là, aussi, qui guettaient son réveil. Alors, ayant voulu reprendre sa main qui la brûlait, elle vit son grand-père à genoux près d'elle, larmoyant. Et elle eût bien aimé dormir longtemps ainsi.

— Chantal, il faut rentrer ! fit le duc. Le fiacre est en bas...

Partir ! Ah !... Déjà ! Si l'on restait ? Peut-être le grand-père ne demanderait-il pas mieux.

— N'est-ce pas que tu veux bien me garder, bon papa ? dit-elle.

Lui, ravi, l'embrassait, s'excusant :

— C'est que, pour déjeuner, je n'ai rien de ce que tou aimes !... Et, la gouvernante, il ne sait pas beaucoup de couisine !

— Bah ! nous ne serons pas difficiles !... Papa, c'est entendu, moi, je reste... Et vous ?

— Oh ! moi ! pas moyen ! J'ai à faire... Venez-vous, Chalain ?

— Comment ! dit Chantal, vous nous emmenez monsieur de Chalain ?... Mais bon papa a absolument besoin de lui ; n'est-ce pas, bon papa ?... Et Éleusis donc ?... Ça vous est égal, à vous, Éleusis... et le char triomphal aussi ? Je suis sûre que vous préférez votre drag ! Bon papa, tu entends ? Quelle hérésie !... Allons ! adieu, cher papa !... Voulez-vous être assez gentil pour me renvoyer Miss à cinq heures ? Pas avant !... Ne parlez pas de l'accident à ma mère chérie. Non !... n'est-ce pas ? Elle aurait trop peur !

Elle lui coula ses bras autour du cou, l'embrassant, le câlinant, avec comme un besoin de câliner, d'embrasser quelque chose.

— Dites donc, Chalain, fit le duc un peu moqueur, il paraît que vous êtes indispensable ici ?... Bon ! bon ! Mais ne piquez donc pas des feux pour ça !... On ramènera votre jument... Au revoir ! Vous penserez au classement pour demain ?

— Oui, mon général !... Mais, mon général...

Il s'excusait, le dragon. Il lui était impossible en conscience... Il s'excusait encore que le duc était déjà loin.

— Voyons ! mademoiselle... Voyons ! monsieur Baccaris ! Là, sérieusement... j'ai du travail en retard... ma parole !

— Oh ! dit Chantal, si vous donnez votre parole, ça n'est plus pour rire...

Et elle pouffait, en retirant son chapeau devant une vitrine.

— C'est bien décidé ?... Vous ne voulez pas ? dit-elle encore. Mais regardez donc bon papa, comme il a envie que vous restiez !... Il n'ose pas insister, ce pauvre bon papa, parce qu'il est d'une discrétion !... Mais s'il osait !... Et tout ça que vous avez à dessiner !... On attend pour les chromos, on attend... Vous pensez bien que s'il n'y avait que moi... Et pourtant ! Ce serait d'une impolitesse, après m'avoir sauvé la vie... Et puis enfin, quoi ? C'est tout bonnement pour vous faire prier... Puisqu'on a ramené votre jument !

— Mais, mademoiselle, si mon général après...

— Pff ! Il ne vous mangera pas, votre général !... Vous êtes bien trop grand d'abord ! Ah ! ah ! ah !... Oui ? Non ? Déjeunez-vous ? Faut-il mettre vos œufs ?... Oui ? Vite alors !... Spiridion ! Spiridion !

Entrée de Spiridion.

— Avez-vous des œufs, mon bon Spiro ? du beurre ? du sucre ? du sel ?

À chaque question Spiridion de rire plus haut et de se dandiner plus bas et de se gratter la tête, un doigt passé sous son tarbouch. Et il baragouine du grec, toujours du grec, avec, de temps en temps, ainsi qu'une petite lanterne, un mot presque français, mais qui n'éclaire pas beaucoup.

— Vous n'avez rien ? Allons ! C'est parfait... Alors, mon bon Spiro, prenez vos jambes à votre cou... Non, pas comme ça !... Est-il drôle, ce Spiro ! Si vous prenez tout ce que je vous dis au pied de la lettre !... Dépêchez-vous, voilà !... Des œufs... Combien d'œufs ?... Est-ce que vous avez très faim, monsieur André ?... Toi, bon papa ?... C'est que, je vous préviens, moi, je vais dévorer. Il m'en faudra au moins... au moins... un !... Je crois qu'avec une omelette de six œufs... Vous savez ce que c'est, une omelette, Spiro ?... Non ? Comme ça se trouve ! Moi non plus... Encore si c'étaient des œufs à la coque !... Avec un bon chronomètre... Explique-lui, bon papa !... Il faut du beurre, on tourne, on retourne... et des fines herbes... Pas d'huile surtout ! Bon papa, recommande-lui, pas d'huile !... Un arni à la Palikare... Qu'est-ce que c'est, ça, un arni ?... Un agneau ?... Oh ! Spiro, c'est bien trop gros, pourquoi pas un bœuf à la Palikare alors ?... Des olives... si vous voulez... Un poulet ? Va pour un poulet ?... Diavourti ? Vous dites du diavourti ? ... C'est grec, ça ? Bravo !... Puis du miel, des confitures de roses -- des glyka, hein ? -- et du loukoum et du vin de là-bas... Nous serons comme des dieux : n'est-ce pas, monsieur André ?... Mais si vous me laissez tout faire, je ne vous donnerai rien à manger... À la table maintenant, la trapèza ! ... Dis, bon papa, est-ce gentil d'avoir une petite fille qui parle grec comme... comme... Démosthènes ?... Une idée ! Si nous mangions au jardin ! Il fait doux, doux... Veux-tu, bon papa ?

...Elle courait de-ci de-là, une serviette épinglée à la taille, avec des tressauts de joie pour une nappe brodée de soies vives, des dépits drôles pour une assiette qui manquait.

— Tenez, monsieur André !

Et, prudemment, elle lui emplissait les bras de vaisselle, qu'il descendait à tout petits pas, gêné par sa culotte juste et ses bottes d'ordonnance.

— Là !... Vous pouvez vous en aller. Je n'ai plus besoin de vous !... Vous aussi... monsieur André !

La table mise, elle remonta pour dire gravement :

— Ces messieurs sont servis !

Et, la serviette sous le bras, prise d'un fou rire, elle resta en arrière afin de juger de l'effet.

À peindre, ce couvert. Sous une tonnelle de vigne, dont les sarments qui verdoient à peine semblent des câbles emmêlés : la nappe semée de feuilles de lierre et de lilas en fleurs, qui font aux plats comme des couronnes. L'eau rafraîchit dans des amphores, et l'omelette -- M. Baccaris en frémit -- trône, blonde et mousseuse, dans une patère antique.

En guise de sièges, trois stèles de marbre renversées. La scénerie du jardin s'allonge au fond en perspective : rien qu'une pelouse, avec une vasque en Paros, où, à l'ombre d'un cyprès, qui y secoue ses panaches, un petit jet d'eau sanglote avec un joli bruit.

Au loin le mur s'en va, peint en trompe-l'œil de tout un horizon de mer bleue : une fantaisie de M. Baccaris, qui, pour se croire au pays, n'a qu'à ouvrir sa croisée. Là c'est la côte de Mégare, et les cimes des monts Géraniens : ici, au pied du Parnès, la plaine ensoleillée de Thria, chère à Cérès, Éleusis, où les théories des Panathénées s'enroulent comme un blanc vol de colombes, enfin, là-bas, émergeant de l'azur, Salamine et ses roches d'un ton de sucre candi. Et cela est si trompeur, ce trompe-l'œil, cela continue si juste la pente du jardin, les réalités archaïques de la tonnelle, qu'on croit entendre, qu'on entend le clapotis des flots, le tic-tac des cigales, le chant des conques et des syrinx, que l'on croit sentir, que l'on sent l'odeur des myrtes et des roses.

Un silence se fit au milieu du repas, chacun envolé dans son rêve. Chantal, assise entre eux deux, les servait, rendue grave soudain par quelque chose qui battait plus fort au-dedans d'elle. André la regardait parfois longuement : ce vin de Grèce, à goût de résine, avait fait presque brave ce timide. L'air était comme sucré : le chat ronronnait sous la table, à l'aguet des nourritures tombées, tandis que, suspendu à la treille, le rossignol aveugle, gavé de viande crue, vocalisait.

Spiridion parut, portant le poulet frit, qui nageait dans de l'huile. Pour le coup Chantal éclata :

— Mais, mon bon Spiro, vous n'avez donc pas compris ?... il n'a pas compris !... Bon papa, tu vois, il n'a pas compris ! Ah ah ! ah ! ah !

Elle s'était levée afin de changer les assiettes : et ils se querellèrent longtemps, elle, pour la lui prendre, lui, pour ne la donner pas, heureux de ces prolongés frôlements de leurs mains. Elle se fâcha à la fin :

— Bon papa ! Voyons ! Fais-le finir... S'il croit qu'il est ici pour s'amuser !

Au dessert, M. Baccaris porta un toast au sauveur de Chantal.

— Ah ! quelle idée ! dit-elle. À la santé de mon sauveur !

Et elle trinqua malgré lui, qui répétait :

— Mais ce n'est pas moi, mademoiselle, c'est Leïla... ma jument !

Spiridion revenait avec le café, dans de petites cafetières jaunes à longs manches. Et il resta là, tricotant son bas dans les intervalles du service, et donnant carrière à sa langue.

— Pouah ! que c'est mauvais ! dit Chantal.

Et elle jeta loin la cigarette du grand-père, dont elle avait tiré deux bouffées.

Puis, sérieuse, elle ôta le couvert, avec des gestes légers du bout des doigts, un peu honteuse en son par-dedans de ses gaietés primesautières. De la fontaine à la table elle allait, trottinant, les mains pleines, essuyait les précieuses poteries une par une, les patères d'argent, les kanthares, les lagènes et les œnochoès de bronze couleur de pré, avec des regards vainqueurs au grand-père, de l'air de dire :

— Tu vois comme j'en ai soin ?

...Dans le musée tout reluisant de vitrines, que le jour d'en haut arc-en-cièle ainsi que des panagia d'émail, on travaille ferme à présent. La plume gratte, gratte, et le pinceau barbote, barbote. De-ci, de-là, sort une phrase en sourdine :

— Bon papa, le numéro 1197 ?... 1197 ?... Où se cache-t-il donc, ce coquin de 1197 ?... Ah ! Un trépied... Ruines du temple de Cérès, à Éleusis... Tu sais ! il lui manque une patte... Ça ne fait rien ! C'est un trépied tout de même !... À la vitrine H maintenant !

Quel drôle de chemin elle prend, Mlle Chantal, pour arriver à cette vitrine H ! Chemin des écoliers, chemin des amoureux.

En passant derrière le dragon, qui peint, assis à sa petite table, elle pense :

— Voyons si c'est toujours moi qu'il portraicture !

Justement M. Baccaris, l'air inspiré, vient de descendre au Capharnaüm. Très, très inspiré même : le char triomphal n'a qu'à bien se tenir.

Elle se penche alors pour mieux voir, se penche : mais non, ce n'est pas elle, cette fois. Et Chantal sent un frisson par tout son corps, à l'idée que peut-être il ne l'aime plus.

Là, aussi, je vous demande, pour ne pas trouver le moindre petit bout de ressemblance entre elle et ce gros père Silène accroupi... ! Certainement qu'il est affreux, ce père Silène, ventru, rien qu'en bouche, avec des oreilles d'âne. Certainement que son œil est fendu en tirelire et qu'il a perdu le nez à la bataille des ans. Mais, quand on aime bien... bien, est-ce qu'on ne trouve pas toujours des ressemblances ?

Cependant le dragon s'arrête de peindre. Frisant des yeux, en tapinois, il a quitté sa boîte à couleur, mis son pinceau à tremper dans l'eau rose ; et, traîtreusement (comme c'est traître, un dragon, mon Dieu ! Sûr, c'est ce vin de Grèce qui lui tape à la tête !), il glisse un bras derrière son dos ; puis, crac ! est-ce qu'il ne vient pas de cueillir la main de Chantal ? Et ça a une telle poigne, ces dragons, une telle poigne, ces antiquaires, qu'il n'y a plus moyen... plus moyen... encore qu'elle la secoue tant qu'elle peut.

— Voulez-vous bien... Voulez-vous bien... ! Gare, ou j'app... j'appelle bon... papa !...

Ah ! je t'en défie, petite Chantal, alors qu'une voix douce, douce -- une voix de dragon pourtant -- murmure bas à ton oreille :

— Je vous aime !... Oh ! je vous aime... Le voulez-vous, mademoiselle Chantal ?

— Mais, monsieur André... Voyons !... Monsieur... Monsieur ! Relevez-vous !... Re... le... vez...-vous !... Oh ! mon Dieu ! je... Mais du tout... je... ne... Et... bon papa..., monsieur..., bon... pa... pa... !

Il était tombé à deux genoux, et marmottait ses chantantes paroles, vraies litanies de vierge qu'une vierge entendait, tenant toujours sa main captive.

— Vous le voulez ? faisait-il en sourdine, vous le voulez... dites ? que je vous aime, ô ma chère... ma chère... petite... Chantal..., si charmante..., si belle..., si bonne... ?

Elle ne se défendait plus, ensorcelée par ces prières fées qu'il priait, le cœur pris comme une mouche à ce miel d'amour que distillaient ses lèvres.

— Je vous aime..., ô ma petite... mon adorée Chantal..., vous qui êtes si douce... si douce... et si... et si...

...Un bonheur que M. Baccaris soit remonté : car des *si* comme cela, il en aurait défilé jusqu'à demain. -- Quand une fois c'est lancé, un dragon... !

X -- Ministère de la charité publique (département des belles relations extérieures)

On raconte que Momus se récria de l'homme que Vulcain avait fait :

— Que ne lui mettiez-vous une petite fenêtre au cœur, afin que par là l'on pût voir ses pensées !

Pas plus que femme au monde, la baronne Simier n'avait au cœur de petite fenêtre : et c'était tant mieux, car elle n'aurait eu rien de bon à montrer, ou force lui eût été d'y poser des volets. Un peu la faute du destin, qui avait fait naître Claire Lièvremont dans le puant vacarme des grandes Halles, sur l'étal squameux d'une poissonnerie. -- Fille d'une poissarde : voilà de ces coups du sort que les Claire Lièvremont ne pardonnent pas au monde, passent-elles baronnes au choix ou bien à l'ancienneté. -- Parmi les pratiques du carré Lièvremont il en était une fameuse, le ménistre, comme l'appelaient ces « dames », qui, câlines, lui donnaient du tu et toi, s'efforçant de le crocher au passage.

— Et te faut-il rien aujourd'hui, mon petit ménistre ? ... Allons ! Dis ton prix, gros vilain !

Ministre, il ne l'était plus que pour ces dames, mais l'avait été pour de bon : et les douairières du carreau se souvenaient de l'avoir vu combien de fois ! -- faire son marché en personne, au sortir du Sénat ou de la Chambre, promenant de la halle au beurre à la halle au poisson sa gourmandise de Corrézien économe, qui, sans fausse honte, après avoir bien marchandé, fourrait, entre deux projets de lois, dans son portefeuille du « Commerce, » soit une petite barbue, soit une douzaine d'écrevisses.

Une mine de matou grognon, tout en col, des manies de vieux garçon demeuré rustique et pas fier, jabotant avec celle-ci ou celle-là ; tel était, vers 1860, le sénateur baron Simier, ancien et futur ministre du Commerce.

Or, cet amateur de marée était aussi friand de filles fraîches : Claire eut l'heur de lui plaire à la prime fleur de ses quinze ans. Contre prix débattu -- la maman étant mal alors en ses affaires --, elle devint sa chose. Il la sortit des viviers, et, toujours fringant -- d'idées pour le moins --, il se la fit nourrir en brochette. Au couvent, sous un nom supposé, petitement mise, endurant les mépris de ses compagnes plus nobles ou plus riches -- une seule exceptée, cette même Hélène Baccaris, dont, un jour venu, elle devait si cruellement payer les bons offices --, Claire se hâta d'avaler les classes doubles, avec un bel appétit de revanche. Au bout de deux années, son maître l'en tira, frottée de tout, vernie à miracle, et, sans vergogne, le vieux drôle lui laissa à choisir entre son lit de garçon et l'étal maternel.

Ah ! elle n'hésita pas une seconde, ayant gardé des grandes Halles de haineuses et fétides rancunes. Peut-être rêvait-elle mariage et n'abandonnait-elle son corps qu'en avance d'hoirie ! Qui le sait ? Lui la tint d'abord sous le boisseau. Ce n'était pas là son compte, et elle se résolut à frapper un grand coup. Le cabinet du 15 janvier venait de rendre au baron son portefeuille du Commerce. Or, un soir de petit bal aux Tuileries, l'huissier de service annonça :

— Madame la baronne Simier !

Ce fut un terrible scandale. On le savait ministre-garçon. Aussi, dès le lendemain, après le conseil, l'empereur happa le baron à la sortie, et lui jeta ces mots au travers du bleu nuage de sa cigarette :

— Mon cher baron, je vous donne quinze jours pour épouser la baronne.

Pris au piège, le vieux garçon fit publier ses bans en province, et, soit chagrin, soit peur du mariage et de ses suites, mourut d'apoplexie le propre jour de ses noces. Claire restait seule maîtresse de ses vingt-quatre ans, sans sou ni maille, il est vrai -- le baron s'en étant allé intestat --, mais déjà grimpée d'un échelon, battant son plein de beauté, et ayant de l'âme tout juste assez pour prendre la fortune à la gorge.

Dûment recommandée, apostillée par son amie de couvent, Hélène Baccaris, devenue duchesse de Varèse (il sert quelquefois d'avoir des amies de couvent), elle s'en fut à Rome, obtint audience du Saint-Père, lui fit présent d'une barrette en échange de la sienne et revint avec à Paris.

Tout chemin mène à Rome, a-t-on dit ; d'autres disent, et la baronne était du nombre : Rome est le chemin qui mène à tout. Elle ne se trompait pas de beaucoup : sa barrette papale lui ouvrit l'entrée du « faubourg », qu'elle visait. -- Ô puissance d'une calotte !

La seule chose que Claire Lièvremont eût héritée de son père, petit placier-homme d'affaires de la rue Montorgueil, qui signait volontiers de* Lièvremont, c'était sa fringale de noblesse. Elle n'avait pas que celle-là, mais encore une terrible soif de paraître. La charité, bonne mère, lui donna en même temps de quoi boire à sa soif et manger à sa faim. La baronne en prit le monopole. Point d'œuvres pies, quête, bénéfice, kermesse ou cavalcade, qui ne fût sous son « haut patronage ». Ayant la religion souriante, comme d'autres l'ont renfrognée, elle y trônait en apparat, nippée par le meilleur faiseur. Impossible d'ouvrir un journal, un journal honnête, *cela va de soi, sans y voir une baronne Simier à la tête d'une loterie, d'une souscription d'inondés, d'incendiés, écoles libres, tabernacles, refuges ou fourneaux. Elle avait un pied dans toutes les misères, et ce pied ne laissait pas d'être fort bien chaussé.

Son train passait 100 000 francs et nul ne s'en étonnait. Comment soupçonner la coiffeuse en titre du Saint-Père ? -- Car elle continuait son trafic de barrettes, et les distribuait habilement.

Un vrai petit ministère, son hôtel de la rue Barbet-de-Jouy : ce qu'il s'y brassait de demandes, de suppliques, ce n'est pas croyable. Y entrait qui voulait, pour si peu qu'on fût digne de pitié chrétienne, la main tendue, qui, pour son église en ruines, qui, pour son terme impayé, celui-ci pour sa congrégation, celui-là pour lui-même. Il se distribuait là depuis des « chemins de croix » jusqu'à des places de concierges. Aussi ne rêvait-elle que plaies et bosses -- pour les autres ; car elle en écrémait les profits. Renseignements pris, quand le jeu, comme on dit, en valait la chandelle, la baronne lançait « ses lettres » et l'argent de pleuvoir.

Si elle quêtait sans trêve, en revanche elle ne quêtait pas sans merci : elle avait la reconnaissance de la bourse et payait ses fidèles d'un ruban étranger, d'un article de journal, d'invitations chez les princes ou d'avancement dans les grades. -- Voyez-vous ça, cette petite Lièvremont ! Aussi bien la maman était morte. Qui se serait avisé de ressusciter cette poissarde ? -- Entre-temps elle boursicotait et n'y était pas malheureuse.

Chaque jeudi, l'hôtel recevait à dîner une douzaine de grands noms du « faubourg », panachés de diplomatie, et de monsignori de passage, une Altesse, le Nonce, parfois. Décolletée très bas, avec deux ou trois cordons d'ordres en sautoir -- galants souvenirs de catastrophes lointaines --, elle caquetait avec l'un, avec l'autre, si indulgente au prochain que le prochain lui était indulgent. -- Seule, la marquise de Boisgelais, sa rivale en charité, qui jalousait son « chiffre d'affaires ? », soupirait à bouche fermée :

— Moi, je ne comprends pas la religion comme cela !

De vrai, la baronne ne caquetait pas seulement : et, si longtemps l'on ne put mettre un nom sur une figure, ni même une figure sur un nom, elle n'en avait pas moins des amants pour cela -- des amants très armoriés. Femme de sens elle était, mais de sens éclectiques, qui, pour or du monde, n'eût aimé plus bas qu'un baron. Au demeurant la plus charmante et la plus dépravée des baronnes, qui, dans ce diable de commerce, ou mieux dans ce commerce du diable, avait trouvé manière de vivre largement, après avoir végété.

Or un jour, jour béni, le duc tomba amoureux d'elle, qui le guignait depuis longtemps, cantonnée dans de très ragoûtantes et calculées froideurs. C'était un désirable vainqueur, ce prodigue, aussi dépensier de passion que passionné de dépense. Et la baronne, sans trop haïr l'amour gratis, ne détestait pas le payant ; outre qu'il était « comme il faut » dans son monde d'avoir eu, serait-ce qu'une heure, le « beau duc » pour amant.

Un jour donc de l'avant-dernier printemps, qu'adorablement chiffonnée en magicienne de féerie, elle vendait la bonne aventure en pleine kermesse du concert Besselièvre, au profit des inondés de Catalogne, le général de Varèse, l'air très émoustillé, était monté dans sa baraque.

— Madame, combien le grand jeu ? dit-il en s'asseyant.

— Cent louis... parce que c'est vous !

— Et si ce n'était pas moi... ?

— Ce serait cent... sous.

— Vous me traitez par trop de haut en bas !

— C'est le traitement qui convient au « beau duc »...

— Une médecine de cheval ! Bon ! Je m'en passerais bien...

— Nous allons voir ! Coupez, s'il vous plaît !

— Voici ! Mais, je vous préviens, je ne coupe pas là-dedans, moi...

As de cœur... trois de pique... six de carreau... dame de cœur... Une femme blonde !... Gare à la femme blonde !

— Au diable ! Elle n'est pas blonde, elle est...

— Bleue ?

— Non, mouchetée. C'est un tigre... La connaissez-vous ?

— Attendez ! Les cartes vont...

— Non ! Non ! Laissez là votre tarot... Pourquoi, l'autre soir, à la fête de l' Hospitalité, m'avez-vous taxé à mille francs ce que vous faisiez payer cinq louis à tout le monde : un baiser sur votre adorable épaule ?

— Plaignez-vous donc !... Le tarif des princes du sang !

— Justement, je m'en plains. C'est toujours cent sous pour les autres et pour moi... Tenez ! Vous m'avez en horreur, je vois ça !

— Où prenez-vous... ?

— Enfin, répondez ! Vous m'avez en horreur ?

— Mais non : je ne vous ai en rien du tout. Vous m'êtes indifférent... comme...

— Comme ?

— Comme... comme...

— Comme le grand Turc, avouez-le ! Eh bien ! moi, madame, je me sens pour vous inondé d'amour... inondé, vous entendez ?

Sur ce, ayant fermé la porte d'un coup de pied, dans son trouble -- ce qui, pour un trouble, n'était point par trop bête --, le duc s'était jeté aux pieds de la baronne et... et... ce qui était écrit arriva. Dame ! un inondé ! La baronne pouvait-elle mettre un inondé à la porte ?

Leur liaison fut secrète huit mois. Il la combla de cadeaux ; elle se laissa combler. Une fière revanche qu'elle prenait là, la pauvre petite Claire Liévremont, de sa très millionnaire amie Hélène Baccaris, couronnée duchesse de Varèse. Si fière et si bonne, cette revanche, que la baronne, oublieuse de ses habituelles prudences, au bras du duc, s'afficha carrément.

Vint ce pétard du Moustique, qui, un beau jour, lui éclata dans les jambes. Ah ! ces journalistes, mon Dieu ! Cela ne respecte rien de ce qui est respectable. La baronne composa sa mine et tint tête à l'orage, bien loin de penser que jamais cette bonne pâte de duchesse...

Tout de même elle l'avait chassée, cette bonne pâte ! Le bruit en fut vite répandu et la médisance eut beau jeu. Peu s'en fallut qu'on ne mît en doute les souscriptions, en doute les barrettes papales. Cela tombait en plein krach ; la baronne y avait perdu de ses plumes : à l'entendre c'était tout qu'elle perdait. Le bel air l'exigeait ainsi. Pendant deux mois, cette année-là, au « faubourg » il fut très chic de se dire ruiné peu ou prou.

Elle eut peur pour sa place, et, jouant son va-tout, elle envoya promener le duc et ses offres d'argent, avança d'un mois le voyage qu'elle faisait à Rome, chaque hiver, et en revint comtesse romaine. Il ne lui en coûta pas davantage, plus un grand bal Louis XVI au profit du Rosier de Marie, et deux dîners, où le Nonce parut avec une reine qui en vaut quatre... pour la taille.

Mais elle n'était pas femme à oublier cette injure, qui aurait pu tourner à ruine, et, devant Dieu, devant le Rosier de Marie, elle avait juré de s'en venger.

Dès ce jour le duc lui devint un ennemi, moins par sa nonchalance à exiger de la duchesse qu'elle vînt lui apporter ses excuses, qu'à cause même de ce nom qu'il portait. Varèse -- c'était assez à mériter sa haine. Elle feignit de vouloir rompre : le duc, qui ne l'aimait pas, commença de l'aimer tout de bon. Il lâcha bruyamment Préville, et, de ce jour, mit, sinon plus de retenue, du moins plus de mystère en ses amourettes de passage. Elle, sous couleur de repentance, lui tint la dragée haute, célant avec soin ses rancunes sous un masque d'austère piété. De loin en loin elle s'abandonnait bien encore, l'amusait de courtes échappées de passion, qu'il imaginait sincères, ravi de ce semblant de lutte entre la religion et l'amour, où la religion rendait parfois les armes.

Elle l'enserrait, petit à petit, en des habitudes de servage, le tenait de court sous une domination croissante, qui avait un œil dans sa vie, dans ses embarras de fortune, dans sa famille, jusque dans ses secrets plaisirs d'infidèle, de maîtresse qu'elle était passée maître. Lui, avec son ordinaire souci de hausser ses conquêtes, afin de se hausser d'autant, la regardait comme une femme supérieure, qu'elle était peut-être en effet, déshabillait devant elle ses ennuis, lui demandait conseil en ses crises pécuniaires, acceptait des services, qui le mettaient davantage dans sa main, dans sa belle main grasse de blonde, si molle et si ferme à la fois.

— Ma chère, lui disait-il, que pensez-vous de ceci..., de cela... de cette vente... de cet emprunt... de cette affaire ?

Entre-temps, bien que chassée de l'hôtel de Varèse, la baronne n'en continuait pas moins de voir la marquise de Boisgelais, qui paraissait revenue sur son compte, et, en exécration de sa belle-sœur, l'accueillait. Ainsi de la maréchale, qui lui faisait bon visage. C'était plaisir que cet air de fureur qu'on respirait ici et là. Certes, si le duc était jamais en détresse, pas plus sa mère que sa sœur ne serait femme à le sauver. -- Au contraire.

Rassurée de ce côté et flairant la ruine prochaine, la baronne la voulut plus prochaine encore. C'était tentant d'y donner son coup de griffe, sinon chrétien : elle le donna. Non qu'elle dût en tirer pied ou aile : elle avait, par prudence, renoncé aux bénéfices de sa charge, et n'acceptait rien du duc, qui, aux yeux du monde, n'était plus son amant. Mais la vengeance est un mets délicat, que goûtent fort les âmes chrétiennes. Des gens à elle dévoués (elle en avait à revendre, qui lui devaient, l'un sa femme, l'autre son manipule, celui-ci, son pain, celui-là son ruban), eurent mission d'effaroucher les créanciers du duc, de les pousser à une action d'ensemble.

— La maréchale n'a point envie de mourir, s'en allaient-ils répétant. Prenez garde !... Puis est-elle si riche qu'on dit ?... Monsieur le duc, son fils, ne tient pas l'héritage... Qui sait s'il le tiendra jamais ?... Si j'étais vous, je... etc., etc.

C'est en ces conjonctures que la baronne avait rencontré Varon-Bey. Marier celui-ci à Chantal, cela servait au mieux sa vengeance. Et pas une seconde elle ne douta qu'elle en viendrait à bout. Le duc renâcla pourtant : en dépit de ses faiblesses grandes, le monstrueux de cette union lui leva le cœur, si peu qu'il lui en restât. Elle se garda bien d'insister, sûre qu'un jour viendrait que Chantal, ruinée, pis peut-être, serait encore trop heureuse de s'appeler madame Varon-Bey. -- Et il ne dirait pas « non », ce jour là, le beau duc !

Un soir de mai, la baronne Simier donne audience dans son bureau chinois chinoisant, une pièce claire et de bonne humeur, sans pareille à dérouiller les langues et dégeler les timidités quémandeuses. Assise devant une petite table, dans le rond de clarté blonde d'une lampe, elle écrit sur un mignon registre à serrure d'argent, dont les frères ou cousins pour le moins s'alignent en bataille dessus un cabinet de laque à portée de sa main.

Elle a une idée épaissi, la baronne : c'est là le danger de sa beauté robuste de blonde et la menace de ses trente-six ans. Fraîche, et les chairs reposées du carême, qu'elle a fait, cette année-là, au scrupule, malgré le duc et ses assauts de passion, le buste cuirassé de jais bleu, coiffée haut, sans bijoux, elle sourit à certain rêve de mariage entrevu, sitôt réglé son compte avec l'hôtel de Varèse. Près d'elle, posée au fin bord d'un fauteuil en bois de fer, une sœur de Saint Vincent-de-Paul attend, les yeux morts et les bras glissés dans ses manches.

— Là ! dit la baronne, en fermant son registre. Je pense qu'avec cela... Monsieur Maturel, au Figaro, vous savez ?

Et elle tendit à la bonne sœur une enveloppe cachetée à ses armes, qu'elle venait de griffonner, l'esprit ailleurs.

— Ah ! merci bien, madame la baronne. Dieu vous...

— Non ! reprit-elle, sans lui laisser le temps de finir. Ne me remerciez pas... Après, nous verrons, quand la souscription aura donné... Alors ils ne sont pas même tous couchés, vos pauvres petits ?

— Hélas ! non, madame la baronne... Ils sont tant, pensez !... Hier encore, quatorze d'un tas...

— Patience ! Nous les coucherons... dites bien, je vous prie, ma sœur, à la mère Doctrové que tout ce que nous pourrons, avec l'aide de Dieu...

Elle mit une petite somme enveloppée dans le cabas d'étoffe noire de la religieuse ; celle-ci, debout sur la porte, gémissait de dolentes histoires, que la baronne entrecoupait de « mon Dieu ! », d'« Est-ce possible ! », comme des répons de litanies.

— Au revoir, ma sœur ! Ne m'oubliez pas dans vos prières ! dit-elle en se prosternant aux pieds de la sainte femme, pour baiser le crucifix qui pendait dans sa jupe.

Un valet, à mine de sacristain, entra, qui remit à la baronne une carte sur un plateau. Elle braqua son monocle et ne put tenir un petit « Ah ! ». Puis, se mordant la lèvre :

— Priez cette personne d'attendre. Et introduisez monsieur de Roquemadour.

Celui-ci, victime des décrets, officier de gendarmerie démissionnaire, cherchait femme à sa baronnie sans le sou mais pas sans rhumatismes. La baronne l'expédia par la promesse d'une héritière orpheline et passa à un autre, père capucin, qui quêtait pour son ordre.

Alors ce fut une procession, des domestiques sans places, recommandés par Sœur Marie-des-Anges, par M. le curé de Saint-Thomas ou madame la princesse de Santis, des incendiés piteux, des repenties, des émigrants, qui baragouinaient, tendant des passeports gras timbrés par l'ambassade, un missionnaire barbu, une femme du monde en déconfiture, des reporters à l'affût d'un coup de réclame charitable. Et, à chaque fois, comme si elle eût attendu quelqu'un d'autre, la baronne dévisageait l'arrivant ; puis, vexée, avec un demi-bâillement d'ennui, se remettait à feuilleter ses petits registres, à tripoter ses petits tiroirs étiquetés à toutes les misères : -- charmant meuble de charité, ce cabinet chinois ! À celui-ci elle offrait un emploi, à cet autre de l'argent, des bons de pain, écrivait à la hâte une adresse, un nom, qu'elle faisait répéter, l'oreille ouverte à d'insipides histoires, odyssées d'alcôves ou de ruisseaux, qui mettaient dans le boudoir des relents de garni et de chien mouillé.

— Monsieur Casimir ! annonça enfin le valet d'une voix pâle, soufflée, sans éclat.

C'était lui, l'homme d'affaires de la maréchale, le neveu très puissant de très puissante Honorine : personnage louche, de cœur étroit, de conscience large et d'ambitions assorties, qui, sa fortune presque faite de gratte et de pots-de-vin, rêvait de fonder une banque catholique, la Banque des Congrégations, avec l'apostille de Rome. Pour cela il lui fallait l'appui de la baronne, qui, elle, ne demandait pas mieux de s'associer pareil allié et si rare. Puisqu'aussi bien elle avait besoin d'une police, quel meilleur policier que celui-là, très au courant des secrets de la maison de Varèse, des embarras du duc et de sa vie ? Joint que M. Casimir détestait celui-ci, par respect des haines de sa tante Honorine, qui trouvait son compte à haïr ceux que la maréchale haïssait -- à cause encore de certaine aventure, dont il avait aux reins gardé de cuisants souvenirs. Le duc, l'ayant, un jour de terme, rencontré rue Duphot, chez le concierge de cette comtesse Rosetti, qu'il fréquentait, sans savoir qu'elle était locataire de sa mère, s'était cru espionné, et M. Casimir, venu là innocemment pour toucher des loyers, avait, par surcroît, emboursé des coups de canne. -- Le traité fut vite conclu de l'homme d'affaires à la femme d'affaires. Et, depuis trois mois à ses gages, il guettait pour elle une bien savoureuse vengeance, sans que ce vilain mot « vengeance » eût été jamais prononcé.

Il entra de son pas glissé, le corps en deux, souriant et malpropre, encore qu'il eût fait peau neuve et fût vêtu comme le banquier qu'il allait être tout à l'heure. Elle l'assit presque de force dans le fauteuil près de la table ; et à une question des yeux il répondit par un « oui » des paupières.

— Je vous écoute ! dit-elle.

Et machinalement (telle est la force de l'habitude !) elle envoyait la main vers les mignons registres à serrure, cherchant à la lettre V -- vengeance. Mais il n'y avait pas de registre à ce nom-là.

Cependant M. Casimir tapotait sa serviette, posée à plat sur ses genoux.

— Eh bien ?

Il tapotait toujours, comme si cette musique, ainsi qu'un flageolet de charmeur, suffisait à faire jaillir de là-dedans le petit aspic enfermé.

La baronne, impatientée, regarda en face l'homme d'affaires, puis sa serviette, puis l'homme d'affaires, puis encore la serviette, d'où pas la queue d'une vipère ne sortait.

— Madame la baronne oublie... commença-t-il. Pas étonnant, avec la quantité d'entreprises, que madame la baronne...

— Ah ! vous voulez... avant ?

— Les bons comptes font les bons... ennemis ! murmura-t-il, avec une grimace aimable.

Elle sourit. Et, ayant levé les yeux, elle aperçut les magots sur leurs étagères, les Chinoises en promenade aux ventres des potiches et les bouddhas de bronze qui riaient. Sans doute un encouragement pour elle à ouvrir un tiroir -- le tiroir des Frais de vengeance. Mais, c'est drôle, à cette rubrique, pas plus que de petit registre il n'y avait de petit tiroir. Alors, quittant son fauteuil, elle prit, dans une caisse cachée sous la tenture, une enveloppe qu'elle tendit à M. Casimir.

— Voici ! dit-elle, je n'ai qu'une parole. Et vous ?

— Eh ! madame la baronne, est-ce qu'on peut jamais répondre de ces choses-là ?

Il retournait la lettre dans ses doigts, en inspectait les sceaux, frais émoulus de la daterie papale. Satisfait enfin, il continua :

— Madame la baronne sera contente. L'affaire est dans le sac ; il y en a même deux, dans le sac... Oh ! pur hasard, madame la baronne, pur hasard... Mais procédons par ordre : le cercle de l'Épée, dit Fencing-Club, est en faillite ou peu s'en faut : les actionnaires crient comme des ânes qu'on les a trompés, volés... cœtera, cœtera... Madame la baronne a lu les feuilles... Le Moustique principalement ? Il est comme un enragé, à cause de... suffit. Enfin madame la baronne me comprend... Faillite de deux millions cinq cent mille... Et je serais à la place de monsieur le duc, moi, de monsieur le duc qui est président, madame la baronne ignore pas, je flanquerais ma démission et plus vite que ça ! Ah ! il y en a assez pour vous faire arriver bien des désagréments, allez ! -- Et d'une. Ensuite... Mais je sais pas si j'ose... Il est d'un délicat, cet ensuite ! ... Que madame la baronne me pardonne si je laisse échapper un mot pour un autre... Madame la baronne va peut-être regretter...

— Mais dites donc vite ! Qu'est-ce que je regretterai ?

— La chose dont madame la baronne a daigné me charger, en ce qui concerne les petites affaires particulières à monsieur le duc...

— Lesquelles ? Voyons ! Parlez !

— Je parle, madame la baronne, je parle. Voilà à peu près six semaines que monsieur le duc est un habitué du 27 bis de la rue Duphot. Le cocher de monsieur le duc, un nommé Victor, un garçon rempli de moyens, mais bavard !... connaît plus que ça, la rue Duphot. -- Rue Duphot ! Duphot for ever, comme dit cet autre. C'est chez une certaine comtesse Rosetti, de son vrai nom Bérénice Coquart, ex-grande cocotte... pardon de l'expression ! Pas pour cette personne que monsieur le duc fréquente la maison, non, mais pour demoiselle mineure, Mélanie Carpentier, dont le père, parfait honnête homme, expéditionnaire au ministère de l'Intérieur, cœtera, cœtera, déposera une plainte au premier signe de madame la baronne... Ci-joint un mot d'écrit du sieur Carpentier... Je me permettrais pas de donner un conseil à madame la baronne, je crois pourtant de mon devoir de lui remontrer qu'une machine comme ça peut aller jusqu'aux travaux à temps -- articles 354 du code pénal et suivants.

— Bien ! dit-elle, en lui rendant la lettre qu'elle venait de dévorer d'un regard. Il faut le menacer d'abord... Vous entendez ?... Le menacer...

— Du chantage ! Bien ! Bien ! Et quand ça, madame la baronne ?

— Mais tout de suite... demain ! Vous reviendrez me dire...

— J'y manquerai pas, fit M. Casimir, qui se levait. -- Et, saluant : -- Madame la baronne peut compter que demain, à l'heure de l'absinthe, monsieur le duc aura le poulet.

...La baronne était seule, qui souriait, la langue un peu glissée dans les dents.

— Il est temps de lâcher Varon-Bey, n'est-ce pas ? dit-elle à ses amis, les bouddhas de bronze.

Puis, contente de la réponse, elle rendit aux magots leur risette et, claquant des doigts :

— Allons ! fit-elle, saute, Varèse !

XI -- Matin en fleurs, midi en pleurs

Ce samedi-là, 31 mai, dès la fine pointe du jour, le ciel avait mis sa robe des dimanches, une belle robe de soie bleu-marine, relevée de volants couleur de rose, mais si transparents, si légers, à peine une poussière de pastel. À travers les acacias en fleurs, le soleil, au saut du lit, s'amusait à tirer ses petites flèches d'or ; et il visait si juste, le soleil, que, comme jadis l'archer de Philippe, et du premier coup, autant dire, l'un des traits, filant entre deux lames de persienne, vint frapper Chantal à l'œil droit.

Et Chantal s'éveilla doucement.

Un charmant réduit, l'appartement de Chantal : deux pièces à l'entresol de l'hôtel, ayant gardé pimpante la grâce mièvre de leur rococo d'autrefois : et si basses de plafond, si basses, que, quand le duc y entre par hasard, il n'en sort pas à moins d'une bosse ou deux. La chambre est une vraie boîte à poudre avec ses boiseries blanches ajourées, ses glaces, ses panneaux peints, qui jouent dans la dentelle du bois. Ci et là un trumeau d'attributs rustiques, un paysage Watteau de nuances tendres, où des couples jolis se pavanent amoureusement. Pompadour le meuble, pompadour la tenture : et telle est la contagion de ce style que pompadour aussi sont les rêves qu'on y fait.

Le lit s'allonge au fond, guère plus large qu'une banquette, dessous son dais empanaché.

Sur la cheminée, galamment drapée en autel, il y a debout une Sainte Vierge d'ivoire, et, dans une vitrine, vis-à-vis, une toute mignonne flûtiste en terre cuite de Tanagre, du rose aux joues, de l'or aux cheveux et du lilas à la tunique : et -- ce que c'est pourtant ! -- elle est si charmante, la petite païenne, que la Sainte Vierge lui rit en lui tendant les bras.

La fenêtre ouverte au large, c'est partout une pluie de rayons. Chantal tombe à genoux, mains jointes, en prière ; l'on jurerait, à la voir si mince -- la taille affinée encore par le peignoir de soie pâle, la tête un peu penchée sous le nimbe de lumière, les bras grêles moulés dans leurs manches collantes -- quelque martyre des primitifs, quelque reine Anne de missel tendrement agenouillée devant l'agneau.

— Bonjour, Bombyca ! dit-elle en se relevant à sa blonde amie de terre cuite.

Cependant le jardin s'éveille : d'abord les ramiers préludent ; puis c'est le tutti des buissons. Et Chantal, vexée d'être la seule à se taire, jette son chant dans la mêlée :

Nous marchions, cette nuit, égarés dans les bois...

Alors, accoudée à la rampe, glissant au fil d'un songe commencé, ses yeux se vident et son âme s'envole, s'envole tout là-bas, au diable vauvert, boulevard Beauséjour, à Passy. Ô le mieux nommé des boulevards ! La porte bâille, et, debout, sur le seuil, Spiridion tricote entre Périclès, qui ronronne, et Athina qui vocalise, pendant qu'à triple tour enfermé dans le capharnaoum, M. Baccaris se mesure, la cigarette au bec, avec son char triomphal, et qu'en haut, dans le plein jour du mousée, un dragon peint à l'aquarelle. -- Un dragon ! Mais pas celui des Hespérides !

Ah ! taisez-vous, ramiers ! Ne jasez pas si fort, pierrots, mes camarades, et toi aussi, assez flûté, Bombyca ! C'est si gentil, voyager en idée, entr'apercevoir qui l'on aime !

Car il l'aime : il le lui a dit. Mais avait-il besoin de le lui dire ? Étaient-ce pour rien, ces rougeurs, ce drapeau qui flottait à ses joues ? En tous pays, cela se prononce : « La voie est barrée. Prenez garde ! » Et par qui barrée ? Par l'amour.

Il l'aime !... Et involontairement elle frissonne à cette pensée. Elle le revoit, le jeudi d'avant, plus timide encore qu'à l'habitude, lui montrant les bonnes feuilles d' Éleusis : une merveille, avec son portrait presque à chaque page, en taille-douce -- oh ! très douce ! -- en phototypie, en chromo !... Tais-toi ! tais-toi, Bombyca !

...Elle rouvrit les yeux : de la sérénité du parterre, éclatant de fleurs et de soleil, une fraîcheur d'aube alanguie montait : les arbres faisaient sur les pelouses de larges trous d'ombre arrondis ; les taillis chantaient. Et tout, ciel et jardin, était si bien apparié aux couleurs de son rêve, que deux larmes coulèrent de ses yeux.

Huit heures sonnèrent à l'horloge : elle rentra, tremblant un peu à l'idée que demain était jour d' Éleusis ; et elle s'habillait plus vite, comme si cette hâte même devait avancer le lendemain. Seule, les mains prestes, elle boutonnait son amazone, riant d'avance à cette joie d'aller surprendre son père, prête avant lui sans femme de chambre. C'était une partie de longtemps promise, arrangée de la veille, une promenade à cheval lointaine, suivie d'un déjeuner au cabaret, rien qu'eux deux, en garçons : une fête !

— Vite ! dit-elle. Je parie qu'il dort encore.

En quatre sauts elle gagna l'étage, le pan de sa jupe au poing, faisant siffler sa cravache. Elle tourna à droite dans le couloir, qui fuyait entre ses murs blancs comme un cloître, et, s'arrêtant à une porte, elle frappa, l'oreille tendue, la main au bouton pour ouvrir. Soit plaisir, soit montée trop prompte, elle respirait court et son corsage se creusait.

— Eh bien ! C'est du beau ! Il dort : je m'en doutais !

Elle eut une petite piaffe sur place. Puis :

— Attendez, mon général, on va vous battre le réveil en campagne ! dit-elle.

Et, lâchant sa robe, de ses deux poings fermés elle se mit à tambouriner dans la porte.

Rien ne bougeait toujours : alors un dépit fronça trois plis sur son front, entre les sourcils presque joints en une fossette, et, piétinant, elle attendit encore une minute. Rassérénée par une idée qui lui venait, elle prit sa course, écarta brusquement une portière, et s'élança dans le fumoir, avec ces mots :

— Vous ne direz pas que je ne suis pas la première ? Ah ! ah !

Personne. Et sa voix lui fit peur, qui sonnait dans cette pièce vide.

La chambre était ouverte : elle s'y aventura, appelant sans regarder :

— Papa ?... Est-ce que vous dormez ?... Papa ?

Point de réponse. Un frisson lui courut à la peau : et, revenue au couloir, elle songeait, marchant à très petits pas. Son père était sorti, voilà. Pourtant, sorti si matin !... Et la partie de cheval, alors ?

— Oh ! le méchant ! dit-elle entre ses dents. Il aura oublié... Bien la peine de... Ah !

Elle venait d'apercevoir le valet de chambre du duc, qui montait des lettres, des papiers.

— Félicien, mon père est sorti ?

Le valet se redressa d'un coup d'épaules, et, guindé, répondit :

— Je n'ai pas encore vu Monsieur le duc, Mademoiselle.

— Comment ! vous ne l'avez pas vu ? L'avez-vous habillé, ce matin ?

— N... on, Mademoiselle. Je n'ai pas...

— Enfin vous devez bien savoir si mon père est sorti... à cheval ? Ayez la bonté de vous informer aux écuries... Non. Tenez ! Je descends.

Elle ne vit pas le demi-sourire du valet : déjà elle trottait dans la cour, un soupçon d'angoisse à la gorge. Quelque chose l'inquiétait, qu'elle ne savait pas définir : l'absence de son père, pas si matineux d'habitude, les hésitations de Félicien, un je ne sais quoi d'inhabité là-haut.

La veille, entre eux, cela avait été cependant bien convenu. Elle se rappelait à merveille : le duc dînait dehors. Lorsqu'il était descendu vers sept heures, il avait entendu son piano et était entré pour lui souhaiter le bonsoir. Il semblait un peu préoccupé, rien de plus. Mais tout de suite un air qu'elle chantait l'avait remis de belle humeur :

Quel di ché te go visto,

Quel di ché te ma piaso...

— Pour ta peine, nous ferons demain notre promenade, notre fameuse promenade ! lui avait-il dit. Rendez-vous dans la cour, à huit heures trois quarts. Heure militaire, mademoiselle !

Là-dessus il était sorti, baissant la tête, crainte des bosses, et, sur la porte, il l'avait embrassée fort, fort, comme les jours qu'il partait aux manœuvres. Même elle se souvenait de lui avoir renoué sa cravate blanche, qui avait une idée souffert de l'embrassade.

...Arrivée sous la voûte, qui conduisait de la cour d'honneur aux communs, Chantal entendit Victor, le second cocher, qui causait très haut dans un groupe d'ordonnances ; et ce mot : « Le duc ! Le duc ! » lui vint plusieurs fois aux oreilles. Mais on se tut aussitôt qu'elle passa. Son pony était là, tout bridé, avec le cheval d'armes du général, un dragon entre deux.

— Mon père est déjà sorti ? fut-elle sur le point de demander à Godefroy, le premier, en train de mettre au point la gourmette de « ses russes » attelés aux quatre-roues d'essai.

Elle se retint. À quoi bon ? Du moment que son cheval... Puis, pensant qu'il en avait pris un autre peut-être, elle fit -- et sa voix tremblait un petit peu :

— Godefroy, est-ce que mon père est déjà... monté, ce matin ?

Il se retourna, chapeau bas, la mine embarrassée : et, pour un homme comme lui, qui se piquait de beau langage, il entortilla une drôle de phrase, où il parlait de ses « principes », de son « respect pour les maîtres », mais sans répondre à la question.

Elle répéta :

— Je vous demande s'il est monté... à cheval ?

Alors le petit Victor, qui s'était approché, dit :

— Monsieur le duc peut pas être sorti, par la raison que Monsieur le duc...

Godefroy lui coupa la parole, l'air furieux de quelqu'un à qui on a manqué.

— Ça n'est la chose de personne ici de suspecter les affaires de Monsieur le duc. Et je peux certifier à Mademoiselle...

Chantal n'entendait plus : la tête lui brûlait, du sang battait à ses oreilles, elle sentait comme de l'eau glacée qui lui aurait coulé entre les épaules continuellement ; et d'un tel poids, cette eau, que pour ne pas tomber, elle dut s'appuyer au mur.

— Vous pouvez desseller ! fit-elle.

Et ce que cela lui coûta, ces trois mots !

Enfin, se mordant la lèvre afin de réveiller ses esprits, elle revint, en chancelant, sur ses pas. Immense, cette cour à traverser sous le feu croisé des regards de ces hommes. Elle aurait couru si elle s'était cru la force de courir. Lorsqu'elle mit le pied sur le perron, elle soufflait.

Et lentement, un à un, elle gravit les degrés, prise d'une terreur de savoir, d'avancer plus avant dans l'inconnu de cette absence, où elle ne voyait rien encore, sauf cela que ce rien l'épeurait. Quel il était, ce malheur, qui planait au-dessus d'elle, elle l'ignorait : mais elle sentait le vent de ses ailes, et ce devait être cela qui lui faisait si froid. Mais quoi ! aussi, il y avait de l'injustice à être si heureuse. Fallait-il pas acquitter sa dette ? Est-ce qu'il existe de ces bonheurs excellents, qui, libres d'impôts, constants et superbes, passent partout en franchise ? Où sont-elles, ces vies sans douanes ? Où, ces joies, qui n'ont pas payé leur entrée ?

Elle se recordait son rêve du matin, le rêvait à nouveau d'ensemble, si radieux, si beau, auréolé d'apothéose, qu'elle en fut une seconde éblouie. C'était fini : elle ne le verrait plus. Car la dette, c'était cela, sans doute : un gouffre ouvert entre elle et lui. Elle fit adieu de la tête à ces choses, à Éleusis, aux statuettes, à ce char triomphal, qui, reconstruit, eût roulé si gentiment, les portant tous les deux embrassés ; et, l'âme raffermie, les yeux seulement voilés d'un petit brouillard de larmes, elle se jeta, résolue, dans l'escalier.

À mesure qu'elle montait, sa mémoire s'éclairait, ouvrait des jours dans sa pensée : son père était parti, voilà ! Pourquoi ? Ah ! Pourquoi ?... Pourquoi est-ce que l'on part ? Et elle pensa à sa mère, qui ne se doutait pas...

— Pauvre chérie ! dit-elle, comme elle eût dit d'une petite sœur.

Elle était si frêle, cette mère-là ! Point de santé, partant point de courage. Il y aurait de quoi la tuer. Si on pouvait lui cacher ce départ... Oui ! lui cacher !

Et, le cœur plus léger, Chantal rentra dans son appartement. Elle en tira les persiennes, avec le souci de faire de l'ombre et de mettre du deuil sur les choses, et, sans femme de chambre, crainte de se trahir, elle se dévêtit. Comme elle dégrafait sa jupe, un morceau de sucre roula sur le tapis : elle l'avait pris pour son pony, avant de descendre, et l'avait oublié dans sa main.

Après une courte prière à sa Vierge, elle remonta au premier, simplement habillée de laine écossaise à fond noir, un voile épais sur les yeux. Sa mère dormait et ne s'inquiéterait pas, au courant qu'elle était de la partie de cheval : son frère, sans soupçonner rien, travaillait avec l'abbé dans la salle d'études. Pour ramener l'absent, elle avait donc devant elle une journée. -- Et, sérieuse, elle pénétra chez son père.

Le lit était encore préparé pour la nuit. Dans le fumoir, sur une grande table d'ébène incrustée d'ivoire, il y avait des piles de paperasses, d'enveloppes non défaites : mais pas une lettre d'adieu, rien de cette mise en ordre, de cette solennité d'apprêts avant-coureurs des suprêmes partis. Alors il reviendrait... il n'était pas loin peut-être. Et elle savait bien où elle l'irait chercher.

XII -- L'aïeule

Elle piétinait toujours dans la chambre, à l'aguet d'une trace, d'une brisée, qui la pût mettre dans la voie. Tout son père était là, au poli des glaces familières, en ces vêtements jetés aux dossiers des chaises, parmi ces débandades de menus ustensiles de toilette, flacons débouchés, polissoirs, brosses fines, qui çà et là traînaient, dans ce fouillis des vide-poches, ces éperons d'or, ces billets parfumés, les cartes, les gants, les souvenirs. Et à cet éparpillement de lui elle raccrochait à mesure ses espoirs de jeune et robuste santé. Pas une place du fumoir qui ne le lui montrât vivant de sa vie journalière, et les panoplies des murs, cet éblouissant ostensoir d'épées, et les boîtes à cigares ouvertes, ces Revues militaires sous bandes, ces atlas, l'Annuaire, des théories. C'était comme un livre où elle aurait lu ses années, depuis ce petit canon de cuivre encore attelé de ses chevaux de carton, joujou de jadis, et ce portrait d'enfant blond au pastel, jusqu'à ces trophées d'Afrique écartelés en soleil autour d'une toile de Bastien-Lepage, un chef-d'œuvre, où le général était debout, le poing à la hanche, botté, le képi sur l'oreille à la crâne : en pendant, la duchesse, peinte par Henner, lui souriait de son calme sourire de statue.

Et, fermant les yeux, Chantal retournait en arrière, marchait à reculons sa jeunesse : elle se revoyait sur ses genoux, galopant, tandis qu'il lui chantait une fanfare.

— Taratati, taratata, ta, ta ! Sa mère était là, toujours sereine. Puis des vides : les guerres, où sa mère pleurait son père parti loin dans les batailles. Encore des vides, des vides : puisqu'il n'y avait plus de batailles, où était-il donc, lui ?

Sa raison mûrie allumait ces souvenirs, soufflait les brumes, comblait les trous, déchirait les silences, et elle comprenait que, sous ce père si bon, qui la faisait galoper, en sifflant : Taratati, taratata ! il y avait un époux sans conscience, et que cette femme, qui souriait, pleurait en dedans : voilà tout.

Alors, s'approchant du portrait de sa mère, Chantal mit un baiser sur le cadre, et lui demanda pardon de ses gaietés, pardon de n'avoir pas vu ses larmes.

Elle était revenue à la table, où ces piles de papiers l'attiraient, arlequinés par les vitraux de la fenêtre, bandes soyeuses et bleuâtres, striées de griffes, barrées de traits noirs, et maculées de doigts sales, cahiers de factures épinglées, commandements sur timbre d'un ton bis, qui, au souffle accourci de son haleine, s'envolaient avec des crépitements de feuilles mortes. Son voile troussé, elle les brassait dans ses mains. Peut-être qu'il était là-dedans, le secret de la fuite de son père. Et les arcanes de ces nombres, ce papillotage de paperasses, dont le sens lui était fermé, ces timbres, qui la fixaient de leurs prunelles rondes immobiles, tout ce mystère chauffait son épouvante. Pour sûr la catastrophe était là, inconnue, mais certaine. Que pouvait-on en effet contre ces colonnes de chiffres, ces billets tachés de rouge, ce menaçant appareil d'écritures ? -- C'étaient ces papiers qui l'avaient fait partir !

Le corps penché sous l'appesantissement d'une terreur qui s'alourdissait petit à petit, écœurée de ces odeurs de chanci qui montaient, elle se remémorait des choses, deux visites du grand-père à l'hôtel : on l'avait renvoyée sous un prétexte, et il était resté seul avec sa mère ; puis des on-dit glanés ci et là, parfois, en ces derniers jours, des tapages de voix à l'antichambre, à l'office, une espèce de sans-gêne chez les gens, de moins recherchées politesses, une phrase d'Honorine, la veille, comme elle sortait de la soupente, les migraines de sa mère plus fréquentes et plus secrètes aussi. M. Baccaris (voici qu'elle s'en souvenait tout à coup), depuis trois mois ne recevait rien des fouilles : toujours on attendait un arrivage. Et il n'arrivait jamais, cet arrivage. Tantôt c'étaient les vents contraires, tantôt des avaries, un naufrage. Enfin il y avait six grandes semaines que son Mercure criophore, la perle de la collection, était soi-disant chez le photographe.

Brutalement, à coups d'ongles, elle feuilletait les factures, crevait les liasses, égratignait les protêts. C'était la ruine : tout ceci le criait assez. La ruine : quelque chose de plus peut-être, puisqu'il était parti. Elle s'arrêta : un petit portrait d'elle gisait, culbuté, sous une pile. Oui, cette gamine ébouriffée, aux cheveux déjà couleur de loutre, en robe blanche, les bras au cou d'un griffon, c'était elle, Chantal, à six ans. Et cet enfouissement d'elle-même parmi ces décombres de fortune lui broya le cœur en sanglots.

Elle revint dans la chambre : car cela la déchirait de quitter ces lieux familiers, qu'il lui semblait que des fils liaient à sa peau même. Enfin, d'un gros effort, ayant glissé dans sa poche une bague de son père, elle redescendit à l'entresol.

Il fallait prévenir Miss et mentir. Par chance, celle-ci, une vieille à besicles, sans malice, habituée de longtemps à l'obéissance passive, mit son chapeau sans répondre. Mais il n'en finissait pas, ce chapeau : pour âgée qu'on soit, Miss on est, Miss on reste, et Miss à prétentions par surcroît.

Chantal trépignait d'impatience.

— Ma bonne Miss, je vous en supplie !

Et l'Anglaise flegmatique de répondre du haut de son cant révolté :

— Aôh ! miss Chantal, seulement teux minoutes ! ... Vôs même, yesterday, n'avez-vôs pas prétendiou que jé été coffée comme une caniche... Oh ! jé mé rappelle perféttément bien ! Vôs avez dit une caniche !... Shall I take my umbrella ?

— Prenez un parapluie, deux parapl...

— Aôh ! miss Chantal, jé croyé vôs un petit peu cross, ce matin !

— Mais pas du tout !... Cross ? Moi ?... Où avez-vous pris... ? Tenez ! attendez-moi en bas dans la galerie, je monte un instant chez maman Tine !

Et Chantal dévala grand train l'escalier, traversa la cour et ne s'arrêta qu'en haut, à la soupente, une main sur son cœur qui battait.

Peut-être qu'elle savait, maman Tine... Elle entra et d'un bel élan vint tomber aux genoux de sa grand-mère, toujours occupée à faire des chiffres sur l'ardoise. Assise près d'elle, la marquise mâchait des prières, tandis que, debout, au fond de la chambre, Honorine reprisait un torchon, la figure gelée, impassible.

— Papa... ? cria Chantal. Maman Tine, vous savez où il est, n'est-ce pas ? Oh ! dites, dites ! Vous le savez ?

— Non !... Sais rien ! répliqua la vielle femme, qui branlait la tête, le regard dur, tout en dégageant sa jupe où Chantal s'agrippait.

— Oh ! je vous en supplie, maman Tine ! ... Je vous en supplie ! Où ça ? Où ?... Nous vous bénirons ! acheva-t-elle dans l'essoufflement d'un sanglot.

— Voyons ! relève-toi donc ! intervint la marquise. C'est ridicule de se mettre dans des états pareils. Puisque nous ne savons pas... pas plus que toi... Est-ce qu'il est parti ?... Oh ! le malheureux !

Honorine s'était avancée, et, empoignant par un bras la jeune fille, elle l'avait redressée de vive force. Mais elle lui échappa, du feu aux yeux, criant, dans un sursaut de colère :

— Laissez-moi, vous !... Je ne veux pas que vous me touchiez. Oh ! Je vous hais !

Puis, reculée dans l'angle de la fenêtre, la maréchale entre elles deux, Chantal retomba agenouillée. Elle pleurait :

— Maman Tine ! Si vous ne savez pas, au moins vous pouvez... pouvez... le sauver ! Vous le sauverez ? Oh ! oui ! il faut le sauver !... C'est votre fils... Oh ! oh !... le fils de bon papa... le maréchal ! Son nom ne doit pas... ne doit pas... Par pitié ! Nous vous aimerons tant !... Il en mourra, s'il...

La maréchale eut un geste insoucieux des épaules.

— Oh ! vous ne voudriez pas ! Vous ne... voudriez pas !... Maman Tine ! C'est votre... enfant !... Oh !... Oh !... C'est... C'est... papa !

Désespérément, de toutes ses forces, elle se collait contre ces genoux glacés de vieille femme, comme si elle eût espéré fondre en elle sa chaleur. Et c'était lamentable, ce corps à corps de famille, l'assaut jamais lassé de l'enfant, le retirement toujours plus haineux de l'aïeule.

— C'est une honte !... geignait la marquise, qui faisait effort pour la relever. Dieu vous punira !... Honorine ! Mais empêchez-la donc, la malheureuse ! Elle va tuer maman. Honorine !

À bout de souffle, elle se renversa sur sa chaise, avec des mouvements secoués d'épileptique, sanglotant des bouts de phrases sans suite :

— ...Épouvantable... Mon frère nous déshonore... Dieu est juste !... Maman ne peut rien... Il est trop tard... Bu le calice jusqu'à la lie... Abreuvées d'iniquités... Homme sans foi... Maman a du cœur... Moi, j'ai du cœur... Mon frère n'a pas de cœur... Seigneur, que votre sainte volonté soit faite !... Jésus ! Famille déshonorée... en mourrons !

Elle se remit droite dans un coup de colère :

— N'est-ce pas que tu en as assez, maman, et que tu ne veux plus qu'on t'ennuie avec ces affaires ? Si François doit de l'argent partout, à monsieur Varon-Bey et aux autres, qu'est-ce que maman y peut ?

— Oui ! qu'elle s'en aille !... Peux rien !

— Seulement prêter !... prêter !... maman Tine ! Papa vous le rendra...

— Oui ! fit la maréchale, avec mon argent, quand serai morte !

— En voilà assez ! Pourquoi ne va-t-elle pas trouver monsieur Varon-Bey, puisqu'il l'adore ?... N'est-ce pas, maman ?

— Oui, Mathilde a raison... Monsieur Varon-Bey est riche... Peut rien te refuser... Va-t'en ! Va !

Sur un signe de la maréchale, Honorine saisit Chantal aux épaules et la poussa dehors, tandis que la marquise larmoyait :

— Hors d'ici, petite malheureuse !... Va dire à ceux qui t'ont envoyée que je suis là... qu'on me tuera avant de tuer maman...

Et, joignant les mains, elle priait :

— Doux cœur de Jésus, soyez mon amour, doux cœur de Marie, soyez mon salut !...

— Vous le regretterez ! dit Chantal, les yeux séchés subitement.

Elle descendit. Ses dents claquaient : une suée froide lui plaquait les cheveux sur le front, et le cœur lui sautait jusqu'à la gorge. Dans la galerie, elle trouva Miss encore en train de renouer coquettement son voile bleu devant une glace : et sans un mot elle l'entraîna. Puis, allant au suisse, qui, sur le pas de sa loge, répondait à des garçons de banques en bicorne, elle l'avertit que le duc était absent pour deux jours.

— Qu'on revienne lundi à la même heure ! fit-elle, retenant à grand-peine ses larmes.

Elle sortit vite et monta dans un fiacre qui passait.

— Rue de Babylone, 104 ! dit-elle au cocher... Allons ! Miss, dépêchez-vous !

— Mais, miss Chantal, ce n'été donc pas à Passy... ?

— Non, ma bonne Miss... Asseyez-vous ! Bon ! Fermez cette portière !... Là ! Est-ce que vous avez déjà peur ?... C'est pour le bien, je vous promets !

Elle avait rabattu son voile, ayant la honte de ses yeux rougis ; et, laissant l'Anglaise discourir sur une foule de dangers imaginaires, elle pensait, le menton dans sa main.

Comment n'était-elle pas morte, tout à l'heure, morte de dégoût, morte de rage ? Mais non, bien au contraire, cette colère, qui bouillait dans ses veines, décuplait ses forces et endormait ses pudeurs. Quelle revanche, si elle ramenait son père, le sauvait, malgré lui, malgré cette mère et cette sœur sans entrailles, malgré cette conspiration de haines, qu'elle entredevinait acharnées à sa perte ! Oui ! oui ! il était vivant, puisqu'elle ne pleurait plus. Il y a de certains deuils qui abîment le cœur en poudre ; et le sien, elle le sentait entier.

Et pourtant, à chaque tour de roue, un peu de sa crânerie s'en va. Ah ! c'est mal, ce qu'elle fait. Mais, bah ! en toutes choses c'est le but seul qui importe. Et Miss a beau dire, rouler ses gros yeux de chat sous ses besicles, et remuer son petit nez de lapin, Miss a beau rabaisser son voile bleu d'un geste pudique, et à tout hasard brandir son parapluie contre des fantômes de périls, Chantal sent qu'elle est fille avant d'être jeune fille.

...Le fiacre s'arrêta :

— Venez, s'il vous plaît, Miss ?

Elle sauta de voiture, la première, et avisant une femme qui balayait sous le porche :

— Monsieur de Chalain ? dit-elle.

— Au quatrième, la porte à gauche !

Déjà elle montait l'escalier. Car elle le savait bien que c'était au quatrième ; et ce n'était pas pour l'apprendre qu'elle l'avait demandé. L'institutrice suivait, dévidant toujours sa harangue sur « les dangers que court une jeune miss en... en... ». Et à chaque étage il fallait batailler contre le nez, batailler contre les besicles, batailler contre le parapluie.

— Aôh ! miss Chantal, miss Chantal ! Quand médème lé diouchesse...

Et c'était si shocking, ce qu'elle faisait là, miss Chantal, si shocking, que le voile bleu, lui-même, en rougissait.

En haut elle tira la sonnette. Ce fut un dragon, en tablier jusque-là, qui ouvrit.

— Monsieur de Chalain ? Est-ce que je pourrais le voir ?

— Pour sûr oui, mademoiselle !... Pour sûr, non ! que je veux dire... Il dort, mon lieutenant.

Et le dragon enfila une histoire d'un style cocasse de caserne : son officier s'était battu au sabre le matin, pour ceci ou pour cela qu'il ne pouvait pas dire, par la raison qu'il l'ignorait. Mais dame ! ce qu'il savait bien, c'est qu'il était revenu blessé. Oh ! une graffignure, rien qu'une graffignure !

— Le général n'est pas venu, par hasard ? eut-elle encore la force de demander.

— Non, mademoiselle.

Le fiacre repartit, et, quelques minutes après, il stoppait, rue Barbet-de-Jouy, devant un coquet petit hôtel dont les grilles fermées découpaient seulement un toit à l'italienne.

Miss, dit Chantal, sans descendre, est-ce que vous voudriez bien voir si la baronne... ? -- Elle s'arrêta : ce nom, en vérité, lui déchirait la langue. -- Puis, reprenant : -- Vous voulez bien... voir si la baronne est chez elle ?... La baronne Simier ?... Vous voulez bien ?... Ma bonne Miss, je vous aime !... Il n'y a pas de danger ! ajouta-t-elle avec une espèce de sourire.

Le voile bleu ne rougit point, cette fois : il se redressa crânement comme une crête, et ce fut d'une allure très convenable qu'il s'achemina vers la grille.

— Madame la baronne est souffrante ! répondit le concierge, un bel homme, ancien suisse d'église, dont la prestance fit reculer d'effroi l'institutrice. -- Si c'est pour des secours, revenez dans la soirée !

La grille se referma avec un bruit sec de capsule, et Chantal, qui avait entendu, frissonna. Certes, cela lui eût bien coûté de s'abaisser devant cette femme, de lui redemander son père à genoux : mais c'était un dernier espoir. Et cet espoir lui-même s'envolait en fumée.

— Allons prévenir le général Salmon, puis bon papa ! pensa-t-elle. Et, après, il faudra bien dire à ma chérie...

Le fiacre s'ébranlait, trottinant sous lui, cahin-caha. Alors, pendant que Miss s'endormait à cette allure de berceuse, Chantal fit en son cœur cette prière :

— Ô mon Dieu, qui m'avez toujours exaucée dans mes joies, exaucez-moi aujourd'hui dans mes larmes. Il est au monde deux vies, plus chères mille fois que la mienne : Seigneur, épargnez-les toutes deux ! Conservez mon père à ma mère, et à sa mère, à lui, cet autre que vous savez bien. Et si votre justice demande une victime, s'il vous plaît, mon Dieu, prenez-moi !

XIII -- Un scandale parisien

C'était le 30 mai : le duc, qui était d'un repas de corps chez Voisin, se fit conduire avant rue Barbet-de-Jouy.

Un peu plus que préoccupé, ce soir là, le « beau duc », et, comme il l'avait pour habitude depuis qu'il perdait ses aplombs, il s'en allait chez sa baronne Égérie chercher conseil et appui contre ses créanciers, qui, tous, fondaient sur lui à la fois : Varon-Bey d'abord (son ami Varon-Bey !), qui charitablement l'avisait que son premier billet de dix mille louis venait le lendemain à échéance. Ainsi des autres, fournisseurs, usuriers, escompteurs, qui annonçaient d'un mot sec leurs visites. En dire le nombre il n'aurait pu, les chiffres et lui n'ayant jamais été camarades.

Avec cela le Fencing ne battait plus que d'une aile : à peine au sortir de l'enfance, attaqué dans ses œuvres vives par l'escampativos d'un gérant infidèle, certain coup de banque fameux -- qui coûtait trois millions et la vie à un jeune fils de famille pour redorer de pied en cap un commandeur italien soupçonné de quelque chevalerie de surcroît -- l'avait, en dépit du nom de Varèse, et la jalousie des grands cercles aidant, rangé ni plus ni moins que parmi les tripots. Double et nauséeuse histoire, que Le Moustique, payé par les clubs, payé par la Préville -- il n'est pire ennemie qu'une maîtresse quittée -- exploitait à ciel ouvert comme une mine, en maître chanteur de race et prenant de toutes mains.

Nul doute que Varon-Bey n'eût remis à flot le Fencing : mais la baronne avait conquis son abstention par traité, acheté de belles promesses son silence ; et, par ordre, le triste amoureux de Chantal faisait le mort, ayant foi au proverbe de la pêche en eau trouble. Lui absent, tout allait donc à vau-l'eau : on démissionnait à force, et les actionnaires de se plaindre, de clabauder même, quelques-uns. -- Déjà l'on parlait de poursuites pour infraction à la loi sur les sociétés.

Était-ce tout ? Non, pas encore. Pour comble -- car il semblait vraiment que cette haute chance inviolée du « beau duc » eût le don aujourd'hui d'attirer toutes les foudres --, il fallait que ses amours clandestines, si royalement sereines et clémentes jusqu'ici, le jouassent, et de quel tour cruel ! Par une courte et menaçante épître, arrivée le jour même rue de Grenelle, le père de sa dernière tendresse -- une fillette, rencontrée depuis peu chez la Rosetti -- lui réclamait d'un ton de complainte -- quoi ? Une bagatelle : cinq cents billets de mille, sous peine de dénonciation au parquet. Certes, la petite ne manquait pas de ragoût avec sa frimousse de chatte mal débarbouillée et ses doigts tachés d'encre ; mais diable ! Un demi-million ! Et où le prendre ?... La cour d'assises alors ?... Allons donc !... Ah ! son beau-frère était dans le vrai, l'autre soir.

— Moi, je les préfère majeures ! disait-il, en peignant sa barbe à deux mains d'un beau geste lent familier. -- Majeures, au moins comme cela on sait ce qu'on risque !

Lorsqu'il descendit au perron, cravaté de blanc, la moustache en crochets, la poitrine élargie sous le linge, droit et superbe, cachant ses angoisses dans sa belle tenue de sabreur, la baronne était encore « en affaires ».

— Si monsieur le duc veut se donner la peine d'entrer ? lui dit le valet-sacristain. Je vais prévenir madame la baronne.

Et il le fit passer par un couloir de service, la galerie étant, à l'en croire, pleine de monde.

Seul, au milieu du grand salon vide, dans un demi-jour qui poussait au noir la pourpre des tentures, le général Jarry, duc de Varèse, attendait, debout, la mine très longue et l'haleine très courte. Ah ! il était loin, le dragon de Solferino, le cuirassier de Reichshoffen, qui, toute sa vie, n'avait rien fait autre chose que charger, sabre au poing, bride aux dents, que ce fût sur un carré ennemi, une banque rasoir, une jolie femme. Il était loin, le fou, qui, un soir de fête à Neuilly, par farce, s'était mis nu pour tomber l'Hercule et l'avait tombé en effet ; qui, capitaine aux Cent-Gardes alors, avait parié qu'en plein jour, un dimanche, il monterait avec son cheval dessus l'Arc de Triomphe, et y était monté en effet ; qui, en Afrique, chassait le lion au mekhala, et, une nuit, après boire, aidé d'un seul spahi, avait ramené une tribu de Grandes-Tentes prisonnière. Il était loin celui dont les prouesses couraient le monde en anecdotes, aventures de femmes ou d'épée, et, qui, depuis tantôt cinquante-trois ans, allait son train, sans un accroc, sans une blessure, jamais touché et comme cuirassé dans sa chance.

Est-ce que sa devise n'était pas : J'en ris ? Il ne riait plus cependant. Cette attente le tuait. Il n'avait pas compté sur ces retards : avec ses accoutumées confiances, il était accouru, sûr que d'un mot elle saurait le tirer de cette impasse.

Et ce mot tardait bien.

La baronne ne venait toujours pas, et, impatienté, mal à l'aise, il piétinait de long en large, portant beau, encore qu'une fièvre lui séchât le sang dans les veines. Pour la première fois de sa vie peut-être, il trouvait l'heure lente à couler, et volontiers il eût donné un coup de pouce à l'aiguille. Odieux, ce tête-à-tête de lui-même avec sa peur !

— Oui bien, sa peur !

Il se regarda dans une glace, et, se redressant, il fit d'une voix qui ne passait pas la gorge :

— Non, pardieu ! je n'ai pas peur !...

À mesure pourtant, ses airs de braverie s'écaillaient comme un fard, l'œil perdait de sa flamme, la peau s'allumait de rougeurs çà et là, et la poitrine vidée remontait en bosse aux épaules. Cet espoir reculé l'effarait, et, étant revenu au miroir, il tressaillit de se voir si cassé, vieilli de dix ans en dix minutes.

Fini, le bel homme. Crevassé de plaisirs et de vie folle, il se lézardait tout à coup, âme et corps : cela éclatait brusquement, sans ces désastres précurseurs, cet effritement des vieux, dont l'existence fut saine. Et elles en disaient long, ces rides, elles en disaient long, ces crevasses, sur de raffinées délices de jouisseur, buvant plus sec, aimant plus vert ; long sur d'étranges et de malpropres trafics, des courses honteuses dans la banlieue, où déterrer les escompteurs, honnêtes chrétiens, qui s'israëlitaient pour lui rendre service ; long sur les fringales d'argent et de primeurs.

— Mais elle n'en finira donc pas avec sa séquelle de mendiants ? dit-il haut, avec un juron de caserne.

Et, tout en pelotant des bibelots dans ses mains qui tremblaient, il songeait que, lui aussi, il en était, de cette séquelle, gueux plus que pas un, et plus que pas un misérable. Puis, les jambes lasses, il s'assit sur une chaise, et, appuyé au dossier, il tâchait d'y aligner sa taille par un effort furieux de volonté. Mais le pli était pris, l'affaissement continu, comme tassé par une main invisible et puissante ; et, lorsque, au bout d'un quart d'heure, la baronne Simier parut à la porte, son monocle incrusté dans l'œil gauche, dès à l'aperçue de cette ruine, son ouvrage, elle eut un sourire triomphant.

Elle l'emmena dans le boudoir chinois, feignant une désolation grande.

— Pauvre cher, dit-elle. J'étais sur des charbons de vous sentir si près... Encore a-t-il fallu renvoyer plus de quinze personnes... Oui, plus de quinze, monsieur le duc, dont un Camérier de Sa Sainteté !

Elle mentait : et les bouddhas d'étagères pensèrent s'en crever de rire. Parfaitement seule, elle l'avait fait exprès attendre, pour lui donner le temps de bien recuire ses craintes. Et elles s'étaient recuites, en effet.

— Mais quelle figure vous avez ! reprit-elle. Que se passe-t-il ?... Parlez !... Je suis folle d'inquiétude.

— Rien ! Rien ! repartit le duc, qui se reprenait un peu. Si ce n'est que je viens vous quêter, aussi, moi... Avez-vous un million, demain, à mon service ? ajouta-t-il d'un ton gaillard, mal d'accord avec le sérieux de sa bouche et le désordre de sa mine.

— Un million !... Vous savez bien que le krach m'a ruinée, mon pauvre ami, et que j'ai juste, à présent, en viager, 10 000 francs et cet hôtel... N'importe, le très peu que je possède est à vous...

— Merci, Claire ! fit le duc en lui prenant la main. Je sais que vous m'aimez et que s'il ne dépendait que de vous seule...

— Oh ! oui ! Je vous aime !... Dites ! Dites ! Qu'y a-t-il encore ?

Rapidement alors, à voix basse, il lui raconta tout ce qu'elle savait de reste : cette meute de créanciers aboyant à ses trousses, son ami, Varon-Bey, à leur tête, un lâche coquin, qui ne lui pardonnait point ses refus, et se vengeait sur le père du dépit de n'épouser pas la fille ; ce bruit de poursuites dans l'air contre le Fencing-Club ; enfin, une malpropre histoire de chantage, où il lui demandait permission de ne point insister, mais qui, pour malpropre qu'elle fût, n'en voulait pas moins de l'argent, et beaucoup, et sur l'heure.

— Je parierais, moi, qu'il y a du Varon-Bey là-dedans ! dit-il en finissant. Hein ? Quelle canaille !... Mais il ne s'agit pas de lui, et nous aurons beau l'appeler « canaille » jusqu'à demain... Que me conseillez-vous ? Voyons !

La baronne avait écouté sans sonner mot, faisant parfois : « Oui ! Oui ! » de la tête, les traits convulsés, les prunelles agrandies par de croissantes et fort bien jouées alarmes.

— Je vous conseille de partir ! lui dit-elle après un silence. Le général duc de Varèse n'a pas le droit de se laisser poursuivre... arrêter... qui sait ?

— Partir ? Allons donc !

— Il y va de l'honneur de votre nom !

— Un Varèse ne f... pas le camp devant l'ennemi ! cria-t-il en son parler rude de soldat.

— Devant l'ennemi, certes ! Mais la calomnie... mais le scandale...

Il s'était levé et arpentait le boudoir, fouetté d'un reste de colère, clamant :

— Non... Ça n'est pas possible... Un Varèse !... Allons donc !... Partir ?... Non ! Pardieu ! Non !... Qu'ils viennent donc ! Qu'ils viennent... ! Je les recevrai...

Et sa grande ombre, frappée en reflet par les dernières et rougeâtres clartés du jour qui tombait, semblait courir sur les tentures, ainsi qu'une ombre de géant affolée.

Elle l'arrêta, et, l'ayant assis près d'elle, elle lui parla, les yeux dans les yeux. La situation était celle-ci : il devait 400 000 francs à Varon-Bey, dont 200 payables dès demain. Les avait-il ? Était-il en mesure ? Non ! Aux autres, le triple ou plus même. Par-dessus cela, cette affaire du cercle de l'Épée ! Président du club et inattaquable en droit, en fait n'était-il point attaquable ? Les actionnaires assignaient le conseil ; mais se contenteraient-ils du conseil ? Laisseraient-ils le président indemne, indemne le général Jarry, duc de Varèse, dont la mère possédait des millions ? Pas si bêtes ! Ils crieraient fort, payeraient des journalistes -- Le Moustique déjà leur était vendu --, et ne se lasseraient pas de répéter que le seul nom de Varèse les avait engagés à souscrire et que, ce nom, on l'avait acheté. -- C'était le bruit du jour. Tout à l'heure quelqu'un lui en parlait à mots couverts, -- quelqu'un du Figaro, venu par hasard pour s'entendre avec elle au sujet de la loterie des Israëlites russes.

Or, cette gêne, en ces conjonctures, ces dettes, ne seraient-elles pas exploitées contre lui ? On savait ses opinions mal au diapason du jour : une occasion non pareille à traîner dans la boue un grand nom de l'Empire. Et le ministère aux abois s'en lècherait les babines, exigerait sa démission, pis peut-être. Le moyen d'y remédier ? -- Forcer la maréchale à payer, par respect du nom. Pour cela il fallait partir et tout de suite. -- À moins qu'il n'eût encore l'espoir d'obtenir d'elle... Mais non, il connaissait sa mère : jamais on n'en arracherait rien que le couteau sous la gorge. -- Il ne manquait pas de prétexte à une absence de quelques jours : le surlendemain était justement un dimanche. Entretemps elle serait là, elle, pour harceler la maréchale, défendre pied à pied son honneur, agir, parler, écrire, employer ses amis du dedans et du dehors. Puis, les créanciers payés, les actionnaires réduits au silence, l'oubli complet, il reviendrait et il n'en serait que cela. -- Quant à la tentative de chantage, quel qu'en fût l'objet, que d'ailleurs il lui répugnait de connaître, inutile de s'en préoccuper.

— Avertissez la police ! dit-elle.

La police ! À ce seul mot le duc sentit un froid lui glisser dans la chair. -- Inutile de s'en préoccuper, disait-elle. Ah ! Dieu ! si ! Au contraire. Et cela seulement importait qu'une honte l'empêchait d'avouer. Si elle avait su, est-ce qu'elle eût parlé de police ?

Alors elle changea de tactique, contente de l'effet produit par cette dernière phrase, venimeuse en perfection. Après tout, ce départ, était-ce si indispensable ? Peut-être voyait-elle en noir. Mon Dieu ! En cherchant bien, elle se faisait fort de lui trouver le lendemain le quart de la somme, de titres, de bijoux vendus, d'argent emprunté de droite et de gauche. Aussi bien Varon-Bey n'était pas un Gobseck : pourquoi ne pas tenter une démarche auprès de lui, qui tenait dans ses mains l'affaire du Fencing-Club ?

Ça de moins, le reste était peu de chose...

— Mais oui, acheva-t-elle. Pour quelle raison n'iriez-vous pas ? ou moi ?... Vraiment, j'étais folle... On le serait à moins, mon pauvre François !... Tenez ! Vous êtes bien persuadé que je vous aime, n'est-ce pas ? Que votre honneur est mien, et que je donnerais de bon cœur ma vie pour vous, après vous avoir tout donné ? Eh bien ! ayez confiance ! C'est un mauvais pas... Allez-vous-en tout gentiment à votre dîner ; n'ayez l'air de rien et, demain, c'est moi qui...

— C'est vous qui supplierez Varon-Bey ? Vous, qui demanderez grâce ? Vous, Claire, aux genoux de ce coquin ?... Mais jamais, entendez-vous ? Jamais ! Vous êtes une sainte femme, que j'aime et que je vénère... Oui ! Je vous aime... et c'est parce que je vous aime... Non ! pardieu ! Ce serait par trop bas... Je refuse, et...

— Et ?

— Et... je pars, te laissant mon honneur en garde... Je t'adore !

Il s'était abattu à ses pieds, et, sanglotant, embrassait ses genoux à travers le satin de la robe. Et, lui, le casse-cou, lui, le gagneur de batailles, il était là, par terre, écroulé, la tête enfouie dans ses jupes, en proie à des affres mortelles, qui étranglaient jusqu'à ses volontés.

Cependant elle le suppliait de ne point partir, l'enguirlandant d'un étroit filet de paroles et de caresses ; ces larmes mêmes, qu'elle versait, fondaient son cœur comme un sable. Mais plus elle le priait, plus il s'entêtait à fuir : à croire que le seul vent de son haleine attisât encore ses terreurs. C'étaient des effusions d'enfantines tendresses, toute une comédie de larmes et de dévouements bêtas.

— Toi... m'aimer toujours ? dis ? bégayait-il. Oh ! moi... t'aime... Tu me crois, n'est-ce pas ?... T'aime... Toi, bonne, toi, une sainte vierge !

Jamais les magots de porcelaine ni les mandarins des tentures n'avaient vu quémandeur si pleurard ni si tendre, et ils se tenaient les côtes de rire, les magots, tandis que la baronne, triomphante mais harassée de ce rôle qu'elle jouait, regardait l'heure à la pendule.

— Et votre dîner ? Vous n'y pensez plus ?... Allez-y ! Il faut y aller !

C'était vrai : il l'avait oublié. Quant à s'y rendre, oh ! cela, non, il n'en avait plus le courage. Il voulait partir dans l'instant.

Et ce fut un déluge, à cette minute tranchante du départ : il eût souhaité l'emmener avec lui dans sa fuite, se sentant terriblement seul, l'esprit perdu, détraqué de partout, et il l'implorait. Elle dut promettre de lui faire la conduite à la gare, mais jamais il ne voulut entendre à retourner rue de Grenelle, afin d'écrire les lettres indispensables, sa démission du Fencing-Club, un mot pour son aide de camp, pour sa mère, pour sa femme, et changer de vêtements, prendre du linge, un nécessaire.

— À quoi bon ? disait-il. Puisque je vais chez moi, à Belœil !... J'y resterai jusqu'à ce qu'un mot de vous me rappelle...

Ce qu'il taisait, c'était la crainte, s'il retournait à l'hôtel, d'y trouver déjà des gens pour l'arrêter.

— Alors vous dînerez ici ? Envoyez au moins prévenir qu'on ne vous attende pas au restaurant Voisin ! Donnez une excuse... n'importe quoi...

La lettre partie, elle l'entraîna dans la salle, où il ne mangea pas, stupide, la regardant dévorer d'un bel appétit de vainqueur soupant sur le champ de bataille.

Habillée pour sortir et triplement voilée, elle lui laissa de l'avance, et suivit en fiacre sa voiture. Car, afin de dépister, on s'était donné rendez-vous devant la Chambre : puis là, son coupé congédié, il monta avec elle.

— À la gare Saint-Lazare ! dit-il tout bas au cocher, de peur qu'on n'entendît.

...Stores baissés, ils roulaient en silence, lui, grelottant la fièvre, sans force, sans idée, sans vie. Parfois une sorte de désespérance le jetait larmoyant à son cou ; il l'étreignait à deux bras, en bébé, le front à son épaule et suppliait :

— Ne m'abandonne pas !... Je suis perdu !... perdu !...

— Pauvre cher !... Pauvre cher !... Allons ! du courage ! Je suis là.

Et elle le câlinait de petites tapes sur les joues, de baisers, de phrases attendries, délicieusement chatouillée au fond d'elle par cette exquise, cette inespérée vengeance. Demain tout Paris saurait -- car en ce joli métier qu'elle faisait, point de secret professionnel --, tout Paris saurait que le général Jarry, duc de Varèse, sous le coup d'une double poursuite, avait levé le pied comme un caissier.

XIV -- La fin d'un duc

Le fiacre s'arrêta rue d'Amsterdam. Il n'y avait de train qu'après neuf heures. Pour tuer le temps, ils se firent voiturer aux boulevards, lui, se rencognant, crainte d'être reconnu, et secoué de tels frissons qu'il ne pouvait parler, elle, remerciant Dieu tout bas de sa victoire : c'était un Dieu pratique que le sien, un Dieu à l'usage des baronnes qui ont des injures à venger.

Revenu à la gare, il la supplia de descendre la première, afin de s'assurer qu'il n'y avait pas d'agents. Alors ce furent de déchirants adieux, à croire qu'il la quittait pour toujours.

— Je vous tiendrai au courant, lui dit-elle, au seuil de la salle d'attente. Château de Belœil, par Trouville-sur-Mer... C'est bien comme cela ?

Et, ayant vidé sa bourse dans la sienne, car il était à peu près sans argent, elle le laissa, sitôt les portes ouvertes.

— Adieu !... Adieu !

Le duc se retournait ; et, quand le petit panache rosé de son chapeau eut disparu au tournant du couloir, il se sentit un vide à la place du cœur.

Seul, dans un coupé, le rideau tiré sur la lampe, le collet de son pardessus monté jusqu'aux oreilles, un mouchoir sur les yeux, il grelotta de peur jusqu'au départ. Dès le train en marche, abîmé de fatigue, il s'endormit d'un sommeil fiévreux, coupé de cauchemars, les bras battants, avec des gestes étroits, un recroquevillement de vieux, des sueurs froides.

Au petit jour il s'éveilla, l'esprit comme ankylosé, sans mémoire. Où donc allait-il ? Qu'est-ce que cela signifiait ? -- Il ne se souvenait de rien, et une stupeur l'immobilisait sur place. Puis, son regard étant tombé sur une couverture de voyage, que la baronne lui avait donnée pour la nuit, il se rappela que c'était elle... et balbutia son nom :

— Claire !... Claire !

Cependant on approchait de Trouville : soudain, dans l'envolée d'une station paysanne -- un joujou de briques et de bois, ébouriffé de glycine --, il aperçut les culottes rouges d'un soldat en congé, qui attendait un train, un petit paquet au bout d'une canne sur l'épaule. Et tout d'un coup sa raison se ralluma.

— Arrêtez !... arrêtez ! criait-il. Je veux descendre... Ma place est là-bas... Mille tonnerres ! un Varèse ne f... pas le camp !

Il s'était levé et marchait dans le wagon d'un pas furieux de bête enfermée, gesticulant, tapant du pied dans les portières. Et, s'étant vu dans une vitre, il fut remué d'un grand rire : voilà donc ce qui restait du général de Varèse ? Une chose blême et vidée en tenue de bal.

Alors, il arracha sa rosette de la Légion d'honneur, clamant :

— Tu n'as plus le droit de porter ça, canaille !

Il retomba sur la banquette, et sanglotait des phrases courtes, cinglantes, une débâcle de mots crus dont il se flagellait. Pourquoi donc s'était-il sauvé ? Pourquoi ? Il n'avait donc plus de sang dans les veines ? Plus rien ?... Plus rien ? Lui ! le fils d'un maréchal, il avait déserté !... Lâche ! lâche !... Fils d'un maréchal, lui, allons donc ! -- Un banqueroutier, un coureur de petites filles, soldat sans honneur, mari sans foi et père sans conscience.

Mais qui donc l'avait fait partir ?

Et, la réponse à fleur de lèvres, il tressauta, le cœur soulevé de dégoût en pensant que, cet être ennemi, c'était cette maîtresse, en qui il avait mis ses confiances. Mais quelle créature était-ce donc, qui voulait de la houe sur celui qu'elle aimait ?

Et, pleurant, la tête dans ses mains, il avait peur de comprendre.

On entrait en gare : il sauta dehors et s'informa du premier train pour Paris.

— Vous en avez un à six heures quinze ! lui répondit l'employé, qui, d'un air ahuri, considéra un moment cet étrange voyageur en cravate blanche.

C'était près de trois heures à attendre. Car il n'irait pas à Belœil, et reviendrait sans retard à son poste de combat. Il se mit à marcher à l'aventure.

Il faisait à peine jour : un de ces petits matins de printemps mal débarbouillés. Du brouillard tombait, que le vent lui chassait au visage. Un cocher le héla :

— Monsieur cherche un hôtel ?

Il continua d'avancer vers le port, où la mer battait son plein : il se sentait attiré par le clapotis de ces flots courts sans écume, le poli de cette eau que les grisailles du ciel étamaient.

Un coup de vent le repoussa en arrière ; et il s'enfuit, craignant de se laisser aller à cette soif qui lui brûlait les entrailles, à cette fatigue, à ce dégoût de tout lui-même, qui lui faisait à cette heure comme un immense besoin de repos. -- Mourir ! Est-ce qu'il avait le droit de mourir là ?

On le regardait : les gens du marché aux poissons, des boutiquiers, des pêcheurs formaient la haie pour le voir. Transi de froid, il entra dans un café et le verre d'eau qu'il y but lui déchira la gorge.

Un rude voyage, ce voyage de retour en troisième, sa place à grand-peine payée de toute la raclure de ses poches : car l'argent de la baronne, il l'avait jeté à la mer, avec sa couverture, des lettres d'elle retrouvées, et un esclavage d'or rouge et de platine, qu'il portait au poignet gauche depuis le commencement de leur liaison. Immobile derrière un journal, qu'il ne pouvait pas lire, les yeux brouillés par des larmes, il avait des souleurs, à l'idée d'être reconnu, rencontré. Oh ! arriver à temps pour la bataille, il n'en souhaitait pas plus et que sa fuite restât secrète. Alors toute sa jeunesse lui remonta en hoquets d'amertume, maladivement secoué aux ressouvenirs de ses gloires. Oh ! oui ! parbleu ! ses gloires ! Où étaient-elles à présent ? Il songea à sa femme, à ses enfants, à sa mère. Et l'involontaire pensée que la mort de celle-ci le sauvait lui mit partout un gros frisson.

À Paris, se sentant faible à mourir, il acheta un petit pain et le croqua à l'abri, dans le fiacre qui le menait rue de Grenelle. Dès l'arrivée pourtant il se retrouvait : était-ce ce soleil parisien qui réchauffait ses esprits ? Le* *vieil homme perçait sous ces ruines, et une espèce de fierté lui flamba dans les yeux.

À mesure qu'il approchait, sous les cinglons de ces brises familières, ses craintes s'envolaient, une par une, comme au souffle d'un enfant s'envole la graine en duvet des chardons. Machinalement il avait ouvert un journal du matin -- Le Moustique, pris en descendant de la gare tout à l'heure, avec cette gourmandise drôle de l'homme public à se voir imprimé, qui lui fait goûter de certaines douceurs jusque dans le plat le plus épicé de critique --, et il le parcourait d'un œil fou, bondissant de colonne en colonne. Tout à coup ses doigts se fermèrent, griffant la page en chiffon.

— Oh ! fit-il. Oh !... les misérables !

Sa fuite était là, commentée et salie. La cause ? -- Une banqueroute, compliquée de détournement de mineure. -- Le but ? Passer la frontière, afin d'échapper moins au scandale qu'à la police. Pas de nom sans doute : mais est-ce qu'à chaque ligne ce nom ne sautait point aux yeux ? -- Voilà donc pourquoi on avait voulu qu'il partît ? pourquoi la baronne pressait si fort ? Infamie ! Ainsi c'était elle qui...

— La salope !

Un embarras de voitures arrêta le coupé au pont de la Concorde, que l'entrée de la Chambre encombrait. Sur le trottoir de droite, un petit monsieur brun, musqué, en gants jaunes et le monocle à l'œil, pérorait dans un groupe. Le duc, en l'apercevant, rabattit le store d'un coup sec. Quelle pitié ! C'était ce même homme, que cinq mois avant, il avait cravaché en pleine rue, l'auteur de l'article du Moustique et de toute cette campagne de chantage menée depuis quatre mois contre lui, peut-être aussi du récit de sa fuite, la veille, l'amant gagé de Préville enfin. Et voilà qu'aujourd'hui il avait peur de ce drôle ! Il ferma les yeux, et mesura en pensée toute la profondeur de sa chute.

Quand il arriva rue de Grenelle, le suisse était debout sur la porte, magnifique et luisant, depuis ses boutons aux armes jusqu'aux orfrois de son col et de ses manches : et une honte lui cassa les jambes en passant devant ce valet, qui lui ôtait sa casquette, à lui, le découronné.

Il avait croisé les revers de son paletot, afin de masquer son plastron en bouillie, sa cravate blanche en corde, et, malgré lui, il se retournait vers la soupente, d'où le seul espoir de salut pouvait encore venir. Mais non ! Aucun secours à attendre de sa mère. Et puis quand même... ! Est-ce qu'il n'était pas trop tard ? Est-ce que la bataille n'était pas perdue ? Rien qu'un parti s'ouvrait -- la tombe.

Et, bien définitivement vaincu, courbant la tête sous l'implacable regard d'Honorine, qui, debout, guettait à la croisée, il s'élança dans l'escalier, filant sans bruit comme un voleur.

À l'entresol, il tendit l'oreille. Rien ! Chantal n'était plus au piano, à cette place où, la veille, il l'avait embrassée, avec de certaines terreurs pressenties. Et il pensa :

— Peut-être qu'elle est morte... Et c'est moi qui l'ai tuée !

Il monta d'un trait le reste de l'étage, et s'enferma dans le fumoir.

— Allons ! dit-il, préparons-nous pour partir au galop !

Assis à sa table, il écrivait vite, vite, sans se relire. Et le grattis de sa plume sonnait lugubrement comme un râle. Les adresses mises -- S. E. Monsieur le Ministre de la guerre, Monsieur le général Salmon, Madame la Maréchale duchesse douairière de Varèse, Madame la duchesse de Varèse, Madame la baronne Simiel, Monsieur Varon-Bey -- rien qu'une ligne, celles-ci, mais quel coup de cravache ! --, il prit le portrait de Chantal et le baisa longuement, battant à peine d'une œillade ces liasses de commandements, de papiers, de factures, qui faisaient sur la table une jonchée.

Puis il passa dans sa chambre. Par une coquetterie de joli homme et de soldat il entendait défiler en tenue la parade. Et, presque pimpant sous l'uniforme, coiffé du képi à feuilles d'or, les épaules comme redressées par le dolman à taille, il rangea ses croix dans une boîte, alluma une cigarette au feu d'un paquet de lettres parfumées et de souvenirs, et entra dans le fumoir en sifflant le refrain de sa brigade !

— Pardieu ! dit-il. On va leur faire voir comme ça meurt, un Varèse.

Il leva son képi devant le portrait de la duchesse, et, décrochant un revolver aux panoplies du mur, il l'armait, quand une petite main se posa sur son bras, et que ce mot sangloté lui coula jusqu'au cœur :

— Papa !

XV -- Chantal

— Oh ! ne pleure pas, je t'en prie !... Je suis si malheureux !

Il bégayait, agenouillé près d'elle, l'embrassant.

— Chérie ! Non, je ne m'en irai pas... je te promets !... Tais-toi !... oh ! tais-toi !... Oui, je t'aime bien, je vous aime bien !... J'étais fou... C'est vrai ! Vous étiez là... je ne savais plus... je...

Chantal se souleva du divan où elle était tombée.

— Vous resterez ? dit-elle. Bien vrai ?... Votre parole ?

Et un grelottement lui entrechoquait les dents, à la pensée que, sans elle, si on ne sait quel miracle d'attirance ne l'avait rappelée dans ce fumoir -- sitôt revenue de Passy avec le grand-père --, c'était fini à présent du « beau duc ».

— Dites : je le jure ! fit-elle encore. Ah ! dites donc... par pitié ?

Debout maintenant, elle se baissait à sa taille, lui nouait au cou ses deux bras, et, ravalant ses sanglots, le choyait, le câlinait, le traitait en tout petit.

— Je... le... jure !

— Dites : je le jure sur le Christ... qui est mort... pour nos péchés... sur ma mère..., sur mon père, qui m'entend là-haut.

Lui, soumis, sans force devant cette volonté, répétait en écho :

— Je le jure sur le Christ... qui est mort... pour nos péchés..., sur ma mère..., sur mon père..., qui m'entend là-haut.

— Bien ! Levez-vous !... Papa, vous entendez, levez-vous !

Son respect se mourait, à le voir si déjeté, si veule, et, sans connaître le pourquoi de son anéantissement, elle jugeait que c'était irréparable.

— Allons ! papa... Mais levez-vous donc ! Et ne pleurez plus !... Moi, voyez, je ne pleure plus... Puisque vous êtes là... Tout va bien !... Bah ! Voilà-t-il pas une belle affaire, parce que nous serons un peu moins riches !... Vite, allons retrouver maman !... Ah ! elle a eu joliment peur. Vous parti, il est venu des tas de gens qui criaient... Elle est là, dans le petit salon du haut, avec bon papa !... Mais, d'abord, il faut que vous me promettiez une chose... Oh ! vous me devez bien cela ! dit-elle, en se forçant à sourire dans ses larmes. Promettez-moi de ne plus dire non, si monsieur Varon-Bey...

— Ça, jamais ! cria-t-il. Jamais !

Il s'était mis droit, grandi et comme ressuscité : et ce fut d'une voix terrible et claironnante qu'il lança ces trois mots soulignés d'un beau geste.

Mais elle :

— Je sais, il m'aime toujours et moi aussi je l'...

Elle n'alla pas plus loin. À quoi bon ? Aurait-il été dupe de ce mensonge ?

— Je vous en prie ! continua-t-elle. Je vous en prie bien... bien... -- Et plus bas, appuyant sa phrase d'une étreinte, comme si elle avait voulu prendre ses volontés, elle ajouta : -- Il le faut !... Il le faut !...

Il répéta : « Jamais ! » et détourna les yeux, gêné par ce regard de poix qui lui collait à la peau.

— Ah ! taisez-vous ! dit-elle, en lui plaquant sa main sur la bouche.

Et involontairement elle se retournait, frissonnant de la peur que quelqu'un l'eût entendu.

Puis, sans plus insister, sûre d'elle, elle lui montra sa chambre :

— Habillez-vous, dit-elle. À moins que vous ne vouliez rester si beau que cela... !

Prudente, elle demeura contre la porte, aux aguets. Et, s'étant souvenue d'une autre entrée sur le couloir, elle y courut, et d'ici là se mit à faire la navette, d'un pas posé de sentinelle. Des larmes tremblotaient encore parmi l'ébouriffement de ses cheveux, qui flottaient à son front ainsi qu'une gaze fine diamantée, et, sous le juste de drap à gros plis, sa poitrine haletait, comme si cela la navrait, ce refus, et que, fiancée promise, tout son cœur bondissait vers le fiancé éconduit.

Le duc revint en bourgeois, rapetissé, défait, méconnaissable ; de la peau ballait à ses joues, des cordons de chair lui pendaient sous le menton, et, dans la rougeur échauffée du visage, entre l'écheveau de rides des yeux, la prunelle étroite et dépolie semblait une piécette d'argent vieux.

Ils allèrent côte à côte au long du corridor, lui, traînant les pieds, près de tomber à chaque pas. Au bout, comme elle l'entraînait, des pleurs lui montèrent, à sentir le bras de Chantal sous son bras.

— Mais c'est ici ! Vous ne vous reconnaissez pas ?

Non, il ne se reconnaissait pas.

Dans le petit salon, qui tenait à sa chambre, la duchesse attendait, angoissée, consolant son père qui pleurait. -- Oui, il pleurait, le Palikare, si ganté, si boutonné, si verni, qu'on l'eût juré de noce ou d'enterrement pour le moins. Seulement il pleurait dans son chapeau : car il eût fait beau voir un Palikare...

À l'entrée du duc, sa femme se leva, et, souriante, sans un reproche même des yeux :

— Vous êtes bon d'être revenu ! lui dit-elle.

Il ne put répondre et cherchait une phrase attendrie, quelque chose qui fût à la hauteur de ces indulgences sereines. Enfin, ayant ramassé sa mémoire, il poussa Chantal entre deux, sanglotant :

— Embrassez-la... embrassez-la !

Après un bref salut à M. Baccaris, il s'écroula dans un fauteuil, d'où il ne bougea plus que pour ouvrir ses bras à François, que Chantal amenait, pensant qu'à plusieurs on se défendrait mieux. Et, comme s'il eût compris ce qu'on attendait de lui, l'enfant demeura pendu au cou de son père.

D'instant en instant un valet entrait avec des papiers, des cartes de condoléances curieuses, qui s'étaient venues cogner le nez contre la porte défendue. La duchesse lisait le nom à voix haute, puis chacun reprenait ses pensées.

Après le dîner silencieux et pesant, le marquis de Boisgelais arriva, la barbe en soleil sur la poitrine, épinglé et morne, dans sa belle apparence comme il faut. Il excusa sa femme, qui, sûrement l'aurait accompagné, si elle n'avait été retenue près de la maréchale très souffrante depuis qu'elle avait appris le « malheur ». Et il s'apitoyait, délayant des périodes d'oraisons funèbres, froides, vides et pompeuses comme lui.

M. Baccaris était sorti à l'anglaise, glacé par la présence de son gendre, qui, encore que tombé, lui en imposait. Afin de parer au plus urgent, il laissait à sa fille un chèque de cent mille francs sur son banquier, juste la moitié de ce qu'il lui restait de fortune, en dehors de ses collections. -- Car ce n'était pas la première fois qu'il payait les dettes de son gendre.

Entre-temps, le général Salmon fit une entrée de projectile. D'une humeur de dogue, ce vieux : toute la journée, à la recherche du « petit », il avait battu le pavé inutilement. Nul ne savait où le duc était passé ; et la seule personne peut-être, qui ne l'ignorât pas, la baronne, avait eu l'air, lui présent, « d'arriver de Chaillot », comme il disait.

— Ah ! S... brigand ! cria-t-il de la porte. Comment ! f... ! on te croit ad patres et tu te permets d'exister ?... Demande mille pardons, madame, mais on ne se moque pas comme ça du général de division d'artillerie Salmon, de Metz, sénateur... ancien ministre !... M'avoir fait courir à la Morgue pour rien... S... mille millions de tonnerre de b... D... !

Et, s'asseyant sans voir le marquis, il ajouta d'une voix menaçante :

— Tu me dois 17 francs 85 centimes de voiture... Ah ! Monsieur le marquis, bonsoir ! Demande mille pardons... Je ne vous avais pas reconnu.

Après un baiser à Chantal et une taloche à François, il tira un fauteuil près du duc et lui parla longtemps à voix basse, prenant des notes dans un portefeuille grand comme lui.

Le marquis s'en allait sur une phrase bien redondante d'espoir : les affaires s'arrangeraient, il ne doutait pas que la maréchale...

— Et moi j'en doute, intervint le général Salmon. J'en doute, monsieur le marquis, et ne parierais pas un fichtre... sacredié non ! pas un fichtre... Mais, ayez pas peur ! Me charge de la secouer, moi !

— Veuillez croire, mon cher, continua le marquis, que, pas plus que personne, je n'ai cru un mot de ces abominations du journal... L'honneur est sauf...

— En êtes-vous bien sûr, monsieur le marquis ?

— Mais...

Et, roulant des épaules, M. de Boisgelais se tourna vers sa belle-sœur et lui dit entre bas et haut :

— Vous savez qu' il l'aime toujours et que... si Chantal voulait...

— Oh ! fit la duchesse.

Et elle regarda son mari et Chantal, qui, silencieuse dans son coin, écoutait.

— Vous voulez parler du sieur Varon-Bey, monsieur le marquis ? dit le général Salmon. Eh bien ! vrai ! n'êtes pas dégoûté de parler de ça ici... En voilà un, qui, s'il me tombe jamais sous la patte... avec sa baronne, aussi vrai que je m'appelle Salmon, de Metz... !

— Allons donc ! mon général ! interrompit le duc qui écrivait à une table, vous savez bien que jamais de la vie je ne donnerai Chantal à ce coquin...

Sa voix avait repris le timbre des anciens jours, calmé, dans cette atmosphère de famille, ce coude-à-coude très doux d'intérieur, dont tout l'horizon tenait à l'étroit rond de clarté d'une lampe.

— Bonsoir, cher ! Amitiés à Mathilde ! dit-il au marquis qui sortait.

Alors, pendant que la duchesse, un peu lasse, d'une nuit sans sommeil, s'endormait au bercement de ces bavardages d'affaires, Chantal se retira sans bruit, avec un long regard triste à ses chers aimés.

Elle renvoya sa femme de chambre, et, ouvrant sa fenêtre, s'accouda à cette même place où elle s'était accoudée le matin. Le jardin, assoupi dans une paix chaude d'orage, paraissait, grandi par l'ombre, s'enfoncer aux murailles indéfiniment reculées. Les arbres dressaient par places leurs larges ombrelles noires, immobiles, sur les pelouses ceinturées d'allées claires ; plus loin il y avait des murs qui se dégradaient dans une gamme pâle de crépuscule, tandis qu'en haut le ciel était couleur de mauve, semé de nuages sales en paquets, qu'un reflet de lune frangeait comme d'une mousse.

Juste au-dessus, dans une orbite béante entre les nuées, une petite étoile tremblait.

Des voix lointaines faisaient un bruit pareil à celui d'un grand vase, qui se serait empli et vidé continuellement : parfois un coup de vent dans les acacias du jardin déjuchait des oiseaux endormis qui piaillaient.

Où étaient-ils, ses espoirs du matin, si roses et si bleus, ce concert de joies, cette symphonie du ciel et de sa pensée ? Fête au jardin, fête partout, fête au boulevard Beauséjour, où le char triomphal ressuscité leur tendait ses bras de bronze pour les mener à l'église. Entendait-elle point déjà le cri des orgues qui s'élevait ? -- Et, mêlant les pompes chrétiennes aux pompes païennes d'autrefois, est-ce qu'il ne lui semblait pas apercevoir déjà l'hiérophante, vêtu de lin, qui attendait devant le temple, parmi les prêtres en robe d'hyacinthe ? La flamme, fleur de pourpre, montait d'entre les guirlandes de l'autel, et les colombes, qui s'envolaient, le frémissement des palmes et des rameaux d'olives faisaient comme une brise très douce, tandis que se déroulait sous le ciel bleu la procession des vierges, jetant pêle-mêle des chants avec des roses.

— Ô Hymen ! ô Hyménée !

Et voici que tout à coup le temple s'effondrait : un vent s'était levé, qui avait soufflé sur les roses, soufflé sur les théories. Et c'était fini d'Éleusis, fini du char triomphal, fini des Tanagriennes. Plus jamais elle ne les reverrait, ses sœurs de terre cuite dorée, plus jamais il ne barboterait, le petit pinceau d'aquarelle.

— Adieu, chères Tanagriennes, adieu !

Il leur faudrait aller en esclavage dans la boutique noire des marchands. Et cela suffirait-il même à racheter l'honneur de son père ?

— Pauvre bon papa ! dit-elle. Il est capable d'en mourir.

Elle mit ses mains à plat sur sa figure : entre ses doigts les cils pointaient, à peine désenfilés des dernières larmes ; et, malgré ce bandeau qu'elle avait, elle le voyait, lui, ce jour qu'enhardi après l'avoir sauvée, il lui avait dit : « Je vous aime ! »

Alors, éperdue, elle se jeta à genoux devant sa Vierge, et s'enfonça les doigts dans les oreilles, où sa voix murmurait encore : « Je vous aime ! » parmi les vocalises d'Athina, les ronrons de Périclès et les pizzicati légers de la fontaine. Mais elle avait beau faire l'odeur même de ces lilas d'avril, le musc des lierres la grisait : et maintenant -- si intime et vivante était en elle la mémoire de ce déjeuner à Éleusis, où l'amour était venu, qui n'était pas invité -- il lui fallait se débattre contre ces délices rappeleuses, secouer ses jupes, ses cheveux, qui en avaient gardé le parfum.

Elle retourna à la fenêtre, ayant soif de plein air ; mais là aussi c'étaient de pareils effluves, des tiédeurs qui l'amollissaient.

L'orage arrivait au galop et les premiers coussins de nuages se posaient au faîte des maisons. Un coup de tonnerre éclata, loin, qui roula longtemps pour finir en un ronron de chatte ou de tourterelle.

Oh ! pourquoi l'aimait-elle encore ? C'était mal : mais qu'y faire ? Alors qu'elle aurait eu tant besoin de courage, de quel droit avait-il pris son cœur, le méchant ?

— Oh ! rends-le-moi ! dit-elle tout haut à l'étoile. Et l'étoile ne sut pas si c'était lui qu'elle voulait dire, ou son cœur. L'ingrat, qui s'était battu en duel ! Est-ce qu'on se bat quand on aime bien ? Lui, si doux, timide presque -- un dragon, c'est drôle, si timide !... -- et rangé, ne sortant jamais de ses livres de théories, de tactique, de sa pipe... Oui, de sa pipe... Oh ! dame ! plus tard, la pipe, on aurait vu, n'est-ce pas ?.. Comment est-ce qu'il avait pu trouver l'occasion de se battre ? Il n'était d'aucun cercle, mangeait au café d'Orsay, en pension, avec deux camarades, pas batailleurs non plus, eux. Quoi alors ? L'avait-on provoqué ?.. Pas à cause d'elle, bien sûr !... Vilain, qui se battait sans permission... sans lui dire adieu seulement ! Lorsqu'on part, sait-on jamais si l'on reviendra ?

Elle ne se défendait plus d'y penser, et se laissait aller à cette pente, qui si gentiment l'entraînait. Oh ! oui, elle l'aimait, et, malgré ce duel, sa confiance en lui demeurait entière. Eh ! mon Dieu ! Un duel ! Il n'y avait peut-être pas de sa faute. On vous insulte et puis après... force est d'aller sur le terrain, à moins d'être lâche. Et dame !... un lâche et lui... ça faisait deux.

Soudain l'idée qu'elle ne le verrait plus s'abattit sur elle lourdement. Non, jamais plus ! Puisqu'elle en épousait un autre. Et quel autre ? Varon-Bey. Ne fallait-il pas sauver son père, son père, qui ne voulait pas être sauvé et que cela humiliait de devoir l'honneur à sa fille, à une petite Chantal de rien ? -- Un général c'est fier ! -- Bah ! Elle saurait bien l'y forcer.

— Oui ! soupira-t-elle, en regardant l'étoile dont la paupière de nuées se fermait, oui... il le faut ! Maman Tine l'a dit, ce matin.

Et le son de sa voix la remua toute, comme si quelqu'un d'autre eût parlé qui lui commandait ce sacrifice.

Déjà c'était fait de ces petitesses de regrets : un grand coup d'ailes de mystique l'emporta, éclatante de foi, transfigurée. Sans doute que Dieu, qui lui rendait son père, exigeait l'échange de sa vie, qu'elle-même lui avait offerte le matin.

— Je suis prête ! dit-elle. Prenez-la, Seigneur !

Malgré tout, ses jeunes confiances lui restaient : qui sait si, comme jadis sur la montagne, le bûcher déjà allumé, le glaive nu, l'ange ne crierait pas : « Abraham ! Abraham ! » Et une ombre de sourire effleura sa bouche, à cette sereine vision de séraphin blond et rose, qui ressemblait à André.

L'orage s'épandait maintenant et le cercle de l'horizon se fermait, ainsi que s'était fermé l'œil de l'étoile. Le vent accourut, et d'estoc et de taille il sabrait les branches, hachait les buissons, qui, s'entrouvrant, laissaient voir le ruban plus pâle des allées. Les oiseaux piaulaient, les feuilles crépitaient ; et jusqu'au tonnerre lointain, tout faisait un bruit de bataille. Alors, à un battement d'éclair, qui creusa d'un trou de feu les pelouses, Chantal se pencha, pensant que c'était l'ange qui venait.

Elle était revenue à sa Vierge, demi-pâmée dans un coup de prière, balbutiant :

— Sainte Marie, mère de Dieu... Sainte Marie, mère de Dieu...

Puis, assagie, debout à la fenêtre, elle pesa sa vie à la balance de sa raison. Qu'était-ce, sinon de perpétuelles misères ? Où donc les joies certaines, où les journées fuyant toutes pareilles et blanches, comme un troupeau d'agneaux dans un chemin ? Pas sa mère ni son père, qui les avaient eues en partage. Que de larmes secrètes parmi les années heureuses ! -- Et, de nouveau, d'une saccade de pensée elle eut un envolement de martyre, mâchant par avance ces félicités savoureuses d'oubli, de renoncement : relever son père, rendre à ce nom de Varèse son poli rayonnant d'épée, tels seraient désormais ses plaisirs. Ce nom même n'était pas à son père tout seul : mais en partie sa chose à elle, et son bien. Qu'importaient les baisers de cet homme, l'abandon de sa chair, puisque cela seulement serait l'honneur de son père, et que ce frottement de passion lui rendrait le vernis d'autrefois ! Enfin, si la force manquait à ses épaules de vierge, est-ce que, sa tâche accomplie, la mort n'était pas là -- la mort, où l'on se retrouve ?

La demie d'onze heures sonna à l'horloge de la cour.

— Vite ! dit-elle. Peut-être que demain déjà serait trop tard.

Elle ferma sa fenêtre et s'habilla, les bougies allumées. Et ce furent de recherchées et subtiles coquetteries, des raffinements de courtisane. Il fallait bien plaire à cet homme ! Ses yeux d'abord : elle avait tant pleuré ; puis ses joues : elle y mit un peu de rouge, et, les bras levés en cariatide, devant sa glace, elle se coiffait, essayant des sourires et des poses. Les mains à la taille, elle tournait sur elle-même, l'œil aux faux plis, battant sa robe de petites tapes tout autour.

Et rien n'était navrant comme cette toilette de victime, ce harnachement de combat, qui n'avait pas même au bout le coup de fouet d'une chance de victoire.

Elle se regarda longtemps, moulée dans son corsage à basques de soie bleue, fin boutonné d'argent, sur la tête une capote de paille, où dansaient des mandarines. -- S'il allait ne plus vouloir d'elle ? Un court frisson lui pinça la peau à cette idée. Puis, s'étant agenouillée une fois encore, elle envoya un baiser à la petite joueuse de double flûte, qui modulait doucement comme pour l'appeler, et sortit.

Dans l'escalier sans lumière, elle montait à tâtons, tremblant d'être surprise. Arrivée devant la porte de son père, elle s'arrêta et l'entendit qui marchait. Rassurée, elle descendit au jardin, se défilant aux passages d'ombre. Elle avait pris la clé d'une petite grille, qui donnait au bout, rue de Varennes, et fut plus d'un quart d'heure à l'ouvrir, défaillante et la main tordue. Oh ! échouer contre ce misérable obstacle ! -- Enfin, bandant ses efforts, elle arracha le pène rouillé.

Dehors elle se mit à courir. L'orage avait fui, chassé vers l'est en tempête : et au fond de son orbite de nuages la petite étoile tremblait comme une prunelle. Arrivée au coin de la rue de Bellechasse, Chantal tourna la tête, et, jetant un baiser en l'air :

— Adieu ! dit-elle à l'étoile.

XVI -- Vierge à vendre

Chantal se hâte vers le fiancé de son choix. -- Sur le trottoir sonore des rues mortes son pas fait un petit bruit haché, cadencé. L'âme lisse désormais et cuirassée, elle va, les yeux secs sous son voile, les bras en croix sur la poitrine. Elle va, ayant une à une semé les tristesses rappeleuses, où comme un glas tintaient les joies quittées ; elle va, et secoue ses épaules, où pèsent des regrets encore ; elle va ; et chaque enjambée, qui la rapproche, fait son regard plus clair, plus claire sa pensée. -- Chantal se hâte vers le fiancé de son choix.

Chantal se hâte vers le fiancé de son choix. -- La nuit est sereine comme elle : entre ses marges blanches, piquées de petites flammes, la Seine écailleuse chatoie, et la lune, là-bas, sur l'*i *blafard de l'obélisque, s'arrondit pareille à un point d'or. De délicates écharpes de brumes se balancent doucement à fleur d'eau. Il y a du rose, du lilas aux façades de pierre, aux quais de granit du lilas, du rose. Et, le cœur haut, vidé ainsi qu'une tirelire, la mémoire dégagée, libre, sans une idée arrière --, Chantal se hâte vers le fiancé de son choix.

Chantal se hâte vers le fiancé de son choix. -- Sur le pont de la Concorde une voiture attardée, qui passe, la fait retourner, frissonnante, comme si elle avait peur d'être suivie. Et c'est d'une allure plus vive qu'elle traverse. À droite, à gauche, les Champs-Élysées fourmillent et bourdonnent : dans le feuillage courent des cordons de feu, et, parmi la chaussée, des lanternes voltigent, semblables à des lucioles. Elle s'efface, elle se recroqueville au profond des marronniers, l'haleine égale, le pied sûr, la gorge un peu sèche seulement. De-ci de-là des ombres filent, des bancs s'animent, des chaises bavardent : elle va, elle va... Plus elle monte et plus elle se sent légère : à croire que l'air est plus pur, qu'elle respire, les odeurs du chemin plus subtiles. -- Cela sent si bon, le chemin qui mène où l'on aime ! -- Et peu à peu, à la cadence de sa fièvre, elle presse la mesure comme à la sonnerie d'un pas redoublé -- belle et crâne sonnerie d' allegro, vibrant, qui donne des jambes, qui donne des ailes : le clairon de sa conscience martyre, poussée d'un superbe en-avant. -- Où court-elle donc si vite, si vite, la jolie fille ? se demandent les passants surpris. -- Chantal se hâte vers le fiancé de son choix.

Arrivée à l'Étoile, elle tourna dans l'avenue d'Iéna, hésitant, pas trop sûre de sa route. Encore quelques pas et elle se trouva en face d'une maison basse, d'architecture sarrazine. Elle dut se recueillir un moment. C'était là : un jour qu'elle revenait des courses avec sa mère et Sabine, celle-ci s'était penchée à son oreille pour lui dire :

— Tiens ! Vois-tu ? Là, à droite... le palais de ton amoureux !

Elle passa son mouchoir sous son voile, afin d'éponger un peu de sueur qu'elle avait, et, rassemblant en paquet son courage, son chapeau remis droit, son mantelet rajusté, elle traversa le trottoir. Trois portes en ogive trouaient la façade sans croisées. Pas une lumière. Elle sonna -- songeant tout à coup : -- Que ferait-elle s'il n'était pas rentré ? Alors sa crânerie tomba. L'attendre ? Mais voudrait-on la recevoir ?

Elle leva la tête, aperçut l'étoile qui lui riait, et la confiance rentra dans son cœur. Il y eut un petit bruit de détente : la porte bâillait : elle entra.

— Monsieur Varon-Bey ? dit-elle.

Le concierge, en train d'éteindre sous le porche, se retourna, l'air effarouché. Puis, comme s'il venait soudain de comprendre, il demanda, clignant des yeux :

— Est-ce que Monsieur sait ?

— Non !

— Mais, Mad... Mademoiselle, je crois bien que Monsieur doit être couché à c't'heure !... Vous pensez... si Monsieur n'était pas prévenu !

— Prévenez-le ! dit-elle. Je tiens beaucoup à le voir... C'est pressé... Je vous en prie...

Et malgré elle, d'un geste tremblé, sur ses yeux elle épaississait sa voilette.

— En ce cas, si vous voulez entrer par ici ?

Il était revenu à sa loge pour sonner. Puis, aucun domestique ne venant, il l'emmena dans un vestibule.

— À présent, si Mademoiselle veut me dire son nom ?

Elle répondit bien haut :

— Chantal de Varèse.

Après cet éclat, force serait bien à son père de dire « oui », sous peine de la perdre d'honneur aussi, elle.

Le concierge avait ouvert de grands yeux ; et, béant, il disparut par un couloir.

Debout devant une glace, Chantal se mirait, sans voile : c'était l'inspection suprême, la revue d'armes. Voyons ! Est-ce qu'elle avait bien tout de pied en cap ? Ses cheveux étaient-ils à leur place ? Y avait-il assez d'éclairs dans son œil, assez de provocation dans son sourire ? Vite sur un doigt allongé en bâton elle roula une ou deux boucles folles, et, plantant son chapeau un peu bas sur le front, ainsi qu'elle l'avait vu faire à des filles, elle attendit.

Des pas sonnèrent sur le marbre. Et une peur lui amollit les jambes. S'il allait ne plus l'aimer... l'aimer moins... trouver trop cher le prix qu'elle mettait à se vendre ? D'un dernier regard elle pesa sa beauté en balance avec l'honneur de son père... Son père ! Ce serait aussi son père, à lui !...

Mais soudain une douleur aiguë lui fit mal : peut-être qu'il ne voudrait plus d'elle pour femme !

Pour... quoi, alors ?...

— Si mademoiselle veut prendre la peine... ? bredouilla le concierge, qui étouffait un bâillement. -- Et, entre ses dents, il mâchonna : -- Une drôle d'heure, tout de même !

Il marchait en avant, une lampe dans la main, qui éclairait mal de larges galeries de cloître en arcades, autour d'un jardin à ciel ouvert, où de l'eau dégouttait d'une fontaine. Chantal suivait, insensible aux choses, les prunelles fixes : ainsi c'était fait d'elle, cette fois ! L'ange n'était pas venu.

À la traversée du parterre, elle entrevit l'étoile, et l'ardeur du sacrifice de nouveau la brûla, et le clairon sonna qu'elle avait au-dedans d'elle. Loin, loin, sous des draperies retroussées, une lumière pointait par-delà les galeries. Et une envie de courir la prit, de se jeter à l'assaut d'un élan fou. Cela n'en finissait pas, ce chemin de croix, et cet homme qui la précédait si lentement, d'un pas solennel et gourmé de suisse d'église ! Enfin, soulevant une tapisserie :

— Monsieur va venir ! dit-il.

Et, ayant glissé sa lampe dans une gaine d'albâtre, il se retira.

Chantal était seule dans un petit salon Louis XVI, tendu de satin changeant couleur d'aurore, aux meubles fin jambés, depuis les bonheur-du-jour en laque de Chine jusqu'à la cheminée, de marbre rose, avec des carquois délicatement noués d'orfèvreries. Elle avait caché sa figure dans ses mains et priait, songeant tout à coup à ces histoires qui avaient couru sur Varon-Bey : d'affreuses, d'incompréhensibles légendes de débauches, d'épouvantables amours de pacha encadrées dans un musée secret. Elle se souvenait bien que Sabine lui avait dit que ce diable s'était fait ermite. Mais, malgré cela, un peu de peur lui venait, à elle, qui de sa vie n'avait imaginé ce que pouvait être avoir peur.

Cependant, enhardie par ce silence qui régnait, elle regarda. Et c'était si rose, si souriant, ce logis, que cela remit presque une paix dans son âme. Sur une table à ouvrage il y avait une tapisserie commencée, un dé à sa taille, des pelotons de laine assortis, puis ses livres anglais familiers, un flacon à odeurs, les bonbons qu'elle aimait dans une bonbonnière d'écaille blonde. Une vitrine à fond de glace lui renvoyait des statuettes de Tanagre, rieuses, l'air espiègle, demi-nues. Et, s'étant retournée, elle aperçut son portrait au-dessus d'un petit bureau de bois de violette. -- C'était donc vrai ce que Sabine... ? Quoi ? elle régnait à ce point dans ce cœur de vieil homme ?

Elle se leva, attirée vers une baie à demi fermée par des portières : la chambre était là, toute blanche, le lit d'argent mat rehaussé de guillochures d'or, les meubles pareils, et son chiffre -- deux *C* -- fleuris d'entrelacs aux dossiers. À côté, une porte entrouverte laissait deviner l'oratoire, éclairé d'une lampe qui pendait, avec un banc gothique, et, devant, un coussin de peluche allongé pour les genoux.

Rougissante, elle recula dans le salon. Oh ! comme il l'aimait ! -- Et, pensant à cet autre qu'elle adorait et qu'elle ne reverrait plus, elle pleura, à l'idée qu'il allait pleurer.

Mais un bruit de pas, qui grandissait peu à peu, la rappela à la dure réalité des choses. Elle essuya ses larmes ; et un long frisson, qui lui coupa les jambes, l'assit de force sur une chaise, le front dans ses deux mains.

— Mon Dieu ! dit-elle. Mon Dieu !

Elle se sentait soudain désarmée. Qu'est-ce donc qu'il exigerait d'elle ?

Il y eut à la porte comme un soufflement de grand fauve. -- Il était là ; elle le sentait à quelque chose de chaud qui l'enveloppait de partout.

Alors, victime souriante et parée, elle attendit, les yeux levés en haut pour voir si l'ange ne venait pas...

XVII -- La maréchale

— Ah ! ma pauvre Clémentine, fit la comtesse d'Andilly en se levant, le monde n'est pas gai. Mais va ! Chacun a ses misères. Croirais-tu que Sabine s'est amourachée de ce petit de Breux, qui doit débuter au théâtre, et qui n'a pas un patard ? Et ça me fait des sommations... oh ! respectueuses, tout ce qu'il y a de plus respectueuses. Où le respect va-t-il se nicher ? Que veux-tu ? Elle était si mal élevée, cette Sabine !... Et puis trop bon garçon... tiens ! dans le genre du duc. Très dangereux, les bons garçons ! Comme les bons mots, ce sont de bonnes gens qui vous assassinent pour rire... Il ne faut pas se laisser assassiner... Oui ! Oui ! Je *sais, tu n'as pas voulu te mêler des affaires. Je *comprends cela joliment !... Point à ton âge que... Et puis enfin, pour Mathilde... À quoi ça aurait-il servi d'ailleurs, avec un pareil panier percé ? Quand c'est à ce point-là, il n'y a même plus de panier du tout... Adieu ! Je reviendrai te voir. Va ! ça s'arrangera ! Tout s'arrange... mal, c'est vrai, enfin... ! J'ai toujours eu idée que Chantal épouserait Varon-Bey !... Ah ! si elle voulait !... Il est si riche, ce bonhomme-là !

Elle se pencha pour embrasser la maréchale, qui, assise dans sa bergère, près de la fenêtre, droite et sans une parole, lui tendait son grand front fouetté de mèches blanches sous le bonnet noir troussé comme une visière de casque.

— Adieu ! dit celle-ci. Et merci d'être venue, ma petite !

— Il n'y a pas de quoi ! Si ça te distrait, je reviendrai. Quand ce ne serait que pour savoir... Moi, il faut que je sache !... Je *serais venue hier sans cette affaire des assises : mais le verdict n'a été rendu qu'à passé neuf heures. Sabine ne voulait pas s'en aller. Tu sais comme elle est mal élevée, cette Sabine !... Un empoisonnement, ma chère, à l'arsenic ! Quatre victimes, rien que cela ! C'était d'un passionnant !... Aussi, ce matin, je me suis levée exprès dès patron-minette... D'aussi vieilles amies que nous sommes, n'est-ce pas ? Te rappelles-tu, à Metz, la rue Fournirue... et la pension... et Madame Perrin-Hozé, la pâtissière, qui vendait de si bonnes croquantes et les flans tout chauds, tout bouillants ?*

La maréchale fit « oui » de la tête, la face éclairée d'un sourire qui courut en frisson dans ses rides.

— Non, merci ! dit la comtesse en repoussant du bras la tabatière qu'elle lui tendait. Je n'en suis pas encore là. Tu es mon aînée, tu sais ! Allons ! adieu !... Du courage !

Elle s'arrêta devant la glace, pour tapoter le nœud de son chapeau -- une capote de satin d'ancienne mode -- et réépingler sa « visite » en Chantilly.

— Je n'ai pas seulement pris le temps de m'habiller !... On va rire de moi à l'église. Comment ! Déjà huit heures ? Je me sauve !

Puis, se décidant à partir, madame d'Andilly, guillerette à son ordinaire, encore qu'un peu dépitée au fond d'avoir appris le retour du duc, ce qui rendait le scandale infiniment moins scandaleux, prit la porte avec ces mots à la marquise de Boisgelais qui ne quittait plus sa mère :

— Non, restez près de votre maman. Je connais le chemin, ma belle !

C'était le lendemain de la fuite, pas encore connue, de Chantal, un dimanche. Dans la pénombre de la soupente sans soleil, la marquise, sous son voile abaissé en pleureuse, lisait des lèvres un paroissien, tandis que la maréchale tricotait, comptant ses mailles : une façon de chiffrer, sans rompre le repos du dimanche.

Elle n'avait pas changé, la maréchale. Sur sa face d'un ton de cire pas une ride de plus, pas une larme : aussi gris, aussi terribles étaient ses terribles yeux gris.

La catastrophe, où son fils sombrait, n'avait point arraché un soupir à ce corps de vieille cristallisé dans sa haine. D'un trait de plume elle pouvait le sauver : mais où sa revanche alors ? la revanche de ses trente années d'esclavage, la revanche de ce rude champ clos d'épousailles, des pleurs versés, des hontes bues, de sa prime jeunesse flétrie à ce dégradant contact de soudard ? Elle n'avait rien oublié du gaspillage de son bien, des retours d'orgies, des bourrades, et, de même que son livre de dépense, elle avait tenu son compte de rancunes. Pas plus la marquise de Boisgelais qu'Honorine n'avait pesé dans ses conseils. La haine du père, elle la reportait sur l'enfant, voilà, sur l'enfant, qui le continuait si bien. Son crime, cela, d'être né du maréchal, d'avoir hérité ses traits et son bel appétit de noceur ! Son fils, à elle ? Allons donc ! D'où est-ce qu'il lui ressemblait ? Et, ne se souvenant plus que ses flancs l'avaient porté, elle trouvait un plaisir de justice à se payer sur le petit de la dette du grand.

Sous son masque impassible, momifié, une joie la brûlait en dedans, à l'idée de cette fange répandue sur le nom de Varèse exécré : car elle, elle restait Hussenot, Hussenot, tout court, Hussenot -- banquière. Et, sans peut-être avoir trempé dans le complot de la baronne, il n'était pas très sûr qu'elle ne l'eût pas connu.

— Comment es-tu, maman ? dit la marquise.

Et, ayant approché sa chaise, elle lui tâtait le front, les mains, la couvait du regard, obstinée à la voir souffrante.

Il y eut dehors un tumulte de voix. Honorine entrouvrit la porte et dit :

— C'est monsieur le général Salmon, de Metz !

Celui-ci se précipita, bousculant la femme de charge. Arrivé devant la maréchale, il fléchit le dos respectueusement. Puis, ayant fait demi-tour, il alla saluer le portrait, en soldat, le corps d'aplomb, les talons sur la même ligne. Ce ne fut qu'en se retournant qu'il aperçut la marquise, et, l'air bourru pis qu'à son ordinaire :

— Demande mille pardons, madame, dit-il. Votre santé est bonne ?... Demande mille pardons !

Il avait tiré un large foulard rouge à dessins, dont il se tamponnait les yeux, sanglotant :

— Sacredié de sacredié ! Quel malheur !... Un coup pareil ! Ça vous démolit... démolit...

— Général, asseyez-vous donc ! gémit madame de Boisgelais.

— Merci... Demande mille pardons... pas mon métier !... C'est plus fort que moi ! Sacredié !... De si vieux amis !... Ah ! le pauvre grand, s'il n'était pas mort... il en mourrait... mourrait ! -- Et, envoyant une œillade au maréchal qui souriait bellement dans son cadre : -- Oui, mon vieux, tu as bien fait de mourir... tu as bien fait !

Enfin, la voix nettoyée d'un crachement, il fourra son foulard dans sa poche, et, soudain calmé, il commença d'un ton de tragédie :

— Madame la maréchale, je viens pour le petit... J'ai pris mes informations... On peut nettoyer l'affaire avec une pièce de quelques mille francs. Il n'y a pas à plaisanter, vous savez ?... pas à plaisanter !... Me permets de vous dire ça, hein ? Quand on se connaît depuis... depuis, enfin, n'importe. Le petit est jeune, léger, pas mauvais au fond... Il ne recommencera pas... M'a donné sa parole d'honneur... parole d'honneur ! Et ça n'est pas pour une fichtre question de gros sous que vous voudriez laisser traîner le nom de Varèse... qui sait ?... sacredié ! peut-être en justice !... Avez-vous vu la pauvre petite duchesse ?... Elle fait de la peine... fait de la peine ! Et Chantal ? Et François, le pauvre gachenet ? ... Voyons ! madame la maréchale... s'agit de les tirer de là, pas vrai ?

Il s'arrêta, épongeant son front chauve ; la marquise murmurait toujours ses ave, comme enfermée dans ses prières, et la maréchale indifférente tricotait.

Il reprit :

— Est-ce que vous n'êtes pas de mon avis ?

— Non ! répondit-elle. Qu'ils se débrouillent !

Et le cliquetis plus sec des aiguilles appuyait ce « non » furieusement.

Le général sursauta.

— Allons donc ! dit-il... Allons donc !

Il ne put achever : une toux lui montait à la gorge, et, la figure cramoisie, il fut un bon moment à étrangler dans son foulard.

— Ça n'est pas votre... votre... hum ! hum !... oh !... votre dernier mot... dernier mot ?

— Si, le dernier. Non, c'est non !

— Voyons ! Voyons ! Madame la maréchale, vous ne me ferez pas accroire, à moi, que le nom de mon vieil ami, le maréchal... ce nom, qui reluit, sacredié ! comme un bancal, ne vous est pas plus cher que... que... hum ! hum !... qu'une pochée de cent sous ?... Compris ! ah ! ah ! ah !... compris !... C'est un non pour un oui ! Histoire de flanquer la venette au petit... Bonne idée ! Ça sera une leçon... une leçon ! D'abord je lui ai donné ma parole : s'il recommence, je lui f... iche des calottes... Et le général de division d'artillerie en retraite, Salmon... de Metz... sénateur... ancien ministre... n'a qu'une parole... sacredié ! qu'une parole !... Tout de même, il n'y a pas trop le temps de muser. Le compère Varon-Bey poursuit... Les feuilles de ce matin reparlent du cercle de l'Épée et de cette s... blague de chantage... Ah ! les coquins, ces journalistes ! Vous savez que Chalain s'est battu avec un de ces polissons-là ?... Bon petit garçon, ce Chalain... Trop grand à cheval, beaucoup trop grand, une asperge... enfin, n'importe... bon petit garçon tout de même !... Bref, demande pardon de mettre les pieds, comme on dit, dans le plat... mais là, voyons ! pour quand est-ce, madame la maréchale ?

Elle le fixa dans les yeux, et, tricotant toujours, de sa même voix blanche sans éclat, elle répondit :

— Je n'y peux rien.

— Comment ! Vous n'y pouvez rien ?... Il y a un malentendu : je me serai mal expliqué... Demande mille pardons... Vous savez ce que c'est ?... Pas mon métier !... Voici en deux mots, madame la maréchale : vous demande ce que vous comptez faire pour le petit, qui a des masses de dettes, pas le sou et une sale affaire sur les bras. Et quand un général français, un Varèse, a une sale affaire sur les bras, il ne va pas chercher midi à quatorze heures, il se fait sauter le caisson... pardon de l'expression ! Mais c'est ça !... Hier, sans Chantal, ça y était... Faut pas qu'il recommence, sacredié !... Voyons, madame la maréchale !... Non ?... Rien ?... Ah ! S... tonnerre !

Il s'était mis debout et gesticulait derrière sa chaise. Madame de Boisgelais le tira par sa redingote :

— Général, je vous en prie ! dit-elle. Pas de scène devant maman ! Elle n'a pas besoin de cela... Ce malheur l'a assez bouleversée... -- Et avec un soupir, elle ajouta : -- Mon pauvre frère ! C'est le bon Dieu, qui... !

— Eh ! laissez le bon Dieu où il est, madame ! Il s'agit de l'honneur du nom, le nom de votre papa...

— Je vous en supplie ! reprit-elle, des hoquets dans la voix. Vous la tuez... Vous voyez bien que vous la tuez... C'est mal ! un vieil ami de la famille !...

— Mais c'est justement pour ça, sacredié !... Ah ! si le maréchal était là, qu'est-ce qu'il dirait, le pauvre vieux ?... Encore un coup...

— Inutile, général. S'il n'avait tenu qu'à moi de rendre l'honneur à mon frère, Dieu m'est témoin que j'aurais tout donné... tout... Hélas ! il est trop tard !... Dieu...

— Mais vous n'avez donc rien là ? fit-il en éclatant. -- Et il se tapait de grands coups dans la poitrine. -- Rien ?... Rien ?... Ah ! sacredié ! vous allez le laisser mourir alors... comme un chien ?... déshonoré par-dessus le marché ? Le général Jarry, fils du vainqueur de Varèse, déshonoré ! -- C'est à crever de rire ! Quand tout le monde sait qu'il a une maman est-ce que je sais combien de fois millionnaire ?... Si je pouvais quelque chose, moi, parbleu !... Mais ce n'est pas avec mes quat'sous de retraite et de Sénat... ! Madame la maréchale, par pitié !... Au nom de mon cher et grand ami !... Voyons ! c'est votre fils, pourtant, votre petiot...

— Non ! dit la maréchale.

— Comment ? non ?... C'est cependant pas celui du Grand Turc !... Et s'il crève, alors, s'il se fait sauter... pour de bon ?

— Je m'en moque !

Et, lâchant son tricot, la maréchale jeta en l'air ses deux bras d'un geste d'ennui qui soulignait ces trois mots épouvantablement.

Le général lui tourna le dos, et, apostrophant le portrait :

— Ah ! mon pauvre vieux, on t'oublie fichtrement ici ! dit-il.

Une fois encore il revint à elle, et, comme il l'implorait, courbé en deux, avec de grosses larmes qui coulaient sur sa peau rude et couturée de soldat, la marquise l'emmena vers la porte, geignant.

— Général, général !... Assez !... C'est affreux, ce que vous faites là !... Vous en rendrez compte au bon Dieu !... Vous la tuez, je vous dis... vous la tuez !... Ma pauvre maman !... Ce sont eux qui vous envoient, n'est-ce pas ?... Les misérables ! Je sais : ils voudraient la voir morte...

— Ah ! sacredié ! oui ! fit-il en se retournant.

Et un gros vacarme de bottes et de jurons sonna dans l'escalier, tandis que la marquise s'empressait, avec des câlineries moites de bonne sœur.

— Va ! maman, tant que je serai là...

Et ce furent des recherches de petits soins : elle la redressait dans sa bergère, lui calait les reins, remettait droit son bonnet, avec des « Jésus ! », des yeux au ciel, un babil de chapelet, sous le regard gelé d'Honorine, qui, debout, sur la porte ouverte, montait sa faction en reprisant un bas.

Juste comme neuf heures sonnaient à l'horloge de la cour, le duc se jeta dans la chambre, en veston, sans chapeau, les yeux rouges, effaré, appelant :

— Chantal ?... Chantal ?... Elle est ici, n'est-ce pas ?... Mais répondez donc !... Je t'en prie, maman, dis-moi quelque chose ! Tu ne l'as pas vue... hier soir... cette nuit ? Je ne sais plus... je ne sais plus !... Oh ! Dieu !... Dieu !... C'est trop !

Il pleurait, les mains à plat sur la figure et de l'eau suintait comme d'un filtre au travers de ses doigts.

— C'est bien vrai que vous ne l'avez pas vue ?... Ce n'est pas possible !... Oh ! tout perdre en même temps... tout perdre !... Elle n'a pas couché à l'hôtel... cette nuit... Oh ! mon enfant ! ma pauvre enfant !

Il avança d'un pas vers sa mère, qui continuait à tricoter, insensible : il lui prit le bras, et clamait :

— C'est ta faute, tu entends ?... ta faute !... Si tu avais fait ton devoir... oui, ton devoir !... Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! Ma pauvre enfant !... Chantal ?... Mais où est-elle ?... Chantal ?... Tu le sais, je suis sûr que tu le sais !... Elle est venue ici hier ? Que lui as-tu dit ?... quoi ? quoi ?... Mais réponds donc !

La marquise le tirait par-derrière, l'implorant :

— François, je t'en supplie !... Maman n'est pas bien... tu la tues !... Puisque nous ne savons pas où est Chantal !... Voyons ! Elle ne peut pas être perdue : tu la retrouveras !... Elle est sortie, voilà... elle va revenir... Va-t-en, je te dis !... Ça fait mal à maman... cette pauvre maman... Le bon Dieu te voit, tu sais...

Le duc lui cracha une injure, et, la repoussant :

— Oui, je m'en vais ! Tu as peur que je lui demande de l'argent ?... Pif... ! Il n'y a pas de danger que maman lâche ses écus... Tu es là d'ailleurs pour l'empêcher, hein ?... Tu parles de ta religion, de ton Dieu !... Je la connais, ta religion, je le connais, ton Dieu. C'est lui, qui t'enseigne la haine... malheureuse !

Puis, marchant sur la maréchale, qui, apeurée, les bras en défense, se reculait, il la saisit aux épaules, et la secouait, dans un coup de folie :

— Qu'as-tu fait de ma fille ? criait-il... Qu'en as-tu fait ?... Réponds !

Alors elle se dressa tout debout, suant la haine ; et, les yeux dans ses yeux, terrible, elle dit seulement :

— Oui, tu es bien le fils de ton père !

Et, en proie à une soudaine attaque, les bras battants, les prunelles pétrifiées, la bouche tordue, elle s'abîma de son long sur le carreau, tandis que la marquise appelait : « Au secours ! » et qu'Honorine, l'air dur, montrait la porte au duc, avec ces mots cinglés d'une voix âpre :

— Allez-vous-en !... Allez-vous-en, parricide !

XVIII -- Journal d'un premier cocher (suite)

Ce premier de juin, mid i. -- Comme je partais, ce matin, sur mon grand break avec le petit Victor pour promener ma jeune paire, -- la même dont le piqueur de Mme Delphine de Bravoure m'a encore offert, la semaine passée, 1500 louis comptant (mais plus souvent ! Est-ce que ça a été créé et mis au monde pour traîner la cocotterie, des bêtes pareilles ?), Monsieur le duc m'a fait l'honneur de m'appeler :

— Godefroy !... Godefroy !... S'il vous plaît, Godefroy ?

Il faut être juste : malgré qu'il ne remonte point, ce qui s'appelle, aux Croisades, Monsieur le duc a du monde, énormément de monde, et il sait les égards qu'on doit aux personnes élevées. -- Et qu'est-ce qu'il y a de plus élevé qu'un premier cocher, n'est-ce pas ?

Je passe les guides au petit Victor et je descends si vite que je peux. -- Moi, avec des égards, on me ferait aller au Kamchatka, ou quel que soit son nom, qui n'importe pas.

Monsieur le duc avait, si j'ose m'exprimer ainsi, la figure de quelqu'un à qui qu'on a vendu des pois qui ne veulent pas cuire.

— Godefroy, qu'il me dit, vous n'auriez pas vu des fois mademoiselle Chantal ?

Il perdait la carte positivement (je dis la carte, au figuré) : car, je vous demande, est-ce que c'est dans les attributions d'un premier cocher de garder les jeunes demoiselles ?

— Non, Monsieur le duc ! ai-je fait. J'ai eu l'honneur de dire quatre paroles à Mademoiselle, hier, au matin, sur les neuf heures, neuf heures moins le quart. Mademoiselle cherchait après Monsieur le duc.

— Je vous remercie, Godefroy !

Et le voilà parti, sacrant des n... de D... entre ses dents, parce qu'un homme aussi distingué que Monsieur le duc ne se croit pas permis de sacrer des n... de D... autre part qu'entre ses dents.

Je remonte sur mon siège et en route ! Mais vous pensez si je faisais mes réflexions et si je me remâchais la phrase de M. Stahlman :

Monsir li brémière, nous tansons sir une folgan !

Le petit, lui, Victor gardait son quant-à-soi : il commence à se former, le petit Victor. -- Ma fréquentation, n'est-ce pas ? Seulement il caressait ses favoris. Règle générale : quand le petit Victor a idée de causer et qu'il n'ose point, rapport au respect, vous le voyez caresser ses favoris, ce qu'il appelle, de simples pattes de lièvre, de simples pattes. Alors, du bout de mon fouet je lui fis signe qu'il pouvait marcher. Et en avant, le voilà qui se met à taper sur les maîtres.

J'en avais la chair de poule (je parle au figuré), et mon cheval de gauche en profitait pour tirer en renard, le brigand ! Car, si doux que je lui mette un mors, un pelham de rien comme à une demoiselle, au bout d'une petite heure d'attelée, sa bouche s'échauffe et va te promener !

Le petit Victor s'emballait aussi, lui. Et je te cause et je te cause : mais avec son voleur d'argot j'en perdais la moitié. Quel voyou, hein ? Ça n'a pas 25 ans et ça parle déjà argot comme père et mère !

Bref, voici la chose en bon français. C'est la débâcle, la grande culotte, comme appelle le petit Victor. -- Car il a toujours été grand, Monsieur le duc : je l'ai vu me donner des vingt louis par étrenne de voiture. Et tel pour la donne, tel pour la dette. Aussi le petit Victor, à qui qu' il *est redû six mois de gages -- le même qu'aux autres -- ne se gêne pas pour le traiter de grand filou. *Qu'est-ce que vous voulez ? Ça n'a point de ventre, point de style, ça ne peut pas avoir le respect de l'infortune.

Pour ma part je n'ai point trop à me plaindre ; grâce à M. Stahlman, mes petites précautions étaient prises et mes petites fournitures payées.

Donc, toute la journée d'hier, il a plu du papier timbré, si j'ose dire. M. Stahlman ne savait plus où se fourrer, lui, qui a la sainte horreur du désordre : il a fini par mettre sa brave et digne femme pour répondre, et, de honte, il s'est enfermé en face, au café de Mulhouse. Monsieur le duc sorti avec ça, comme par un fait exprès, Madame la duchesse souffrante -- une frime ! -- et Mademoiselle Chantal partie en fiacre ! En fiacre, je vous demande un peu, quand on a des douze chevaux à rien faire ! C'est insultant pour un cocher, ça ! -- Même Monsieur le duc avait comme oublié de rentrer la veille. Si bien que le petit Victor -- qui l'a conduit vers les sept heures chez sa bonne amie, Madame la baronne Simier -- disait déjà qu'il avait levé le pied avec sa... Malgré tout mon respect pour les mots historiques textuels, je me vois contraint et forcé de le remplacer, celui-ci, par des points. -- Autant de mauvais points, censé, pour Madame la baronne. Sur les midi, Mademoiselle Chantal a rappliqué, ramenant Monsieur son grand-père ; puis monsieur le duc est revenu, à son tour, avec une de ces mines à se faire enfermer. -- Enfin ne voilà-t-il pas que, cette nuit, Mademoiselle Chantal a décanillé chez un amant, à ce que prétend le petit Victor ?

Ça me rappelle toujours le mot de défunt mon père, qui s'y connaissait, ayant été marié trois fois -- je dis trois fois.

— Des femmes, vois-tu, fiston, la meilleure ne vaut pas les quatre fers d'un chien !

Même jour, 4 heures. -- Monsieur le duc vient de rapporter Mademoiselle en voiture -- en sapin -- de je ne sais pas trop où, avec une fièvre de cheval.

Pas d'ordres. -- Seulement, le matin, la balade des chevaux. Moi, ça ne me va pas, ces existences-là ; on se perd la main. Sans compter que je ne dîne point de bon cœur quand je n'ai pas fait au moins une petite fois aller et revenir mon persil dans l'allée des Acacias, et un petit peu épaté MM. les Anglais. Parole sacrée, si je ne considérais pas cela comme un manque d'égards vis-à-vis Monsieur le duc, qui a toujours eu de la politesse avec moi, je lui enverrais ma démission et raide. Mais ce serait un manque d'égards. Et ça n'est pas au moment qu'il n'y a plus de principes, et que le respect s'en va, si j'ose dire, en poussière, que je voudrais mettre un homme d'une aussi grande famille dans le pétrin.

* *

Ce 2 de juin. -- Ce soir, vers les six heures de relevée, nous avons eu le malheur de perdre d'un coup de sang Madame la Maréchale Jarry, duchesse douairière de Varèse, née Eugénie-Chantal-Clémentine Hussenot. -- Hussenot de quoi ? Hussenot de rien. Je m'étais toujours méfié que ce n'était que de la noblesse de raccroc, si toutefois j'ose m'exprimer ainsi touchant une personne défunte et qui ne m'a jamais fait de mal, ni de bien non plus, il faut être juste.

C'est à mon restaurant, tout à l'heure, que j'en ai eu la première nouvelle. J'avais fini mon modeste repas, et, sur le coin de la table, en buvant ma demi-tasse, je faisais un cent de piquet avec M. Vassal (Jean-Joseph), le patron de l'établissement, un homme convenable, qui jouit de bons petits principes de cuisine et de politique aussi.

Je dis :

— Sept trèfles, qui valent 66, bon ! Quinte majeure, bon ! Et quatorze de dames, encore rebon !

Je gagnais, sans compter le capot peut-être bien, quand ne voilà-t-il pas l'Anglais de madame la princesse de Santis, qui entre dans le café comme un boulet de canon sans éducation qu'il est et se tordant de rire. Et pan ! il fiche un grand coup de poing dans la table, au point que les cartes en volèrent (je n'ai jamais rien vu de si dégoûtant que cet animal-là !) et il me crie en son patois :

Aôh ! Sir Bottom ! Le vieille diouchesse, il avé cassé son pipe !

C'est M. Vassal qui jubilait ! Ça lui sauvait son capot, à cet homme, et sa demi-tasse. Et son défaut (à chacun le sien, n'est-ce pas ?) son défaut serait d'être une idée regardant.

J'étais dans une colère !... Ça n'est pas pour la chose de l'argent : je suis au-dessus de ces petitesses. Mais le manque d'égards, la gaieté obscène de ce mangeur de pudding, qui, exprès, à cause qu'il sait que le tabac me tourne sur le cœur, m'envoyait dans le nez de grosses bouffées de son pipe, m'avait mis dehors de mes gonds. Et je m'apprêtais à le rappeler à l'observation des convenances et des règlements, qui interdisent de fumer de six à sept dans la petite salle, où j'ai mes habitudes, lorsque son ami, le cocher de Madame la comtesse d'Andilly, un vieux pourtant, qui a l'air bien vénérable (ça ne l'empêche pas d'être pire que les autres), a commencé à m'entreprendre sur ce qu'on racontait dans le quartier, ceci, ce l'autre, que Monsieur le duc aurait empoisonné Madame sa mère, histoire d'hériter et de se sauver de la justice, rapport à ses affaires du Consigne-Club, ou quel que soit son nom, qui n'importe pas, et aussi d'une saloperie d'histoire de mœurs.

Moi, on ne m'ôtera pas de l'idée que dans tout ça il y a de la politique... Je m'entends.

Pensez si je vous l'ai remouché, ce vieux, avec ses menteries, qui se permettait de cracher sur mes maîtres ! Avec ça qu'il a le droit de tant se redresser ! Sa comtesse, en voilà une farceuse ! Et sa fille donc ! M. Stahlman m'affirmait ce tantôt que la demoiselle s'était fait enlever, la veille, par un sans-le-sou, qui l'a détournée de ses devoirs. Et comme ça ils sont partis pour Londres, bras dessus bras dessous. Parce que c'est à Londres qu'on va, dans ces occasions-là. -- Ces Anglais sont si canailles !

N'importe : cela m'avait tout retourné sens devant derrière, de telle façon que je me suis carapaté sans seulement finir mon gloria.

— Bon ! Voilà que je parle argot, moi, à présent !

Ce 3 de juin, minuit. -- Ce soir, j'avais invité M. Stahlman à partager mon petit ordinaire, plus deux bouteilles de cacheté, parce qu'un homme de six pieds comme lui, ancien tambour-major aux grenadiers de la garde, a droit à de très grands égards.

Le dîner était à six heures pour le quart. Il s'est excusé d'arriver cinq, six minutes après, à cause de la quantité de faire-part, qu'il venait de mettre à la boîte en passant.

Paraîtrait qu'il y a du grabuge, excessivement de grabuge : on se chamaille dur et longtemps à la soupente sur le cadavre encore palpitant, si j'ose dire, de feue Madame la maréchale. Madame la marquise de Boisgelais, elle, elle n'y va pas par quatre chemins : est-ce qu'elle n'accuse pas Monsieur le duc d'avoir assassiné Madame sa mère, du saisissement qu'il lui a donné ?

Il est de fait que son attaque lui a pris après une bigre de scène avec Monsieur le duc, qui lui reprochait d'être la cause que Mademoiselle avait filé.

M. Stahlman, en me débagoulant tout ça, ne perdait pas un coup de fourchette. Et c'en est une jolie, de fourchette ! De temps en temps il vidait son verre, et, claquant de la langue, il faisait, avec son accent de suisse de Colmar :

— Hein ? Guelle vamile !... Guelle vamile !

Je mangeais déjà mes pruneaux qu'il n'en était encore qu'au rôti, à cause des suppléments. Car, sitôt que le garçon avait l'air de vouloir lui tirer son assiette :

Adandez ! disait M. Stahlman. Adandez ! Foilà le blus vort !

Et, pour entendre le blus vort, je commandais un supplément. -- Je m'en suis fait pour mes quinze francs, sans le pourboire et je ne les regrette pas, parole sacrée.

Guelle vamile !

Au septième supplément, M. Stahlman était un peu pompette, ce qu'on appelle, et j'ai dû lui donner mon bras jusqu'à sa loge, où il s'est rentré en chantant des abominations de la baronne de Follebique, ou biche, ou quel que soit son nom, qui n'importe pas.

Le sûr, c'est que la brave et digne Mme Stahlman, qui est une femme excessivement chaste, a failli en tomber là d'apoplexie.

Ce 3 de juin, 10 heures. -- C'est demain qu'on porte en terre Madame la maréchale. Sans avoir aucun grief précisément personnel contre la défunte, je ne suis pas trop fâché qu'elle aye passé l'arme à gauche, si toutefois j'ose m'exprimer ainsi. Je m'en vas donc figurer dans une première classe ! Je n'en avais pas encore eu la chance depuis le temps que je suis attaché à Monsieur le duc. Et ça flatte toujours l'amour-propre d'un cocher, n'est-il pas vrai ? Avec mon dorsay, frais verni à deux couches, et ma paire d'alezans dorés, ils vont voir un peu, MM. les Anglais, si le chic français n'est pas le vrai chic !

Ici toute la valetaille est à la noce (je parle au figuré), à cause qu'on est sûr de ne rien perdre. Même, hier soir, à l'office, le chef, en chose de réjouissance, leur avait cuisiné un estra dans le grand, tout à fait le grand. Et le petit Victor -- il avait son jeune homme, le petit Victor s'est vanté, moi présent, d'avoir, à lui tout seul, sifflé trois bouteilles de Moët.

Petit voyou, va !

Même jour, après dîner. -- Comme je rentrais voilà une heure, de chez M. Sutton, essayer mes culottes de deuil, M. Stahlman a eu l'honneur de m'appeler.

Il était dans sa loge, occupé d'une tapisserie -- un voltaire qu'il se fait au petit point pour ses vieux jours. Sa brave et digne épouse fafouillait dans sa cuisine, d'où venait une certaine odeur de choucroute... (Mme Stahlman a le pompon pour la choucroute !)

Assiez-fous ! qu'il me dit. Et laisez le borte !... Fous allez en entendre des joueddes !

Et du bout de son aiguille il me montrait la fenêtre de la soupente. Je m'installe, moi : parce que, sans être curieux, ce qu'on appelle, je ne déteste pas de savoir les affaires -- des familles de la haute principalement. Quand on écrit l'histoire, n'est-ce pas ?... La grande histoire, qu'est-ce que c'est ? Un ramassis de petits potins.

Monsieur le duc avait des raisons avec Madame la marquise, sa sœur. Et ils se traitaient gentiment d'« assassin » et de « voleuse », à cause que Madame la marquise, en veillant Madame sa défunte mère, l'autre nuit, a cru devoir emporter pas mal d'affaires, en souvenir, qu'elle dit.

Et Madame la marquise s'en allait :

— Hélas ! mon Dieu ! Dire que si ma pauvre maman est morte... morte sans les sacrements, c'est lui... lui... Seigneur !... Va ! Tu verras... tu verras, au jour du jugement... assassin !

— Mais veux-tu bien te taire ! répondait Monsieur le duc... Te tairas-tu, s... b... ! Tu n'as pas honte... ?

Là-dessus, Monsieur le marquis s'est amené : un bel homme et distingué. Le petit Victor dit comme ça qu'il « n'a pas inventé le fil à couper le beurre ». Mais pourquoi, je vous le demande, un homme aussi distingué se commettrait-il à des inventions pareilles ?

Alors il a essayé de les calmer. Mais cela l'aurait autant avancé de siffler dans un carafon, si j'ose dire. On les entendait de la rue. Et le monsieur prêtre, qui était là, et les bonnes sœurs voulaient à toute force s'en aller.

Les voilà bien, les grandes familles !

Même jour, avant de souffler ma chandelle. -- Le *petit Victor, en m'apportant mes bottes cirées à l'œuf pour demain, m'a renseigné sur le testament. Mademoiselle Honorine hérite 3000 francs de rente et 3000 aussi, M. Casimir -- un malin -- qui s'est bien ramassé quatre fois autant avec la confiance de Madame la maréchale. Madame la marquise est avantagée : et pas monsieur le duc, conséquemment, par la raison que Madame la marquise serait le fruit d'un attachement de Madame la maréchale, à ce que rapporte le petit Victor, mais sous les plus estrêmes réserves. Car il n'y a plus de vieille, à présent, plus de grand filou : le respect est rentré avec l'argent. Le petit Victor va jusqu'à convenir que Le Moustique, *une feuille vendue aux mauvaises passions, a été beaucoup trop loin en piétinant dessus l'honneur de Monsieur le duc.

Quant à Mademoiselle Chantal, elle ne va pas du tout, mais là du tout. Elle déménage, selon le mot du petit Victor.

Allons ! Je *m'en vas toujours me mettre dans le lit, afin de m'avoir une belle mine, demain, sur mon siège, et d' épater -- *numéro un ! -- MM. les Anglais...

XIX -- Où l'on va au pas

Sous le porche haut drapé en chapelle, parmi les grêles colonnades des cierges, dont les flammes ruisselaient en larmes d'or aux tentures, le catafalque, énorme, se dressait, tout caparaçonné de velours, dans un écroulement de bouquets et de couronnes. Au fond, un prêtre assis priait entre deux sœurs de Bon Secours, de Troyes, agenouillées.

Dehors les voitures roulaient continuellement, fendant le gros de foule amassé.

Des hommes arrivaient, tête nue, des femmes, long voilées, jupes traînantes, qui se signaient, inclinées, et avec l'aspersoir d'argent cinglaient la bière d'une pluie fine, pendant que des valets de pied, les mains gourdes dans le gant, empilaient sur l'estrade des bottes de roses, des croix de pensées et de reines-marguerites. Les draperies soulevées, on se hâtait vers l'hôtel, à travers la cour d'honneur sableuse, largement étendue comme une grève. Dans le vestibule, où la livrée, debout, en grand deuil, mettait une bordure de crêpe dessus la blancheur éclatante des murailles, on s'inscrivait au galop sur des tables, pour filer l'un derrière l'autre, gourmant son air, et poissant son pas vers la pénombre recueillie des salons.

À l'entrée, le général Jarry, duc de Varèse, en tenue, sa croix de commandeur au cou, le bicorne sous le bras, un nœud noir à l'épée, pleurait, lamentablement piteux, abêti, effondré. Et c'étaient alors de longues poignées de mains en saccades, qui ployaient sa haute taille,, des condoléances chuchotées, de larmoyants mercis, parfois l'embrassade furieuse de quelque ami de longtemps reconnu. À sa gauche, son fils, un bambin frisottant, le col arrondi sur la veste, se tenait, curieux et raide, flanqué du marquis de Boisgelais, très digne, la barbe étalée sur le plastron sans pli.

Dans les coins, aux embrasures des portes, on se massait en lignes profondes, ronronnantes, et l'ombre de toutes ces têtes moutonnait étrangement, éclairée de place en place du luisant de bille d'un crâne. Ci et là un gémissement sortait de ce chœur en bourdon, un craquement de bottine, des cliquetis de sabre. On entrait toujours à la queue : et un tassement se faisait à mesure, qui comblait les vides, chacun prenant sa place, les gros, les petits, encastrés, sans tumulte, devant, derrière, dos contre dos, épaule contre épaule.

Tout à coup le demi-jour s'alluma d'un rayon fuselé de lumière blonde, qui, entre deux averses, filtrait par les persiennes. Et ce fut comme un lever de rideau : le décor s'éclaira de toutes ses dorures, moulées en rinceaux, en cadres, en dessus de portes ; et, dans le champ des glaces soudain déshabillées d'ombre, les appliques, les poires des lustres, le luisant d'un chapeau, l'acier d'un casque, éclatèrent à la fois en fusées.

Fouetté peut-être par ce réveil de clarté, le murmure des voix allait montant. On causait de ses affaires : les curiosités satisfaites, la mort, les questions d'héritage vidées, on se groupait par connaissances, par métiers, les militaires ensemble, ensemble les clubmen, les fonctionnaires civils, les étrangers des ambassades, la famille. Ces groupes mêmes se fractionnaient par tas de grades pareils, généraux en bourgeois, officiers en uniformes, financiers, magistrats, noblesse d'empire ou de croisades. On saluait en le nommant celui-ci, celui-là, le vieux maréchal Y\ \*\ , un nabot, avec des cheveux roulés sur le col, le Nonce, le prince Z\ \*\ , avec un bandeau noir sur l'œil, M. K\ \*\ , de l'Institut, un fervent de l'épée, petit et falot comme sa plume, « toutes les célébrités du monde et de l'armée », vieux habits, vieux galons, cette vieille garde de la mort, qui sort de sa tombe ces jours-là.

Le soleil se voila de nouveau : la nuit retomba comme un couvercle. Alors le maître des cérémonies, un bel homme rasé, parut sur le seuil, et, retirant la jambe, le chapeau sur le cœur, s'inclina dans un large éploiement de son manteau.

— Messieurs, nous avons l'honneur de vous annoncer le départ pour l'église Sainte-Clotilde.

Il vira sur la pointe du talon, et, se couvrant, sa badine en main, il ouvrait la marche, d'un pas rythmé de procession. Derrière le duc, on s'ébranlait par files, à la six-quatre-deux, bavardant, s'appelant loin d'un moulinet de parapluie, d'un coup de chapeau. Puis, dehors, on se forma à peu près en colonne, et le char empanaché s'ébranla.

La pluie s'était remise à tomber, passée au crible de nuages clairs, bouclés, d'un ton d'encre, que du bleu crevait par endroits, tout flambant d'une promesse de soleil. Et ce fut un vacarme de cris, de carrossiers qui pétaradaient en tournant, un ruissellement de foule empressée et houleuse.

Rue Casimir-Périer il y eut une station de cinq minutes, tant la haie était profonde, des voitures attendant sur la place. Cependant on s'abritait à la marge des maisons, jabotant, sans souci du corbillard en panne. Certains, réfugiés sous l'auvent d'une boutique, riaient très fort, et hélaient les autres restés sur la chaussée.

On se remit en marche pour n'arrêter plus qu'à l'église. Alors, le char pris d'assaut, le poêle troussé, les fleurs mises en paquets, la bière s'avança lentement, comme un grand insecte noir, lamé d'argent, à mille pattes. Et le tonnerre des orgues éclata, battant la mesure au défilé. Au loin, entre les murs de la nef, que les tentures sombres resserraient, écartelées d'armoiries peintes, le catafalque, flanqué de statues aux quatre angles, pyramidait parmi les lampadaires et les cierges.

Le service commença, un susurrement de voix, des tin-tin de clochette : l'orgue s'était tu, et il y eut comme un grand souffle qui passa dans l'église.

Tout Paris était là, mis en appétit de scandale. Car s'agissait-il de spectacle, soit messe, soit théâtre, soit revue, le nom de Varèse faisait réclame. Que de femmes il passionnait, ce bel Alcibiade en bottes pointues, qui, chaque jour, rognait un bout de queue à son chien ! Quelles plénières et sereines indulgences on gardait à ce d'Artagnan en habit noir ! -- Les femmes, comme la fortune, sont douces aux casse-cou, aux casse-cœurs. -- Aussi la tentative de chantage brochant sur la déconfiture du cercle, avait mis le feu aux poudres -- aux poudres de riz, s'entend. Ce bon garçon, ce chanceux, les hommes le jalousaient trop pour s'affliger de le voir à la mer. Mais voici que, juste à point, la maréchale était morte, et le duc repêché. Et ceux-là qui se frottaient le plus les mains tout à l'heure accouraient des premiers saluer le soleil, et applaudir l'apothéose. Ah ! le beau cinquième acte de drame, en effet, corsé de fuite, de retour, de suicide avorté, puis de l'escapade de la fille ! Et quoi d'étonnant à ce que les invitations eussent fait prime ? On remplit une cathédrale à moins.

La messe finissait dans un remue-ménage de chaises, des poussées de seul-homme, des parlottes. Pendant que la famille filait par l'étroit couloir tapissé, on se bousculait à l'eau bénite. Quelques-uns renonçaient, et, après quatre pas dans la mêlée, revenaient saluer le duc et son beau-frère, qui fondaient en eau, tous les deux, énervés par la pompe frissonnante et suraiguë des hymnes, celui-là ravagé, les yeux petits, méconnaissable, celui-ci, au contraire, gardant sa froideur comme il faut dans ses larmes. La marquise, vis-à-vis, sanglotait entre deux cousines. Une crampe de désespoir la tordait sous son voile : des dents claquées, des abois, des yeux blancs, toute une mise en scène de dévote, abîmée d'un furieux chagrin dans cette mort, qui sauvait l'honneur à son frère.

Le cortège se reforma à la diable, réduit de moitié. D'abord les gens du duc, les seuls corrects et point débraillés dans cette foule, puis des sœurs, deux files de repenties, des orphelines, très petites, habillées pareilles, avec une médaille au bout d'un ruban clair, affiches vivantes des œuvres-pies de la marquise ; à distance enfin, le duc et M. de Boisgelais, qui ruisselaient sous l'averse. Loin, derrière la colonne, le dorsay du duc, lanternes allumées, avec des crêpes qui pendaient comme des ailes, allait le pas, suivi des berlines de deuil, de coupés, de victorias, vides pour la plupart, faisant nombre.

Comme on débouchait rue Royale, la pluie cessa et un coup de soleil s'abattit dans les fleurs du char, sur les panaches aigrettés d'eau, qui grelottaient. Des uniformes sortirent pimpants des houppelandes, les parapluies se fermèrent : et, coude à coude, les dévoués s'installèrent, choisissant leurs places, pendant qu'à mesure, au tournant des rues, les autres se défilaient. Parfois il y avait des à-coups dans la marche : les voitures refoulaient les piétons, dont les rangs battaient l'un contre l'autre ainsi que des soufflets d'accordéon.

Sur les boulevards, des attroupements se formèrent : on se penchait aux fenêtres, on grimpait sur les bancs, enragé de voir parisiens, badauds et demi, toujours pris à ces piperies d'uniformes.

À quelques pas en arrière du duc, le général Salmon causait avec l'amiral de Quéroignes.

— Ah ! vous la regrettez, vous, sacredié ! Vous avez le toupet de dire que vous la regrettez ?

— Mais, général, permettez ! Je la regrette... je la regrette... Elle ne m'a jamais rien fait, à moi !

— Alors ne dites pas que vous la regrettez !... Pas mon métier de polker sur les cadavres, mais je veux que le diable me patafiole si...

— Voilà mon Velasquez flambé ! intervint le vicomte de Ronserolles, qui arrivait, retroussant ses culottes. Cristi ! Je n'ai pas la veine, moi, cette année. Le duc hérite et ne bazarde plus sa galerie. Et d'un !... Puis mon Goya, un goutteux, condamné par M. Salicylate lui-même, qui en réchappe. Et de deux !... J'avais toujours été élevé dans le respect de la goutte, qui remonte... et vous, général ?

— Parfaitement, parfaitement... Pas plaisanter avec ces choses-là ! Ça remonte... comme les rosiers... les rosiers !

— Eh bien ! pas du tout ! puisque mon Goya...

La goutte humaine descend... et ne remonte pas !

Il y a un vers comme ça dans ces rasoirs d' Ouvriers... Ça va bien, amiral ? Vous avez de bonnes nouvelles de madame de Quéroignes ?

— Oui, merci... C'est-à-dire non... Vous savez ? toujours très doucement... Ma pauvre femme se trouve bien, bien seule là-bas dans sa terre de Bretagne... Moi, il m'est de toute impossibilité d'y aller, à cause de mes travaux... de mon Institut... Vous ne connaissez pas la Bretagne, monsieur de Ronserolles ?... Excellent climat pour les bronches...

Le général Salmon lui coupa la parole, et, comme la pluie retombait, s'accrochant à son bras :

— Amiral, fais mon compliment ! dit-il. Lu un machin de votre façon dans la Revue... la bataille d'Aegos -- je ne sais pas quoi, hein ?... Une bataille navale ?... Est-ce que vous aviez le mal de mer, vous ? Car sacredié, s'il m'avait fallu me battre là-dessus, moi, ç'aurait été du propre... Moi, qui n'ai jamais pu monter sur une mouche sans rendre tous les tonnerres de D... !

— Et cette épouvantable affaire de chantage, où en est-elle ? Savez-vous ? demanda M. de Quéroignes, sans répondre que par un petit mouvement d'épaules très méprisant.

— Le chantage ?... Une affreuse blague ! fit Ronserolles. La jeune personne est mineure comme moi... C'est égal, la Rosetti est blackboulée de ce coup-là !... Elle qui avait la spécialité... Merci ! Des mineures de conserves !

— Et le Fencing-Club, c'est arrangé alors ?

— Oui, Varon-Bey a fait arrêter les poursuites.

— Alors, c'est vrai que cette pauvre demoiselle Chantal... ?

— Chantal est une Romaine, oui, une Romaine, vous entendez ? dit le général. C'est plus beau que l'antique, ce qu'elle a fait là, c'te petiote...

— Est-ce qu'elle est revenue de chez le bey... tout entière ? insinua Ronserolles.

— Mais oui, tout entière ! Qu'est-ce que vous entendez par là, sacredié ?... Pas mon métier de deviner les rébus... Tout entière ?... Puisque Varon-Bey est tombé d'un anévrisme, quand il l'a vue, paf !... Il n'en est pas mort, malheureusement...

— Pas possible. Comment ! Mon Terburg ? Il a eu un anévrisme, mon Terburg !

— Quoi ? votre Terburg ? quoi ?... Encore un rébus !

— Mademoiselle Chantal est-elle mieux aujourd'hui ? interrompit l'amiral.

— Mieux ? Ah ben oui !... N'en a pas pour vingt-quatre heures, à ce que dit le médecin. S ... b... d'animal, va !... Pas mon métier de polker sur les cadavres, mais enfin, ça n'empêche, sacredié, que si la maréchale avait fait son devoir... Voyons, voyons ! Est-ce que c'est exprès que vous me flanquez votre parapluie dans le cou ?

L'amiral se pencha à l'oreille de Ronserolles, et à demi-voix lui demanda :

— Avez-vous des nouvelles de Londres ?... Cette infortunée comtesse !... Quel tourment !

— Oui, répondit le vicomte, elle est sévère, celle-là ! Ils ont trouvé que les sommations respectueuses... c'était trop respectueux.

— Sont-ils mariés ?

— Hum ! C'est tout comme !... De Breux appelle ça débuter, lui !... Mais elle était si mal élevée, cette Sabine !... À propos, vous savez, pour la baronne Simier... ?

— Quoi donc ?

— Elle épouse le comte Theodory, un garde-noble... C'était ce matin dans Le Figaro...

— Eh bien ! qu'il la garde, sacredié ! qu'il la garde !... En voilà encore une que je ne regretterai pas ! dit le général, en tapant du pied dans une flaque, qui fusa sur le groupe en étoiles de boue.

La pluie recommença à la montée de la rue de la Roquette. Les pantalons relevés, on pataugeait dans la crotte, avec un beau mépris du cortège ; certains se garaient en files aux trottoirs. Et, n'eût été ce char de deuil, dont les plumets, bien loin en avant, tremblotaient, et cet effeuillement par terre de couronnes, on aurait dit d'une promenade de « compagnons » en goguette, le jour de la fête du Saint, après une petite ribote.

La cloche du cimetière tinta. Le corbillard grimpait en circuit la pente raide, où des ruisseaux faisaient des cascatelles ; on l'apercevait de profil maintenant, précédé à vingt pas de la berline du prêtre. Et c'était navrant, ces panaches défrisés, ces franges larmoyantes, ces rigoles, qui dévalaient des chapeaux galonnés aux grandes bottes. Les housses des chevaux pleuraient, les galeries à raies de cœur, les écussons, les couronnes, les roues boitées d'argent, tout pleurait. Et, sous le fouettement de l'averse, les bêtes échauffées disparaissaient dans une vapeur d'étuve, la tête dans les jambes, soufflant.

Derrière, le duc, hypnotisé, suivait toujours nu-tête, une capote militaire agrafée aux épaules, à côté du marquis de Boisgelais déconfit, qui, mal abrité par son parapluie de femme, contemplait mélancoliquement sa belle barbe, dont le blond vénitien déteignait sur son plastron crevé.

Le char fit halte enfin. Les hommes noirs remontèrent à l'assaut parmi les couronnes fripées et les croix défleuries ; la bière roula. Puis, lentement, ligotée de chaque bout, elle descendit, battant les murs avec un bruit profond. Et un grand vent s'éleva, qui secoua dans la tombe ouverte le goupillon des cyprès lourds de pluie.

Alors le duc, s'éveillant, prit l'aspersoir des mains du prêtre, et, furieusement, les prunelles agrandies par de suprêmes colères, de toute la détente de son bras il en flagella le cercueil.

XX -- Où l'on va au trot

C'est tout là-bas, au diable vauvert, boulevard Beauséjour, à Passy, par une claire après-midi de fin juin, ravigotée d'une petite brise qui batifole dans les platanes. Le ciel a mis sa robe pompadour, vous savez, sa robe à volants roses comme soufflés sur un dessous bleu-marine.

— Celle qu'il avait le mois passé ?

— Non pas ! Le ciel est un coquet, qui ne met jamais deux fois la même robe.

Sur la chaussée qui s'allonge au soleil, ainsi qu'une longue, longue tresse blonde, un tout petit fiacre fait une toute petite ombre : un coupé à caisse jaune, attelé d'un cheval blanc, qui trotte. Non, de mémoire de cheval blanc, onc ne fut tant trotté. Clic ! Clac !

Et le vent, qui aime à savoir les choses, questionne ses bons amis les platanes.

— Hou ! Hou ! dites donc ! Comme ils se dépêchent ! Où diable peuvent-ils aller si vite ? J'en suis époumoné, moi, de leur courir après !

— Heu ! Heu ! opinent du bonnet les platanes. Heu ! Heu !

Car ce sont platanes d'âge, platanes d'expérience, et qui ne répondent pas en l'air.

— Heu ! Heu !... Rien ne nous serait plus aisé que de le voir à leurs figures. Mais avec ces maudits stores, le moyen ?

— Les stores ? Parbleu ! Vous allez rire !

Aussitôt dit, le vent fait rage : il siffle, il souffle, il bat en brèche les pauvres stores, qui n'en peuvent mais, et se ballonnent et puis se creusent, comme les joues d'une première flûte. Tant et tant que tous deux cèdent à la fin. -- Brrrttt... !

— À la bonne heure ! soupirent les platanes.

Et, se penchant :

— Il y a dans le fond une jolie demoiselle.

— Hou ! Hou !... Je n'aperçois, moi, qu'une vieille lady !

— Voilée de noir !

— Voilée de bleu. Hou !...

— Brune, à reflets de loutre...

— Rousse, à reflets de... carotte, avec une paire de besicles sur le nez !

— Des yeux énormes, couleur de violette, et pas de besicles, monsieur le vent, pas de besicles !

— Que signifie... ?

— Regardez à droite !

— Regardez à gauche !

Tout s'explique : il y a une jeunesse et une... vieillesse (Chut ! si Miss nous entendait !), l'une en grand deuil et l'autre pas.

— Cela ne me dit point où elles vont.

— Belle malice !... À l'enterrement.

— Pourquoi pas à la noce ? rétorque le vent, qui est de tête légère.

— Nous gageons, nous, pour l'enterrement !

— Je parie, moi, pour la noce !

— Je parie pour l'amour ! fit une fauvette, qui écoutait.

Cependant le fiacre a rangé le trottoir et le cheval blanc s'est arrêté devant une petite maison blanche et rose, si rose, si blanche, qu'on dirait sous son paletot de lierre de la chair, de la chair nue qui grelotte. Le cocher nu-tête, a ouvert la portière -- un bon gros de bonne humeur, qui, afin d'être plus à la fraîche, a coiffé sa lanterne avec son chapeau gris. C'est Miss qui descend la première, puis Chantal, un paquet dans les bras. Qui ? Chantal ? -- Oui Chantal, voilée de crêpe anglais, et si pâle, là-dessous, si pâle, que, n'étaient ses petites veines couleur de pervenche, on la jurerait en marbre pentélique et tout droit débarquée d'Éleusis.

Mais bah ! si grand que soit le deuil qu'elle porte, elle a le cœur en dedans pavoisé, pavoisé de bleu, pavoisé de rose, à la livrée bleue et rose du ciel. -- C'est fini, les angoisses ; fini, les larmes : l'ange est venu. Chantal avait bien raison de l'attendre.

Comment il était venu : cela, elle n'aurait pas trop su le dire. Dans son souvenir il y avait comme des trous. Elle se rappelait seulement qu'elle avait eu grand-peur, qu'elle avait parlé de son père à cet homme, et que, soudain, il était tombé là, à ses pieds. Puis des cris, des allées et venues dans les couloirs ; et plus rien qu'un terrible silence, où, seule, dans une fièvre ininterrompue de neuf jours et de neuf nuits, elle avait battu et rebattu la campagne. Et pas une de ces rabâcheries du délire, pas un de ces refrains bêtes, entêtés, pas une rime en sa mémoire ne s'était accrochée de cette folle chanson. Du vide à l'âme, voilà ! Après, dame ! cela ronflait drôlement dans ses oreilles, au point qu'elle y avait mis la main, pour voir si elle n'y avait pas par hasard quelqu'une de ces coquilles, dont les spires nacrées gardent l'écho des océans. Mais non, c'était le réveil, la vie, qui rouvrait ses ailes et le cœur qui chantait coquerico ! Et, dépliant avec un peu de mal ses paupières, où quelque chose de lourd pesait, elle avait aperçu dans une espèce de brouillard sa mère et puis son père, qui lui souriaient, béatifiés.

Ce fut exquis alors, ces retrouvailles : à toutes petites bouchées on s'embrassait, crainte de fatigue, faisant à mesure les parts plus copieuses. Oh ! comme cela sucrait -- sucreras-tu -- les lèvres, encore amères des pleurs versés ! Ses rêves, ses plaisirs d'antan, elle avait peine à les reconnaître, peine à reconnaître ses objets familiers, sa Sainte Vierge d'ivoire, les amoureuses en paniers des trumeaux, Bombyca, sa joueuse de double flûte. Et de relier commerce ensemble.

— Tiens ! vous voilà ?... Je vous trouve un peu changées !

De vrai, c'était elle qu'elle ne retrouvait pas. Ses cheveux nattés court, sa pâleur, les gracilités de son buste aminci, jusqu'à ses trous de fossettes qui s'étaient faits fossettes et demie, rien qui ne fût matière à surprises. Il fallait tout remettre en place, les fleurs, les bijoux, les livres et les pensées aussi, qui ne s'emboîtaient plus si net au cadre. Et c'était charmant, ce jeu de patience, prendre ses rêves par les ailes pour les repiquer un à un dans leur nid.

— Ah ! c'est toi, Éleusis ?... C'est toi, Dionysos ?... Toi, André ?

Car elle lui disait « toi » -- en rêve.

Chaque jour amenait sa découverte, un mot, un geste, une saynète à deux, qui embaumait le déjà vu. Çà et là quelques pleurs s'y mêlaient, restes des heures mauvaises, vite séchées aux feux clairs de ces joies. -- Oui, des joies ! Car son père semblait heureux et sa mère, revenus à la sérénité des espoirs, lui, assagi de partout, rapetissé à sa maigrelette santé, presque à sa taille, à elle. Il y avait des projets en l'air : on devait démissionner, quitter Paris, emmener « bon papa » et son pensionnat de demoiselles de pierre, aller loin, en province, plus loin, peut-être en Algérie ; et l'on serait sages désormais comme des images, comme des images, éternellement unis. -- Puis, quand la vue de sa mère en deuil lui remettait en idée la maréchale morte, elle avait honte, songeant qu'elle partie, la paix était rentrée ; et elle pleurait de ne pouvoir la pleurer davantage.

Chantal entra.

— Oui, c'est moi, mon bon Spiro ! Bonjour, Spiridion ! Kaliora !

Et, sans attendre le discours que la « gouvernante » depuis un mois capitalise, elle disparaît dans l'escalier, envoyant de haut à Miss cet avis très essentiel :

— Surtout pas avant cinq heures !

Elle montait à petits pas étouffés, le cœur sautant. Huit grands jours qu'elle guettait, chaque matin, le soleil. -- Car pas de soleil, pas de sortie. C'était un terrible homme que le docteur ! Et le baromètre qui était toujours à « tempête » ! Sûr, ils devaient s'entendre tous les deux. -- À la fin des fins le soleil était venu, qui avait fait la nique au docteur, la nique au baromètre. Et, bien gentiment, dans un petit fiacre, parce qu'on n'avait plus trente-six cochers aujourd'hui, on était parti avec Miss et le Mercure Criophore enveloppé, le fameux Mercure, que d'abord elle avait couru racheter chez le « photographe ». -- Et on n'a pas idée de ce que c'est cher, un Criophore ! Sans Miss, jamais elle n'aurait eu assez. -- Bon papa ne s'attendait à rien. Et, tout en grimpant, Chantal riait de la surprise du grand-père et de la... et de la... Car il ne serait pas seul, le grand-père. Aujourd'hui jeudi, jour d'Éleusis ! Oh ! par hasard, allez ! Le soleil avait choisi le jeudi. -- En avait-il, un nez, ce soleil ?

Mais voici qu'en haut, devant la porte du mousée ouverte, Chantal se met à trembler comme la feuille. Et jamais, non, jamais elle ne serait entrée, si, juste dans l'instant (il y a de ces bonheurs !) M. de Chalain, en tenue de cheval et botté jusque-là, ne fût sorti, portant dans ses bras un torse de déesse.

Chantal se recula un peu, et lui, l'ayant reconnue, fit un grand : « Mademoiselle ! » et du coup laissa choir la déesse, qui en dégringola tout l'étage.

Au bruit M. Baccaris accourut, son vieux tarbouch sur l'oreille, et le gilet déboutonné.

— Eh bien ?... Eh bien ?... mon cher ami ? Ohimé ! qu'est-ce que tou fais ?...

Puis, apercevant Chantal, il l'enleva de terre et, secoué d'un fou rire, l'emporta comme une proie dans le musée.

— Toi ! c'est toi, kartidza mou ? ... mon petit cœur ! Toi... duô mou matia... mes deux yeux !... Et tou ne préviens pas... ? Et tou rapportes le Mercoure ? ...

Il ne savait plus ce qu'il disait, le Palikare, et, de l'eau plein les yeux, broyant du grec entre ses dents, il dévorait Chantal à la lettre.

Celle-ci se débattait, criant :

— Mais, bon papa... bon papa !... Voyons ! Tu n'en auras plus... si tu... si tu manges... tout... le même jour !... Sans compter que tu vas... casser... casser ton Criophore !

M. de Chalain rentrait avec la déesse intacte.

— Elle ne s'est rien brisé ? dit Chantal.

— Oh ! non !... au contraire !... répondit le dragon, qui rougissait. Elle est d'une solide complexion... de marbre...

— Et puis, dame ! sans bras ni jambes, il lui en aurait fallu, de la bonne volonté, pour se... Eh bien ! Ça marche-t-il, Éleusis, ça marche-t-il ? poursuivit Chantal. L'arrivage est-il arrivé décidément ?... Et le char, bon papa, le char triomphal ?... Tiens ! Où s'est-il sauvé ?... Bon papa ?... Bon papa ?

Elle reposa l'Hermès à sa place, et, se tournant vers André :

— Vous m'avez donc reconnue ? dit-elle.

— Mais, mademoiselle, ce n'est pas à moi qu'il faut demander cela... C'est à la déesse... à l'infortunée déesse, qui en a... qui en a...

— Oh ! comme vous êtes devenu malin ! C'est donc ce duel qui... ?

— Vous savez ?

— Si je sais !... Alors vous seriez parti comme ça... sans me rien dire ?

— J'avais laissé une lettre, fit André, qui baissait les yeux, une lettre pour...

— Une lettre... pour ?... pour moi ?

Il fit « oui » de la tête, la voix lui manquant tout à coup.

Elle continua :

— Et vous êtes guéri ?

— Oh ! je n'ai jamais été bien malade.

— Mais si... mais si... La graffignure... la graffignure ! ... Papa me donnait des nouvelles...

— Tiens ! à moi aussi ! interrompit André.

— Oh ! le cachottier, qui ne me l'a jamais dit !... C'est qu'il vous aime joliment, papa. Et maman, donc !... Si vous les entendiez ! « Un héros, c'est un héros !... » Voilà encore que vous devenez solferino... Il n'y a pas de quoi ! C'est très beau, ce que vous avez fait là, vous battre comme cela pour mon père... Parce que c'était le... mien, dites ?

Il répondit : « Houi !  » dans un sanglot.

— Jamais je ne l'oublierai ! reprit-elle après un silence.

Et, posant sa main dans sa main, qu'il lui tendait large ouverte, elle répéta plus bas :

— Jamais !

Très rouge, et les prunelles éclaircies d'un peu d'eau, il s'était agenouillé devant elle et baisait ses doigts qu'il tenait prisonniers.

— Je vous salue, Chantal... pleine de grâces... Vous êtes bénie entre toutes les vierges... Chère adorable petite martyre, je le connais, moi, aussi, votre secret... Je vous aime ! murmurait-il doucement essoufflé. Je vous aime !...

Et il était à croquer, ce grand dragon, qui se faisait tout petit aux pieds de cette fillette, mettait une sourdine à sa voix puissante de soldat, et, courbant sa tête blonde parmi ses blondes aiguillettes, semblait un Saint-Georges à genoux devant la fille du roi.

Elle ressaisit sa main d'une saccade et le relevait, grondant :

— Chut ! Chut !... Voulez-vous bien vous taire !... Est-ce que c'est permis... d'aimer sans permission ?... Fi ! Monsieur. C'est comme ça que vous la savez, votre théorie, monsieur ?... Et la hiérarchie, monsieur ? Qu'est-ce que vous en faites, monsieur, de la hiérarchie ?... Vous vous agenouillez dessus... dites ? Si papa...

— Le général sait... commença-t-il. Ma mère aussi...

Elle lui mit un doigt sur la bouche.

— Allons revoir nos amies d'Éleusis ! dit-elle. Elle avait secoué ce malaise de tout son être, cette gêne d'amour, qui empesait ses gaietés, et se dégourdissait l'âme et les jambes et la voix, vagabondant par la chambre, une ariette aux lèvres, avec des saluts aux vitrines retrouvées.

— Bonjour, toi, monsieur l'Éphèbe ! Et toi, bonjour, la dame à l'urne ! Kalimera, Éros, Kalimera !... Koré, ma belle, comment ça va ?... Tu n'as pas eu la fièvre, toi ?... Une chance ! Car comment aurait-on fait pour te tâter le pouls ?

Elles aussi, les petites Tanagriennes, avaient connu les mauvais jours : combien s'étaient vendues pour sauver la maison de Varèse ! Et elles étaient de la famille, aujourd'hui de la famille, les dieux, de la famille, les déesses, les bronzes, les stèles, les poteries. Chantal n'oubliait personne ; de l'une à l'autre elle allait, un sourire pour les belles, un sourire pour les laides, s'arrêtant davantage auprès des éclopées. Ce fut, après, le tour des plantes, du jasmin, des myrtes, des orangers en caisses. De temps en temps, attirée, elle revenait à la table, où le dragon dessinait. Quand ce fut fini de sa tournée, elle s'approcha, et mécontente :

— Mais ce n'est pas ressemblant... dit-elle. Mais du tout !... du tout ! je n'ai jamais eu un nez en trompette !... Si ? je l'ai en tromp... ? C'est trop fort !

Et, comme M. Baccaris rentrait avec son tarbouch des dimanches et son gilet plus d'aux trois-quarts boutonné :

— Bon papa ! poursuivit-elle. Est-ce que tu trouves ça, toi, que j'ai le nez en tromp... Ah ! ah ! en tromp... ette ?... Non ? est-ce pas ?... Voilà pourtant monsieur, qui a la malhonnêteté de prétendre... Ah ! ah ! ah ! Ce n'est pas une raison, parce qu'on est dans la cavalerie, pour voir des trompettes partout !... Et le char, bon papa, le char ?

— Tout à l'heure... Oun peu de patience ! répondit le Palikare, qui riait d'un air de mystère, avec de petits clins d'yeux très éloquents.

...Vers quatre heures on descendit manger les glyka au jardin, où l'ombre du cyprès commençait à se faire longue sur la pelouse. La fontaine s'égouttait doucement, Périclès ronronnait et, pendu sous la treille, Athina à bouche-que-veux-tu rossignolait. Pas de bruit que parfois, de l'autre côté du boulevard, un convoi galopant à gros coups de soufflet, qui, passé, rendait plus profondes les retombées de paix et de silence. La vigne en fleur et les jasmins tremblaient en légers frissons sur la table, et, comme ce jour qu'ils déjeunaient tous trois à cette même place, ils se taisaient, les yeux perdus aux horizons du mur : la mer bleue, les roches blondes, monts, ciel et ruines s'effaçaient en de lointaines grisailles, où chacun, ainsi qu'en un miroir, regardait vivre sa pensée. L'un -- c'était le Palikare -- y voyait Éleusis ; l'autre -- c'était Chantal -- y souriait à André ; l'autre -- c'était André -- y souriait à Chantal.

Une brise s'éleva et les jasmins de Grèce neigèrent en rose sur leurs têtes.

— Allons voir le char ! dit Chantal, qui se mit debout la première.

Enfermé dans sa boîte de glace, au milieu du capharnaüm, fraîchement tendu de velours rouge, le pteron arma restauré se dressait dessus ses quatre roues de bronze garnies d'ailes, comme les sandales de Mercure. Sur le panneau de devant, d'une belle patine vert-de-grisée (on restaurait jusqu'aux patines dans ce diable de caphamaoum), l' Enlèvement d'Europe sculpté s'arrondissait en demi-relief. L'amorce du timon était faite d'un masque de flûtiste, bouche bée ; et, dans le fin treillage ajouré des galeries, à l'endroit où devaient passer les rênes, il y avait deux colombes bec à bec.

Dès en entrant, Chantal sentit quelque chose de tiède qui coulait de son cœur à ses yeux ; ses jambes la quittaient et elle serait sûrement tombée si André n'eût été là pour lui donner la main.

Alors, derrière eux, la voix de M. Baccaris fit :

— Hé ! hé ! ce sera votre voitoure de noce !

Puis, les prenant dans ses bras tous les deux, un brin goguenard :

— Embrasse-la ! dit-il au dragon. Mais pas là... pas là... Dans la figoure !... Eh ! mon bon Diou ! As- tou peur que sa barbe te pique ?

Et cette fois ce fut Chantal qui rougit.

Appendix A

Note: Renée Mauperin et La Faustin , deux romans des frères Goncourt.
Note: 2  Ancien nom du peuplier.