I -- La famille Liébert. -- Janique.

Six heures sonnaient à la cathédrale de Clermont-Ferrand, lorsqu'une voiture s'arrêta devant la porte d'une modeste maison de la rue de la Treille.

M. Liébert venait occuper la chaire de philosophie à la Faculté de cette ville. Il était attendu et désiré, non seulement à cause de son mérite, mais parce qu'on espérait que sa famille serait une agréable société.

Madame Liébert était, disait-on, une femme tout à la fois sérieuse et aimable. Sa fille aînée Marie avait dix-huit ans ; Hélène entrait dans sa quinzième année ; puis venaient un collégien de quatorze ans et une petite fille de sept ans qui était aveugle.

Les nouveaux venus attirèrent immédiatement l'attention, et comme la maison n'avait pas de cour, il fallut déballer les meubles dans la rue, circonstance favorable à la curiosité des voisins.

Deux jeunes filles, qui demeuraient en face, coururent à la fenêtre au premier coup de marteau qui annonçait l'ouverture des caisses ; et suivirent avec intérêt le déballage du mobilier.

« Oh ! dit mademoiselle Elvire Bertin, la philosophie n'est pas brillante ! Nous n'avons pas, je crois, grand plaisir à attendre d'elle ! Regarde donc, Laure, ces fauteuils râpés, ces tables et ces armoires. Que de vieilleries ! M. Évrard était autrement meublé ! C'est vraiment avoir du malheur ! Il faudra bien cependant faire connaissance avec ces nouveaux venus. Mon père est prévenu en leur faveur : mais moi je bâille d'avance. Ces demoiselles sont tellement absorbées dans le déballage, qu'elles n'ont pas tourné la tête une seule fois de notre côté.

— Je peux cependant t'assurer, Elvire, qu'elles n'ont pas l'âge de leurs meubles. Comment peuvent-elles être si fraîches après avoir passé une nuit en wagon !

— La mère se contente de les regarder, elle ne s'occupe absolument que de la petite fille qui l'accable de questions, la bonne dame semble faire partie des paquets : elle m'impatiente ! »

L'intérêt s'accrut encore à l'apparition d'une jeune servante, dont le costume bizarre était une nouveauté pour les habitants du pays : un bonnet de toile empesée, découpé en forme de cœur ; une casaque de drap gris grossièrement brodée de laine jaune, un jupon court de droguet vert, le tout fané et froissé. Tel était le costume de Janique, la servante bretonne.

La brave fille était trop occupée pour remarquer l'effet qu'elle produisait sur les voisins et sur les passants.

La journée n'était pas finie, et déjà un certain ordre régnait dans la maison. Janique s'était empressée de mettre des petits rideaux aux fenêtres pour déconcerter l'indiscrétion. La porte étant fermée, il était déjà possible de se reposer dans le salon.

« Aline, dit M. Liébert à sa femme, tu te plairas ici ; l'Auvergne est un beau et bon pays, les habitants de cette ville accueillent les étrangers avec bienveillance. Nos filles trouveront certainement d'aimables compagnes qui les aideront à se consoler de la perte de celles qu'elles ont laissées à Paris. Le mois de septembre permet encore de faire de longues promenades, et lorsque nous connaîtrons le pays, il nous sera plus facile de supporter l'hiver qui est parfois très rigoureux.

— Marie, tu me raconteras tout ce que tu verras, dit la petite Anne.

— Oui, cher ange. Et la sœur prit l'enfant sur ses genoux.

— À quoi pense ma fille Hélène ?

— Je pense, mon bon père, que la rue Saint-Jacques avec son tapage et notre vilaine chambre avait plus de charmes pour moi que ne m'en offrira l'Auvergne avec ses montagnes. »

La présence de Janique fit que cette réflexion demeura sans réponse.

Vingt-quatre heures plus tard, l'arrivée du professeur était connue de toute la ville.

La famille Liébert se rendit le dimanche suivant à la cathédrale. La première impression fut favorable aux étrangers : les parents avaient l'air distingué ; les jeunes filles étaient charmantes ; leur mise, que l'on s'étonna de trouver si modeste, était du meilleur goût ; mais au sortir de l'église, l'examen fut plus sérieux. La jeune voisine, déjà revenue de ses préventions, trouva moyen de placer un petit salut qui fut compris et rendu.

Anne, jusqu'alors oubliée, fixa l'attention ; le voile dont ses yeux étaient couverts excita une surprise à laquelle succéda aussitôt une tendre compassion : « Elle est aveugle ! » se disait-on tout bas. Les mères, habituées à lire dans les yeux de leurs petits enfants, ne comprirent réellement leur bonheur qu'en présence de cette grande infortune. Anne devint le sujet de toutes les conversations, et ses parents eurent leur part de la sympathie qu'elle inspirait.

Le déballage d'un piano ranima la curiosité des demoiselles Bertin. Beaucoup de gens auraient dit peut-être : Encore un piano de plus dans la ville ! L'impression des jeunes voisines fut tout autre ; elles étaient impatientes d'entrer en relation avec ces charmantes étrangères.

Dès que le professeur eut fait les visites d'usage, on les lui rendit avec empressement, et un mois s'était à peine écoulé, qu'un cercle d'aimables connaissances entourait la famille Liébert.

L'éducation des jeunes filles avait naturellement été l'objet de tous les soins de leur père. Aux leçons régulièrement données s'ajoutaient les lectures du soir, lectures historiques ou littéraires. L'aînée avait une instruction solide et de plus un joli talent de dessin. La position modeste de sa famille lui avait laissé jusque-là une grande liberté ; à l'étude succédaient la couture et la broderie ; déjà même elle n'était pas embarrassée pour faire ses robes et celles d'Hélène qui avait peu de goût pour les ouvrages vertueux, comme elle disait en riant.

D'ordinaire, la vie de province allonge les heures. Il n'en fut pas ainsi à Clermont. L'aimable accueil qu'on fit à madame Liébert et à ses filles changea forcément leurs habitudes. La lecture et surtout le dessin furent peu à peu négligés, et bientôt abandonnés. La sœur aînée se soumit aux circonstances avec sa douceur ordinaire, et on ne l'entendit jamais exprimer un regret.

Anne était toujours aux côtés de sa mère ou de Marie, mais les visiteurs n'osaient parler d'elle. On la caressait sans faire de questions : on attendait une confidence.

Cette confidence arriva : dès l'âge de trois ans, un glaucome avait voilé les yeux de l'enfant. Cette cécité ne nuisait pas à son caractère, et l'intelligence dont elle était douée suppléait merveilleusement au sens qui lui manquait. Cette explication était toujours entremêlée de larmes, et pourtant jamais la mère n'évitait de répondre aux questions qui désormais se renouvelèrent fréquemment.

Cette enfant était chère à tous ceux qui la connaissaient. C'était à qui lui ferait plaisir, lui donnerait une petite joie.

Après avoir parcouru la maison avec ses sœurs, Anne ne tarda pas à passer seule d'une pièce à l'autre sans hésiter ; elle se garait des obstacles avec une adresse si grande, qu'on la voyait sans crainte agir et se mouvoir.

La sœur aînée s'occupait déjà de l'éducation de la pauvre enfant. Ses petits doigts touchaient légèrement les caractères particuliers d'un livre destiné aux aveugles ; il n'était pas rare que cette lecture excitât sa gaieté ; mais rien ne la distrayait autant que la musique.

Le piano, qui avait été le premier lien entre Elvire et Hélène, était uniquement destiné à Anne.

Une inspiration maternelle avait fait naître la pensée d'essayer de ce moyen comme d'un simple amusement, et quelques mois avaient suffi pour découvrir que la petite fille était née musicienne.

Rien n'était à la fois plus triste et plus charmant que de la voir assise sur un grand tabouret, jouant les airs connus de nos méthodes. Souvent sa voix juste et douce attirait son père qui, après avoir souri, rentrait tout triste dans son cabinet.

Le piano d'Anne était le seul meuble de luxe qu'on remarquât dans la maison.

C'est à sa sœur aînée que l'enfant s'adressait de préférence :

« Tu m'expliques mieux, disait-elle ; quand tu parles, c'est comme si je voyais. »

Ces deux existences se trouvaient ainsi liées l'une à l'autre. Mais la province, qui se montrait si aimable, avait ses exigences et imposait de nouvelles occupations auxquelles la sœur aînée se donnait tout entière. Anne se rapprocha davantage de sa mère, heureuse de ce retour.

L'intimité s'était promptement établie entre les demoiselles Bertin et les filles du professeur ; le voisinage en faisait presque une obligation.

Si M. Bertin habitait une vieille maison de la rue de la Treille, c'est qu'il respectait l'héritage de son père. Une large aisance n'en régnait pas moins chez lui. Hélène fut frappée, et presque humiliée, d'un luxe qui contrastait avec la simplicité de la maison paternelle. Toutefois, le plaisir d'avoir des compagnes de son âge effaça ce premier sentiment, et il ne se passa bientôt plus de jour sans qu'une occasion naturelle donnât aux jeunes filles un prétexte de se visiter ; de plus, Hélène était heureuse de voir son père apprécié par une famille honorable.

L'hiver resserra encore ces relations ; car si les demoiselles Bertin allaient dans le monde, elles ne dédaignaient pas les soirées du voisinage. Laure surtout s'attachait à Marie, dont elle subissait, sans le vouloir, la bonne influence.

Jusque-là M. et Mme Liébert s'étaient contentés de recevoir simplement quelques amis. Mais la mère pressentait qu'il faudrait bientôt faire un peu plus de frais. C'est bien ce qu'Hélène pensait ; elle entrevoyait avec bonheur une existence nouvelle : la jeune fille croyait que l'économie de ses parents était plutôt une vertu qu'une nécessité. Ne lui en voulons pas ; Hélène était une de ces gracieuses créatures qu'on se plaît à laisser dans l'ignorance de tout ce qui peut attrister. Enfant gâtée, il faut le dire, elle ne s'inquiétait nullement de la marche des choses. Son père était respecté, il avait été reçu chez le ministre ; que lui fallait-il de plus ?

À quinze ans, on ne prend qu'une part bien restreinte aux soins du ménage, surtout lorsqu'une sœur aînée est là ; d'ailleurs l'habitude de voir agir les autres autour d'elle persuadait aisément à Hélène que son concours était inutile.

Deux jeunes filles bien élevées sont fort appréciées dans la ville qu'elles habitent. La famille Liébert reçut de la préfecture une invitation de bal. Cette invitation combla Hélène de joie et rendit ses parents sérieux.

« Que ferons-nous, Aline ? dit M. Liébert.

— Refuser est impossible, mon ami. Il serait d'ailleurs bien triste de sevrer nos filles de tout plaisir. C'est aussi le moment de présenter notre chère Marie dans le monde... qui sait ?

— La difficulté n'est pas seulement d'aller au bal de la préfecture, mais de séparer les deux sœurs.

— Il n'y faut pas songer : n'as-tu pas remarqué avec quel plaisir Hélène a accueilli l'idée de cette fête ?

— Hé bien ! ma chère amie, arrange cela comme tu sais arranger toutes choses. »

La mère n'hésite pas : elle s'occupe sans tarder de la toilette de ses deux filles. Elle consulte tout naturellement Marie. Le désir de la fille aînée eût été de ne point paraître à ce bal. L'autorité de sa mère lui imposa de ne pas refuser cette distraction.

« Après tout, se dit Mme Liébert, la jeunesse se pare à peu de frais, et je ne suis pas fâchée de montrer mes filles. Mais quel travail pour ma bonne Marie ! »

Dès qu'elles entendirent parler du bal de la préfecture, les demoiselles Bertin vinrent voir leurs amies ; il leur tardait de connaître leurs projets de toilette pour cette brillante réunion.

« Nous venons, dit Elvire, vous apporter l'adresse de notre couturière ; Mme Poly est la première tailleuse de Clermont, c'est une femme qui sait faire valoir ses clientes avec un art tout particulier, son goût est si sûr ! »

Marie remercia ses amies et leur dit qu'elle faisait habituellement ses robes et celles de sa sœur, et qu'en cette circonstance elle se piquerait d'honneur.

« C'est admirable, sans doute ; mais, ma chère, quelle que soit votre habileté, il vous manque certainement ce je ne sais quoi qu'ont les bonnes couturières, et votre mère pourra bien regretter d'avoir fait une économie dans une circonstance semblable. »

Laure souffrait de l'indiscrétion d'Elvire, et elle crut arranger les choses en demandant à Marie quelles fleurs elle et sa sœur mettraient dans leurs cheveux.

« J'ignore si ma mère nous permettra d'en porter.

— Mais, reprit vivement Elvire, c'est un grand bal ! Attendez-vous à voir des toilettes comme on en voit à Paris ! En tout cas, voici l'adresse de notre fleuriste. Elle a des guirlandes ravissantes ; c'est ce qu'on porte cette année. »

Laure et Elvire se retirèrent sans être tout à fait convaincues de l'inutilité de leur démarche.

Hélène ne songea plus qu'à la couturière et à la fleuriste de ses amies. Toutefois, Marie mettait tant d'ardeur au travail qu'elle eut honte de laisser voir ses inquiétudes. Une robe de tulle blanc à deux jupes fut essayée et déclarée irréprochable. La couturière était, à bon droit, fière de son travail :

« Tu seras charmante, petite sœur, pour faire ton entrée dans le monde, disait l'aimable fille tout en posant ici et là ses épingles. Voyons, paye-moi donc d'un baiser ! Tu as l'air d'un mannequin des montagnes russes. À quoi penses-tu ?

— Je pense à beaucoup de choses, Marie... d'abord, que tu es la plus aimable des sœurs, mais que, si nous étions riches, tu ne te fatiguerais pas à faire nos robes.

— Est-ce tout ?

— Non.

— Achève ! achève !

— Eh bien ! je ne crois pas que nos robes soient à la dernière mode.

— Il est bien possible qu'elles ne soient qu'à l'avant-dernière, que veux-tu ! Il me semble cependant que je n'ai jamais aussi bien réussi. Maman prépare nos ceintures roses, et... je ne doute pas, moi, que nous ne fassions beaucoup d'effet.

— Qu'aurons-nous sur la tête, Marie ?

— Nos cheveux !

— Il n'y a pas moyen d'être sérieux avec toi !

— La gravité est-elle donc de rigueur pour aller au bal ?

— As-tu donné à maman l'adresse de la fleuriste ?

— Non, je sais que M. Lieutaud nous réserve quelques-uns des beaux camélias roses qui font l'ornement de sa serre. Je voulais t'en faire la surprise, mais tu m'as arraché mon secret.

— J'aurais préféré des fleurs artificielles.

— Chère Hélène, ne te préoccupe pas tant de ta toilette ; si tu devenais coquette, maman n'accepterait plus d'invitation.

— Elle te l'a dit ?

— Non, c'est la raison qui vient de me faire cette confidence. Tu seras charmante ; crois-moi, ne change pas ta couturière ; elle fera des prodiges pour te contenter. Que veux-tu ! nous ne sommes pas riches, et peut-être n'est-ce pas un malheur.

— Bien certainement, s'il existait une chaire de philosophie pour les femmes, on devrait te la confier. Tu es née philosophe et... couturière. »

Les deux sœurs s'embrassèrent tendrement.

Le grand jour est arrivé ; les toilettes sont prêtes, madame Liébert complète la coiffure de ses filles en y attachant de frais camélias. Hélène fait remarquer que le rose est d'un meilleur effet sur les cheveux noirs de sa sœur que sur sa chevelure blonde.

Anne vint en ce moment promener ses petites mains sur les robes de bal :

« Es-tu bien contente d'être si belle, Hélène ? »

Cette question ramena le sourire sur les lèvres de la jeune fille ; pour toute réponse, elle embrassa l'enfant. Mais la sage Marie répondit :

« On n'est pas contente, Anne, parce qu'on a une robe de tulle ; pour un rien, nous laisserions là le bal, et nous mettrions notre bonnet de nuit.

— Est-ce que j'irai au bal quand j'y verrai, maman ?

— Oui, mon enfant, répondit la mère en levant les yeux au ciel.

— Marie, tu me diras si c'est beau à la préfecture. Quand vous serez parties, je danserai une ronde avec Janique, et puis j'irai me coucher... J'entends la voiture ! Embrassez-moi : bonsoir. »

Les sœurs partirent après l'avoir embrassée, et Janique, fidèle à sa promesse, chanta la ronde favorite d'Anne.

Marie et Hélène furent éblouies et intimidées en entrant dans les salons de la préfecture. Le luxe déployé à cette occasion était tout à fait nouveau pour elles. L'aimable accueil que leur fit la femme du préfet, l'empressement que l'on mit à leur faire place, les égards dont furent entourés M. et Mme Liébert, tout les enchanta ; elles osèrent enfin jeter les yeux autour d'elles, et se crurent sous l'impression d'un rêve.

Mlles Bertin firent leur entrée plus tard. Leurs robes de crêpe rose ornées de bouquets de jasmin blanc, leurs couronnes de fleurs semblables, produisaient un charmant effet, tout en les vieillissant un peu.

Elvire s'approcha de ses amies avec une grâce charmante et approuva leur toilette, mais s'apercevant qu'elles portaient des souliers de satin noir, elle dit tout bas à Hélène, d'un air vraiment désolé : « Des souliers noirs, ma pauvre amie, y songez-vous !

— On nous a dit que les souliers de satin blanc n'étaient pas de rigueur.

— Erreur, erreur ! passe pour les demoiselles Roland, des vieilles filles de vingt-cinq ans, mais vous ! Je ne puis vous dire à quel point je suis mortifiée ! »

L'orchestre mit fin à cette conversation. Marie et Hélène figurèrent dans le même quadrille, et il eût été facile à Elvire d'admirer les petits pieds de son amie, qui exécutait en conscience des pas qu'un maître de bon goût lui avait appris, mais ces malheureux souliers noirs la rendaient aveugle pour tout le reste.

Cependant la contredanse n'était pas achevée et déjà les deux sœurs étaient citées comme le vrai type des jeunes personnes bien élevées. M. et Mme Liébert recevaient avec complaisance les éloges qui leur arrivaient de toutes parts. Ils étaient radieux... Jamais encore ils n'avaient mieux constaté la grâce de Marie et la beauté d'Hélène. L'heureux père, tout philosophe qu'il était, ne put retenir un soupir et se dit que si ses filles avaient de la fortune, elles seraient comptées au nombre des meilleurs partis de la ville.

Cependant la critique est souvent voisine de la louange : Hélène était trop petite, et l'ainée manquait de cet enjouement qui fait partie d'une toilette de bal.

« Mais, dit une femme de bon sens, comme on ne passe pas sa vie au bal, et qu'une ou deux lignes de moins ne nuisent point au mérite, je suis très désireuse que mes filles voient les demoiselles Liébert. »

Personne ne contredit la mère de famille dont les paroles étaient un appel à la bienveillance.

Deux heures ayant sonné, les Liébert se retirèrent ; cet acte de sagesse fut un véritable scandale. Elvire se précipita vers ses amies :

« Déjà ! Mais, chère Madame, dit-elle en faisant jouer son éventail, c'est seulement maintenant qu'on va s'amuser ! Le cotillon sera conduit par M. Anatole Richard, le premier danseur de Clermont. Restez, restez, je vous en prie. »

Les parents ayant tenu bon, Mlle Elvire se demanda s'ils aimaient réellement leurs filles :

« Ces Liébert sont des poules, ils vont désorganiser le bal, dit-elle à sa sœur en apercevant quelques personnes qui se disposaient également à se retirer. Si jamais je donne un bal, je fixerai l'heure de l'arrivée et celle du départ. »

Elvire communiqua ses réflexions et sa mauvaise humeur à quelques bonnes amies ; M. et Mme Liébert furent accusés d'aimer à dormir la nuit. Les accusés eussent sans doute trouvé plus d'un défenseur dans cette brillante réunion.

Comme il était facile de le prévoir, l'invitation de la préfecture donna lieu à beaucoup d'autres. Toutes les bonnes raisons pour ne pas accepter étaient inutiles ; il fallait céder à tant d'aimables instances.

« Nous n'avons été accueillis nulle part avec autant d'empressement, disait le père de famille. Que veux-tu, chère Aline ! les plaisirs de nos enfants sont aussi des sacrifices. »

Mme Bertin et ses filles étaient vraiment heureuses de voir leurs amies lancées dans la société.

À la nouvelle d'une invitation à la Recette générale, les jeunes voisines accoururent encore pour causer toilette.

« Chère Hélène, quelle robe mettrez-vous ? demanda Elvire.

— Ma robe de tulle.

— C'est impossible, on ne met pas plusieurs fois de suite la même toilette.

— Je la mettrai cependant, répondit Marie Liébert avec un sourire. Mais une nouvelle qui va vous ravir, ma chère, c'est qu'il a été décidé que, cette fois-ci, nous aurons des souliers de satin blanc. Nos douze contredanses ont fait justice des autres.

— Vous avez dansé douze contredanses ! C'est quatre de plus que moi. Voilà certes un début remarquable. Que je suis donc contrariée que vous reparaissiez dans la même toilette !

— Rassurez-vous, chère Elvire : nous avons une grâce d'état qui consiste à être toujours satisfaites de nos toilettes de ville ou de bal. »

Hélène était mortifiée des observations d'Elvire. Elle raconta ce petit commérage à sa mère qui en fit ressortir la vanité. Mme Liébert annonça à ses filles que cette fois-ci les camélias seraient remplacés par des roses artificielles.

Le matin du bal, Elvire envoya à ses amies le nom de son coiffeur.

« Le nôtre demeure dans notre rue », répondit Hélène en refermant brusquement la porte.

Janique savait à quoi s'en tenir sur le compte de ce fameux coiffeur, vu que c'était elle-même. Ajoutons que c'était « un coiffeur » qui ne manquait ni de talent ni d'inspiration. Elvire et Laure se demandèrent avec effroi si Marie était aussi bon coiffeur qu'adroite couturière.

Le coiffeur était une pure invention d'Hélène qui n'avait pas résisté au désir de se venger innocemment de la critique d'Elvire.

Par malheur le coiffeur habituel des voisines n'eut point d'inspiration ce soir-là et l'édifice élevé sur leurs têtes les vieillissait terriblement.

« Elvire, dit mademoiselle Liébert, comment avez-vous pu croire que nous, qui sommes si simples, aurions recours à un coiffeur ? Il y a cinq ans que Janique coiffe maman. Aujourd'hui nous profitons du talent de notre bonne. »

Elvire ne répondit pas : il était évident qu'en dépit des robes qui avaient le tort de paraître pour la seconde fois, les honneurs de la soirée étaient pour les filles du professeur.

II -- Une amie d'enfance.

Avant la fin de l'année la famille Liébert était admise dans toute la bonne société de Clermont. Les invitations à dîner étaient fréquentes. Était-il possible au professeur de ne pas faire à son tour quelques politesses ?

Plus d'une fois, sans doute, des amis s'étaient assis à la table de madame Liébert ; mais si Paris est le centre de la recherche, il faut convenir que chacun peut y vivre à sa convenance, et que si la maîtresse fait un petit extra, le budget peut n'en pas souffrir.

Il fut décidé qu'on recevrait la famille Bertin et quelques professeurs de la Faculté.

Grâce à l'habitude qu'avait prise Mme Liébert de n'ouvrir sa porte qu'une fois par semaine, le temps ne manquerait pas pour se préparer à recevoir douze personnes.

Les invitations sont faites, les provisions arrivent ; la mère et ses filles ne négligeront rien de ce qui peut contribuer au succès de cette première réception.

La neige tombe ; les promeneurs sont rares, il n'y a pas à craindre d'importuns.

Cependant la veille du grand jour, un matin que Janique était sortie, la sonnette résonna.

Marie alla ouvrir sans s'inquiéter autrement d'être vue en négligé. C'était Elvire qui rapportait un livre. Mlle Liébert la reçut sans témoigner le moindre embarras.

Elvire eut le mauvais goût de dire à son amie : « Pardon ! je vois que je vous dérange, ma chère.

— Pas le moins du monde. Seulement je ne vous offre pas d'entrer, car je suis fort occupée de notre dîner. »

Cette explication donnée du ton le plus simple déplut à la jeune fille. Ainsi son amie descendait à certains détails d'intérieur, il se pouvait même qu'elle fît la cuisine.

Hélène n'était pas visible non plus. Le soin de parer la maison, d'orner la table, lui était confié, et elle s'en acquittait parfaitement.

Ceux qui se font servir ignorent le travail et la peine qu'exige le plus modeste dîner. Au jour dit, tout est prêt ; les hommes ne se doutent pas de ce qu'il en coûte pour arriver à un semblable résultat, mais les femmes ne s'y trompent pas.

Mme Liébert était toute à ses convives. On eût pu croire qu'elle dînait en ville. La fille aînée avait moins de liberté ; elle suivait tous les mouvements de Janique, dont le regard l'interrogeait sans cesse.

Je ne sais si c'est par coquetterie ou pour se concilier la bienveillance des invités que la Bretonne avait revêtu son plus beau costume, ce qui est certain, c'est que son bon air plut à tout le monde.

Un jeune homme placé à côté de Mlle Elvire Bertin ayant fait en bien mangeant l'éloge du pâté , la jeune fille lui dit d'un petit air mystérieux :

« C'est Mlle Marie qui l'a fait.

— Vraiment ! Mais, savez-vous alors que c'est une excellente ménagère ! Et vous, Mademoiselle, mettez-vous aussi quelquefois, comme on dit, la main à la pâte ?

— Non, vraiment, Monsieur ! Ma mère ne le souffrirait pas.

— Les gens qui ont ce talent sont parfois fort utiles au prochain et à eux-mêmes. Je voudrais qu'il entrât dans la destinée de mes lièvres d'être confiés à Mlle Liébert. »

Elvire resta sérieuse ; le pâté lui pesa tout le reste de la soirée. Ce jeune homme devait la croire méchante.

« Je ne sais vraiment pas pourquoi j'ai été parler de ce pâté ; Marie est si bonne, si aimable ! »

Ce jugement ne tarda pas à se confirmer, car Mlle Liébert, voyant son amie moins enjouée qu'à l'ordinaire, vint s'asseoir auprès d'elle, et lui demanda de se mettre au piano. Elvire avait du talent et n'était pas intimidée comme la plupart des jeunes personnes. En voyant les mains de Mlle Bertin sur le clavier, le jeune amateur de pâté comprit pourquoi elle négligeait la pâtisserie. Anne, qui s'était fait oublier par son silence pendant le dîner, eut les honneurs de la soirée. Elle joua un petit air qu'on applaudit de grand cœur. Chaque convive lui témoigna une véritable affection. Le recteur de l'Académie, oubliant sa dignité, se retira à l'écart avec elle ; il la prit sur ses genoux et lui raconta une histoire.

Ce dîner fournit à la conversation des invités tout le reste de la semaine. On fit à un centime près l'évaluation de la dépense et justice fut rendue à Mme Liébert et à ses filles.

Le calme rentra bien vite dans ce modeste intérieur et, la rigueur de la saison aidant, la mère et ses filles reprirent leurs occupations habituelles.

« Que j'aime le mauvais temps ! dit Anne à sa mère, un jour qu'elle entendait la neige frôler les vitres.

— Pourquoi, chère enfant ?

— Parce que vous ne sortez pas et que je vous entends. Janique m'a dit que la neige est de la pluie blanche, et que les montagnes, les toits et les arbres sont tout blancs. Il neigera encore d'autres fois, n'est-ce pas, maman ? Mon Dieu ! que je voudrais donc y voir ! et l'enfant pleura.

— Patience, chère petite fille. Tu as donc bien envie de voir la neige ?

— Oh ! ce n'est pas pour cela que je pleure, j'aimerais encore mieux voir les oiseaux et les fleurs... mais c'est vous, mère chérie, papa, mes sœurs et Adrien, que je voudrais voir. »

En parlant ainsi, Anne promenait ses petites mains sur le visage de sa mère, des larmes vinrent les mouiller.

« Oh ! mère, ne pleurez pas. Je me souviens un peu de votre figure : vous avez de grands yeux noirs et des cheveux blonds, n'est-ce pas ?

« Marie a des cheveux noirs ; Hélène et Adrien sont blonds. Papa a des lunettes et les dents blanches. Embrassez-moi bien fort, et je n'aurai plus de chagrin. »

Cette scène se renouvelait de temps à autre. Par bonheur, Anne trouvait dans la lecture des distractions d'un ordre supérieur. Comme sa mémoire était soigneusement cultivée, on pouvait lui enseigner l'histoire et la géographie. Son petit doigt voyageait sans hésitation sur une carte en relief ; la musique était sa plus grande récréation et le tricot commençait à lui devenir facile. Le tact de ses mains, comme chez tous les aveugles, lui permettait de descendre et de monter l'escalier sans encombre ; Janique se faisait un plaisir de réclamer les services de sa petite maîtresse qui aimait à se sentir un peu utile.

Quel que fût le succès du professeur de philosophie, on parlait beaucoup moins de lui que de sa petite fille. On aime l'enfant de l'affection généreuse qui n'attend pas de retour ; la distraire, lui faire plaisir, telle était la pensée de tous ceux qui venaient voir sa mère.

Jusqu'ici, nous avons laissé Adrien au collège, peu soucieux de le suivre au milieu des ténèbres de la grammaire latine et des pièges que lui tendaient Tacite et Virgile. Au grand désespoir de son père, c'était un écolier paresseux ; cependant il promettait toujours de mieux faire.

Un jour, qu'il était descendu encore plus bas que de coutume, Anne le fit entrer dans sa chambre, en ferma la porte à clef, monta sur une chaise et dit à Adrien stupéfait de ce manège :

« Grand frère, je vais te dire quelque chose que personne ne sait, pas même papa qui est un savant.

— Il est inutile, Anne, que tu sois ainsi perchée pour me parler. Tu sais que je t'écoute toujours avec plaisir.

— Oui, tu es bien bon, et je t'aime beaucoup ; mais je crois, qu'ainsi perchée, j'aurai plus d'éloquence ; écoute-moi : Tu es paresseux, mon frère. Papa et maman disent que c'est ton plus grand défaut. Veux-tu te corriger ?

— Certainement, Anne.

— Suivras-tu mon conseil ? Je te préviens que ce ne sera pas facile ; mais tu seras tout à fait guéri.

— Voyons, sœur Anne.

— Tu auras des vacances à Pâques ?

— Je m'attends à n'en pas avoir... je n'en mérite pas.

— Laisse-moi parler. Je sais, moi, que papa doit vous faire faire une belle excursion. Eh bien, tu te banderas les yeux, bien serrés, bien serrés, tout le temps de la promenade. Tu entendras dire que c'est beau ! Regardez donc cette montagne, ces effets de soleil, ces champs déjà verts, ces fleurs, et comme moi, Adrien, tu ne verras rien de ces belles choses, et tu auras tant de chagrin, mon frère, que le jour où tu ôteras ton bandeau tu seras guéri de la paresse. La vue de tes livres et de tes cahiers te transportera de joie. Tu travailleras, tu travailleras même trop. Papa sera obligé de modérer ton zèle, Adrien...

— Assez, assez, petit philosophe chéri ! »

Il la prit dans ses bras et couvrit son visage de larmes et de baisers.

« Je suis déjà guéri, disait le brave garçon. Je ne veux plus d'autre plaisir que celui d'être près de toi. Quand le printemps sera venu, nous nous promènerons ensemble, c'est moi qui t'expliquerai tout ; chère petite sœur, que tu es donc gentille !

— À propos, Adrien, dis-moi comment est ma figure, personne n'en parle. Papa dit qu'Hélène est jolie, que Marie ressemble à maman, mais il n'est jamais question de moi !

— Eh bien, mademoiselle Anne, asseyez-vous, levez la tête, restez tranquille. Vous avez de beaux cheveux noirs bouclés, un front charmant, de fins sourcils, un petit nez assez gentil, une bouche qui rit bien et laisse voir vos dents blanches.

— Et mes yeux, Adrien ? tu les passes ; je veux savoir comment ils sont.

— Ils sont grands, et lorsque tes larges paupières sont baissées, on ne se douterait pas...

— Que je suis aveugle, n'est-ce pas ?

— C'est cela même, pauvre mignonne, et le jour où la lumière sera rendue à tes grands yeux bleus, on dira qu'ils sont bien doux, bien bons.

— Merci, mon frère ! Ce sont des secrets que nous nous sommes dits, n'est-ce pas ? Il n'en faut plus parler.

— Certainement ; mais le jour où je serai premier de ma classe, tu me permettras de te rappeler que c'est toi qui m'as appris à sauter de la queue à la tête ?

— Oui, Adrien. Saute, saute bien vite ! »

Le frère et la sœur rentrèrent tout joyeux au salon.

À partir de ce jour, ils ne perdirent pas l'occasion d'être ensemble. Adrien qui, jusque-là, ne prenait un livre que pour apprendre sa leçon, devint le lecteur assidu d'Anne.

Le brave enfant apprenait par cœur, à haute voix, de sorte que la petite sœur retenait toujours quelque chose des leçons de son frère. C'est ainsi qu'elle prit goût à l'anglais et à l'allemand, et apprit plus tard ces deux langues sans qu'il lui en coûtât trop de peine.

Cette intimité n'avait pas seulement l'avantage de distraire Anne, elle donnait plus de liberté à ses sœurs dont les occupations augmentaient en raison des relations de leurs parents.

Le printemps fut très beau cette année-là, et permit à M. Liébert de faire connaissance avec le pays. C'était une récompense promise au zèle d'Adrien, qui n'oubliait pas la leçon que lui avait donnée sa petite sœur.

Le professeur, véritable écolier ces jours-là, partait en compagnie d'Hélène, de son fils et de la petite aveugle, qui passait souvent du dos de son âne dans les bras de son père. Après avoir fait connaissance avec le mont Rognon, nos promeneurs ne s'effrayèrent pas, un certain jeudi, de monter jusqu'au puy de Dôme. Le ciel était d'une pureté admirable ; M. Liébert nommait les vallées, les villages et les montagnes dont l'ensemble forme un panorama grandiose et gracieux à la fois.

Adrien se chargeait de distraire Anne ; M. Liébert ne pouvait absolument pas prendre son parti de l'infirmité de sa petite fille, et lorsque celle-ci s'écria : « Oh ! que les montagnes sentent bon ! » il éprouva un véritable sentiment de joie, et l'on convint qu'à partir de ce jour on se rendrait souvent sur la montagne pour respirer l'air embaumé qui rafraîchissait la chère enfant. Anne déclara qu'il n'était pas juste de laisser sa mère et sa sœur à la maison ; Janique elle-même dut se résigner à faire partie des excursions ; sa présence était d'autant plus désirée, que la brave fille ne se mettait jamais en route sans s'être chargée d'un goûter excellent.

L'ascension de Gergovie mit le professeur en demeure de déployer son érudition. Adrien et Hélène prêtèrent une attention presque sérieuse au récit de la lutte mémorable de César et de Vercingétorix ; M. Liébert développa longuement ce point curieux de l'histoire des Gaules, et ne négligea pas de placer quelques réflexions sur la chute des empires.

Anne, qui avait écouté patiemment jusque-là, déclara que tout cela lui était égal et que, puisque la guerre était finie, il fallait respirer tranquillement.

Cependant les montagnes qui entourent Clermont n'empêchent pas les habitants de souffrir beaucoup de la chaleur, et quiconque peut aller à la campagne se hâte de quitter la ville. La famille Bertin fut une des premières à user de ce privilège. Hélène sentit que le départ des voisines ferait un vide dans son existence. En dépit de tous ses efforts, elle ne pouvait dissimuler combien le séjour de Clermont était peu de son goût.

Un soir du mois de juillet, par un orage terrible, une voiture s'arrête à la porte. Janique s'empresse d'aller ouvrir.

« Madame Liébert ? demande une étrangère.

— C'est ici... mais Madame va bientôt se coucher. »

Sans faire la moindre attention à la réponse de la servante, l'étrangère, qui s'appelait madame de Saint-Alban, donne l'ordre à son domestique de payer le cocher et de déposer ses coffres ; puis, faisant signe à sa femme de chambre, elle pénètre dans la maison. Janique, muette d'étonnement, obéit aux ordres de l'étrangère. Elle la conduit au salon, allume lentement une bougie destinée à parer la cheminée. Elle s'était enfin décidée à aller prévenir Mme Liébert de ce qui se passait, lorsque celle-ci entra dans le salon ; les deux femmes s'embrassèrent ; Janique resta stupéfaite.

« Avant toute chose, dis-moi ce que tu veux prendre.

— Du thé, chère amie, ma femme de chambre a tout ce qu'il faut pour le préparer promptement.

— Du thé ! par cette chaleur !

— C'est tout ce qu'il y a de plus rafraîchissant. Mais ton mari et tes enfants dorment-ils déjà ?

— Ce n'est pas impossible ; ma fille aînée du moins aura le plaisir de venir te saluer.

— Tu veux dire : m'embrasser. Ma pauvre amie ! tu es donc toujours la même ? toujours cérémonieuse ? Vois un peu : je me rends au mont Dore, je ne trouve pas de place dans vos... hôtels, et au lieu de venir te voir demain, je frappe à ta porte et je te demande l'hospitalité. Eh bien, n'es-tu pas enchantée de me voir ?

— Assurément, chère Geneviève, mais...

— Mais ?

— Je n'ai à t'offrir qu'une chambre fort modeste.

— Pour qui me prends-tu, ma chère ? Allons, le thé doit être prêt ; viens me tenir compagnie. »

Cependant M. Liébert avait quitté sa robe de chambre ; Marie et Hélène, instruites du grand événement, s'étaient hâtées de refaire leur toilette, et venaient saluer l'hôte qui s'annonçait avec tant d'assurance.

Les compliments de politesse étant épuisés de part et d'autre, la conversation s'engagea. Mme Liébert témoigna d'abord de l'étonnement de voir son amie aller seule au mont Dore.

« Que veux-tu ? le ministre de l'intérieur ne sort pas aisément de chez lui. Mon mari ne s'absentera qu'en septembre, et mon asthme exige que j'aille à votre mont Dore. Tu as un aimable entourage, tandis que moi je suis sans enfants, quoique mère de trois garçons : l'un est à Saint-Cyr ; le second se prépare à y entrer, et le troisième est à l'École de marine.

La physionomie de Mme de Saint-Alban devint sérieuse lorsqu'elle ajouta :

« Tu as encore une petite fille, je crois.

— Oui, ma pauvre petite aveugle. »

La pendule sonna minuit. Ce fut seulement alors que la voyageuse se ressouvint de l'avertissement qui lui avait été donné par Janique. Elle demanda à se retirer.

Mme Liébert la conduisit dans une petite chambre où tout avait été rapidement préparé pour la recevoir. Un lit excellent et le calme d'une rue de province présageaient une bonne nuit à la voyageuse ; mais souvent les présages sont trompeurs.

Mme de Saint-Alban n'ignorait pas combien l'existence de la famille Liébert était modeste, mais aucune circonstance ne lui avait permis de mesurer la distance que la fortune avait mise entre elle et ses amis. Jamais non plus le luxe de son hôtel ne lui était apparu aussi excessif. Elle était émue de retrouver son amie d'enfance dans une position si modeste. Aline Beaumont s'était fait aimer et admirer de toutes ses compagnes ; ses qualités et le charme de sa personne semblaient lui assurer un avenir brillant. Un jour, les pensionnaires s'étaient amusées à faire un plan imaginaire de leur avenir. Aline devait être ambassadrice ; elle avait des manières nobles et gracieuses et le langage tout à fait diplomatique ; rien ne ressemblait moins à un hôtel d'ambassade que la petite maison de la rue de la Treille. On y sentait toutefois une certaine aisance née de l'ordre et du savoir-faire. Les jeunes filles paraissaient heureuses, et leurs parents l'auraient été aussi sans l'infirmité de leur petite Anne.

Mme de Saint-Alban renonça franchement au sommeil et chercha un moyen de rendre son séjour agréable à ses amis. Le cœur a ses entêtements ; l'amie d'enfance voulait absolument faire pénétrer un rayon de soleil dans cette petite maison si hospitalière. Mille projets furent accueillis et repoussés. Enfin, l'excellente femme s'arrêta à celui-ci : « Aline et ses enfants m'accompagneront au mont Dore. Ces charmantes filles ne doivent pas rester ainsi à l'ombre ! Et moi j'aurai une société toute trouvée. Aucune de mes fantaisies ne m'aura donné autant de joie. C'est décidé, je les emmène. »

Cette volonté bien arrêtée eut l'effet d'un calmant. L'aimable personne s'endormit et n'ouvrit les yeux que pour répondre à un léger coup frappé à sa porte.

Mme Liébert entra presque aussitôt.

« Bonjour ! chère Geneviève ! Il est dix heures, que prendras-tu maintenant ? nous déjeunons à midi.

— Ce que tu voudras ; mais assieds-toi ; j'ai à te communiquer un projet qui m'a tenue éveillée une partie de la nuit, et que j'entends réaliser.

— Toujours la même !

— À peu près.

— Je ne t'écouterai pas avant que tu aies pris une tasse de café.

— Tu as raison, Aline, il faut que je prenne des forces pour combattre et pour vaincre.

— Tu m'effrayes ! Vas-tu livrer un assaut à notre paisible demeure ?

— Absolument. Je sais que tes fortifications feront bonne résistance, mais elles tomberont en éclats sous les coups irrésistibles de ma volonté. »

Madame Liébert sortit en riant de l'humeur belliqueuse de son amie, et revint bien vite apportant sur un élégant plateau un café à la crème dont la province a le secret.

« Assieds-toi, Aline... Ah ! quelle ambroisie ! délicieux ! délicieux ! Mais je n'ai pas de temps à perdre. Écoute, ce ne sera pas long. »

Et prenant un air sérieux :

« Nous partons ensemble pour le mont Dore ; j'ai besoin de ta société et de celle de tes filles. Ton mari ne contrariera pas mes projets, j'en suis sûre, et toi, ma bonne Aline, ne prends pas la peine de faire une objection. Va vite préparer tes caisses. Je me charge de traiter la question avec M. Liébert. Il est philosophe et me comprendra d'emblée. Laisse-moi, te dis-je, je ne t'écoute pas. »

Madame Liébert, de guerre lasse, finit par se retirer ; rien ne put la distraire de l'étrange déclaration que venait de lui faire son amie. Dès que son mari fut rentré, elle l'informa de ce qui venait de se passer.

M. Liébert écouta tranquillement sa femme et se contenta de lui dire : « Je comprends cela ! »

— Comment, mon ami, tu comprends que j'accepte une pareille invitation ?

— Certainement ! ton amie est riche et généreuse ; son cœur a du bon sens. En pareille circonstance, tu ferais comme elle. »

Madame Liébert était atterrée de voir son mari donner si facilement son approbation. Elle fit cependant une objection.

« Ainsi, tu resteras seul pendant trois semaines ?

— Pas précisément, ma chère ; Adrien me tiendra compagnie, et Janique ne me laissera manquer de rien. D'ailleurs, puisque notre médecin m'a souvent dit que les eaux du mont Dore me convenaient, je profiterai de la circonstance pour aller vous retrouver. »

Ces paroles ramenèrent la sérénité dans l'esprit de la mère de famille. Elle s'attendrit à la pensée de procurer la distraction d'un voyage à ses chères filles, le monde les verrait, et elles prendraient un peu de repos. Leur santé ne pouvait qu'y gagner.

Madame de Saint-Alban ne rencontra pas d'autres objections de la part de madame Liébert que ces phrases de politesse que l'ont débite par habitude, sans y attacher d'importance.

Par un sentiment de délicatesse, les parents laissèrent à l'aimable femme le plaisir d'annoncer la grande nouvelle à Marie et à Hélène. C'est au déjeuner que madame de Saint-Alban fit son invitation ; les jeunes filles cherchaient à lire dans les yeux de leur mère si ses paroles étaient sérieuses.

M. Liébert les confirma ; alors les deux sœurs témoignèrent une joie qui enchanta l'aimable Geneviève. Anne, ayant reçu l'assurance qu'elle ferait aussi le voyage, se leva, battit des mains et voulut embrasser la bonne amie de sa maman.

La joie d'une enfant qui ne verrait rien de ce qu'admireraient les autres émut tout le monde ; madame de Saint-Alban effaça cette impression douloureuse en annonçant qu'elle avait fixé le départ pour le surlendemain. « Ainsi, mesdemoiselles, hâtez-vous de faire vos caisses. Que la chaleur présente ne vous fasse pas oublier les vêtements chauds. Les robes légères sont aussi de rigueur. Nous irons au salon, vous danserez peut-être. »

Il est aisé de se figurer comment ces paroles furent accueillies. Cependant Marie ne quittait pas son père sans appréhension. La santé de M. Liébert exigeait des soins que la bonne fille se croyait seule capable de diriger. Toutefois l'espérance de le voir arriver quelques jours plus tard avec Adrien lui enleva tout scrupule ; elle fit les préparatifs de voyage avec un entrain qui enchantait madame de Saint-Alban.

Une atmosphère nouvelle régnait dans la maison ; tous les visages étaient joyeux.

« Tu es contente, Aline, dit à son amie madame de Saint-Alban, mais pas autant que moi. Ne t'imagine pas que ce soit uniquement parce que je suis l'occasion d'un plaisir pour tes filles ; ce voyage en tête-à-tête avec mademoiselle Prudence , brave fille d'ailleurs, n'était pas une perspective bien gaie. Votre société me sera d'un agrément infini. Les amies d'enfance ignorent la froideur qu'apportent quelques années de séparation dans l'affection. Elles se retrouvent telles qu'elles étaient dans leur jeunesse. »

Madame Liébert se laissa persuader qu'elle rendait un service à son amie en l'accompagnant aux eaux.

Ceux qui connaissent le plaisir des voyages peuvent aisément comprendre la joie des deux sœurs. Aller au mont Dore ! par un temps magnifique ! et en compagnie d'une personne qui avait à leurs yeux les allures d'une fée !

Le jour du départ est arrivé ; l'heure en est fixée à sept heures, et nos jeunes filles sont prêtes depuis longtemps. Une large voiture s'arrête devant la porte. Les curieux sont aux fenêtres. En moins de dix minutes, la voiture est chargée ; le nombre des voyageurs et des colis nécessite un attelage de quatre chevaux.

On s'embrasse : « Au revoir ! sans adieu, papa ! Nous serons bientôt de retour, ma bonne Janique. Repose-toi. »

La servante sourit et ferma la porte lorsqu'elle eut perdu de vue la voiture.

Ce ne fut qu'après avoir traversé le village de Chamaillères que Marie et Hélène se crurent réellement parties. Il avait été convenu entre les deux sœurs que pour ne pas affliger Anne elles admireraient en silence les beautés de la route. Elles se confiaient au guide très fidèle dont madame de Saint-Alban les avait pourvues, se faisant de temps à autre de petits signes d'admiration.

On arriva au relais de Randame dont l'auberge est à peu près dépourvue de ressources. Ces dames ne l'ignoraient pas, aussi s'étaient-elles munies de provisions.

Parmi les personnes qui se trouvaient dans l'auberge, était un monsieur d'une cinquantaine d'années. Madame de Saint-Alban lui ayant demandé un renseignement, il lui répondit du ton le plus respectueux, et trouva un léger prétexte pour se rapprocher d'Anne qu'il observa avec attention. Cette attention n'avait rien de cette curiosité banale qu'excite trop souvent une infirmité.

On se remit en route, et bientôt nos voyageuses aperçoivent le village du mont Dore, le puy de l'Angle et le pic de Sancy. Hélène oublie ses résolutions et se trahit par un cri de surprise.

« Dis-moi donc, Marie, ce qu'on voit de si beau », demanda Anne.

— D'abord, répondit la sœur aînée après avoir caressé l'enfant, on voit un ciel bleu sans nuages. Tu te rappelles bien le ciel, ma chérie ?

— Oh ! oui. Et puis le soleil, la lune et les étoiles, et aussi les nuages gros comme des balles de coton.

— Eh bien ! ma petite chérie, tu connais ce qu'il y a de plus beau, car, si le ciel n'était pas bleu, les montagnes couvertes de neige qui ont tant surpris Hélène ne seraient pas si belles.

— Je comprends, sœur : je suis bien contente de me rappeler le ciel, puisque c'est ce qu'il y a de plus joli. »

Les deux mères écoutaient en silence, échangeant un regard, un serrement de main.

Un appartement avait été retenu à l'avance, et avec l'aide de bons domestiques il fut facile de s'y établir promptement.

La première personne que ces dames rencontrèrent le lendemain fut le Monsieur de Randame.

On se salua sans s'adresser la parole. Mme Liébert était impatiente de savoir le nom de l'homme qui avait témoigné tant d'intérêt à sa pauvre enfant.

Quelques heures plus tard, la liste des étrangers annonçait la présence de M. le docteur Aubrun, ex-médecin sanitaire en Orient. À table, soit à dessein, ou par hasard, le docteur se trouva près de Mme Liébert ; les attentions que tout homme bien élevé doit à une femme furent l'occasion naturelle d'échanger quelques paroles, et quand on se sépara, Mme de Saint-Alban invita le docteur à passer la soirée chez elle.

À partir de ce moment, des relations amicales s'établirent entre eux. Quelques conseils ayant été demandés au docteur, il refusa de les donner, disant qu'il était plus prudent de consulter le médecin des eaux, ce qu'il faisait lui-même.

Mme Liébert et ses filles trouvèrent dans M. Aubrun un chevalier très entendu pour diriger les promenades. Il ne se passait guère de jour qui ne fût marqué par une course intéressante. Anne était toujours de la partie. Elle respirait l'air pur et semblait ne rien désirer de plus. Quelquefois le docteur la pressait dans ses bras.

L'intérêt avec lequel il l'observait n'échappait pas à Mme Liébert, elle gardait toutefois avec lui un silence absolu sur la cécité de sa fille.

Un jour qu'Anne creusait le sable dans le jardin de l'établissement et faisait une montagne dont elle appréciait la hauteur avec ses mains, son ami le docteur l'appela :

« Anne, venez vous asseoir près de moi, lui dit-il en la conduisant vers un banc.

— Est-ce que vous allez me raconter une histoire vraie ? Je n'aime plus les contes de fées.

— Non, ma petite amie, je veux vous parler de vous.

— Ah ! de mes yeux sans doute, tout le monde a pitié de moi. Je vous ai aimé tout de suite, je serais bien contente, si vous demeuriez à Clermont. Papa causerait avec vous...

— Anne, répondez-moi : avez-vous beaucoup de chagrin d'être privée de la vue ?

— Mais oui, j'en ai beaucoup, beaucoup ! Je pleure quelquefois lorsqu'on ne me voit pas. Ce qui me fait le plus de peine, c'est de ne pas me rappeler la figure d'Adrien, il est si gentil pour moi, mon frère ! il viendra bientôt nous rejoindre avec mon papa.

— Je crois, ma petite amie, que je pourrais vous guérir.

— Vraiment ! dit Anne en se rapprochant du docteur, qui la prit sur ses genoux et l'embrassa comme pour adoucir l'effet des paroles qui allaient suivre.

— Mais, chère enfant, on ne guérit pas sans souffrir.

— Ça ne fait rien. J'ai du courage, allez.

— Il faudrait être très obéissante, ne pas s'impatienter, rester au lit pendant une grande semaine, au moins.

— Comment fait-on pour ne pas remuer ?

— On ne remue pas, Anne. »

Cette réponse parut satisfaire la petite.

« Est-ce aujourd'hui que vous me guérirez ?

— Non. Je vous accompagnerai à Clermont, je vous soignerai et je ne vous quitterai pas avant que vous ne soyez tout à fait guérie. »

Hélène, assise non loin de là, voyant Anne avec le docteur, n'avait pas cru devoir suspendre sa lecture, mais les exclamations bruyantes de la petite fille l'attirèrent.

« Ma sœur, bientôt je ne serai plus aveugle ! C'est vrai, n'est-ce pas, Monsieur ? »

Le docteur confirma ses paroles.

« Oh ! que papa, maman et tout le monde vous aimera ! On vous aime déjà. Mme de Saint-Alban a dit que vous avez l'air très bon, que vous êtes très aimable, que c'est très heureux pour nous tous de vous avoir rencontré à Randame.

— Allons vite à l'hôtel leur dire que j'y verrai quand nous serons à Clermont. »

Anne fit son entrée dans le salon conduite par le docteur, qui lui laissait la joie d'annoncer les espérances qu'une observation sérieuse confirmait chaque jour.

Seul avec Mme Liébert, le docteur se montra surpris qu'on n'eût pas songé à opérer l'enfant.

« On nous a conseillé d'attendre, Monsieur, et je redoute tellement cette opération... »

Elle fondit en larmes.

« Madame, j'ai passé plusieurs années en Orient, et quoique la maladie de votre chère petite soit rare dans cette contrée, j'ai acquis de l'expérience, et lorsque je rencontre sur mon chemin quelqu'un qui est privé du bienfait de la lumière, je n'hésite pas à lui offrir mes services. »

On devine combien cette conversation émut la mère. Restée seule elle se jeta à genoux et remercia Dieu d'un bonheur que sa foi lui montrait déjà comme réel.

Mme de Saint-Alban voulut entendre le docteur confirmer les espérances qu'il venait de donner à son amie. Certes, elle n'était pas moins joyeuse que Mme Liébert. « Qui pouvait s'attendre que nous trouverions ici le libérateur d'Anne ! Admirons, chère amie, comment la Providence vient au secours de ceux qui souffrent ! Pour moi, je te déclare que je ne me plaindrai plus de mon asthme. »

Quoi qu'on en dise, les bonnes nouvelles vont aussi vite que les mauvaises ! M. Liébert fut bien vite informé de ce qui se passait dans sa famille. Il hâta son départ et vint entendre les paroles d'espérance qui réjouissaient déjà les étrangers eux-mêmes.

M. Aubrun fut considéré dès lors comme un ami, un bienfaiteur qui avait droit à la reconnaissance de tous.

Marie et Hélène goûtèrent pleinement les distractions qui s'offraient à elles. Les chères enfants appréciaient avec calme le confort dont Mme de Saint-Alban les entourait. Elles donnaient un libre cours à leur joie. Adrien, qui avait profité de la leçon de sa petite sœur, revenait avec cinq couronnes qu'il posa sur la tête de la petite aveugle. Un collégien s'exalte toujours à l'idée de gravir des montagnes. Il n'était question que de longues courses devant lesquelles ne reculaient ni Marie ni Hélène.

« Allez, allez, disait Anne, je reste avec maman, nous causons de nos projets : Oh ! mère chérie, que je serai donc contente de vous avoir ! Il me semble qu'il me sera impossible de faire autre chose que de vous regarder les uns après les autres. Je ne suis plus triste du tout. Mais qu'on doit être heureux de rendre la vue aux aveugles ! Adrien devrait se faire médecin. »

Cependant la petite sœur avait aussi ses à-parté avec Adrien ; elle lui faisait ses confidences. Que de belles choses ils admireraient bientôt ensemble et que de merveilles sortiraient des mains d'Anne : « Je te broderai des pantoufles, mon frère, et puis cette bonne Janique n'aura plus tant à faire ! Qu'elle doit être contente ! Enfin, je te verrai, mon petit Adrien ! »

Un jour que son frère se complaisait à lui faire sans ménagement la description d'un beau soleil couchant qui faisait étinceler de mille feux le mont Dore, Anne l'interrompit : « Ne m'explique rien, nous reviendrons ici voir tout cela. La bonne madame de Saint-Alban me l'a dit. »

Anne mit de côté ses livres de caractères en relief ; elle apprendrait tout, avec ses yeux. Cette foi dans une délivrance prochaine faisait trembler ses parents, M. Aubrun seul était ferme dans ses espérances.

III -- Un rayon de soleil.

La température s'est considérablement abaissée. Vingt-quatre heures plus tard, le mont Dore sera désert. Marie et son père sont déjà partis afin de tout disposer à Clermont. Madame de Saint-Alban, qui a été l'occasion d'une si heureuse rencontre, ne quittera pas ses amis avant que le résultat de l'opération soit connu.

M. Aubrun jugea qu'une semaine de repos était nécessaire avant de rien entreprendre. Ce jour désiré et redouté à la fois est arrivé. Le père et la mère prennent tour à tour leur chère petite fille dans leurs bras, ils la couvrent de baisers.

« Chère enfant, c'est aujourd'hui... tu sais.

— Oh ! maman, comme j'ai peur ! Est-ce qu'il me fera bien mal ?

— Un peu, sans doute, ma chérie. Mais tu as du courage !

— Oui, répondit-elle en pleurant.

— Sois tranquille, mon ange, aie confiance dans le bon Dieu qui nous a envoyé cet excellent ami. »

L'opération est faite, et M. Aubrun espère plus que jamais.

Anne occupe la chambre de sa mère où l'obscurité est profonde. Madame Liébert, assise près du lit de son enfant, répond aux rares questions qu'elle lui adresse. Elle maintient la fraîcheur sur le front de la petite fille en renouvelant les compresses d'eau fraîche.

Anne ne se plaint pas ; elle s'assure seulement qu'il y a toujours quelqu'un dans la chambre ; il faut que chacun vienne à son tour. Elle parle de tout le monde, excepté du docteur.

L'intérêt qu'inspire cette enfant est facile à comprendre.

On accourt, on veut connaître le résultat de l'opération, et Janique, qui croit que le moindre bruit peut être nuisible à sa petite maîtresse, s'est établie devant la porte de la maison et fait bonne garde.

On vivait dans cette cruelle anxiété depuis cinq jours, lorsqu'une pluie torrentielle changea subitement l'atmosphère. « Voilà un beau temps pour nous, dit M. Aubrun en s'approchant d'Anne. Je vais lever le bandeau, mais je désire être seul avec ma petite malade. »

Ces paroles prononcées avec autorité ne permirent pas aux parents d'insister, et ils se retirèrent.

Le docteur écarta les rideaux, un rayon de lumière pénétra dans la chambre. « J'y vois ! » s'écrie la petite fille, et comme épuisée par l'émotion que lui cause une si douce surprise, elle ne dit plus un seul mot, ses paupières s'abaissent.

Le père et la mère ont entendu ce cri, ils entrent et vont s'agenouiller près du lit de leur enfant. « Quel bonheur ! dit Anne. Venez, venez tous que je vous voie. Que vous êtes jolie, maman, et que vous avez l'air bon ! Je vous verrai toujours maintenant ! » La connaissance du docteur ne fut pas la moins intéressante. « Vous me plaisez beaucoup, ami, vous resterez toujours avec nous, j'espère. »

Madame de Saint-Alban était considérée par Anne comme une seconde maman. C'est grâce aux attentions de l'aimable femme que la maison se remplissait de joujoux. Ne nous étonnons donc pas du chagrin qu'éprouva l'enfant lorsque l'amie de sa mère quitta Clermont.

Quinze jours plus tard, le docteur rendit la liberté à Anne. Elle recevait des visites, causait, riait, racontait comment elle n'était plus aveugle, et réjouissait ses parents et ses amis par la naïveté de sa grâce d'enfant.

Comme le voyageur qui admire le renouvellement de la nature, Anne était ravie de tout ce qui s'offrait à ses regards : les montagnes, les vergers en fleurs, le soleil couchant, ces nuages aux nuances variées qui ne donnent point de craintes pour le lendemain, tous ces grands spectacles causaient à l'enfant une joie qui avait un écho dans le cœur de ses parents.

Anne était impatiente d'apprendre ce qu'apprennent les enfants de son âge. Le meilleur moyen de modérer son ardeur au travail était de réclamer d'elle de petits services : monter et descendre, faire des commissions, annoncer le déjeuner et le dîner, en un mot, épargner aux autres la peine de se déranger. Lorsque sa sœur essayait de la retenir, Anne répondait avec un accent au-dessus de son âge : «  Je veux me rendre utile . » Ce fut le seul sentiment de toute sa vie.

Cependant M. Aubrun s'opposa à tout travail suivi. Sans l'entourage d'une mère et de sœurs dévouées, le temps eût semblé bien long à la pauvre petite. Heureusement que la promenade abrégeait les heures de la journée.

La musique était une grande distraction, sa joie était au comble lorsque son père prenait son violon et l'accompagnait.

Bientôt la guérison fut déclarée complète, Anne allait mener à peu près la vie ordinaire des enfants de son âge.

Avant de quitter sa chère petite amie M. Aubrun lui proposa de faire une promenade.

« Je veux bien, dit Anne, mais si nous allons à Gergovie, vous ne me parlerez pas de Vercingétorix ; j'ai beaucoup d'estime pour ce grand homme, mais ce que j'aime, c'est le ciel bleu et les beaux nuages gris et roses qu'on voit le soir sur le puy de Dôme ; sans vous tout cela me serait inconnu ! Oh ! si vous saviez comme je vous aime ! Je ne voudrais jamais vous quitter !

— Chère enfant, je suis bien heureux, aussi moi, d'être près de vous ; mais vous le savez déjà, chacun doit aller où son devoir l'appelle. J'espère donc que vous me donnerez la permission d'aller encore une fois en Égypte.

— Non, je vous donne seulement la permission de revenir le plus tôt possible. »

La guérison d'Anne simplifiait assurément la vie de madame Liébert ; toutefois, l'hiver qui suivit ramena d'autres préoccupations. Hélène et Marie étaient charmantes, et c'était à qui leur ferait une politesse.

Quoique flattée de cet aimable empressement, la mère de famille ne pouvait oublier les exigences qu'impose le monde ; elle se disait qu'il est bien dur de compter avec les plaisirs de ses enfants.

Le mariage d'Elvire Bertin trancha la question ; il fallut s'occuper des toilettes. Madame Liébert s'inspira du bon goût et de la sagesse de sa fille aînée. Marie, croyant l'occasion opportune, déclara qu'elle n'irait plus au bal, par l'unique raison, dit-elle, que je n'y trouve aucun plaisir. Si vous le permettez, ma bonne mère, l'invitation au mariage de notre amie sera la dernière que j'accepterai. »

Madame Liébert combattit cette résolution pour la forme : au fond elle était heureuse de voir que Marie avait ses goûts.

Hélène ne fut pas si facile à convaincre ; elle usa de toute sa tendresse pour faire renoncer sa sœur à un dessein si étrange. Elle ajouta comme dernier argument :

« On croira que tu veux te faire carmélite. »

Hélène ne se trompait pas : la résolution de mademoiselle Liébert étant connue, on l'attribua à une vocation religieuse.

Le monde n'admet pas qu'on reste indifférent à ses plaisirs, à ses séductions, et il n'admet pas davantage qu'une jeune fille renonce à suivre la voie que suivent ses amies, pour se dévouer tout entière à sa famille. Et pourtant quel trésor pour des parents qu'une fille bien-aimée qui reste près d'eux pour charmer leur existence, adoucir les tristesses inséparables de la vieillesse !

Mlle Liébert était le sujet de toutes les conversations : un jour, on la faisait carmélite ; le lendemain on assurait l'avoir rencontrée au bras d'une sœur de charité. Il n'y avait plus de doute sur les motifs de l'étrange résolution qu'elle avait prise. Quelques femmes félicitaient la mère, d'autres lui serraient la main et levaient les yeux au ciel.

Une fois affranchie des obligations du monde, Marie se montra plus aimable que jamais ; elle était de toutes les réunions intimes, et y apportait la gaieté la plus franche.

Parer Hélène était son plus grand plaisir : « Faisons-la belle pour la marier », disait l'aimable fille.

Anne, que nous ne saurions oublier, disait aussi son petit mot : « Quand je serai grande, je n'irai pas au bal, non plus moi. Si l'on dansait des rondes, ce serait différent ! »

Aucun délassement n'était comparable pour M. Liébert au plaisir de promener sa petite fille ; il se plaisait à entretenir dans son âme le sentiment d'admiration et de reconnaissance que lui inspirait la fécondité de la nature.

« Pourquoi n'achetez-vous pas une campagne, papa ? Je serais si contente d'avoir un jardin à moi !

— Ce n'est pas possible, chère enfant.

— Il y a pourtant beaucoup de petites maisons dans cette jolie vallée.

— Nous ne sommes pas riches.

— Ah !

— Mais nous n'en voyons pas moins toutes ces belles montagnes, ces vignes qui promettent une abondante récolte aux intelligents vignerons de ce pays. D'ailleurs, ce qui me charme le plus ici ou ailleurs, c'est de rencontrer le doux regard de ma petite Anne, sa joie est la mienne, tout le reste est un luxe dont je peux me passer. »

Anne oubliait les tristes jours de son enfance ; son éducation suivait la marche de celle des enfants de son âge. M. Liébert aurait pu faire un petit prodige de sa fille, mais la raison et la prudence le préservèrent de ce danger. On loua un grand jardin à quelque distance de la ville, afin qu'elle pût bêcher, planter et arroser. Son goût pour le jardinage se développa et fut plus tard une ressource qu'on était loin de prévoir alors.

Hélène seule regrettait l'hiver plus que jamais, car la famille Bertin quitta Clermont pour aller passer l'été en Suisse. La jeune fille dissimulait mal l'ennui que lui causait sa vie monotone ; le souvenir du séjour au mont Dore faisait paraître encore plus triste la vie de famille. Hélène n'était point oisive cependant ; elle trouvait même un certain plaisir à s'occuper de jolis ouvrages d'aiguille. C'est à elle qu'était due l'élégance du salon : voiles de filet brodé jetés sur les fauteuils, coussins moelleux, corbeilles de fleurs, tout cela était l'œuvre des loisirs d'Hélène. La charmante jeune fille ne manquait pas des qualités qui rendent la jeunesse si charmante, mais elle était frivole et ambitieuse. N'être pas riche lui semblait le plus grand des malheurs, et pourtant rien ne lui manquait ; sa toilette éclipsait singulièrement celle de Marie.

Lorsqu'Hélène rencontrait des équipages, on devinait à l'impression de son regard combien il lui eût été agréable d'y prendre sa place. Elle regardait ses chaussures poudreuses et disait en riant : « Tous nos amis sont des piétons. »

Effectivement, M. et Mme Liébert avaient soigneusement évité les relations intimes avec des personnes dont la fortune aurait pu être un sujet de comparaison trop pénible pour leur fille.

Par une belle matinée de septembre, M. Liébert proposa à ses enfants d'aller encore une fois déjeuner à Gergovie. L'invitation fut acceptée avec enthousiasme. Beaucoup de personnes avaient eu la même pensée. Les uns montaient à pied, d'autres en voiture ; ceux-ci laissaient derrière eux des nuages de poussière dont Hélène prit moins aisément son parti qu'Anne, qui trouvait cela très amusant.

On arriva toutefois, et de joyeuse humeur. Une place fut choisie pour déjeuner. Anne étala une serviette blanche, et mit le couvert. À la vue d'un pâté, on proclama Janique la plus aimable des servantes. Adrien fut nommé échanson ; si l'eau venait à manquer, il était en demeure d'en procurer aux convives. L'écolier déclara que verser de l'eau n'avait jamais fait partie des fonctions d'un échanson, et que jamais une carafe n'avait figuré à côté de l'ambroisie. Une querelle s'engagea ; mais Adrien s'empara de la carafe, et ménagea si bien l'eau, qu'il n'eut point la peine de descendre en chercher. Le repas étant achevé, Janique fit remarquer combien il lui serait facile d'emporter son panier.

« C'est une attention de notre part, dit Anne, j'ai souffert de te voir si chargée, ma pauvre Nique. Maintenant va cueillir des fleurs, tricote, repose-toi et oublie ton dîner ; nous ne descendrons pas avant cinq heures. »

La conversation était fort animée lorsqu'Anne, à l'aspect d'un nuage menaçant, jeta un cri d'alarme.

Elle avait lieu de s'alarmer, et M. Liébert donna le signal du départ : « Hâtons-nous de descendre à Romagnat, mes enfants, nous serons heureux, si nous y arrivons avant que l'orage éclate. » La panique fut générale. Il fallut l'autorité du père pour qu'on descendît la montagne avec prudence. La chaleur devint accablante lorsqu'on eût gagné la route. Parents et enfants en soufflaient. Adrien prit Anne sur ses épaules et, en dépit des réclamations de sa petite sœur, il la porta ainsi jusqu'au village.

On convint de se reposer quelques instants, la présence de charretiers réfugiés dans le cabaret faisait encore hésiter, lorsqu'un coup de tonnerre trancha la question. À ce moment, une dame revenant de l'église s'avança aimablement vers les étrangers et les pria de vouloir bien venir s'abriter chez elle, « car tout, dit Mme de Sarlières, fait présager que l'orage sera terrible. »

On ne pouvait hésiter à accepter cette invitation simple et cordiale, en présence d'un danger réel ; arrivée à la porte du parc, Mme de Sarlières introduisit les étrangers sous une belle avenue. De larges gouttes d'eau commencèrent à tomber, et à peine eut-on gagné le château qu'un orage affreux éclata.

« Vous voilà prisonniers, dirent M. et Mme de Sarlières, vous dînerez avec nous, et nos chevaux vous ramèneront à la ville. »

L'invitation fut acceptée avec reconnaissance. Mlle Noémi, fille unique des aimables châtelains, s'empressa de venir faire connaissance avec les jeunes filles. Le tonnerre et les éclairs nuisaient un peu à la conversation ; mais lorsque des bandes de soleil divisèrent les nuages, on se félicita d'une aventure dont les suites seraient évidemment fort agréables.

Les fenêtres s'ouvrent : on admire l'effet des montagnes à demi voilées, Clermont qui s'illumine tout à coup au soleil couchant et les coteaux plantés de vignes ; mais on jette un regard de compassion sur les belles roses effeuillées par la pluie.

« Quel malheur, dit Anne, de ne pouvoir courir dans ce beau jardin !

— Vous reviendrez, mon enfant, cette visite ne compte pas. Votre maman choisira un beau jour. Vous courrez, vous ferez tout ce qu'il vous plaira.

— Mais s'il n'y a plus de beaux jours ! dit tristement la petite.

— Il y en aura encore, soyez tranquille, et nous saurons en profiter. »

Noémi avait dix-sept ans ; elle était charmante. La simplicité de la mère se retrouvait dans la fille. Si Hélène ne trouva pas chez Mme de Sarlières l'élégance et la recherche qu'elle rêvait en toutes choses, et dont la famille Bertin aimait à s'entourer, elle fut cependant frappée du contraste qui existait entre le confort de cette riche demeure et la simplicité de celle de ses parents. Hélène observait, s'étonnait, admirait ; elle se plaisait dans cette nouvelle atmosphère ; ses préoccupations habituelles s'effaçaient en présence de Noémi, si peu occupée d'elle-même.

M. de Sarlières prévint le désir de ses hôtes en leur demandant à quelle heure sa voiture devait être attelée, et deux heures plus tard les nouveaux amis se séparaient.

Les chemins n'étaient plus poudreux ; la pluie avait rafraîchi les vergers et les vignes. Tout était plaisir pour les yeux. Hélène regretta que la distance fût si courte. La calèche était moelleuse et les chevaux pleins d'ardeur. Mais la baronne l'avait dit à plusieurs reprises, on reviendrait, et Noémi avait témoigné de la joie en entendant monsieur et madame Liébert accepter l'invitation.

Cependant, hâtons-nous de le dire, ce n'étaient pas seulement les dehors de la fortune qui avaient séduit Hélène, madame de Sarlières et sa fille lui avaient inspiré cette première sympathie qui ne trompe presque jamais. Elle n'avait point remarqué entre ces dames certains coups d'œil comme chez madame Bertin. « Peut-être ne serons-nous pas invités les jours de grande réception, pensait la jeune fille, mais je serai toujours contente de revenir à Romagnat. Je sens que les dames nous aiment ; et puis papa aura le plaisir de causer avec un homme instruit.

À partir de ce moment, Hélène se montra plus gaie, elle raconta à ses amies comment l'orage leur avait procuré d'aimables connaissances.

Cette nouvelle relation ne fut pas seulement une occasion de plaisirs pour elle : elle vit de près que la fortune impose de grandes obligations et qu'il en coûte souvent de s'y soumettre.

La mauvaise saison ne mit point obstacle aux visites réciproques. Madame de Sarlières était une amie qui justifiait ce titre par mille attentions délicates ; elle arrivait sans être attendue, enlevait Hélène ou Anne, et les ramenait le lendemain : la sympathie que lui inspirait Marie lui avait souvent donné le désir de la posséder quelques jours, mais jamais elle n'avait pu la décider à quitter sa mère.

IV -- La fortune.

Anne entrait dans sa douzième année ; elle n'avait ni le brillant d'Hélène, ni les dispositions de Marie. Son esprit était porté vers les pensées sérieuses, et si elle prenait sa part des occupations de la sœur aînée, c'était par un sentiment de reconnaissance pour ceux qui l'avaient secourue dans son infirmité. Il ne se passait guère de jours sans que M. Liébert et Anne fissent leur promenade dans le beau jardin botanique. Anne connaissait le nom des fleurs et des arbustes. Elle restait attentive à toutes les beautés de la nature, et si Hélène rêvait le château, Anne rêvait la chaumière.

Adrien suivait glorieusement le cours de ses études. M. Liébert n'était plus considéré comme étranger. On ne savait plus se passer de lui ni de sa famille. On parlait d'Hélène avec bienveillance. Pourquoi une si charmante fille n'avait-elle pas de fortune ? Madame de Sarlières avait échoué plusieurs fois dans ses projets de mariage pour Hélène, qui entrait dans sa vingtième année. Cet anniversaire fut célébré moins gaiement que celui de ses dix-huit ans.

La présence d'un nouveau préfet amena des fêtes brillantes cet hiver-là. Il y eut dans toute la société un nouvel élan de coquetterie. Marie Liébert fit pour sa sœur des prodiges d'élégance à peu de frais, et les honneurs du premier bal de la Préfecture furent encore pour Hélène.

Il n'est pas rare que des étrangers viennent visiter les mines de l'Auvergne.

M. Charles de Vrières venant de Belgique dans ce but se trouvait en relation avec le principal banquier de la ville ; une invitation de la Préfecture lui fut adressée et il accepta.

M. Charles de Vrières était un homme de trente-six ans, d'une physionomie grave et presque sombre, mais un sourire lui rendait l'expression de la bonté qui était le trait principal de son caractère. L'étranger se borna à saluer le maître et la maîtresse de maison, et resta seul à l'écart, regardant avec un flegme imperturbable la foule agitée des danseurs. On se demandait tout bas quel charme cet inconnu pouvait trouver à ce spectacle.

Cependant un intérêt tout particulier le retenait dans cette brillante réunion. Il venait, après dix années d'incertitude et de réflexion, de s'arrêter à cette pensée : Un homme doit se marier suivant son goût. Cent mille livres de rentes, un nom respecté dans toute la Belgique, lui donnaient le droit de choisir.

Ayant longuement réfléchi, il serra à trois reprises différentes la main du préfet, très surpris d'une si profonde reconnaissance.

Le lendemain, Janique tout ébouriffée vint annoncer à son maître qu'un Monsieur qui n'avait pas l'air amusant demandait à le voir.

Madame Liébert avait bien souvent défendu à Janique de donner son opinion sur les personnes qui se présentaient chez elle, mais cette défense n'avait jamais été respectée.

M. Liébert reconnut l'étranger qu'il avait remarqué à la Préfecture. « C'est un savant », se dit-il ; et son accueil témoigna combien il était flatté de sa démarche.

M. de Vrières sourit de l'erreur du philosophe et s'empressa de lui faire connaître le motif de sa visite.

« J'estime infiniment la science, Monsieur, mais je viens m'entretenir avec vous d'une question plus agréable, et qui, certes, ne vous intéressera pas moins que moi : je vous demande la main de Mademoiselle votre fille que j'ai beaucoup admirée au bal de la Préfecture.

— Monsieur...

— Je m'attends à une objection : vous ne me connaissez pas, et moi je ne vous connais pas davantage, Monsieur ! Je sais seulement que vous et votre famille jouissez de la plus grande considération, et cela me suffit. Vous aurez à prendre des renseignements sur les de Vrières, ou plutôt à vérifier ceux que je vais vous donner.

« Mon grand-père et mon père ont fait une fortune importante dans vos colonies. Le nom de Vrières est synonyme d'honneur ; à la mort de mon père, j'ai suivi mon goût en venant m'établir en Belgique avec ma mère. Je suis propriétaire à demi d'une des mines de charbon les plus importantes du pays. J'habite une belle maison à peu de distance de Charleroi, je reçois l'élite de la société et ma mère serait heureuse d'avoir une belle-fille auprès d'elle.

« Eh bien ! Monsieur ? »

Jamais le philosophe ne s'était attendu à être mis à une semblable épreuve ; comme il gardait le silence, M. de Vrières ajouta : « En France, vous appelez original l'homme qui agit comme j'agis, chez nous on l'appelle homme de bon sens. Je comprends votre étonnement, Monsieur, et je vous laisse à vos réflexions. Veuillez mettre aux pieds de ces dames mes plus respectueux hommages. J'attends votre réponse. »

L'étranger fut cérémonieusement reconduit jusqu'à la porte.

Madame Liébert et ses deux filles aînées étaient absentes. Le père de famille ne garda pas sans peine ce pesant secret : « Ah ! certes, pensait-il, cet homme est un fameux original ! Demander en mariage une fille qu'on a vue danser une fois dans sa vie !... Le fait est qu'Hélène est charmante ! Après tout, cet homme n'a-t-il pas raison de suivre son penchant ? Pauvre petite ! En Belgique ! Loin de nous tous... la reverrai-je ? »

Deux larmes tombaient de ses yeux lorsqu'Anne vint lui apporter une lettre.

« Vous pleurez, papa ? »

Et l'enfant entoura son père de ses bras.

« Ce n'est rien, chérie. Je ne pleure pas : je suis ému. Une lecture ou une réflexion amène souvent les larmes dans les yeux.

— Ainsi vous n'avez pas de chagrin ?

— Non, Annette.

— Janique s'était imaginé qu'un Monsieur vous avait apporté une mauvaise nouvelle.

— Janique se trompe souvent.

— Embrassez-moi. Je vais faire, mon extrait d'histoire. J'aime beaucoup Annibal. Et vous, papa ?

– Moi aussi, chère enfant. »

Le professeur prit le chemin de la faculté. Les applaudissements d'un auditoire sympathique firent une heureuse diversion à ses pensées intimes.

De retour chez lui, il fit part à sa femme de l'étrange visite qu'il avait reçue.

La mère ne témoigna pas autant de surprise que le père l'avait supposé : jamais Hélène ne lui avait paru si belle ; mais la raison et la prudence devaient tenir un autre langage que celui de la vanité maternelle. Cette demande en mariage ressemblait à un épisode de roman. Quel était cet homme ? À qui s'adresser pour savoir si un père et une mère pouvaient sans imprudence remettre en ses mains le sort de leur enfant ? Laisser partir Hélène pour la Belgique !... c'était se séparer d'elle pour toujours. Mais d'un autre côté la fortune irait si bien à Hélène !... Elle en saurait faire un si bon usage ! « Enfin, se dit la pauvre mère, un homme qui a su distinguer ma fille ne peut être un sot. »

M. Liébert écoutait en silence. Il était grave et même triste. Mais plein de confiance dans le jugement de sa femme, il dit enfin : « Que devons-nous faire, Aline ?

— Ne pas reculer devant un sacrifice qui peut assurer le bonheur de notre fille. Demande un congé, cher ami, et va en Belgique faire une enquête sur cette famille. Il n'y a pas à hésiter un seul instant. »

Le voyage étant arrêté, on demanda au jeune homme le temps de réfléchir sur sa proposition.

L'honnête Belge devina le motif de ce retard et ne s'en blessa nullement. Il ne chercha pas une seule fois à rencontrer Mme Liébert et ses filles, et quoique la saison ne fût guère favorable à la promenade, il usa de la liberté qu'on lui imposait pour parcourir le pays.

Le départ du père de famille causa une grande surprise à ses filles et à toute sa société.

Chaque fois que le facteur apportait une lettre, Mme Liébert se bornait à dire à ses enfants que leur père se portait bien et que son absence serait de courte durée.

Mais depuis longtemps il n'y avait plus de secrets pour la fille aînée. Elle avait hérité du sens droit et des sentiments de sa mère, ce qui avait contribué à établir entre elles une confiante intimité.

Marie accueillit d'abord avec joie la perspective d'un avenir brillant pour sa sœur, puis la pensée de la perdre lui apparut comme un sacrifice au-dessus de ses forces ; mais la généreuse enfant repoussa bien vite cette pensée d'égoïsme ; elle témoigna même le désir de voir se réaliser promptement un si brillant projet ; elle fit valoir la facilité avec laquelle on voyage de nos jours, tandis que la mère souhaitait de voir se prolonger cet état d'incertitude.

Quinze jours plus tard, M. Liébert était de retour à Clermont. Tous en témoignèrent de la joie : Hélène seule était plus réservée. Mme de Sarlières arrivait au même moment pour enlever Hélène et Anne. Elle se rendait dans une de ses terres, et la présence de ses jeunes amies l'aiderait à supporter la contrariété de quitter sa famille dans cette saison.

« Eh bien ! chère amie, dit M. Liébert lorsqu'ils furent seuls, j'ai recueilli partout les meilleurs renseignements sur la famille de Vrières. Le jeune homme a été modeste. Le nom qu'il porte est un des plus vénérés dans toute la Belgique. La mine de Preingin est des plus importantes ; l'habitation a l'apparence d'un château ; le parc, m'a-t-on dit, est une oasis au milieu de cette atmosphère assombrie par les fourneaux qui s'élèvent de toutes parts. Mme de Vrières prévient la misère par une charité sans bornes ; on l'appelle la Providence des mineurs.

Le voyageur qui arrive du Far-West ou de Zanzibar se flatterait en vain d'être mieux écouté que ne le fut M. Liébert. Néanmoins, on ne pouvait se résoudre à franchir le fossé. On hésitait à accepter. Mais ne serait-ce pas une grave imprudence de refuser ? Le philosophe se demandait, mais en vain, quel piège la fortune pouvait cacher sous de si belles apparences.

La mère parla à sa fille. La surprise qu'éprouva Hélène fut une preuve de modestie. D'abord, la chose ne lui parut pas sérieuse, mais elle trouva la vérité dans le regard de sa mère... Toutefois Hélène demande à réfléchir : mais les réflexions d'une jeune fille en présence d'un brillant avenir, offert par un homme qui la préfère à toute autre, ne sont pas longues. Encouragée par sa mère et sa sœur, Hélène dit oui en versant des larmes. Ce mariage n'était-il pas une séparation, et la promesse de se voir se réaliserait-elle ?

M. Charles de Vrières témoigna une grande joie en recevant une réponse favorable à sa demande ; sa physionomie prit une expression qui rassura Janique. La brave fille se mit immédiatement en frais pour plaire au futur mari de Mademoiselle. Elle, si économe, ne trouvait rien d'assez bon pour lui faire grand accueil. Mme Liébert lui ayant fait une observation à ce sujet, elle lui répondit d'un ton qui ne lui était pas habituel : « Quand ils seront partis, nous nous rattraperons ; il faut que ça marche rondement jusque-là. » La nouvelle du prochain mariage de Mlle Liébert fut immédiatement connue de toute la ville.

Chacun donna ou refusa son consentement ; mais il y eut toutefois unanimité dans les félicitations adressées aux parents.

Le mariage fut fixé à la fin de janvier. M. de Vrières insista pour que Mme Liébert et sa fille l'accompagnassent à Paris afin de choisir les présents d'usage en cette circonstance.

À peine arrivées, ces dames se rendirent chez Mme de Saint-Alban, déjà informée du grand événement. Son accueil, on ne saurait en douter, fut celui d'une véritable amie et d'une femme qui n'a point de fille à marier. Elle combla Hélène de caresses, et félicita M. de Vrières du choix qu'il avait fait.

Le ministre allait précisément donner un bal ; Hélène ferait connaissance avec le monde, ce qui devenait indispensable.

Mme Liébert était muette d'étonnement. Le caractère de son amie lui était apparu à Clermont sous un jour bien différent ; la femme du monde se révélait tout entière et l'intimidait. M. de Vrières était enchanté ; il consultait la femme du ministre pour l'aider à faire une corbeille du meilleur goût ; il ne demandait qu'à dépenser de l'argent. Diamants, cachemires, pièces de velours et dentelles furent aussitôt étalés sous les yeux d'Hélène, qui ne se fût jamais décidée à faire un choix sans le secours de Mme de Saint-Alban. L'embarras de la jeune fille divertissait la Parisienne. On finit par convenir de lui faire des surprises qu'elle ne pourrait refuser. Mme Liébert resta dans son rôle de femme modeste et commanda un trousseau qui fut complété par la mode et l'usage, déclarés les maîtres en semblable circonstance.

Le temps, quoique rigoureux, était cependant favorable pour faire connaître Paris à Hélène ; car ce n'est pas connaître Paris que d'avoir habité la rue Saint-Jacques pendant son enfance. Les parcs, les musées, tout ce que ne connaissent pas les Parisiens fut visité par la fiancée. Mme Liébert convint avec elle-même qu'Hélène était née pour être élégante. Elle était vraiment à sa place dans ce beau landau, et la fortune ne se trompait pas en lui apportant ses faveurs.

Le théâtre fit une vive impression sur elle. Mme de Saint-Alban oubliait les beautés d'Othello et de la Gazza ladra pour suivre ce qui se passait dans l'esprit de la jolie fiancée. M. de Vrières n'était au contraire jamais plus sérieux qu'au théâtre. Le lendemain d'une représentation au grand Opéra, il parla de l'impatience que lui témoignait sa mère et de son désir de faire connaissance avec celle dont la présence ferait le charme de sa vieillesse. Il fallut rompre avec les enchantements que la femme du ministre se plaisait à multiplier : on revint à Clermont, Hélène revit avec émotion non seulement son père et ses sœurs, mais tout ce qu'elle allait quitter, sa petite chambre, ses trésors d'enfants, sa bonne Janique. Des sentiments nouveaux remplissaient son cœur, il lui semblait qu'elle n'avait pas assez aimé ces généreux parents qui consentaient à la perdre parce qu'ils croyaient assurer son bonheur.

Les amies vinrent admirer la corbeille. Hélène témoignait plus d'embarras que de vanité. Elvire estima au plus juste le prix de la corbeille et en conclut avec une certaine pointe d'ironie que M. de Vrières était le roi des charbonniers.

De magnifiques présents furent offerts aux belles-sœurs. Anne, ravie d'être en possession d'une petite montre avec sa chaîne d'or, dit à M. de Vrières en l'embrassant qu'elle l'aimait beaucoup, mais que ce n'était pas gentil d'emmener Hélène.

Le mariage fut célébré à la cathédrale avec la plus grande pompe. Les amis étaient nombreux et les curieux aussi. Mme de Saint-Alban elle-même fit exprès le voyage.

Quelques jours plus tard, la jeune femme quittait sa famille pour se rendre auprès d'une belle-mère impatiente de la connaître. Hélène cessa de penser à ceux qu'elle venait de quitter pour songer à la nouvelle connaissance qu'elle allait faire. M. de Vrières respectait le silence de sa jeune femme ; il n'était pas non plus, lui, sans préoccupations.

À Clermont, les voyageurs étaient l'unique sujet de la conversation ; on les suivait par la pensée, on s'efforçait de combler le vide que laissait cette enfant chérie.

Si Hélène ne savait pas se rendre utile comme Marie, elle tenait toutefois sa place dans la famille ; le charme de sa personne, sa gaieté, ses enfantillages mêmes, faisaient diversion aux pensées sérieuses ; on la considérait un peu comme le luxe de la maison.

La tristesse que causa l'absence de cette fille bien-aimée eût été encore plus difficile à supporter, si l'humeur enjouée d'Anne n'avait été un remède contre bien des soucis.

À mesure qu'on avançait vers le terme du voyage, Hélène se préoccupait davantage.

« Charles, dit-elle, faites-moi le portrait de votre mère.

— Ma mère a soixante-dix ans ; elle a été belle ; sa taille est élevée, ses manières sont nobles, sa parole grave ; elle est d'une bonté, d'une indulgence qui lui gagne tous les cœurs. Le seul reproche qu'on puisse faire à cette respectable mère, c'est d'avoir trop gâté son fils. Vous l'aimerez, Hélène, elle vous aimera. »

Le paysage s'assombrit de plus en plus ; déjà paraissent les hauts-fourneaux d'où la fumée s'échappe en colonnes épaisses ; le vent soulève la poussière noire qui couvre le sol. Les maisons habitées par les mineurs n'ont rien de pittoresque. Hélène se disait que l'Auvergne avec ses coteaux de vignes, ses sommets couverts de neige, était d'un effet bien autrement agréable.

À Charleroi, un élégant attelage et des domestiques en livrée attendaient M. et Mme de Vrières. Ils laissèrent le soin de leurs bagages à un groom et furent rapidement emportés vers une belle habitation à laquelle la jeune femme n'hésita pas à donner le nom de château.

Ce fut seulement en descendant de voiture que le jeune homme dit à sa femme :

« Ayez soin, ma chère, de parler un peu haut, ma mère est sourde. »

La jeune femme regarda son mari avec une expression de douloureuse surprise qui le troubla. Il ne put ajouter un seul mot.

Mme de Vrières était dans son salon, absorbée par un travail de tapisserie. Les portes brusquement ouvertes l'avertirent de la présence des voyageurs. Elle se leva avec dignité, tendit la main à sa belle-fille, l'assurant qu'elle était désirée et chérie d'avance ; et ayant déposé sur le front de la jeune femme un baiser classique, elle se jeta en fondant en larmes dans les bras de son fils.

Lorsque Charles se fut dégagé de cette étreinte, il fit asseoir Hélène près de sa mère, et lui fit signe de parler.

Hélène eut été moins embarrassée, sans la nécessité de prendre un diapason très élevé et même solennel, pour dire certaines phrases qui se complètent par un sourire ou un regard. La pauvre enfant hésitait au premier mot, au dernier. Mais son mari, habile interprète, répétait, développait ses pensées et ajoutait même ce qu'elle aurait dû dire.

Une demi-heure plus tard, Mme de Vrières conduisait ses enfants dans un appartement qui attendait depuis plusieurs années la femme digne de l'habiter. Hélène ne put dissimuler sa surprise en montant un large escalier de pierre orné de statues du meilleur goût. Elle eut la naïveté de témoigner le plaisir que lui causa la vue d'un appartement aussi élégamment meublé : rideaux de soie, tapis moelleux, meubles de palissandre, corbeilles de fleurs, rien ne manquait. L'admiration de la jeune femme pour toutes ces choses lui valut un sourire de sa belle-mère.

« Hélène, dit-elle d'un ton amical, la fille de ma vieille Brigitte est exclusivement à vos ordres. C'est une enfant de vingt-deux ans très habile, bien élevée. Ne la gâtez pas. »

Gertrude s'avança respectueusement, offrit ses services avec un accent de satisfaction qui témoignait du plaisir qu'elle aurait à servir sa jeune maîtresse.

Lorsque M. de Vrières fut seul avec Hélène, il lui dit : « Pardonnez-moi de vous avoir caché l'infirmité de ma mère. Vous en souffrirez assurément, mais vous aurez la consolation d'être pour elle un adoucissement à son triste état. »

Hélène avait bon cœur ; elle rassura son mari du mieux qu'elle put, sans dissimuler entièrement combien elle était douloureusement surprise.

L'heure de la réflexion était venue : la jeune femme se trouvait comme accablée par tant de richesses. Le silence qui régnait dans ces appartements somptueux l'effrayait ; elle aurait voulu du moins entendre résonner ses pas sur un parquet.

Hélène remarqua le jour même de son arrivée que sa présence réjouissait les serviteurs. Sans sortir des bornes du respect leur physionomie exprimait le contentement et le désir de plaire à la femme de leur maître ; Brigitte seule conservait une dignité qui était fortement blâmée à l'office.

Ce fut une distraction pour Hélène de mettre en ordre toutes ses belles toilettes. La vue de ses cachemires et de ses bijoux lui procura une agréable distraction. Elle s'amusait de l'ébahissement de Gertrude, et poussait la complaisance jusqu'à essayer ses mantelets et ses châles.

Mme de Vrières loua le bon goût de son fils et mit sans tarder davantage aux doigts de sa bru des brillants et des émeraudes de prix.

La semaine suivante, Hélène, parée de ses plus beaux atours, alla faire des visites à Charleroi et dans le voisinage. L'élégance de sa voiture et les attentions de son mari influèrent beaucoup sur l'opinion qu'elle se fit de Charleroi.

Les nouveaux mariés furent accueillis partout comme ils méritaient de l'être. Les jeunes personnes souriaient à Hélène tout en faisant l'inspection de sa toilette ; les douairières félicitaient M. de Vrières de son bon goût et convenaient qu'il n'avait pas perdu pour attendre.

Selon l'usage belge, le café et d'excellents gâteaux étaient offerts aux visiteurs dans chaque maison. Cet usage eût surpris Hélène, si déjà elle n'eût été habituée au dîner de midi, qui autorise un petit repas avant le souper.

Charles avait parlé à sa femme de réceptions qui se firent attendre pendant deux mois, Hélène n'eut d'autres distractions que des visites de cérémonie.

Dès six heures du matin, le charbon brillait dans toutes les corbeilles, et la flamme éclairait longtemps avant le jour les immenses appartements. La cloche, qui dès six heures appelle les ouvriers au travail, était aussi le réveille-matin de Brigitte et de sa maîtresse. Une heure plus tard, Mme de Vrières s'installait dans son fauteuil. Lorsque Hélène descendait pour prendre le café avec son mari, ils la trouvaient établie près de la fenêtre, ayant sur sa table à ouvrage une pile de linge à raccommoder.

La vieille dame insinua délicatement à sa bru que toute maîtresse de maison doit prendre sa part de ces humbles travaux.

C'était bien ce que faisaient Mme Liébert et Marie ; mais jamais Hélène n'avait songé à leur venir en aide. Elle résista pendant quelque temps, puis, vaincue par l'exemple, elle s'habitua à passer chaque jour un certain temps auprès de sa belle-mère, faisant des reprises plus ou moins perdues ; car la bonne volonté ne suffit pas en semblable circonstance ; les mains d'Hélène, ornées de bagues, bousillaient sans souci. Brigitte se chargea de signaler l'ignorance de la jeune femme à sa maîtresse ; il y eut à ce propos plus d'un orage jusqu'au moment où le mari exigea que sa femme renonçât à une occupation qui lui était étrangère et pénible.

Sans la présence de Brigitte, la paix n'eût point été troublée. Mais la vieille jalouse ne passait rien à la jeune étrangère, et lorsque Hélène, entrant au salon, la voyait armée du cornet où elle glissait mille contes, la froideur de sa belle-mère ne l'étonnait plus.

Les lettres de France étaient une douce consolation pour Hélène. Ces lettres renfermaient des détails qui lui donnaient l'illusion d'être encore au milieu de sa famille. Anne avait le don particulier de l'égayer par des récits dont l'authenticité, d'ailleurs, était fort contestable.

M. de Vrières menait une vie fort active, on ne le voyait guère qu'aux heures des repas. Sa mère n'ignorait pas combien la présence de son fils était utile hors de la maison, mais elle semblait l'avoir oublié et se persuadait qu'il restait auprès d'Hélène pour la distraire. Brigitte entretenait cette jalousie :

« Que voulez-vous, Madame, tous les jeunes gens sont les mêmes, ils oublient que le temps est de l'or. Et puis ces Françaises sont si différentes de nos demoiselles belges ! Ça ne touche à rien. Madame menait une autre vie à vingt ans ! Elle ne passait pas son temps à lire et à broder ! »

Brigitte parlait avec tant de passion, que son langage en devenait absolument obscur ; toutefois elle ne laissait pas de faire impression sur sa maîtresse, et, lorsque Charles se trouvait seul avec sa mère, elle se jetait tout en larmes dans ses bras en disant :

« Tu ne m'aimes plus ! »

Ces scènes et ces tracasseries, loin de refroidir le cœur du jeune homme pour Hélène, la lui rendaient chaque jour plus chère. Il se demandait s'il n'était pas coupable d'avoir ravi à cette charmante enfant le bonheur qu'elle goûtait dans sa famille. Il voulut la distraire par quelques réceptions.

Hélène avait du goût pour parer une table ; les fleurs de la serre lui auraient procuré le plaisir innocent de composer des corbeilles, si Brigitte n'eût jeté les hauts cris en la voyant couper les roses et les camélias.

Mais l'affection de son mari était un encouragement à s'affranchir doucement de cette autorité discutable. Elle persista dans son désir et un matin, pendant que dame Brigitte était absorbée dans la dégustation de son café, elle monta en voiture avec Gertrude et se fit conduire à une demi-lieue de Charleroi, chez le jardinier de son mari.

Cet acte d'indépendance étant connu de la vieille servante, elle courut vers sa maîtresse, lui annonça que sa bru avait emmené Trude on ne savait où ; ce discours n'arriva qu'imparfaitement à l'oreille de la douairière. Mais ce qu'elle entendit lui fit soupçonner que sa bru avait pris la fuite. L'excellente femme s'oublia elle-même pour ne songer qu'à son fils. Pendant que Brigitte s'agitait, poussait des hurlements, sortait et rentrait, Mme de Vrières demeurait silencieuse et inquiète.

Une heure s'écoula, Brigitte allait se plaignant à l'un et à l'autre d'une sortie qui l'inquiétait, mais sans faire savoir ce qu'elle-même avait osé dire à Madame.

Deux heures plus tard Mme Charles arriva ; elle s'était souvenue que la violette de Parme était la fleur favorite de sa belle-mère, et lui en apportait un gros bouquet : elle se mit à genoux pour mieux se faire comprendre, et Mme de Vrières, vraiment émue, l'embrassa au front.

Ce baiser, le second qu'Hélène recevait de sa belle-mère, fut le gage d'une paix qui dura jusqu'à la fin.

Brigitte, étourdie par un dénouement si inattendu, se retira dans l'espoir d'obtenir de sa fille quelques détails capables de brouiller les cartes. Mais Gertrude ne parla que de roses et de violettes embaumées.

À partir de ce moment la situation d'Hélène changea. Par un caprice auquel la vieillesse est sujette, Mme de Vrières eut un retour d'affection excessive pour sa bru. Elle aurait souhaité la voir toujours à ses côtés. Sa jeunesse et sa beauté, disait-elle, reposent mes yeux. Toutefois la conversation était peu animée, et il arrivait souvent à la douairière de s'endormir en dépit du charme de ce tête-à-tête. Alors Hélène négligait son travail, regardait le ciel gris ; elle songeait que le printemps n'égaierait guère ce triste paysage et qu'il réserverait toutes ses beautés pour l'Auvergne.

Charles n'ignorait pas ce qui se passait dans le cœur de sa jeune compagne. Dès qu'un rayon de soleil paraissait, il faisait atteler et promenait sa femme. Hélène retrouvait bien vite sa gaieté ; elle parlait de sa famille, du bonheur prochain de la revoir ; elle commençait à s'intéresser aux affaires et donnait toute son attention à ce que son mari lui en communiquait.

La correspondance d'Hélène devint plus gaie avec le soleil d'avril. Si Mme Liébert avait deviné des tristesses généreusement dissimulées, elle s'aperçut aussi de l'influence que le retour de la belle saison avait sur sa fille, et la mère qui croyait ne jamais s'habituer à l'absence d'une enfant chérie ne désirait rien, assurée qu'elle était heureuse.

Un changement inattendu survint dans l'intérieur des de Vrières.

Brigitte déclara un beau matin à sa maîtresse qu'elle n'avait plus la force de faire son service, et que trente-huit années de dévouement l'autorisaient à prendre sa retraite.

Brigitte s'attendait à trouver un obstacle à ses projets : le silence fut donc tout à la fois une déception et une humiliation.

Mme de Vrières n'essaya point de retenir sa vieille servante, le motif de sa retraite lui était connu.

La pauvre femme qui avait gouverné les autres serviteurs pendant tant d'années ne pouvait supporter l'indépendance d'une jeune femme. Brigitte arrivait insensiblement à la haine sans le savoir peut-être, car le dévouement dont elle avait fait preuve lui faisait illusion, et au lieu de s'accuser, il lui était plus facile d'accuser d'ingratitude sa respectable maîtresse. La présence d'Hélène avait réveillé l'antipathie de cette femme pour la France et les Françaises. L'élégance la révoltait. Brigitte ne voyait rien au-dessus d'une dame belge en robe de bal ou en bonnet de nuit.

Si Gertrude n'eût pas été majeure, sa mère l'eût emmenée.

La veille du départ de Brigitte Mme de Vrières se rendit à Charleroi accompagnée d'Hélène et de Trude, et quelques jours plus tard elle rentrait à Preingin accompagnée d'une nouvelle servante à laquelle elle s'habitua promptement.

Cependant l'importance de Brigitte n'était pas imaginaire. Outre son service, elle remplissait l'office d'économe, tenait un compte ouvert des misères à secourir et remplaçait se maîtresse depuis que la surdité l'avait contrainte à vivre dans l'isolement. C'était là surtout ce qui inquiétait la généreuse femme.

La vie des mineurs est exposée à des dangers très grands. Ces ouvriers intrépides ne font point de distinction entre le jour et la nuit. Les journées sont divisées par tiers ; il y a toujours un tiers des ouvriers dans la mine ; à chaque tiers du jour, un tiers est relevé par le tiers qui a pris du repos, d'où il résulte que toute l'année (les dimanches et fêtes exceptés), les mineurs passent alternativement huit heures sous terre et huit heures sur terre, travaillant huit heures un jour et seize heures le jour suivant.

Les femmes et les enfants sont occupés à assembler le charbon et à le placer sur des chariots.

Ce travail laborieux altère nécessairement la santé de ceux qui le font, et quoiqu'ils habitent des maisons très saines, construites par les propriétaires des mines, ces hommes ne résistent pas toujours à un tel labeur. De plus, il n'est pas rare qu'un accident impossible à prévoir leur coûte la vie.

Plusieurs accidents de ce genre avaient déjà attristé Mme de Vrières ; elle faisait des pensions aux veuves. Mais sa charité ne se contentait pas d'accorder un secours qui passait par les mains d'un intendant. Elle visitait les familles d'ouvriers, s'intéressait à tous leurs besoins et les assistait encore de ses bons conseils. Ces œuvres de charité se firent d'abord en compagnie de Brigitte et plus tard sa servante s'en acquittait seule. Le départ de cette femme causa donc une véritable perturbation dans les habitudes de la charitable douairière. Elle confia ses regrets à sa belle-fille sans songer le moins du monde à lui imposer une charge qui n'était pas exempte de difficultés ; mais au premier mot Hélène réclama l'héritage de Brigitte.

La douairière attendrie par cet élan de générosité exposa les difficultés de l'entreprise ; mais le courage d'Hélène s'enflamma à la pensée de visiter et de soulager les pauvres, elle sentit pour la première fois l'importance de sa position et résolut de s'en montrer digne.

Le seul obstacle réel à ses projets était sa jeunesse.

« Jamais Charles, mon enfant, ne vous laissera aller chez tous nos ouvriers ! la prudence s'y oppose, et Trude n'est pas d'âge à vous accompagner.

— Eh bien ! que Charles me donne son vieil Hippolyte pour écuyer ; nous nous entendons très bien, et la charité augmentera encore mon affection pour lui et son dévouement pour moi. »

Ces paroles dites avec enthousiasme et d'un ton très élevé furent entendues et comprises.

« Chère enfant, je ne vous connaissais pas, et je bénis Brigitte de m'avoir causé un chagrin que vous changez en une joie incomparable. Charles ne s'est pas trompé, vous êtes digne des de Vrières. »

À partir de ce jour, une atmosphère de bonheur régna dans la maison. Le plus heureux de tous était Charles, qui voyait sa femme obtenir l'autorité après avoir subi la fière volonté de sa mère et l'impertinence d'une servante.

Il suffit souvent d'une circonstance pour mettre au jour des qualités que nous possédons sans le savoir. Hélène se dit : Je suis maîtresse de maison et je veux me montrer à la hauteur de cette dignité. Donner des ordres, écouter les réclamations de mes gens, veiller à ce que chacun fasse sa besogne et ne manque de rien, tel sera mon devoir, tel sera l'emploi de mes journées.

Toutes les physionomies exprimaient le contentement de voir la charité passer des mains de Brigitte aux mains de Madame.

Hélène s'étonnait de remplir des fonctions qui lui avaient été si étrangères jusque-là. Elle informa bien vite sa mère de ce changement et reçut des conseils et des encouragements dont elle profita.

Mais ce qui plaisait surtout à la jeune femme, c'était de visiter les pauvres veuves, de leur porter des secours. Là encore, Brigitte fut remplacée avec avantage, et quoique le souvenir de la fidèle domestique ne fût point effacé, le plaisir que causait la présence d'Hélène était le complément de ses bienfaits.

On se mettait sur la porte pour la voir passer avec son vieux serviteur chargé de provisions.

Indépendamment des secours qu'apportait la jeune femme, elle avait organisé une cuisine à l'usage des malades. La fille venait chercher du bouillon pour sa mère ; la femme, du rôti pour son mari et des douceurs pour les enfants.

V -- Dans la mine.

La famille Liébert n'était pas encore venue en Belgique, d'un autre côté Mme de Vrières ne voulait pas permettre à ses enfants de la quitter un seul jour.

L'époque des vacances ravivait les regrets d'Hélène en lui rappelant tous les plaisirs de cette saison.

La tristesse de la jeune femme augmentait en songeant que sa fête ne serait pas célébrée en famille.

Elle s'attendait bien sans doute à être fêtée, mais le passé était plein de souvenirs que son cœur ne pouvait oublier.

La veille de la Sainte-Hélène, contrairement à ses habitudes, M. de Vrières prévint sa femme qu'une affaire l'appelait à Charleroi, et qu'il ne rentrerait pas avant dix heures.

« Attends-moi, je te prie, pour prendre le thé.

— Très bien, mon ami, je prendrai patience en écrivant une longue lettre à Anne qui se plaint d'avoir le plus petit papier, quoiqu'elle ait grandi de trois lignes. »

Le temps était beau, Hélène ouvrit la fenêtre ; la flamme des fourneaux allongeait de grandes ombres sur les maisons ; il y avait quelque chose de sinistre dans cet effet de lumière. Hélène commençait à s'attrister lorsque le trot bien connu de ses chevaux la tira de sa rêverie.

Elle descend, traverse la salle à manger et voit un couvert nombreux ; des fleurs partout et le vieil Hippolyte qui allume les bougies en riant sous cape.

« Qu'est-ce que tout cela signifie ? » dit-elle.

Mais le vieux domestique sort précipitamment, Hélène le suit.

Adrien est sur le siège de la voiture, et, avant que la portière soit ouverte, il est dans les bras de sa sœur atterrée par une surprise si charmante.

« Hélène, dit M. de Vrières, voici mon bouquet. »

La jeune femme recevait, rendait les caresses qu'on lui prodiguait sans pouvoir prononcer un seul mot. N'était-ce pas, en effet, un rêve de voir ses plus chers désirs accomplis ?

La respectable douairière vint saluer ses hôtes et s'éloigna avant qu'on eût pu s'apercevoir de son infirmité.

L'émotion s'apaisa devant un souper auquel les voyageurs firent le plus grand honneur.

La conversation se prolongea jusqu'à minuit.

Anne seule avait déjà pris possession d'une petite chambre qu'elle aurait voulu pouvoir emporter dans ses bagages.

Hélène avait parlé de l'infirmité de sa belle-mère avec une discrétion qui n'avait pas pu laisser soupçonner combien elle avait à en souffrir ; ce fut Anne qui découvrit la vérité le lendemain.

« Pauvre dame ! dit la gentille enfant. Elle voudrait tout entendre, et s'attriste quand nous rions. »

Anne savait à quelle heure Mme de Vrières venait au salon, elle s'y rendait et s'escrimait avec le cornet acoustique. Cette conversation d'enfant était une distraction nouvelle pour la pauvre infirme ; elle témoignait à Anne le regret de n'avoir pas de beaux sites à mettre sous ses yeux.

« Rassurez-vous, Madame, répondit l'aimable enfant, quand on a été aveugle, on trouve tout beau. Je suis toujours contente. »

Anne était l'objet de tous les soins de son beau-frère. Il ne savait qu'imaginer pour l'amuser. Lorsqu'une affaire l'appelait au loin, il emmenait sa petite belle-sœur avec lui. La conversation ne tarissait pas pendant ces tête-à-tête :

« Papa et maman ont beaucoup pleuré quand vous avez été partis tous les deux, Charles.

— Et maintenant, Anne ?

— Maintenant, ils sont enchantés, quoiqu'un peu jaloux, parce qu'ils voient bien qu'Hélène vous aime beaucoup, beaucoup. »

Cette confidence valut un tendre baiser à la petite fille.

Hélène était d'une gaieté qui ravissait tout le monde. Elle faisait aussi bien les honneurs du pays que de sa maison ; à l'en croire, il ne fallait pas perdre de temps : « Les jours passent si vite lorsqu'on est heureux ! » disait-elle.

Un matin, Adrien annonça qu'il voulait aller rêver au bord de la Sambre ; le poète se sentait inspiré par le bonheur de revoir Hélène. On le laissa partir, faisant des vœux pour sa Muse.

Cependant trois heures s'étaient écoulées, et le poète ne paraissait pas. Il était le sujet de mille plaisanteries, lorsqu'il apparut dans le costume de mineur.

La rencontre du contremaître avait éclipsé la déesse de la poésie ; Adrien était descendu dans la mine, et revenait émerveillé de tout ce qu'il avait vu. Il était encore revêtu du costume de mineur imposé à tout visiteur. Un large pantalon de toile recouvrait le sien, il était coiffé d'un chapeau rond, recouvert de toile cirée et solidement rembourré pour amortir un choc presque inévitable, lorsqu'on voyage dans certaines galeries. La petite lanterne, dite lanterne Jeffrey, est suspendue à son cou. Le visage noirci d'Adrien lu valut les sarcasmes d'Anne. Il se mit à la poursuivre pour l'embrasser et n'y parvint pas sans peine. Cette petite scène étant finie, Adrien parla sérieusement de l'intérêt qu'offre une visite à la mine, et il proposa une excursion pour le lendemain. Il y eut peu d'enthousiasme. Hélène déclara qu'il lui suffisait d'être descendue une fois dans son royaume et que, nouvelle Proserpine, elle n'était pas fâchée d'habiter la terre. Mme Liébert voulut tout naturellement rester avec sa fille, et Marie prétexta le désir d'achever une broderie qui ne devait pas retourner en France. Seuls, la vaillante petite Anne et son père résolurent de faire cette curieuse excursion.

C'est convenu. Le lendemain, à l'heure dite, on revêt le costume exigé, on rit, on se moque les uns des autres, puis on monte dans un bac.

Anne conserva sa gaieté jusqu'au moment où ces graves paroles arrivèrent à ses oreilles :

« Que saint Léonard et sainte Barbe vous gardent ! »

La voiture , comme disait la jeune fille, descendit lentement à dessein de ménager les impressions des voyageurs.

À mesure que la lumière s'affaiblissait, Anne se rapprochait de son beau-frère dont le calme agissait sur elle.

Un choc violent annonça le terme de la course. Le contremaître reçut M. de Vrières et sa société avec la plus grande politesse, et, sans tarder davantage, il s'engagea dans de véritables rues resserrées entre des murailles de charbon lisse et luisant. De temps à autre, les visiteurs se rangeaient pour laisser le passage libre aux chariots qui transportent le charbon. Anne ne quittait pas la main de son protecteur et gardait le silence. Charles, heureux de trouver dans son beau-père un homme capable de s'intéresser à tous les détails de l'exploitation, ne disait pas un seul mot à Anne. Mais lorsqu'ils furent arrivés à un endroit où la voûte devient très basse, et où l'obscurité est complète, Anne fut saisie d'une terreur invincible :

« Je veux voir le jour ! » s'écria-t-elle avec un accent de désespoir.

M. Liébert et Charles comprirent seulement alors combien ils avaient été imprudents en conduisant la pauvre petite dans ce royaume ténébreux, bien fait pour lui rappeler ses angoisses passées.

Anne pleurait, tremblait : « Ferme les yeux, ma chérie ! » disait le père, tandis que Charles hâtait le pas pour gagner une galerie moins obscure. Enfin, voici la lumière ; on entre dans le bac, on remonte rapidement. Anne éprouva une douce émotion en revoyant le ciel ; son père essuya ses larmes, et lui demanda presque pardon.

Les nombreux chemins de fer qui couvrent la Belgique permirent à M. de Vrières de promener son beau-père ; mais le retour au logis était toujours une fête.

Il y a dans les mœurs belges un fond de simplicité qui fait parfois oublier la grande fortune. La mise d'Hélène restait en harmonie avec celle de sa mère et de sa sœur Marie, et ce ne fut qu'à la prière de son mari et à l'occasion d'un grand dîner qu'elle fit paraître ses bijoux.

Après six semaines de bonheur, il fallut se séparer. Hélène se plaignit des rigueurs de l'Université, et se consola en recevant de sa mère l'assurance que le printemps la ramènerait.

Il y a dans toute vie humaine des alternatives de joie et de tristesse, des phases heureuses et malheureuses.

Six mois s'étaient écoulés depuis que M. Liébert avait repris ses occupations, lorsqu'un notaire de Bordeaux lui donna avis qu'il tenait à sa disposition cinquante mille francs. Ce don était fait au professeur en ces termes :

« Moi, Jean-Benoît Recora, rentier, je lègue à mon petit cousin et filleul la somme de cinquante mille francs, à la condition expresse qu'il acquerra avec la susdite somme une maison de campagne dans un pays à son choix, afin d'y trouver le calme nécessaire pour mener à bonne fin un ouvrage de philosophie commencé depuis vingt ans. »

M. Liébert, consentant à se procurer le calme dont tout homme de lettres a besoin, n'aurait qu'à se présenter chez Me Landry, à Bordeaux, place du théâtre.

Un héritage inattendu, si petit qu'il soit, cause toujours autant de plaisir que de surprise. M. Liébert n'attendait absolument rien d'un parent éloigné, qu'il avait tout à fait négligé depuis nombre d'années.

Aussitôt s'agita la question de savoir quel pays offrirait le plus d'avantages et d'agrément ; se rapprocher de la Belgique semblait d'abord tout naturel ; mais les pays de fabriques et de mines n'offrent point de ces modestes habitations dont la nature fait tous les frais, et d'ailleurs Hélène aimait tant l'Auvergne qu'il était de bonne politique de faire tout pour l'y attirer.

Il fallait avant tout entrer en possession de l'héritage. M. Liébert partit avec l'émotion d'un homme qui va chercher un trésor.

La mère n'était qu'à moitié satisfaite :

« La véritable générosité n'impose pas de conditions, disait-elle, ces cinquante mille francs auraient fait une petite dot à chacune de mes filles. »

Elle communiqua ses réflexions à Marie, et celle-ci, s'oubliant comme toujours, prouva à sa mère que le bon cousin avait sagement agi. Il fallait vraiment espérer que les vœux du donataire seraient exaucés et que, tout en se reposant à la campagne, l'auteur d'un nouveau traité de philosophie arriverait à terminer son œuvre :

« Et d'ailleurs, ajoutait Marie, ne faut-il pas que notre petite sœur se fortifie au grand air ? »

Cette campagne devint l'unique sujet de la conversation entre la mère et ses enfants, chacun disait son goût. Adrien voulait un étang ; il se chargeait de fournir du poisson pour toute l'année. Cette prétention d'écolier rappela ses déceptions : que de fois n'avait-il pas passé ses journées au bord de l'Allier, sans rien mettre dans son filet !

« Moi, disait, Marie, il me faut un lavoir et un pré pour étendre la lessive comme on fait en Belgique. Notre linge arrosé soir et matin sera blanc comme neige.

— Et toi, Annette, que te faut-il ?

— Maman, la vue des montagnes, un potager et un verger... Mais avant tout, il faut que papa ait un cabinet bien grand où la chaleur ne l'incommode pas, et une belle vue pour lui donner des idées afin qu'il achève son livre.

— Mais vous, maman, dites-donc ce que vous désirez.

— Une seule chose, mes enfants, c'est que vous soyez contents. »

M. Liébert n'avait pas perdu de temps. Une lettre annonça son arrivée à Bordeaux et sa visite au notaire ; il avait entendu la lecture du testament, et s'était solennellement engagé à acheter une campagne.

Janique, au courant de ce qui se passait, proposa d'aller dans son pays :

« C'est le plus beau et le meilleur du monde, disait-elle avec conviction, et M. Adrien aura la mer pour pêcher, si ça lui plaît. »

Le retour de M. Liébert causa une grande joie, sans fixer davantage les idées. Adrien et Anne auraient voulu entrer immédiatement en possession d'une jolie maison de campagne ; on eut beaucoup de peine à leur persuader qu'une acquisition de cette importance ne se faisait pas légèrement, et qu'une année pouvait s'écouler sans qu'on trouvât ce qu'on cherchait. On se résigna, mais non sans peine.

Un matin, Mme de Sarlières, qui n'ignorait pas la bonne fortune de ses amis, vint leur annoncer qu'une jolie petite maison, désignée sous le nom du Petit-Château , située dans la vallée de Chanonat, allait être mise en vente :

« Vous trouverez là, je crois, tout ce que vous pourrez désirer, et je vous prie de considérer que Chanonat et Romagnat ne sont pas éloignés l'un de l'autre. »

Après beaucoup d'hésitation, on convint que l'Auvergne était la véritable patrie d'Anne, que son père n'ambitionnait pas de poste plus élevé que celui qu'il occupait à Clermont, et qu'on n'irait point s'établir ailleurs.

Anne, qui avait gardé le silence pendant cette discussion, s'écria transportée de joie :

« Oui, je suis Auvergnate ! »

Et prenant sa petite vielle, joujou de son enfance, elle se mit à danser une de ses bourrées favorites :

Que veniė tiu tchartcha
Garçon de la montagna,
Que venié tiu tchartcha
Che voulia pa dansa.

* *

Te fauilia pa veni
Garçon de la montagna,
Te fauilla pa veni
Che vouila ma dourmi.

Il fut donc décidé qu'on suivrait le conseil de Mme de Sarlières, qu'on attendrait la mise en vente du Petit-Château.

La neige avait complètement disparu, et, si les chemins étaient encore mauvais, les montagnes se montraient parées de cette verdure qui réjouit le cœur et les yeux.

Les Liébert partirent au grand complet pour aller visiter la propriété indiquée. Jamais la vallée de Chanonat ne leur avait paru si riante. Chacun faisait ses réflexions et ses plans. Mais tous avaient déjà des sentiments de propriétaire. Quel plaisir n'est-ce pas d'avoir de la terre à soi, de planter et d'arroser à sa convenance !

La route est montueuse, puis on descend, on remonte encore et une dernière descente conduit à Chanonat.

Les femmes sont aux portes pour voir passer les personnes que l'on présume être les acheteurs ; les bonnes gens se sentent disposés en faveur des demoiselles.

Julien, le vieux jardinier, ouvre la grande porte et salue respectueusement ceux qu'il regarde déjà comme ses maîtres.

La première impression est agréable ; on traverse une cour fleurie. Quelques beaux arbres font charmille, deux tourelles habillées de lierre excitent l'admiration d'Anne, car le vert est sa couleur de prédilection.

On monte quelques degrés ; un vestibule sépare la salle à manger et le salon. Quelques meubles sont encore là et permettent de mieux apprécier l'ensemble de ces deux pièces. Des portrait de famille semblent faire bon accueil aux étrangers. On observa d'abord en silence, puis Anne prit la parole pour désigner la pièce qui serait le cabinet de son père.

Le premier étage offre un nombre suffisant de chambres pour s'y loger commodément, deux mansardes sont adjugées à Adrien ; il pourra y établir son tour, ses filets et ses lignes ; Janique aura une bonne cuisine.

Le bonhomme de jardinier, devinant ce qu'on ne disait pas, s'enhardit à prendre la parole :

« Monsieur le baron et sa famille ont passé trente-cinq ans ici sans faire connaissance avec l'ennui. Madame et Mademoiselle étaient gaies, douces et charitables ; ç'a été un vrai deuil pour le pays quand elles ont quitté le Petit-Château  : mais la mort de monsieur le baron a tout dérangé ; elles ne pouvaient plus se souffrir ici.

Dès qu'on aura vendu, l'homme d'affaires fera enlever ces meubles. Et à propos de meubles, il y en a un vieux qui voudrait bien rester en place, ajouta Julien, levant des yeux suppliants sur M. Liébert.

— Ce meuble est indispensable au nouveau propriétaire, mon brave homme ? »

Julien s'inclina profondément.

On était entré dans un potager si bien tenu, qu'il eût été difficile de ne pas en faire compliment au vieux jardinier.

Du potager on descendit jusqu'à la petite rivière.

« Le droit de pêche est réservé au propriétaire du Petit-Château  », dit Julien, qui sur la demande d'Adrien assura que le poisson y était abondant ; le bonhomme crut même devoir ajouter que son dîner du vendredi était un vrai gala.

Une petite ferme attenait à la propriété, le fermier qui la dirigeait serait heureux de renouveler son bail avec l'acquéreur.

Comme il arrive en pareil cas, M. Liébert fit ses réserves ; mais en réalité, lui et sa femme étaient d'accord pour acheter le Petit-Château . Quelques arpents de terre, la ferme, le potager, le verger, tout cela constituait un ensemble parfaitement en rapport avec la nouvelle fortune du professeur, et comme le donateur n'avait pas poussé l'originalité jusqu'à exiger que les cinquante mille francs fussent rigoureusement consacrés à l'achat d'une campagne, il resterait une petite somme dont l'emploi permettrait certains arrangements à la convenance de Mme Liébert et de ses filles.

Le retour à Clermont fut joyeux. On chantait les louanges du cousin. Anne regrettait qu'il ne fût pas témoin de leur bonheur : « Moi, dit-elle, si jamais j'ai quelque chose à donner, ce sera de mon vivant pour voir mes heureux . »

Un rapport fidèle fut fait à Janique, un peu vexée de n'avoir point été appelée au conseil ; mais lorsque sa maîtresse lui dit : « Tu auras une jolie petite chambre, une grande cuisine, de l'eau en abondance », elle reprit son expression de bonne humeur.

M. et Mme de Sarlières connaissaient parfaitement la vallée de Chanonat. Ils avaient même été en relation avec les anciens propriétaires du Petit-Château  : cette dernière raison coupa court à toute hésitation.

Devenir propriétaire avec l'argent d'autrui est un rêve aussi charmant qu'exceptionnel. Le professeur lui-même était ému de cette fortune inespérée. Comme sa femme et ses enfants se plairaient dans cette jolie maison ! (il n'osait pas prononcer le nom de château). On s'y installerait sans tarder, le père et son fils viendraient s'y reposer à la fin de chaque semaine, puis au retour des vacances on y vivrait en famille.

On se contenterait d'un mobilier plus que modeste, jusqu'à nouvel ordre ; le peu d'élégance dont on pourrait faire parade serait concentré dans la chambre d'Hélène.

Sans tarder davantage, Marie se mit à confectionner des rideaux ; des housses dissimuleraient l'âge de quelques fauteuils qui habitaient le grenier depuis leur arrivée à Clermont. Anne s'adjugea la tapisserie, et c'était du dévouement de sa part, car la bêche et le râteau avaient plus d'attraits pour elle que la meilleure aiguille anglaise.

Hélène se réjouit de tout son cœur de l'heureux changement survenu dans sa famille ; Anne lui fit une si gracieuse description du Petit-Château que Mme de Vrières aurait voulu, disait-elle, rendre visite immédiatement aux nouveaux seigneurs de Chanonat ; mais en ce moment son jeune enfant réclamait tous ses soins.

Quoi qu'on dise, il y a encore beaucoup de braves gens qui se réjouissent du bonheur d'autrui. La nouvelle de la petite fortune de M. Liébert fut accueillie avec sympathie par ses connaissances. Seulement les conditions singulières imposées à l'héritier, étant inconnues, on le blâma de n'avoir pas consacré sa fortune à l'établissement de sa fille Anne.

Les courses à Chanonat furent l'occasion de mille distractions ignorées jusqu'alors. Pendant que Marie et sa mère s'occupaient à l'intérieur, Anne, déjà intime avec Julien, le suivait au potager, l'accablait de questions auxquelles le brave homme répondait d'autant plus volontiers que c'étaient autant d'occasions de montrer son savoir. Tout homme, peintre ou jardinier, se sent attiré vers celui qui s'intéresse à son art.

Ce fut au mois de juin que la famille Liébert s'établit définitivement à la campagne. En voyant la joie de ses filles, le père oubliait qu'il passerait l'été dans une demi-solitude.

Le Petit-Château fut bien vite meublé. Chacun aimait sa chambre et vantait la vue dont il était favorisé.

Tout ce bonheur semblait un rêve aux parents. Décidément, se disaient-ils, l'Auvergne est la terre promise pour nous.

Anne avait trouvé sa véritable vocation. Résolue sans trop de hardiesse, elle n'avait pas de ces frayeurs puériles à la vue d'un crapaud ou d'un hanneton. Elle faisait une rude guerre aux intrus parasites qui vivaient dans le potager.

Julien était fou de Mlle Anne : pour la première fois de sa vie, il rencontrait une demoiselle qui comprenait la terre.

Quelle joie lorsque la jeune fille arrivait avec un panier de fraises ! Julien lui permettait de choisir les légumes en compagnie de Janique. Au potager comme ailleurs, Janique était toujours avec sa petite maîtresse.

Quoiqu'on eût peu de loisir, la semaine sembla longue : c'est que M. Liébert et Adrien ne devaient venir que le samedi. La maison était parée avec une coquetterie qui ne pouvait échapper à l'œil le plus distrait. Le cabinet du professeur avait été l'objet de soins particuliers. On s'était même permis de ranger la bibliothèque, malgré les plus sévères défenses. Anne prit cette désobéissance à son compte. Elle n'avait pu consentir à laisser des montagnes de livres dans une pièce si bien rangée d'ailleurs. « Rien n'est joli sans ordre », disait-elle.

Marie travailla jusqu'au dernier moment pour que la maison fût irréprochable dans les détails comme dans l'ensemble. Anne et Julien gardèrent le secret sur les primeurs qui devaient paraître ce jour-là au dîner, et Janique fut menacée de perdre toute confiance, si elle trahissait les heureux jardiniers.

Malgré une chaleur excessive, M. Liébert et son fils se mettent en route. Eux aussi sont impatients de prendre possession du Petit-Château . Ils vont lentement, ils se reposent au pied de Gergovie. Tout en cheminant, ils admirent la gracieuse vallée de Chanonat, où il a plu à la Providence de leur donner un home . Adrien n'était pas seulement joyeux comme un écolier, il pensait avec émotion au bien-être qu'apportait à sa famille cet héritage inattendu. Le brave enfant, témoin du travail de sa mère et de ses sœurs, se disait que lui aussi saurait utiliser ses mains pour l'agrément de la maison. De tourneur, il deviendrait menuisier, il ferait des merveilles, enfin !

Anne était aux aguets depuis une heure, lorsque son père et Adrien firent leur entrée.

« Les voici ! » s'écria-t-elle transportée de joie.

On s'embrassa avec attendrissement.

« Maintenant que vous êtes arrivés, je crois à notre bonheur. Venez vite, papa, admirer le travail de vos filles, dit Anne en prenant son père par la main. Seulement, il y a défense d'entrer dans la salle à manger.

— Oh ! petite Anne, toujours des surprises !

— Oui, Adrien, je ne trouve rien d'aussi agréable que les surprises, quand elles sont bonnes, bien entendu. »

Mme Liébert et ses filles promenèrent leurs hôtes en triomphe dans toute la maison. Les compliments qu'elles reçurent étaient bien mérités.

Anne redoutait un peu l'entrée dans la bibliothèque ; mais, à sa grande surprise, M. Liébert loua la patience de ses filles, patience qu'il comptait mettre à l'épreuve dès le lendemain pour faire quelques changements dans l'ordre des volumes.

Il est facile d'imaginer le charme du premier repas pris en famille dans sa maison.

À voir l'enthousiasme d'Anne pour les petits pois et les fraises, on eût pu croire que c'était elle qui les avait importés en France. Elle ne fit pas grâce à son père du moindre détail des soins qu'avaient exigés ces précieux légumes. Le nom de Julien revenait sans cesse dans ses discours.

Le réveil du lendemain fut bien doux.

Adrien et Anne s'échappèrent de grand matin sans troubler le repos de ceux qui dormaient si bien. Assis sur un banc de verdure séché par les premiers rayons du soleil, ils s'entretinrent quelques instants du bonheur d'avoir une campagne. Mais ni l'un ni l'autre ne pouvaient rester en place. Anne voulait aller au potager, Adrien voulait voir la rivière.

« Allons, mon frère, je comprends ton impatience ; mais je te préviens que les poissons de ce pays-ci ont un drôle d'air.

— Est-ce que tous les poissons ne se ressemblent pas ?

— J'ai vu des carpes et des carpillons tenir conseil.

— Sœur Anne, il y a quelque malice là-dessous.

— Eh bien ! de même que l'oiseau se méfie du chien de chasse, les poissons se méfient de la ligne du pêcheur... qui sait si les habitants de la rivière n'ont pas entendu parler de tes exploits !

— Anne, Anne, une bonne ménagère doit mieux traiter l'honnête et patient pêcheur. Carpes et carpillons auront beau faire, ils seront bientôt pris et frits. »

Il va sans dire que les nouveaux propriétaires de Petit-Château reçurent beaucoup de visites : visites d'amis et de curieux.

Pour la première fois de sa vie, Mme Liébert pouvait inviter une ou deux personnes à dîner sans y être préparée à l'avance. La simplicité de l'ordinaire était relevée par l'abondance des fruits, sans compter qu'une basse-cour, indépendante de celle de la ferme, favorisait les impromptus.

Anne aimait beaucoup les visites ; un peu plus de solitude n'eût cependant pas déplu à sa mère et à sa sœur, car l'une et l'autre avaient beaucoup à faire.

Mais des hôtes bien chers étaient attendus avec impatience. Ce ne fut toutefois qu'au mois de septembre qu'Hélène et son mari vinrent en Auvergne. Mme de Vrières ne savait plus se passer de sa charmante belle-fille, et il faut lui savoir gré de s'être rendue aux instances du mari pour lui donner la permission d'emmener sa femme.

Le cœur d'Hélène débordait de joie. Retrouver son père et sa mère dans un joli manoir était un bonheur encore plus grand que de les recevoir chez elle. Jamais l'Auvergne ne lui avait paru si riche en beautés. À l'en croire, tous les châteaux de la Belgique ne valaient pas celui de la vallée de Chanonat. La chambre qu'on lui avait préparée dépassait la sienne en agrément, et ses sœurs étaient des dames d'atours incomparables.

Le poupon Édouard fut accueilli comme un aîné de race royale. La grand-mère et les tantes déclaraient n'avoir jamais vu d'aussi bel enfant. Anne se mettait à genoux devant lui pour obtenir des sourires qui la ravissaient. En dépit des réclamations de Janique, la petite tante faisait la bouillie et ne respectait pas toujours les droits de la grosse bonne flamande.

Anne n'avait certes pas la prétention de rivaliser de confort avec les de Vrières, mais la jeune fille déployait sur son modeste théâtre toutes les ressources d'un savoir-faire qui ne laissait rien à désirer à ses hôtes.

Cependant la Belgique n'est pas uniquement une houillère, comme le prétendait jadis Hélène dans sa mauvaise humeur. Une belle glace destinée au salon, des cristaux pour la table, de jolies étoffes et mille riens apportés pour sa mère et ses sœurs en faisaient foi.

Au charme de l'intimité s'ajouta le plaisir de la promenade ; Hélène, oubliant sa dignité de mère de famille, courait, grimpait en compagnie d'Anne et d'Adrien ; mais lorsqu'elle se retrouvait entre son père et sa mère, elle devenait sérieuse.

M. Liébert constatait avec bonheur que la fortune, loin d'amollir sa fille, lui avait donné l'énergie qu'il n'avait pas jusque-là espéré trouver en elle.

La jeune femme n'ignorait plus que les riches ont leurs difficultés, des obligations souvent gênantes. Le bonheur lui semblait plus sûr sous le toit modeste de ses parents, et c'était avec mélancolie qu'elle songeait à ses vastes appartements ; le parterre d'Anne avait plus de prix à ses yeux que son parc. Les montagnes qu'encadraient si gracieusement le Petit-Château lui faisaient trouver par comparaison sa résidence habituelle plus triste qu'elle ne l'était en réalité.

Il fallut se rendre à d'aimables invitations ; c'était à qui fêterait l'heureuse jeune femme. Anne en voulait sérieusement aux amis, Mme de Sarlières exceptée.

« Encore quelques jours, disait-elle avec tristesse, et ce sera fini : qu'est-ce qu'un mois de bonheur ? »

Beaucoup de gens auraient pu lui répondre qu'un jour de bonheur leur suffirait !

Les adieux furent tristes. M. Liébert se montra plus faible que sa femme. Tout en essuyant ses yeux, la mère se disait qu'après tout sa fille était heureuse, et que si la Belgique voulait lui donner un second gendre comme l'excellent Charles, elle consentirait à ne voir que des houillères et des hauts-fourneaux jusqu'à la fin de ses jours.

Au départ des jeunes gens succéda une grande activité et les larmes furent bien vite séchées. Si modeste que fût l'enclos, ne fallait-il pas songer aux vendanges, vendre la paille et le foin, faire une grande lessive et expédier les provisions à la ville, enfin mettre tout en place avant de retourner à Clermont ?

La châtelaine peut se contenter de donner des ordres, de veiller à tout ; mais il ne pouvait en être ainsi pour Mme Liébert et ses filles.

Quoique soumise à l'autorité de sa sœur, Anne jouissait d'une certaine liberté. On la voyait aller et venir dans le village, visitant ses voisines pour qui sa présence était toujours une fête, Elle apprenait à filer, ayant l'ambition de faire assez de toile pour fournir aux exigences de la propreté de Janique. Mais la mère Renard apprit surtout à son élève la patience et la résignation. Clouée sur son fauteuil par suite d'une cruelle infirmité, la vieille travaillait en silence, sans se plaindre. Loin de souffrir de la mauvaise saison, comme le craignait Anne, elle disait que c'était son bon temps. Tout le monde se réunissait autour du foyer, tandis qu'en été chacun allait aux champs. Son unique distraction était de voir rentrer les gerbes et d'entendre le chant des moissonneurs.

« Pendant qu'ils respirent l'air pur, disait-elle, moi je travaille tant que je peux, pour ne pas être à charge à mes enfants. »

C'était un bonheur pour la pauvre infirme de voir arriver sa petite élève, qui déjà tournait très bien le fuseau.

Le premier peloton de fil fut pour la maîtresse, mais ce payement sembla trop mince à l'élève et, ayant ouvert l'armoire aux provisions, où il y avait si peu de chose, elle promit de la remplir avant son départ. Permission lui en fut donnée, et dès le lendemain la mère Renard était dans l'abondance de toutes choses.

VI -- Mlle Ferdinande Bravard et Jupiter.

De retour à Clermont, M. Liébert reçut la visite de M. Bravard, professeur de mathématiques nouvellement arrivé. Le professeur était veuf et n'avait qu'une fille de vingt-cinq ans qui déclarait ne vouloir jamais se séparer de son père.

Mlle Ferdinande était grande, maigre et brune, sans timidité et sans beaucoup d'usage du monde. La réputation de Marie Liébert lui avait inspiré un vif désir de la connaître. Après les premières phrases de politesse, Mlle Ferdinande entama une conversation qu'elle crut un à-propos de circonstance.

« L'étude, n'est-il pas vrai, chère mademoiselle, est la vie de l'esprit ? Il me tardait de faire votre connaissance, car jusqu'ici je n'ai vu que de petites demoiselles fort ignorantes. Nous, qui sommes filles de professeurs, nous avons, Dieu merci ! une instruction sérieuse. Vous avez sans doute fait votre philosophie, comme moi j'ai fait mes mathématiques avec mon père. Les mathématiques, quelle science admirable !... Elle renferme tout, et je ne vois que la philosophie qui puisse s'entendre avec elle. J'écris couramment l'algèbre sous la dictée de papa. Nos petits problèmes sont un passe-temps délicieux. J'espère que nous nous entendrons, chère mademoiselle. Je connaissais déjà l'Auvergne ; un de mes oncles l'habitait il y a quelques années. Il est fixé dans le Midi pour cause de santé, ce qui ne me fait pas de peine, car il nous a laissés maîtres d'une jolie maison de campagne située au-delà de la vallée de Chanonat. Deux lieues seulement nous sépareront. Je suis bonne marcheuse », dit-elle en allongeant un pied solide.

Pendant cette averse de paroles, Marie s'étonnait avec raison que les mathématiques pussent produire une expansion semblable.

Dès qu'elle eut la possibilité de placer un mot, elle fit clairement entendre à Mlle Bravard qu'en sa qualité de fille aînée il lui restait peu de temps pour s'adonner maintenant à des études sérieuses.

Ferdinande loua la modestie de Mlle Liébert et se retira avec la certitude d'avoir fait une conquête.

Anne avait prêté une oreille attentive à ce bavardage, et, contrairement à ses habitudes, elle se mit à la fenêtre pour voir passer l'étrangère.

La personne valait en effet la peine qu'on se dérangeât. Mlle Bravard ignorait ou feignait d'ignorer qu'une robe courte ne sied pas à une femme grande ; elle portait un vrai chapeau dont la forme datait de 1840, et, quoique cette mode ne soit pas sans avantages, elle était fort étrange, dans un temps où les femmes portaient déjà le moins possible de chapeaux ; des boucles noires et abondantes lui couvraient le visage, pour peu qu'un coup de vent s'en mêlât.

L'esprit de bienveillance de M. Liébert et de ses filles ne put leur dissimuler l'originalité de Mlle Bravard. Il fut convenu qu'aucune intimité ne pouvait s'établir entre elles et ce singulier personnage. Heureusement qu'elle demeurait à deux grandes lieues de Chanonat. C'était rassurant pour l'avenir.

Cependant Marie pouvait reprendre ses lectures sérieuses et son dessin. Anne se faisait un plaisir de la remplacer, afin de lui laisser plus de liberté.

Un hiver exceptionnellement dur rendit difficiles même les relations intimes. Ferdinande passait toutes ses soirées avec son père, et comme Mmes Liébert n'avaient pas mis d'empressement à lui rendre sa visite, on se vit peu pendant la mauvaise saison.

Dès que le soleil de mars eut brillé, Mlle Bravard vint faire ses adieux à Marie :

« Je pars, dit-elle, et j'emporte l'espoir que la belle saison favorisera nos relations. Mon père peut se passer de moi maintenant ; j'étouffe à la ville.

— Quoi ! vous partez seule ?

— Pas précisément. J'emmène Jupiter.

— Qu'est-ce que Jupiter ?

-- Un ami de Terre-Neuve que j'ai pris au berceau il y a quatre ans. Je ne crains rien en sa compagnie ; il prend ses repas près de moi, et dort à ma porte. Si je ne l'ai pas fait monter, c'est qu'il n'aime pas le salon. »

En ce moment, la voix de Jupiter tonna, Mlle Bravard prit aussitôt congé de ces dames et alla rejoindre son compagnon.

Jupiter, trop fidèle à ses habitudes de sentinelle vigilante, s'était assis devant la porte de la maison, et n'avait pas permis à Janique de sortir pour aller à la fontaine. Ce fut donc avec une véritable satisfaction que la Bretonne vit s'éloigner la maîtresse et son chien.

Mme Liébert et ses filles partirent pour la campagne dans les premiers jours de mai. Elles n'avaient pas cru devoir informer Ferdinande de leur arrivée. Quelle ne fut donc pas leur surprise en la voyant un matin en compagnie de Jupiter !

Un cri de surprise fut le bonjour d'Anne.

« Je sais que vous êtes ici depuis avant-hier, et je viens voir si mes services peuvent vous être agréables.

— Vous êtes trop bonne, chère mademoiselle, nous sommes à peu près installées.

— Ma petite amie, je n'aime pas plus les à-peu-près que les trop. Je suis positive. Je serai heureuse de vous aider.

— C'est très sincèrement, mademoiselle, que je vous remercie. Que vous êtes donc matinale ! Il est à peine sept heures ! Vous prendrez bien le café avec nous. Un café exquis fait par moi-même, ne me refusez pas. Et Jupiter non plus.

— Mille grâces ; nous ne prenons jamais de café ; mais une tasse de lait et un peu de pain nous seraient agréables ; n'est-ce pas, Jupiter ? »

Jupiter répondit en mettant ses deux grosses pattes sur l'épaule de sa maîtresse. Anne alla aussitôt préparer la tasse de lait.

« Mais, dit Janique, faut-il donc servir son Jupiter dans une tasse ? »

Anne riait tellement que Janique finit par se mettre de la partie : « Je m'en vais tout bonnement le lui demander.

— Dans quoi, mamzelle, que cette bête-là mange ? »

À ce nom de bête, Ferdinande fronça le sourcil : « Jupiter mange ordinairement dans une assiette à soupe. Je vous suis : il ne prendra rien de votre main. »

Ferdinande entrait à la cuisine en même temps qu'Anne en sortait, apportant une tasse de lait. L'étrange personne ne voulut pas s'asseoir avant que son chien ne fût servi. Jupiter mangea aux pieds de sa maîtresse et si proprement qu'Anne l'en félicita dans des termes qui touchèrent Ferdinande : « Vous êtes de ses amis, chère mademoiselle ; tendez-lui la main, il vous donnera (elle n'osa pas dire la patte) une marque d'affection. »

Mme Liébert et Marie parurent au moment où la visiteuse se retirait.

Il n'était question dans tout le pays que de Mlle Ferdinande et de son chien. On les rencontrait dès le point du jour. Que pouvaient-ils faire si matin ? Le secret de leurs courses fut bientôt découvert. Ferdinande avait un grand cœur. La simplicité de sa vie lui laissait beaucoup de liberté. Les problèmes d'algèbre qu'elle entassait lui rendaient l'exercice nécessaire. Cette femme singulière était généreuse. L'aumône ne lui suffisait pas. Ne pouvant apprendre l'algèbre aux petits Auvergnats, elle résolut de leur apprendre à lire. Elle arrivait dès le matin dans les maisons où elle était sûre de trouver des enfants : elle s'annonçait par des friandises ; puis Jupiter lui présentait un sac dans lequel étaient un alphabet à images coloriées, des cahiers à couvertures ornées de paysages, et la classe commençait. Jupiter se tenait droit comme un gendarme et n'avait pas besoin d'aboyer pour maintenir l'écolier dans le devoir. Les mères, d'abord un peu effrayées de la maîtresse et de son acolyte, s'habituèrent insensiblement à leurs visites. Après avoir commencé par gagner la confiance des gens, Ferdinande prêcha la propreté, et comme l'exemple est le meilleur des maîtres, la courageuse demoiselle se mit à débarbouiller ses élèves ; la plupart témoignaient peu de goût pour l'eau, mais Jupiter était là, et, s'il était impuissant à faire trembler le ciel et la terre, il remplissait du moins d'effroi tous les marmots.

Le but des courses de Ferdinande ne tarda pas à être connu des dames Liébert, et l'admiration couvrit l'originalité qu'on oublia complètement. Jupiter n'était plus un personnage importun, mais un brave animal qui s'associait à une œuvre que son instinct lui faisait aimer.

M. Liébert, héritier consciencieux, reprit la plume et constata qu'il suffit d'avoir devant soi un cahier de papier blanc et de la bonne encre pour que les idées arrivent. Anne disait, non sans raison, qu'un joli cabinet et un beau paysage ont aussi une bonne influence.

C'était la première fois que M. Liébert faisait imprimer un ouvrage important. Le succès dépassa l'attente de l'auteur et de l'éditeur. La fortune venait donc encore une fois visiter cette intéressante famille. Quelques arpents de terre furent ajoutés à la ferme, le nombre des bestiaux fut augmenté, et la propriété prit une certaine importance.

On pouvait désormais multiplier les voyages en Belgique pour aller voir Hélène. Elle venait chaque année avec ses enfants passer une partie de l'été en Auvergne ; le mari allait et venait ; il appréciait chaque jour davantage les parents de sa femme. L'entente était parfaite.

Mlle Bravard avait triomphé des préventions qu'elle inspirait toujours aux étrangers. Les enfants devinrent intimes avec Jupiter. C'était à qui monterait sur la bonne bête qui se prêtait volontiers à leurs jeux.

Ce bonheur paisible né de l'indépendance, du travail et de l'union de famille, dura deux années sans que rien vînt le troubler.

Mais l'année suivante le Petit-Château fut fermé dans les premiers jours d'octobre. La santé de M. Liébert inquiétait un peu son entourage.

Sans un semblable motif, Anne eût été bien chagrine de ne pas assister à la récolte des fruits, de ne pas rentrer ses fleurs favorites dans la serre, de ne pas avoir sa part des travaux d'automne. Mais tous ces regrets s'effaçaient à la pensée du bien-être nécessaire à son père.

Tout était disposé pour le départ. Anne avait même fait ses adieux à la basse-cour, promettant à certaines poulettes de les laisser grandir en paix. Encore quelques heures, et Julien sera le seul habitant du Petit-Château .

Janique servait le dîner, lorsqu'un vigoureux coup de sonnette se fit entendre. Tout en s'empressant d'aller ouvrir, la servante murmurait contre l'importun qui se présentait à pareille heure. Elle jeta un cri en voyant M. Aubrun, et le salua par ces mots : « Mlle Anne y voit toujours joliment, monsieur ! »

« Quelle surprise ! Pourquoi n'êtes-vous pas venu plus tôt ? Nous partons demain.

— Mademoiselle Anne, je pars aussi, moi, et je viens vous faire mes adieux. »

Sans laisser au docteur le temps d'en dire davantage, Anne prit une lumière et, se présentant devant son ami : « Regardez mes yeux, dit-elle.

— Chère enfant, ma joie est sans bornes.

-- Pourquoi, demanda Mme Liébert à son tour, n'êtes-vous pas venu passer quelques jours au Petit-Château , cher docteur ?

— Parce que je me suis laissé absorber par un travail et je vais en Égypte pour compléter mes études.

— En Égypte ? que c'est loin de nous ! »

Anne fondit en larmes.

« Ne pleurez pas, chère enfant ; ne sommes-nous pas séparés habituellement ? Peu importe, il me semble, que je sois en Égypte ou à Quimper.

— Quelle différence ! si j'étais malade, vous viendriez bien vite. »

M. Aubrun apaisa l'émotion d'Anne en parlant du Petit-Château qui faisait un si bel effet, vu de la route.

Anne essuya ses larmes en répondant à toutes les questions de son ami, et le lendemain ils se promenaient ensemble, admirant la campagne que les rayons du soleil d'octobre embellissaient encore.

Il n'était plus, le temps où l'âne du meunier portait ces dames tour à tour, lorsqu'elles étaient fatiguées. On partit dans une bonne voiture. Julien devait dans quelque temps apporter à la ville le reste des provisions.

Le retour à Clermont en compagnie de M. Aubrun fut une petite fête. Janique, en dépit de tous ses embarras, voulut recevoir un tel hôte comme il le méritait.

Cependant M. Auhrun était frappé du changement de son ami. Il questionna Mme Liébert, mais la régularité avec laquelle le professeur remplissait ses fonctions avait fait illusion à tous ceux qui l'entouraient.

Au premier mot du docteur, Mme Liébert se souvint qu'en effet son mari s'était plaint plusieurs fois d'éprouver certains malaises : elle s'alarma et demanda une consultation.

Le malade se soumit, en dépit de sa répugnance à ce qu'on s'occupât de sa santé.

On lui conseilla un repos absolu, un régime à suivre jusqu'au moment où il pourrait aller au mont Dore.

Le professeur sourit et s'engagea seulement à prendre des précautions matin et soir.

La mère de famille agit avec tant de prudence, que personne ne soupçonna le trouble où l'avait jetée cette consultation.

« Mon Dieu ! se disait la pauvre femme, cette petite fortune que nous ne désirions pas serait-elle achetée au prix d'une vie si chère ! N'étions-nous pas heureux dans notre modeste appartement de la rue Saint-Jacques ? Beaucoup de choses nous manquaient, et nous n'en souffrions pas. M. Aubrun, je le vois maintenant, est très inquiet. »

Craignant de n'avoir pas la force de dissimuler ses larmes, elle sortit et se dirigea vers le jardin botanique encore paré des teintes de l'automne.

La matinée était belle, plusieurs personnes en profitaient avec leurs enfants, de sorte que le jardin n'offrit pas à Mme Liébert la solitude qu'elle cherchait.

Une conversation banale l'aida à se remettre, et lorsqu'elle rentra chez elle ses filles ne se doutèrent pas du nuage qui avait troublé la sérénité de leur mère.

VII -- Le fils aîné.

Les recommandations fidèlement suivies n'empêchèrent pas le malade de beaucoup souffrir pendant l'hiver ; il comprit enfin la nécessité de demander un congé, et l'obtint ; mais le repos est nuisible à ceux qui ont le goût et l'habitude du travail. Après s'être montré si ferme, M. Liébert ne chercha plus à dissimuler sa souffrance et son inquiétude.

Anne joignait à une prévenance de tous les instants de petits sermons qui ramenaient le sourire sur les lèvres de son père, sans ramener la sérénité dans son âme.

Plusieurs mois s'écoulèrent sans apporter d'amélioration à l'état du malade ; on ne pouvait plus songer à entreprendre le voyage du mont Dore.

« Pourquoi M. Aubrun n'est-il pas ici ? se disait Mme Liébert, il a découvert le mal, peut-être eût-il su le combattre. »

Le temps marche, l'illusion est impossible. Hélène et son mari se hâtent d'arriver. Le père témoigne de la joie en se voyant entouré de ses enfants. Il essaie de les rassurer, mais ses paroles manquent de conviction, et ses enfants lui répondent par des larmes.

Seul avec Adrien et sa fille Marie, il leur parla du devoir qu'ils auraient bientôt à remplir : « Mon cher Adrien, je ne serai plus là pour te suivre dans ta carrière... que la volonté de Dieu soit faite... Tu vas devenir le protecteur de ta mère et de tes sœurs ; ménage leur faiblesse, entoure-les de tes soins ; souviens-toi que la femme la plus courageuse a besoin d'être protégée, d'avoir près d'elle un cœur compatissant. Et toi, ma chère Marie, que ton dévouement soit béni, que ta piété filiale soit la consolation de ta bonne mère ! Aimez-vous, chers enfants, soyez indulgents les uns envers les autres, ayez confiance en Dieu. »

Adrien promettait, s'engageait à se dévouer à des êtres si chers, mais il savait bien déjà que la place d'un père reste toujours vide.

Il y a des moments où l'égoïsme s'efface : on pleure avec ceux qui pleurent. C'était le sentiment qu'inspirait Mme Liébert. Elle était l'objet de la plus tendre sollicitude.

Mlle Bravard, qui était accourue à la première nouvelle du danger, ne quitte plus la maison de ses amis, et leur apparaît sous un aspect nouveau. Sa démarche est calme : elle parle à voix basse, le malade reçoit volontiers ses soins. Ferdinande exige que ses amies prennent un peu de repos ; pour elle, elle n'en a jamais besoin. On dirait que cette généreuse femme ne distingue pas le jour de la nuit.

La dernière heure approche. La physionomie de M. Liébert a cependant encore toute sa sérénité. Il bénit sa femme, ses enfants et tous ceux qui l'entourent.

Sur un signe, Ferdinande s'approche du mourant. Il lui dit avec effort :

« Chère amie, vous aurez bien soin d'elles, n'est-ce pas ? Je vous recommande ma petite Anne. »

Un drap mortuaire indique aux passants qu'on pleure dans cette petite maison.

Malgré l'émotion qu'éprouve l'amie dévouée elle pense à tout. Elle épargne à l'épouse et aux enfants tout ce que les derniers moments ont de trop dur.

Ferdinande avait reconquis devant ce lit de mort toutes les délicatesses de la femme ; et quoique plongées dans la douleur, celles qui étaient l'objet de tous ses soins s'étonnaient de la trouver si semblable à elles-mêmes.

Adrien s'agenouille et contemple en silence ce front calme d'où ne sont pas encore effacées l'intelligence et la bonté. Il repasse dans sa mémoire tout ce qu'il sait de cette noble vie et s'effraye des devoirs que lui impose cette mort prématurée. Saura-t-il marcher seul dans la route que lui a tracée son père ? Sera-t-il vraiment le protecteur de ces êtres chéris ?

On dirait que le jeune homme attend une réponse. Il se relève enfin. Il ne doute plus de ses forces.

Les moments remplis par la douleur ne sont peut-être pas les plus cruels ; mais lorsqu'il faut en venir à regarder autour de soi, se décider à prendre une autre route que celle qu'on a suivie, l'âme éprouve une défaillance qui ne peut être comprise que de ceux qui l'ont éprouvée.

Mme Liébert, si énergique tant qu'elle avait marché sous le regard de son mari ; ne sait se résoudre à rien. On dirait une étrangère survenue dans un moment inopportun. Cette fâcheuse disposition d'esprit augmenta le chagrin qu'éprouva Hélène en quittant sa famille.

Marie et Adrien prennent l'initiative. Une lutte généreuse s'engage entre eux. La sœur aînée suffira à tout ; Adrien ne renoncera pas à sa carrière.

« Non, non. Les dernières paroles de mon père ont été celles-ci : « Quoique bien jeune encore, tu dois être leur protecteur. » Or, dis-moi, chère Marie, de quel secours vous serai-je, si j'entre à l'École normale ? C'est près du lit de notre bien-aimé père que j'ai pris mon parti, sois sûre que c'est le meilleur, ma chère Marie. Je me mettrai à la tête de notre petite fortune. Le bail de la ferme finira avec l'année ; j'ai donc encore le temps de me mettre au courant des travaux : je serai fermier. Sois-en sûre, le Petit-Château est un bienfait de la Providence pour les orphelins. Tout sert à qui veut s'instruire : nos courses dans la montagne m'ont appris beaucoup de choses dont l'utilité m'apparaît seulement aujourd'hui. »

Le frère et la sœur soumirent à leur mère le plan qu'ils venaient d'arrêter. Mme Liébert l'accepta avec reconnaissance. Trois semaines plus tard, la maison de la rue de la Treille était louée, et à la fin de mars la famille s'établissait définitivement à Chanonat.

Le premier moment de cette pénible transition fut adouci par les embarras inséparables d'une installation. Adrien se prêtait à tout avec un bon vouloir et une adresse qui lui valaient les remerciements de sa mère et de ses sœurs ; mais lorsque le travail matériel fut terminé, les exigences de l'esprit se firent sentir.

« Quoi ! se disait le jeune homme lorsqu'il entrait dans le cabinet de son père, cette riche bibliothèque me devient inutile ! mes occupations rustiques me laisseront à peine une heure de loisir ; je m'assoirai à la place de mon père pour compter avec des ouvriers ! »

Toutefois, la simple vue de cette pièce avait une précieuse influence sur Adrien. Il lui semblait, à certains moments, entendre la voix douce et grave de celui qu'il pleurait. Le brave garçon n'avait pas à se reprocher de ces fautes qui troublent si profondément ; mais il s'accusait de n'avoir pas toujours suivi fidèlement les conseils de son père, de l'ami le plus sûr et le plus indulgent. Maintenant, il fallait marcher dans la vie et justifier ce beau titre de chef de famille.

Un premier entretien avec le fermier mit à jour l'ignorance du propriétaire. Adrien écouta le paysan et ne risqua pas une seule observation.

Honteux de son ignorance, il prit la résolution d'acquérir les connaissances qu'exigeait sa nouvelle position.

Nous avons vu Anne aveugle cherchant à se rendre utile. La jeune fille se dit encore : « Je veux les aider, les servir autant que je pourrai : ils ont été si bons pour moi ! »

Le malheur fortifia cette généreuse pensée ; à peine âgée de quinze ans, et d'une constitution délicate, elle se sentait capable d'entreprendre beaucoup de choses qu'on n'eût pas songé à lui confier. Elle alla trouver sa sœur et lui dit :

« Écoute-moi et promets-moi d'être de mon avis.

— Tu me blâmerais certainement, Anne, si je te faisais cette promesse inconsidérée.

— C'est vrai ; mais ne dis pas non tout de suite.

— Je t'écoute.

— Maman ne veut plus s'occuper de la maison, c'est évident. Elle s'occupera encore moins des affaires du dehors. Eh bien ! j'ai résolu d'apprendre avec Julien et avec la fermière ce qu'une femme doit savoir et peut faire à la campagne. Qu'en dis-tu ?

— Cette pensée est excellente, chère petite sœur, mais ton éducation ne souffrira-t-elle pas beaucoup de ce nouveau genre de vie ? Ton piano ?...

— Je sacrifie tout cela sans beaucoup de regrets. La musique me tient bien un peu au cœur, mais papa n'étant plus là pour m'écouter... »

Anne fondit en larmes ; puis, reprenant courage, elle ajouta : « Il faut savoir se soumettre aux circonstances. Notre cher papa nous l'a dit souvent et, si je ne me trompe, c'est ce qu'on appelle avoir de la philosophie. Et puis, souviens-toi que notre ami Aubrun m'a défendu toute occupation qui fatiguerait mes yeux, il veut que je sois le plus souvent possible au grand air.

— C'est vrai, mais il ne faudra cependant pas abandonner tout à fait l'étude.

— Les visites seront rares maintenant, va, nous aurons du temps pour tout. »

Anne ne se doutait pas qu'elle venait de résoudre une grande difficulté : Marie n'avait point de goût pour les occupations de la campagne, et sa tâche était toute tracée à l'intérieur. Elle approuva donc les projets de sa petite sœur ; cette approbation suffisait, la fille aînée avait pleine autorité.

La saison était favorable pour les débuts d'Anne. Marthe, la fille du fermier, fut aussitôt chargée d'initier sa jeune maîtresse aux soins du poulailler et de la laiterie, et le père Julien lui confierait certains travaux du potager et du parterre.

Quoique les matinées du mois de mai soient encore fraîches, Anne descendait dès six heures du matin ; une robe courte et des sabots lui permettaient d'aborder la basse-cour.

Marthe eut d'abord quelque peine à modérer l'abondance des repas servis aux poules. « Il faut, mamzelle, leur donner juste la pitance voulue pour qu'elles nous pondent de bons œufs, et puis elles chercheront le reste par-ci par-là. »

Ce ne fut pas sans une certaine émotion qu'Anne dénicha d'abord les œufs la première fois ; mais enhardie par les éloges de Janique, elle triompha de sa timidité et finit par entrer au poulailler avec l'aplomb d'une servante.

On ne parlait que du courage et du savoir de mamzelle Anne. Jamais on n'avait vu une demoiselle marcher si bien avec des sabots, n'avoir peur de rien, braver le soleil et la pluie comme une vraie Auvergnate.

Il y avait cependant un individu pour lequel Anne ne pouvait vaincre sa répugnance : c'était ce grognon qu'estimait tant Janique à cause du lard et du boudin qu'il fournirait. Aussi la Bretonne déclara-t-elle que personne ne devait empiéter sur ses droits, et que c'était son affaire d'avoir soin de ce précieux grognon , faveur qui ne lui fut point disputée.

De la basse-cour, Anne passait au potager où l'ouvrage ne manquait pas. Elle sarclait çà et là suivant l'indication de Julien ; ses petites mains étaient bien noires ; il lui était facile de le constater lorsque par hasard elle avait le loisir d'ouvrir son piano.

Adrien aimait les petites mains de sa sœur. Il s'opposa en maître à ce qu'elle continuât le travail du jardin. Anne résista et gagna la victoire en promettant de mettre des gants.

Cette clause ridicule était maintenue en présence d'Adrien ; mais la petite jardinière s'en affranchissait lorsqu'il n'était pas là, ce qui arrivait souvent, car Adrien ne restait pas oisif non plus ; il allait du moulin à la ferme. Il étudiait sérieusement l'agronomie ; la taille des arbres n'était pas du tout de son goût, mais Anne l'accompagnait et l'encourageait : « Tu seras bien récompensé de ta peine, mon frère, lorsque notre verger, après avoir parfumé l'air, nous donnera de beaux fruits. »

Ces paroles rappelaient Adrien à lui-même, il rougissait de sa faiblesse et travaillait avec ardeur. Le départ du fermier fut un événement, quoique Adrien eût déjà acquis assez d'expérience pour le remplacer. L'année n'était pas achevée, et déjà Anne battait le beurre et faisait le fromage. Janique recevait chaque jour les légumes des mains de sa jeune maîtresse et suivait ponctuellement les ordres qu'elle lui donnait.

Les occupations du jardin n'empêchaient point Anne de se rendre utile à la maison ; c'est elle qui mettait le couvert, et avec le plus grand soin, parce que sa mère y tenait.

Lorsque le dîner était un peu court, elle mettait au milieu de la table un beau bouquet. Mais Adrien appréciait peu ce rôti, et il fallait toute l'éloquence d'Anne pour se faire pardonner cette supercherie.

La fenaison amena des plaisirs nouveaux. Anne, dont la présence était un encouragement pour les jeunes paysannes, fanait avec un entrain charmant. Adrien ne voulut pas que sa sœur fût confondue avec les journalières, il orna son chapeau d'une guirlande de fleurs.

Un jour Adrien surprit des truites, voyageuses imprudentes, et se mit à les poursuivre. Les truites trahissent leur présence par de petits sauts qui n'échappent point au pêcheur et lui permettent de les atteindre par un coup de fusil. Anne, qui accompagnait son frère, se chargeait de recueillir dans un filet le poisson blessé. Bientôt elle fit le coup de feu. (C'était un secret. )

L'humeur guerrière d'Anne s'accrut avec le succès ; Mme Liébert, peu belliqueuse, consentit non sans peine à laisser aller sa fille à la chasse, et un beau jour, la jeune fermière partit coiffée d'un chapeau rond orné de plumes de coq, le fusil sur l'épaule et la carnassière en bandoulière.

Comment dire la joie orgueilleuse d'Anne, lorsque, rentrant après une course de deux ou trois heures, elle vint mettre au pied de sa mère un lièvre, et une perdrix !

Les éloges de Janique surpassaient tous les autres. Une demoiselle qui tire et attrape les lièvres était aux yeux de la cuisinière le véritable type de la perfection.

Cette vie nouvelle reçut l'approbation et les encouragements de Mlle Bravard, qui déclara bientôt incomparables le beurre et les fromages de la jeune fermière. On la voyait souvent arriver avec Jupiter, apportant sa bonne humeur et ses conseils souvent utiles. D'autres fois, elle causait sciences avec Adrien, qui goûtait chaque jour davantage la société de son originale, mais bonne et intelligente voisine.

La sœur aînée, toujours dévouée et oublieuse d'elle-même, approuvait tout ce qui pouvait distraire les autres ; les travaux de l'intérieur, les soins de la santé de sa mère, remplissaient sa vie ; ce rôle modeste lui laissait bien des heures de solitude et souvent de tristesse dont personne ne connut jamais l'amertume.

L'activité des enfants favorisait l'inaction de la mère dont la santé restait affaiblie. Mme Liébert ne pouvait se décider à quitter ses enfants, dont la vie était si laborieuse, pour aller jouir de la fortune d'Hélène.

Les premières récoltes du nouveau fermier furent peu abondantes ; mais il n'en fut pas de même l'année suivante, et la sage Marie, qui calculait si bien, commença à introduire dans le ménage certaines améliorations. De son côté, Adrien se disait qu'un frère aîné doit de petites joies à ses sœurs. Si Anne aimait à faire des surprises, elle n'était pas insensible à celles qu'on lui faisait.

Après avoir réglé toutes les dépenses, maître Adrien se trouva en possession d'une jolie somme. Il garda le secret sur l'état de ses finances, et fit l'acquisition d'une vieille jument. C'était une honnête et paisible Auvergnate, sans ambition, qui consentit à être attelée à un panier d'occasion.

Jamais coup d'État ne fut plus discrètement conduit.

Adrien partit à pied un matin et fit quelques heures plus tard une entrée triomphale au Petit-Château  : la vieille jument, ayant encore assez bon air, était attelée à un panier à quatre places. À cette vue, Janique resta muette d'étonnement. Puis, revenue de la surprise, elle s'avança, en disant : « C'est-y à nous ça, monsieur Adrien ?

« Oui, ma bonne Janique. C'est une surprise que je fais à ma mère et à mes sœurs.

— Et à moi aussi, monsieur Adrien, que j'en suis quasiment hébétée d'avoir une voiture. »

Anne, ayant entendu la grande porte s'ouvrir, était accourue.

Son frère n'attendit pas sa question, il la prit dans ses bras et la plaça dans la voiture : « Chère petite sœur, voilà une surprise, une récompense bien méritée. Dès aujourd'hui nous irons faire nos adieux à Longue-Oreille , et désormais tu monteras dans ce modeste équipage pour aller voir madame de Sarlières aussi souvent que tu voudras. »

Anne était ravie et touchée des paroles d'Adrien, mais sa première pensée fut pour sa mère : « Quel bonheur ! maman ne pourra plus nous dire que ses jambes refusent le service ! » Ce grand événement fut une distraction pour les habitants du Petit-Château . Mme Liébert elle-même s'intéressa visiblement au nouvel équipage.

« Il faut, dit Janique en caressant la bête, lui donner un nom. Chacun doit avoir le sien en ce monde. »

Adrien proposa des noms grecs et latins qui furent repoussés à l'unanimité. Après beaucoup de paroles inutiles, on convint de l'appeler tout bonnement Cocotte.

Cette brave Cocotte cumula immédiatement deux fonctions : d'humeur douce et facile, elle ne se laissait pas seulement atteler, mais elle portait la selle avec complaisance. La bonne bête était donc doublement chère à ses maîtres.

Adrien donna aussitôt des leçons d'équitation à sa sœur, et lorsqu'Anne fut bien assise sur Cocotte, son frère enfourcha humblement le cheval du meunier, et ils s'empressèrent d'aller rendre visite à leurs bons amis de Romagnat.

Les jeunes gens essayèrent de faire comprendre à leurs montures qu'il serait de bon goût de faire une entrée brillante dans la cour du château de Sarlières, et que d'ailleurs ils auraient certainement l'honneur de manger au râtelier d'une belle écurie où l'avoine était offerte à tous les voyageurs.

Quelques coups de cravache furent la péroraison de ce discours. Nos deux jeunes gens entrés au galop s'arrêtèrent devant le perron à la grande surprise de leurs amis.

Anne, légère comme l'oiseau, fut bien vite sur ses pieds et donna l'explication de cette nouvelle manière de voyager.

Si Anne n'était pas une élégante amazone, sa grâce suppléait à ce qui manquait au costume improvisé par Marie.

L'acquisition de l'équipage causa un véritable plaisir à M. et à Mme de Sarlières. On se verrait d'autant plus souvent ; on emporterait des fruits de prédilection à Mme Liébert, car, bien qu'on ne manquât de rien au Petit-Château , le Grand-Château aimait à se faire honneur des richesses de son verger.

Jamais encore Anne n'avait pu satisfaire son goût pour les fleurs. De vieux lilas faisaient l'ornement de la cour pendant quelques semaines, et c'était tout. La jeune fille donnait ses soins à un beau rosier que ses ciseaux dépouillaient sans pitié pour orner la petite table à ouvrage de sa mère.

Un jour, Adrien apporta de Clermont des plantes et des graines choisies par un des meilleurs jardiniers de la ville. Cette surprise causa une grande joie à la jardinière qui, aidée de son frère et de Julien, se mit aussitôt à planter. Chaque saison donnerait ses fleurs, ce serait charmant. La physionomie d'Anne, si enjouée, prit tout à coup une expression grave. « Adrien, dit la gentille enfant, que papa serait heureux, s'il nous voyait si bien établis ! C'est à ce bon père que nous devons le Petit-Château . Hélas ! il n'a fait qu'y passer ! Et pourtant, ce serait encore plus triste, s'il n'avait pas connu notre maison. Quand je m'assieds là-bas, près du gros tilleul, je me crois encore près de lui. »

Ces souvenirs revenaient souvent, mais la vie active que menait la chère petite ne lui permettait pas de s'y arrêter.

Une après-midi du mois de juillet, Adrien et Anne, fatigués de la chaleur, gagnèrent la montagne. La sage Marie, avait essayé, mais en vain, de les retenir, et, malgré certains nuages à l'aspect menaçant, le frère et la sœur partirent pleins de confiance.

Une heure plus tard, le ciel devient sombre ; des éclairs se succèdent avec une rapidité effrayante, la foudre éclate, la grêle tombe en abondance et détruit dans l'espace d'un quart d'heure toutes les espérances du vigneron.

Anne et son frère se sont abrités chez un paysan, et ils sont témoins du désespoir du pauvre homme à la vue de son champ et de sa vigne ravagés. « Notre récolte est perdue, disait le vieux père. »

Tout en s'associant à la douleur des braves gens, Adrien songeait à lui-même. Il se demandait si ce nuage destructeur avait passé sur le Petit-Château . Il ne fut pas longtemps dans l'incertitude.

Les blés étaient couchés, la vigne hachée, les fruits tombés. À la vue d'un si grand désastre, Anne ne put retenir ses larmes. Elle avait bien entendu parler de ravages semblables, de belles récoltes entièrement détruites et de la misère qui s'ensuivait pour certaines gens, mais ces malheurs n'avaient jamais affligé ses regards.

Mme Liébert reçut ses enfants avec émotion. Il n'en fallut pas davantage pour rendre à Anne toute son énergie. Elle déclara avec une assurance qui persuada tout le monde que les malheurs n'étaient jamais aussi grands qu'on se le figurait, et que le soleil arrangerait tout.

La petite jardinière fut moins ferme en présence de ses roses effeuillées. Janique ne ménagea pas les exclamations et les doléances ; mais voyant le chagrin d'Anne, elle conclut ainsi son discours : « Après tout, mamzelle Anne, le bon Dieu ne sera pas embarrassé d'en faire pousser d'autres. » Ces paroles ne consolèrent qu'à demi notre petite Anne ; mais l'espoir que lui avait donné Janique se réalisa : quinze jours plus tard, le jardin avait retrouvé sa parure.

Les récoltes ne furent pas aussi mauvaises qu'on l'avait craint. Si Hélène avait pu quitter sa belle-mère, les habitants du Petit-Château eussent encore été joyeux. L'état de Mme de Vrières ne permettait plus à sa belle-fille de s'absenter.

Hélène mesurait ses devoirs à l'affection qu'elle avait pour son mari, elle s'était constituée garde-malade et s'acquittait de son emploi avec un rare dévouement. Si, du moins, Hélène avait pu déterminer sa mère à venir la voir ! Mais chaque fois qu'Hélène renouvelait son invitation, elle essuyait un refus. « Et pourtant, pensait la jeune femme, ne suis-je pas en possession d'un remède infaillible pour les grand-mères. Henri, Joseph et Pierre, quoique fort tapageurs, calmeraient ses douleurs de tête ; ils ramèneraient le sourire sur ses lèvres ; les joues de ma petite Françoise réjouiraient ses yeux. Hélas ! que ne puis-je lui porter mes trésors ! La fortune a de cruelles exigences. »

Une année s'écoula sans apporter d'amélioration à l'état de la malade et sans qu'Hélène se démentît un seul jour.

Assurément M. de Vrières appréciait le dévouement de sa femme, mais, absorbé par l'idée du coup qui le menaçait, il était très réservé dans l'expression de sa reconnaissance. Ce fut seulement lorsque la cruelle séparation fut accomplie qu'il comprit le dévouement dont Hélène avait fait preuve. La jeune femme reconquit alors tous ses droits sur le cœur de son mari.

Dès que la mort de Mme de Vrières fut connue au Petit-Château , Adrien résolut de se rendre auprès de son beau-frère. Il n'avait pas seulement de l'affection pour Charles, il respectait l'homme dont la piété filiale avait été un si touchant exemple.

« Je me dois à Hélène aussi bien qu'à mes autres sœurs, se disait Adrien. Quelle agréable surprise je vais lui causer ! »

Il part sans s'annoncer, laissant la maison à la garde de Bark qui vaut à lui seul deux gendarmes, s'il faut en croire Anne. Adrien a pour compagnons de voyage des industriels qui causent de leurs affaires. Le jeune homme se souvint que son père avait pour principe qu'il ne faut jamais négliger l'occasion de s'instruire. Il écouta donc et apprit des choses fort curieuses sur les houillères et le commerce de la Belgique.

Un monsieur qui avait longtemps gardé le silence parla à son tour de ses champs de houblon et de sa brasserie. Après avoir développé l'importance de son industrie, il eut le bon goût d'écouter Adrien qui fit valoir, lui aussi, les richesses de l'Auvergne.

M. et Mme de Vrières soupaient tristement lorsque le bruit d'une voiture réveilla leur attention.

Par un de ces pressentiments ordinaires aux femmes, Hélène s'écria : « C'est mon frère ! »

Et une minute plus tard elle était dans les bras d'Adrien.

Charles, ému de cet empressement à venir le visiter dans son malheur, l'accueillit comme un frère.

Restés seuls, Hélène et Adrien s'entretinrent intimement. Après avoir raconté toutes ses tristesses, la jeune femme accabla son frère de questions. Elle aurait voulu savoir dans cette première conversation tout ce qui s'était passé au Petit-Château depuis son absence. Ce qu'elle entendait de ses sœurs la ravissait, la tristesse de sa mère ne la troubla point : la raison d'Henri, les espiègleries de Françoise, le beau regard de Joseph et le sourire de Pierre guériraient d'emblée cette bonne maman. Viens les voir, Adrien, dans leur lits. Ils sont beaux comme des anges. »

Le temps était gris et triste, mais on n'a nul besoin de soleil pour causer cœur à cœur. Quatre jours suffirent à peine pour faire un compte rendu de tout ce qui s'était passé en Belgique et au Petit-Château .

Adrien partit emportant la promesse que Charles amènerait bientôt Hélène et ses enfants en Auvergne : cette promesse se réalisa quelques mois plus tard.

VIII -- Grand-mère et petits-enfants.

L'espérance de recevoir des hôtes si chers donna lieu à mille projets charmants. Les enfants et leurs parents n'auraient rien à désirer au Petit-Château . Henri, Joseph et Pierre auraient chacun leur bêche et leur râteau. Ils apprendraient, sous la direction d'Anne, à bêcher, à planter et à faire des bouquets. Quant à Françoise, elle trouverait poupées et ménage.

En dépit de la surveillance de Marie, Anne se levait au point du jour pour aider Janique, car la maison devait être un modèle d'ordre et de propreté.

Un matin, Mme Liébert surprit par hasard Anne qui repassait de beaux rideaux apportés de Belgique par Hélène. C'était la première fois qu'on les avait blanchis, et Anne ne s'en rapportait qu'à elle pour cette opération délicate. L'entreprise était téméraire, toutefois la mère convint deux heures plus tard que sa fille était une excellente repasseuse. Janique voulut rivaliser de zèle avec les servantes d'Hélène. Quelques jours avant l'arrivée de Mme de Vrières, la bonne fille se mit à laver l'extérieur de la maison comme on le fait en Belgique. Les Auvergnats, qui ne sont pas si minutieux en matière de propreté, considéraient la vaillante domestique comme un peu timbrée.

Le jour tant désiré arriva : les grelots et le fouet du postillon annoncent les voyageurs. Tout le monde est dans la cour pour les recevoir.

Le deuil d'Hélène et de son mari ne peut assombrir cette scène de famille. La jeune femme ne s'était pas trompée.

La physionomie de sa mère prit une expression de bonheur à laquelle on n'était plus habitué. La vue des montagnes et les vergers causait aux enfants une joie qu'ils exprimaient de la façon la plus bruyante sans que la bonne maman songeât à s'en plaindre.

Françoise, bouclée et pomponnée, allait toujours entre sa grand-mère et sa tante Marie, car elle ne pouvait pas encore s'associer aux jeux de ses frères. Les paniers à ouvrage lui étaient abandonnés, et elle croyait y mettre l'ordre en y jetant la confusion. Un jour elle demanda à sa grand-mère des cocottes et des bateaux, et celle-ci retrouva son talent d'autrefois. Marie et Hélène étaient radieuses en constatant cette amélioration d'humeur chez leur mère bien-aimée.

La petite taille d'Anne contribua beaucoup à établir l'intimité entre la tante et les neveux. Ils la suivaient partout, l'accablaient de questions. Anne avait réponse à tout et jouait avec eux lorsqu'elle en avait le temps.

La présence de ces heureux enfants suspendait toute conversation sérieuse entre les parents. Il fallait les écouter, regarder les beaux abricots qu'ils rapportaient pour le dessert. Les chers petits ne comprenaient pas pourquoi leur bonne maman avait des larmes dans les yeux lorsqu'elle les embrassait. Le Petit-Château était un séjour délicieux. Hélène le préférait à sa grande maison froide et triste :

« Rien ne manque ici, disait-elle, je suis aussi bien servie que si j'avais là mes quatre domestiques. »

Anne, il est vrai, suppléait au manque de serviteurs. Elle préparait le café, couvrait la table d'une belle nappe blanche, faisait paraître les tasses de réserve et ajoutait à l'adresse de ses neveux d'excellents petits gâteaux dont les parents réclamaient leur part.

Jamais Hélène n'avait été aussi affectueuse pour sa mère et ses sœurs. Personne n'osait dire : Nous sommes encore heureux, mais il était évident que Dieu consolait ces âmes généreuses. Le nom du père chéri revenait sans cesse dans la conversation ; on aimait à se rappeler sa bonté et son esprit, ce qu'il avait dit dans telle circonstance, ce qu'il eût pensé dans telle autre. Avec quelle patience ce bon père avait supporté l'épreuve ! Enfin, il n'était pas jusqu'au souvenir de ses goûts et de ses habitudes les plus simples qui ne complétât le charme des entretiens de la mère et des enfants.

M. de Vrières témoignait un vif intérêt à tout ce que le jeune propriétaire lui disait ; il appréciait les travaux et les projets, et ne refusait pas de donner ses conseils. Le cas qu'il faisait de l'industrie ne l'empêchait pas d'apprécier l'agriculture à sa juste valeur. Aussi, Adrien, profitant d'un moment opportun, lui dit : « Achetez donc une propriété dans ce beau pays, si c'est possible, je serai, sinon votre fermier, du moins le gardien de vos intérêts. »

Le beau-frère ne repoussait pas absolument un projet auquel sa femme eût donné, sans aucun doute, son approbation ; mais il fallait réfléchir, attendre une circonstance favorable.

Adrien n'en demandait pas davantage pour le moment.

Le bonheur n'a pas le pouvoir d'enchaîner le temps, et après six semaines passées ensemble il fallut se séparer. On se fit de part et d'autre la promesse de n'être plus si longtemps sans se visiter. Les petits garçons avaient besoin de cette assurance pour se consoler de quitter un pays où ils s'amusaient tant.

Anne avait déjà les allures et la science d'une fermière. Guidée par son frère et par Julien, elle contribuait réellement à la prospérité du faire-valoir.

Chaque fois qu'Adrien revenait de Clermont, il apportait quelques objets du goût de sa mère et de ses sœurs. Janique n'avait qu'à parler pour obtenir l'ustensile qui manquait dans sa cuisine ; enfin une serre dont l'emplacement était choisi depuis longtemps fut construite et se remplit de plantes et d'arbustes choisis.

La douleur de Mme Liébert s'apaisait. Une année s'écoula doucement et laborieusement, puis, le moment de rendre visite à Hélène étant arrivé, on se disposa à partir.

L'affection d'Anne pour sa sœur et ses petits neveux put seule la consoler de quitter son manoir. Elle suscitait chaque jour un obstacle nouveau, pour gagner du temps.

Il fallut qu'Adrien tranchât la question en lui démontrant que le mois de mai était l'époque la mieux choisie pour l'absence d'une fermière comme Anne. Elle se soumit donc ; et toutes ses recommandations étant faites à Janique et à Julien, elle s'occupa des malles avec l'ardeur qu'elle apportait à toutes choses.

Mme Liébert et sa fille aînée ne désiraient rien ajouter au plaisir d'être sous le toit d'Hélène ; mais Anne ne dissimulait pas qu'elle avait bonne envie de voir l'horizon s'élargir. M. de Vrières, désireux de plaire à sa petite belle-sœur, déclara qu'il fallait profiter d'une saison exceptionnelle pour aller voir la mer à Ostende, et tout le monde partit par un de ces jours où le soleil semble avoir vaincu à jamais les vents et les frimas.

La ville d'Ostende se préparait à recevoir les étrangers qui la visitent chaque année. Ces préparatifs consistent dans une grande recherche de propreté.

L'aimable beau-frère laissa les dames s'établir dans une jolie maison et se dirigea aussitôt avec Anne vers l'estacade. La mer était de fort mauvaise humeur, ce qui fut considéré comme une politesse. De grosses vagues venaient expirer presque sur l'estacade, qui s'avance hardiment à leur rencontre.

Ostende n'offre d'autre distraction que le beau spectacle de la mer et la vue des étrangers qui se promènent du matin au soir sur la jetée. Mais c'était assez pour Anne qui se trouvait très bien de ce changement de vie. Elle se préoccupa pendant quelques jours du vide que laissait son absence au Petit-Château , mais son beau-frère lui persuada aisément qu'une bonne fermière doit, à l'occasion, faire provision de santé.

Cette réunion de famille fut une véritable vacance d'écoliers. Chaque jour on profitait du chemin de fer pour aller visiter les musées si nombreux et si remarquables de la Belgique.

Puis, en véritables écoliers, nos voyageurs prirent le chemin le plus long pour rentrer chez eux.

Anne, enchantée de son voyage, ne le fut pas moins de rentrer au Petit-Château . Elle distribua de jolis coquillages roses aux enfants du village, fit à Julien et à Janique de longs récits de tout ce qu'elle avait vu. Son enthousiasme pour la mer blessa le vieil Auvergnat qui, après l'avoir écoutée en silence, lui dit d'un ton maussade : « Mais il n'y a point de montagnes par là ! »

Anne retrouva avec bonheur tout ce qu'elle avait laissé : jamais sa chambre ne lui avait semblé si commode ; la vue du mont Dore valait bien celle de la mer ; le service de Janique était autrement agréable que celui de ces gros garçons galonnés sur toutes les coutures. La Bretonne connaissait les goûts de ses maîtres et les prévenait tous. Enfin, Anne poussa la partialité jusqu'à préférer sa vieille tasse opaque au bol transparent qu'on lui présentait sur un élégant plateau.

Tout marchait si bien qu'Adrien pouvait, sans négliger l'agriculture, donner quelques heures à l'étude. Il entrait dans le cabinet de son père, se recueillait devant l'image de celui dont il occupait la place, et donnait satisfaction aux exigences de son esprit. La fortune semblait vraiment vouloir accorder ses faveurs aux habitants du Petit-Château .

C'était merveille de voir la grange et le cellier se remplir. Julien parlait d'agrandir le potager, d'abattre, de planter, avec l'assurance d'un homme qui connaît les ressources de son maître.

Un matin, M. et Mme de Sarlières vinrent surprendre leurs amis. Jamais on ne les avait vus à pareille heure. Quel pouvait donc être le motif de leur visite ?

Hélas ! ils venaient d'apprendre une affreuse nouvelle et ils s'empressaient de venir consoler leurs amis ; mais la réception joyeuse qu'ils reçurent leur imposa silence, ils prétextèrent une course dans le voisinage.

Lorsqu'ils furent partis, Anne dit à son frère : « N'as-tu pas trouvé que Mme de Sarlières avait l'air triste ?

— Pas du tout ; tu vois toujours des choses extraordinaires, Anne !

— Tu verras ! »

Insensiblement tout le monde finit par être de l'avis d'Anne. Mme Liébert se rappela avoir surpris un signe d'intelligence entre M. et Mme de Sarlières. Elle fit part à Marie de ses soupçons, et, comme toujours, la fille aînée dissipa les craintes de sa mère.

IX -- Le feu grisou.

Si la nuit porte conseil, il faut convenir qu'elle apporte aussi des soucis et des terreurs.

Mme Liébert ne trouva pas le sommeil ; son imagination fit passer successivement sous ses yeux les événements les plus sinistres : la barque aura chaviré, le père et les enfants sont noyés. Hélène a peut-être fait une chute de cheval ; son mari aura tenté quelque aventure périlleuse. Il est si imprudent !

C'est dans cette disposition d'esprit que Mme Liébert attendit le jour. Elle alla frapper à la porte d'Adrien et l'aborda par ces mots : « Mon fils, Anne ne s'est pas trompée, sois-en sûr ; nos amis nous ont caché quelque malheur. Va les trouver au plus vite ; Adrien, je ne puis supporter une pareille incertitude. »

Ému à son tour, Adrien s'habille à la hâte, et, pressant de ses éperons les flancs de la pauvre Cocotte, il arrive chez Mme de Sarlières où tout dormait encore.

La physionomie du domestique qui lui ouvre le convainc qu'il va apprendre une mauvaise nouvelle. Il est introduit chez M. de Sarlières qui s'écrie en le voyant : « Vous savez donc la catastrophe ?... Nous venions hier vous apporter nos consolations ; mais, voyant l'ignorance dans laquelle vous étiez tous, nous n'avons pas eu le courage de troubler votre paix.

— Un pressentiment douloureux a tenu ma mère éveillée toute la nuit, mais nous ignorons la vérité.

— Prenez la lettre qui est sur mon bureau et lisez. »

Adrien essaye de lire ; mais les yeux du pauvre garçon étaient voilés par des larmes : « Dites-moi ce que vous savez, monsieur.

— Mon cher enfant, la chute d'un mineur dont la lampe s'est brisée a causé une explosion terrible. L'éboulement a comblé le puits d'extraction ; il n'a pas été possible d'éteindre le feu ; la mine fume encore ; quatre hommes ont péri. Votre frère a payé de sa personne au-delà de ses forces ; huit individus ont été sauvés grâce à son dévouement ; il a plusieurs brûlures peu graves, dit-on, mais madame votre sœur est dans un état d'exaltation que rien ne peut calmer.

« Il n'y a pas de temps à perdre, mon cher ami ; partez, votre présence sera un adoucissement à tant de maux. Amenez votre sœur et ses enfants. Nous sommes navrés de douleur, Mme de Sarlières et moi. Bon courage, mon cher enfant ! »

Le retour à la maison fut bien autrement pénible que n'avait été le départ. Adrien ne se pressait pas de rentrer.

Sa mère comptait les instants ; quoique troublée, elle conservait le secret espoir que le bonheur de sa fille n'était pas compromis.

En dépit de toutes ses lenteurs, Adrien finit par se trouver à la porte du Petit-Château . Avant qu'il fût entré dans la cour, Anne l'abordait et cherchait à lire dans ses yeux la nouvelle qu'il apportait.

« Personne n'est mort, ma chère sœur, rassure-toi. » Mais, s'il avait donné la nouvelle du contraire, sa physionomie n'eût pas eu une autre expression.

Mme Liébert attendait Adrien, n'osant pas hâter le moment d'apprendre une nouvelle qui devait briser son cœur.

En voyant entrer son fils, elle s'écria : « Je ne m'étais donc pas trompée ! Parle, dis-nous la vérité, elle sera moins pénible que l'incertitude. »

Alors le jeune homme raconta ce qu'il venait d'apprendre. Son émotion était vive, car il avait eu le temps d'apprécier les tristes conséquences d'une semblable catastrophe.

À la nouvelle de ce désastre, Mme Liébert éclata en sanglots ; sa douleur surprit ses enfants qui ne cessaient de lui répéter : « Mais ils sont tous sains et saufs ; rendons grâce à Dieu ! »

Ces paroles ne pouvaient être comprises en ce moment. La femme dont la vie avait été si modeste s'était attachée à la fortune de sa fille. Elle aimait le luxe au milieu duquel vivait Hélène, et ne pouvait supporter la pensée de la savoir ruinée.

Mais cet état ne fut que passager. Le cœur parla et il devait être entendu.

La pauvre mère voulait partir ; son fils n'y consentit pas. Elle lui fit promettre de les amener tous, si c'était possible.

La famille n'avait pas attendu ce jour pour apprécier l'héritage du bon cousin ; mais elle en sentait encore mieux le prix en présence du malheur qui frappait les de Vrières. Hélène trouverait auprès d'eux le calme et le repos dont elle avait besoin. Marie et Anne ne virent dans la nouvelle tâche qui les attendait que le bonheur de venir en aide à leur sœur et à sa famille. Elles allaient rendre à Hélène, en bien petit assurément, les prévenances et les attentions dont elle les comblait depuis plusieurs années.

À quinze ans, on croit aisément que tout s'arrange. Anne pensait qu'il s'agissait d'avoir du courage et de la patience, et que quelques années de travail suffiraient pour réparer cette belle fortune. « D'ailleurs, se disait tout bas la jeune fille, a-t-on besoin d'être si riche pour être heureux ! »

Anne s'attendait à voir arriver immédiatement et au grand complet la famille de Vrières ; usant de la liberté que lui laissait sa mère, elle disposa tout avec Janique. Sa chambre, étant une des plus commodes, serait celle des garçons, et, comme Anne n'aimait pas les discussions lorsqu'il s'agissait de se dévouer, elle s'établit aussitôt dans une mansarde à laquelle Janique sut donner une certaine élégance, élégance qui eût consolé la jeune fille de quitter sa chambre, si elle en eût eu du regret ; et pourtant, elle aimait cette chambre ! Tout y était arrangé avec une symétrie parfaite, les souvenirs d'enfance en faisaient l'ornement ! Que de fois ne s'était-elle pas agenouillée en présence de l'imposant paysage qui s'offrait à ses regards ! Comme elle avait prié ! La beauté d'un ciel pur la ravissait toujours, et Anne aimait à le contempler par la fenêtre de sa petite chambre.

Une généreuse volonté effaça bien vite ces impressions.

Pendant qu'on dispose tout au Petit-Château , Adrien se dirige tristement vers la Belgique.

Quelle que fût l'appréhension du jeune homme, la réalité se montra plus terrible encore.

Il était cinq heures du matin lorsqu'il descendit de wagon. Enveloppé dans son manteau, il se dirigea à pied vers l'habitation de sa sœur. Une atmosphère épaisse et suffocante annonce que le feu n'est pas encore éteint. Les maisons, pour la plupart fermées, sont noircies ; quelques hommes vont et viennent suivant la fumée du regard.

Adrien fut suffoqué par les larmes en voyant l'habitation de son frère ; toutes les fenêtres étaient fermées.

L'aboiement d'un chien fit sortir de la maison le vieil Hippolyte.

« Ah ! monsieur, j'en étais sûr ! Je le disais hier soir à Madame ; que votre présence va lui être douce ! c'est affreux ! Si Monsieur n'avait pas été si courageux... mais, je dis des bêtises ; est-ce qu'un homme peut avoir trop de courage ?

« Figurez-vous, monsieur Adrien, qu'il a exposé sa vie. On avait beau crier : « N'allez pas là, c'est inutile ! » c'est comme si on avait parlé au charbon. Et il a bien fait, car, grâce à lui, beaucoup d'ouvriers ont été sauvés.

« Quel homme, monsieur ! si vous l'aviez vu commander ! courir à l'endroit d'où partaient les cris, braver la fumée ! Jamais général ne s'est montré plus vaillant sur le champ de bataille. Mon pauvre maître a des brûlures assez graves ; il en souffre beaucoup ! (il n'y a que moi qui le sache... je l'ai vu naître), ça ne l'empêche pas d'avoir son air calme, et il a toujours le mot pour consoler Madame.

« Hippolyte, parlez-moi de ma sœur.

« Madame a été aussi admirable dans son genre. On a cru d'abord que la frayeur lui avait fait perdre la tête. Ah bien oui ! Il fallait la voir courir vers les blessés avant l'arrivée du chirurgien ! consoler et secourir les veuves de nos mineurs ! Elle quittait son mari pour s'occuper des malheureux. Mais j'ai grand peur qu'elle ne se ressente de pareilles émotions ; elle est changée !...

« Nous avons table ouverte depuis la catastrophe. » Un coup de sonnette interrompit Hippolyte.

« Tiens ! »

Le vieillard disparut et revint au bout de quelques instants.

« Venez, venez vite, monsieur Adrien... ils sont contents... Non, non, ce mot-là ne va pas... je veux dire, monsieur Adrien, que votre présence leur fera plaisir !... bon ! encore une bêtise ! Ce n'est pas ma faute. Les savants devraient inventer des mots pour les gens qui sont malheureux. N'est-ce pas ridicule de prononcer ce mot de plaisir dans une maison où l'on est si affligé... mais venez, monsieur. »

Adrien se jeta dans les bras de sa sœur ; il pleura avec elle en silence pendant quelques instants, il lui adressa de ces paroles auxquelles on ne croit pas soi-même, mais qu'on a besoin de dire à ceux qui souffrent.

Il comprit aussitôt qu'un départ immédiat était impossible ; la présence de M. et de Mme de Vrières était nécessaire au milieu de cette population désolée. Une lettre d'Adrien informa sa mère et ses sœurs de la nécessité d'attendre quelques semaines avant de ramener Hélène et ses enfants.

Les travaux de déblaiement étaient activement conduits ; mais il ne fallait rien précipiter, au grand regret de la jeune famille qui aspirait au moment de revoir les montagnes.

Trois semaines se passèrent en effet. Les blessures de M. de Vrières se cicatrisaient ; chaque jour il souffrait moins, tandis que sa femme, dont l'énergie avait fait illusion, tomba tout à coup dans un état de langueur fort inquiétant. La présence d'Adrien devenait nécessaire à la ferme, et toutefois il ne pouvait se résoudre à quitter sa sœur. Le jeune homme ne perdait jamais de vue les devoirs que la mort de son père lui imposait ; sans doute Hélène avait un protecteur dans son mari, mais était-ce une raison suffisante pour renoncer à lui être utile ? Il proposa à son beau-frère d'appeler un médecin de Louvain, célèbre dans toute la Belgique, afin d'être éclairé sur l'état d'Hélène... « Je ne puis partir, dit le brave garçon, sans savoir si cet état de prostration n'offre pas un danger réel. »

M. de Vrières se rendit avec empressement à ce désir, et trois jours plus tard le docteur L... était auprès de la malade.

Mme de Vrières était menacée d'une fièvre nerveuse, et l'unique remède était de quitter le pays le plus tôt possible.

Ce conseil donné par un homme sérieux, dont l'expérience n'était pas contestable, ne permettait pas l'hésitation. Mais quel sacrifice était imposé à M. de Vrières ! Victime d'un accident exceptionnel, il n'était cependant pas ruiné, mais il y avait de grandes dépenses à faire, et la séparation momentanée de sa femme et de ses enfants lui semblait impossible. Les deux frères avaient de longs entretiens. Chaque projet offrait des difficultés que ni l'un ni l'autre ne pouvaient résoudre. Après mûres réflexions, Adrien dit à M. de Vrières : « Confiez-moi Hélène, puisque sa santé l'exige ; l'avenir s'éclaircira.

— Volontiers, mais ce séjour en Auvergne peut se prolonger, et quelles ressources trouverai-je à Chanonat pour l'éducation de mes enfants ? Ils arrivent à l'âge où les études commencent à prendre un caractère sérieux. »

La difficulté semblait impossible à surmonter, lorsque Adrien proposa un moyen qui, selon lui, devait tout arranger : « Mon cher ami, dit-il, je me ferai le précepteur de vos fils. J'ai acquis une expérience agricole qui me permet déjà depuis quelque temps de reprendre mes études ; je serai heureux de renouveler connaissance avec mes vieux auteurs. Quand le professeur de Chanonat sera reconnu insuffisant, les difficultés actuelles auront cessé.

-- J'accepte, mon ami ; pour eux et pour Hélène... encore quelques jours, et vous les emmènerez. Je dois rester ici, mais je serai tranquille de les savoir au Petit-Château . Vraiment, ajouta-t-il avec un accent de profond étonnement, il faut convenir que la fortune a d'étranges caprices ! C'est le Petit-Château qui nous offre son toit protecteur ! Pouvais-je m'y attendre ? »

Adrien ne répondit que par un affectueux serrement de main.

M. de Vrières crut devoir annoncer avec ménagement à sa femme le parti auquel il venait de s'arrêter ; mais, à sa grande surprise, Hélène accepta simplement d'aller retrouver sa famille.

Incapable de s'occuper elle-même des préparatifs du départ, elle donnait des ordres avec une présence d'esprit dont personne ne la croyait capable en ce moment, et, lorsque Adrien vint à lui parler du bonheur qu'allait éprouver sa mère de la recevoir, elle lui témoigna de la joie de quitter le pays.

« Je ne l'aurais jamais avoué à Charles ; mais vois-tu, Adrien, je mourrais ici. J'éprouve une douloureuse impression chaque fois que mes yeux rencontrent ces ruines ; cette fumée me fait peur ; mes beaux appartements n'ont plus de charme pour moi. Je passe des nuits sans sommeil. Mon frère chéri ! emmène-nous. Comme les enfants vont être heureux !... Charles reviendra bientôt nous rejoindre, et, quoique notre vieil Hippolyte ne soit guère vaillant, Charles ne s'en séparera pas ; je voudrais ne jamais revenir ; mais mon mari regretterait toujours la Belgique. Il y est si aimé ! »

Elle éclata en sanglots. La fièvre redoubla, on n'était pas sans inquiétude.

Cependant Mme Liébert ignorait l'état de sa fille. Elle croyait à une indisposition passagère et causée par l'émotion. Elle insistait vivement pour qu'Adrien revînt. Il fallut lui dire la vérité. En toute autre circonstance, la mère se fût alarmée : il n'en fut rien. L'espoir de posséder sa fille, de lui offrir un toit hospitalier, l'emportait sur tout autre sentiment.

Anne, toujours courageuse, ne songeait qu'à se dévouer pour Hélène et ses enfants.

Un jour Marie la trouva triste et pensive :

« Qu'as-tu donc, ma chérie ?

— Je pense que papa nous manque plus que jamais, Marie ; ses conseils nous seraient si précieux dans cette circonstance ! surtout pour Charles et Hélène.

— Ne perdons pas courage, ma bonne petite sœur ; notre père nous inspirera, et ce ne sera pas la première fois. »

Pendant qu'Hélène essaye ses forces, que Trude et Hippolyte font les paquets, non sans répandre des larmes, couvrent les meubles de soie, dépouillent les fenêtres de leurs rideaux, emballent les tableaux et les ornements de cheminée, les enfants, amis de tout changement, font des glissades dans les vastes salons démeublés.

Le contraire se passait au Petit-Château , Anne accumulait ses richesses dans l'appartement destiné à sa sœur ; elle avait déclaré à Janique, avec le consentement de Marie, qu'on se servirait habituellement de la faïence fleurie de Sarreguemines et des verres de cristal à pied, et que le linge de la table serait renouvelé deux fois par semaine. Les œufs et le beurre ne devaient jamais manquer. La servante se soumit à toutes ces recommandations ; elle déclara toutefois que c'était à Mlle Anne de parler aux poules qui ne sont pas toujours d'humeur à pondre.

Anne en convint.

Un heureux avenir s'offrait à la bonne petite : les convives seraient nombreux et les soirées perdraient de cette monotonie qu'elle ne réussissait pas toujours à faire disparaître. Adrien ferait la classe aux garçons, Marie se chargerait de l'éducation de Françoise ; mais Anne se réservait le droit de donner les récompenses, de faire les tartines de confitures et d'emmener les plus sages au fruitier.

Elle se disait aussi que sa sœur avait toujours souhaité d'acheter une terre en Auvergne, et que c'était bien le moment. Sans tarder davantage, Anne s'informait de tous côtés des propriétés à vendre.

M. et Mme de Sarlières, amis dévoués en toute circonstance, ne négligeaient rien pour lui venir en aide.

La jeune fille ne calmait son impatience qu'en ajoutant chaque jour dans la maison quelque objet dont la présence serait utile et agréable à sa sœur. Elle montait et descendait sans cesse, enfin elle arriva à trouver tout parfait. La pensée de la venue de Trude et du vieil Hippolyte, loin de lui être désagréable, l'enchantait ; leur présence donnerait au Petit-Château un certain air auquel Mlle Anne ne serait pas du tout indifférente.

Hélène est en état de partir : jusqu'ici son indifférence maladive ajoutait au chagrin de son mari, mais au moment de quitter la maison où dix années de bonheur avaient si doucement passé, des larmes abondantes accusèrent ses regrets.

Resté seul dans cette grande maison avec le vieil Hippolyte, M. de Vrières tomba dans une profonde mélancolie que son vieux serviteur combattit ingénieusement. Il se trouvait à toute heure sur son passage. Le bonhomme avait dans sa foi naïve des palliatifs pour tous les maux. C'était lorsqu'il pansait les blessures de son maître qu'il en essayait : « Allez, monsieur, les plus fins ne voient goutte en ce monde ; nous appelons bonheur ce qui nous plaît, ce qui va à notre idée. Je vous l'ai dit cent fois, mon cher maître ; j'ai pleuré comme un malheureux pour prendre votre service. Je voulais me rengager . J'avais des idées de guerre, de bataille et de... capitaine, ni plus, ni moins. Ah ! que mon père a bien fait de me donner au père de Monsieur ! Qu'est-ce que je serais devenu pendant ces belles et longues années de paix ? Jusqu'à ce jour j'ai été le plus heureux des hommes : qui sait si un plus grand malheur ne tournait pas autour de nous par ici, et si ce n'est pas le bonheur qui nous attend en Auvergne. Car, monsieur, le bonheur ne fait pas de long bail en ce monde ; il va et vient. Il faut nous laisser conduire à l'idée du bon Dieu qui nous l'envoie à l'heure qu'il a choisie, et puis, enfin, nous ne sommes pas ruinés. »

M. de Vrières souriait aux discours d'Hippolyte, mais il en tirait quelque profit. Il avait des amis sérieux dans le pays. Ses associés, plus ruinés que lui parce qu'ils étaient moins riches, s'employèrent à régler promptement les affaires, tandis qu'il usait de son influence pour leur procurer des relations utiles. Quatre mois plus tard, M. de Vrières put quitter le pays ; ce fut seulement à la fin de septembre qu'il arriva en Auvergne. Les vendanges étaient belles. L'air retentissait de chants peu harmonieux, il est vrai, mais qui n'exprimaient pas moins le contentement.

X -- L'école de Chanonat.

M. de Vrières avait cru jusqu'ici que l'industrie était la reine du monde ; aujourd'hui il enviait les trésors des champs. Il fut accueilli par les cris de joie d'Henri, de Pierre et de Joseph.

Il fallait, sans perdre de temps, écouter le récit des plaisirs que ces heureux enfants avaient trouvés chez leurs tantes, car, contrairement aux règles de l'Université, elles avaient commencé par donner des vacances à leurs écoliers, et quelles vacances !

Hélène avait un air de santé et de calme qui frappa agréablement les regards de son mari, et, comme Charles témoigna la joie de la voir si bien rétablie : « C'est à ma sœur aînée que tu dois cet heureux changement ; sa raison et sa bonté m'ont aidée à supporter ton absence, et à avoir le courage de me soigner et de m'occuper de nos enfants, en dépit du chagrin de t'avoir laissé seul dans des circonstances si pénibles.

Mme Liébert, cette femme si modeste, avait cependant la dignité d'une mère qui donne l'hospitalité à ses enfants.

Les deux sœurs connaissaient les goûts et les habitudes de leur beau-frère ; elles étaient parvenues à organiser, surtout dans le service, certaines choses qui étaient comme l'ombre de ce qu'il ne voyait plus. L'argenterie avait été passée au blanc, et le vieil Hippolyte serait désormais chargé de ce soin. Une corbeille de fleurs figurait sur la table, la nappe était fine ; on renouvelait le linge plus souvent : « Tant pis, disait Anne, on fera la lessive une fois de plus ; voilà tout. »

Rien ne clochait, selon l'expression de Janique, mais selon elle aussi tout cela n'était que de la frime , et tout le monde avait le cœur gros.

Oui sans doute ; mais tout le monde aussi appréciait le bienfait de cette réunion de famille.

M. de Vrières se retrouvait un peu chez lui, et si le Petit-Château lui était simplement apparu jadis comme un nid bien situé, il s'étonnait aujourd'hui des ressources que les propriétaires savaient en tirer.

Le froid se fit sentir à la fin d'octobre, sans que personne en souffrît ; les montagnes furent bientôt couvertes de neige : ce spectacle nouveau enchantait les enfants.

Charles, à la prière d'Adrien, avait pris possession de la bibliothèque, tandis que l'aimable garçon avait installé son cabinet d'étude dans une mansarde : c'était là qu'il faisait la classe à ses neveux.

Quelques semaines avaient suffi pour faire comprendre au maître la difficulté de son entreprise. Jusqu'ici les enfants avaient été confiés à un instituteur de village qui se délassait avec de gentils élèves, usait peu de son autorité, et ne se souciait guère des progrès.

C'était donc la première fois que la discipline se faisait sentir, et le mot de punition surprit singulièrement les mutins.

En se voyant soumis à un règlement, si large qu'il fût, nos petits garçons sentirent sans pouvoir se l'expliquer qu'un changement était survenu dans la position de leurs parents. La présence de Trude et d'Hippolyte les rassura quelques semaines plus tard, et l'insouciance enfantine reprit tous ses droits.

Cependant Anne intervenait avec ses petits sermons, et n'obtenait pas grand-chose. Que de fois messieurs les écoliers, au lieu de rester assis pour apprendre leurs leçons, montaient sur la table et passaient la tête par la lucarne, disant, lorsqu'ils venaient à être surpris, qu'ils apprenaient mieux en regardant le paysage.

Quoique très capable d'exercer l'autorité qu'on lui avait donnée, Adrien s'effrayait un peu du résultat. Après mûre réflexion, il conclut que la société de quelques petits garçons pourrait avoir l'avantage de stimuler le zèle de ses neveux.

Les offres de service de M. Liébert furent acceptées : le médecin, un riche fermier et un vigneron, envoyèrent leurs fils à l'école du Petit- Château . Henri et Joseph furent d'abord un peu surpris de la rusticité de leurs nouveaux camarades, et ils comprirent, sans qu'il fût nécessaire de le leur démontrer, qu'il y allait de leur honneur de ne pas se laisser surpasser.

Adrien ne tarda pas à se convaincre qu'il était un mauvais professeur d'écriture. Il confia « son secret » à Marie, qui se chargea de remplacer son frère dans cette importante fonction.

La demoiselle fut bien accueillie par les bambins. À son entrée dans la classe, toutes les physionomies s'épanouissaient ; les beaux exemples qu'elle sortait d'un petit portefeuille rouge lui donnaient une autorité que plus d'un maître d'école eût enviée ; et, lorsqu'à la fin de la semaine elle distribuait des récompenses, Marie était à leurs yeux une fée dont tous voulaient mériter les bienfaits. Henri et Joseph n'eurent pas de peine à se convaincre que leur tante oubliait complètement les droits que ses neveux avaient sur son cœur, et que la justice était rendue à chacun. Un mois s'était à peine écoulé et déjà l'école du Petit-Château jouissait d'une grande considération dans le pays.

Les soirées d'hiver n'assombrissaient pas ce paisible intérieur. On travaillait autour de la table éclairée par une bonne lampe. Anne ne donnait guère de temps à l'ouvrage ; elle dessinait quelques bonshommes ou se mettait au piano. À ce moment M. de Vrières et Adrien sortaient de la bibliothèque et demandaient à leur sœur une romance favorite ; souvent aussi les enfants dansaient une bourrée pour se réchauffer les pieds. C'était la gentille tante qui faisait la prière du soir avec ses neveux ; Hélène s'était réservé d'assister à celle du matin.

Depuis l'arrivée de Charles, le thé venait compléter les plaisirs de la soirée, attention à laquelle le beau-frère était aussi sensible qu'à la permission de fumer son cigare au salon. Anne avait vaincu les répugnances de sa mère pour l'odeur du tabac en lui disant que la fumée du cigare assure la bonne humeur des hommes.

Ces usages inconnus en Auvergne faisaient causer : les Liébert ne se refusent rien, disait-on. Les amis intimes seuls n'ignoraient pas que le confort qui régnait au Petit-Château depuis l'arrivée de la famille de Vrières était moins l'œuvre d'Anne et de Marie que de la générosité du beau-frère.

Mlle Laure Bertin s'était mariée à Clermont ; elle était bien loin d'y faire aussi bonne figure, quoique ayant apporté une belle dot à son mari. Son admiration pour ses amies était sincère, et jamais elle ne revenait du Petit-Château sans en rapporter d'excellents conseils et des fleurs.

M. Aubrun donnait rarement de ses nouvelles : sa dernière lettre était datée du Caire. Il se félicitait des bons résultats de son voyage. Cette fois-ci, il avait traversé le désert sans trop en souffrir, mais ce qui l'enchantait surtout, c'est que de pauvres gens avaient été préservés par ses soins de perdre la vue.

« Je reviendrai peut-être plus tôt que je ne pensais, mes bons amis ; je suis impatient de vous voir établis dans ce fameux Petit-Château , mais de toutes les merveilles qui s'offriront à mes regards, rien ne me charmera autant que les yeux de ma petite aimée. »

Depuis la réception de cette lettre, Anne s'attendait chaque jour à voir paraître le docteur ; chaque fois qu'un coup de marteau résonnait, elle courait à la fenêtre, mais on fut un an sans avoir d'autres nouvelles.

L'école se maintint au complet pendant deux années ; les petits paysans en savaient assez pour se croire savants ; le fils du médecin entra au lycée de Clermont dans un rang qui fit honneur à son maître.

Henri et Joseph comprenaient enfin la nécessité de travailler ; ce changement était dû au zèle d'Adrien et à la tendresse de Marie.

M. de Vrières, tout en suivant les intérêts qu'il avait en Belgique, se décida à acheter une terre en Auvergne ; il devint propriétaire d'un château situé à une demi-lieue de Chanonat.

La séparation aurait lieu au mois de mai ; cette perspective, qui n'était pas cependant sans consolation, attristait tout le monde. Adrien était le mieux partagé : il conservait le titre de précepteur.

Les deux petits garçons commençaient à réfléchir. Henri voulait être savant et n'avoir rien à craindre du feu grisou . Il allait travailler, piocher pour devenir professeur à l'Université de Louvain ; car, disait-il, la Belgique est mon pays et je veux y retourner quand je serai grand.

Ces propos d'enfants ravissaient M. de Vrières, il embrassait son fils et lui promettait qu'il ferait ses études à Louvain.

Mme Liébert ne dissimulait pas la satisfaction qu'elle éprouvait à voir tourner si bien les affaires de son gendre. Charles garderait de grands intérêts en Belgique, mais il habiterait tantôt l'Auvergne et tantôt son pays. Henri, Joseph et ses autres petits enfants avaient trouvé au Petit-Château tout ce qu'ils pouvaient souhaiter. N'était-ce pas encore du bonheur ? Personne n'ignore que le changement tient la première place dans le programme des plaisirs de l'enfance. Toutefois nous ne pouvons être surpris de voir Françoise et ses frères pleurer à la pensée de quitter leur petite tante. C'est elle qui les consola en leur démontrant qu'il fallait se réjouir d'être si voisins et qu'avec un peu de bonne volonté on pourrait se dire bonjour chaque matin. L'heureuse pensée de placer sur la tour du château un bonhomme qui mettrait son chapeau pour annoncer l'arrivée des visiteurs changea complètement les impressions des neveux.

La terre de Gervas était une belle habitation ; les enfants firent entre cette nouvelle demeure et le Petit-Château des comparaisons dont toute autre qu'une grand-mère eût été blessée : le salon était quatre fois plus grand que celui du Petit-Château  ; d'une chambre on en ferait deux comme celle qu'ils occupaient ; le billard les enchantait, ils verraient de la terrasse passer les voitures et le régiment de cavalerie qui va souvent en promenade de ce côté-là.

Si M. de Vrières regrettait sa maison, c'était à cause des souvenirs de famille qui s'y rattachaient et parce que ce changement de position lui était imposé par une triste circonstance.

Sans témoigner autant d'enthousiasme que ses enfants, Hélène ne dissimulait pas son contentement de s'établir chez elle, de rentrer en possession de son beau mobilier qui faisait si bien dans le vaste salon de Gervas. Elle modérait son admiration pour l'Auvergne par un sentiment de délicatesse pour son mari, et semblait respirer avec indifférence l'air des montagnes dont sa santé se trouvait si bien.

Adrien reprit ses fonctions de précepteur avec d'autant plus de zèle que la Belgique lui semblait toujours une rivale dangereuse qu'il voulait vaincre à tout prix :

« Vous devriez, dit-il un jour à son beau-frère, initier vos fils aux travaux de la campagne. Quelles récréations utiles et agréables ce serait pour eux de tracer le sillon, de faucher le pré dans la mesure de leurs forces !

— Vous voulez que j'en fasse de bons paysans, répondit M. de Vrières avec une nuance d'amertume.

— Non, mais seulement des hommes capables de connaître la valeur de la terre, et de ne pas se confier aveuglément à des fermiers qui abusent quelquefois de l'ignorance de leurs maîtres. »

Le soir, cette question fut encore traitée à demi-voix. Henri, ayant saisi quelques mots, s'écria :

« Oh ! oui, papa, ce serait si amusant de conduire les bœufs, de semer le blé et de le couper !

— De faucher et de tailler les arbres, dit à son tour Joseph.

— Et de ne plus faire de classe ; reprit sévèrement M. de Vrières.

— Ah ! mais non, dirent les deux petits garçons ; nous voulons savoir le grec et le latin ! »

Cet enthousiasme pour le grec et le latin trancha la question. Toute la famille approuva le conseil donné par Adrien, et sans tarder davantage, l'oncle ; après s'être entendu avec maître André, alla acheter des instruments de labour dont ses neveux seuls devaient avoir le maniement.

On était à la fin de septembre, et déjà le laboureur traçait son sillon.

La blouse, le bonnet de laine et les souliers ferrés causèrent une joie difficile à dépeindre.

Anne fut invitée à assister à la première leçon de labour.

Maître André savait sa terre, comme il disait, mieux que tous les savants qui se contentent de faire des discours sans toucher à la charrue du bout du doigt.

Ce fut du ton le plus solennel que le fermier expliqua à ses élèves comment il faut lier les bœufs ; comment il faut prendre le mancheron de l'araire pour l'introduire dans le soc de la charrue, puis, et ce n'était pas le moins intéressant, maître André apprit à ses élèves à donner le petit coup de langue qui est le signal du départ.

Les bœufs ne comprenant pas d'autre langue que l'auvergnat, maître André compléta l'éducation de ses élèves en les initiant au langage du pays.

La variété des travaux auxquels prenaient part Henri et Joseph soutenait leur intérêt et les aidait à supporter les inconvénients attachés à un semblable noviciat.

Maître André faisait passer dans l'âme de ses élèves la joie que lui causait cet heureux résultat ; le brave homme se plut à reconnaître que M. Henri et M. Joseph avaient contribué par leur travail aux bonnes récoltes de l'année.

Six mois plus tard, M. de Vrières annonçait à ses fils qu'il prélèverait pour eux une petite dîme sur le revenu de la ferme.

Cet encouragement enflamma le zèle des jeunes laboureurs sans compromettre leurs études.

Le jour où maître André vint apporter son argent, Henri et Joseph reçurent cent francs en bons écus. Ils n'en revenaient pas et ne savaient que faire de ce trésor. Après avoir consulté leurs parents, ils se rendirent au Petit-Château pour demander l'avis d'Anne. La question était grave, mille projets furent acceptés, puis repoussés ; on était sur le point de s'entendre, lorsque les aboiements de Bark mirent tout le monde en émoi.

Le chien s'attaquait à une femme en guenilles qui tenait un enfant dans ses bras, un autre enfant marchait à côté d'elle.

Habituellement, Janique se contentait de donner un morceau de pain aux mendiants, mais cette femme offrait l'apparence d'une si grande misère, que la servante voulut savoir la cause d'un tel dénuement.

« C'est l'ivrognerie de mon mari qui nous a réduits à la mendicité. Il travaillait chez le maréchal-ferrant, lorsqu'une mauvaise connaissance en a fait un paresseux, un ivrogne et un joueur.

Il a fallu vendre notre petite maison pour payer les dettes, et maintenant voilà à quoi je suis réduite. J'espère trouver à filer cet hiver, mais il faut manger jusque-là. Une pauvre infirme nous abrite sous son toit, à condition que je la lève, que je fasse son lit et sa soupe. Ce n'est pas tous les jours qu'elle nous nourrit, car elle est bien pauvre elle-même.

— Mais comment, dit Janique dont la propreté était irréprochable, pouvez-vous être ainsi en guenilles ? Pourquoi ne pas se raccommoder ?

— Ah ! comment, mamzelle ! Quand on n'a que ça on ne peut pas le quitter ! Je ne suis pas paresseuse ; et soulevant ses haillons, elle fit voir un jupon qui représentait un échiquier de toutes les couleurs. Vous le voyez, mes enfants sont plus propres que moi.

— C'est vrai, attendez : peut-être que mes maîtresses pourront vous donner une robe... mais, ajouta la servante, si votre mari la boit ?

— Il ne boit plus, ma chère demoiselle, je l'ai enterré la semaine dernière.

— Bon ! » dit Janique.

Anne et ses neveux avaient déjà pris la résolution de secourir la mendiante. Ils écoutèrent Janique avec intérêt. Mme Liébert donna une robe et voulut que la pauvre femme s'en revêtît sur l'heure. Anne lui remit un mot pour Hélène, qui était riche en vieux vêtements d'enfants.

À la grande surprise d'Henri et de Joseph, Anne ne leur avait pas permis de donner d'argent à la mendiante.

De retour chez eux, ils se dirent qu'Anne devait avoir une idée sur l'emploi qu'ils devaient faire de leur trésor.

« Que penses-tu Joseph, qu'elle nous conseillera ?

— De bâtir une maison.

— Bâtir une maison avec une si petite somme !

— Oui, je crois avoir entendu dire qu'il y a des maisons de cent francs.

— C'est impossible, mon frère.

— Nous le saurons bientôt. Notre tante n'est pas longue à se décider. »

Effectivement, l'œuvre du vestiaire établie à Clermont souffrait pendant la belle saison de l'absence des personnes charitables qui en faisaient partie, et Anne se dit qu'avec un peu de bonne volonté, les châtelaines pourraient se réunir à certains jours comme elles le font à la ville, et qu'ainsi il n'y aurait point de lacune dans le travail destiné à vêtir les pauvres.

On fait bien des promenades sans autre but que de se distraire, pensait Anne.

L'apparition de la mendiante déguenillée détermina les deux sœurs à tenter cette difficile entreprise.

Elles se rendirent dès le lendemain chez Mme de Sarlières et lui communiquèrent leurs projets ; elles eurent la satisfaction de les entendre approuver. Il fut décidé que les invitations seraient envoyées à toutes les dames du voisinage et que la première réunion aurait lieu au Petit-Château .

« Eh bien ! Madame, nous inviterons les enfants. Ils joueront pendant que les mères travailleront. Cette partie de plaisir ne sera pas sans influence sur les mamans. » La semaine s'était à peine écoulée, et déjà trois voitures entraient dans la cour du Petit-Château .

« Ah çà ! dit Janique, toutes ces bêtes-là ne vont pas manger à notre râtelier ? »

Anne rassura sa fidèle servante.

Henri et Joseph admirèrent les étoffes destinées à habiller les pauvres ; toutefois ils faisaient des réserves. Si Anne et Marie avaient toute la peine, elles auraient tout le plaisir... ce n'est pas juste.

Cette réflexion plut à M. de Vrières.

« Mes enfants, dit-il, il y a moyen de tout arranger. Vos revenus seront consacrés aux pauvres et seront divisés en deux parts : moitié en argent et moitié en céréales. »

Ces conditions acceptées, Henri et Joseph ne rêvaient plus que blé et foin. M. de Vrières ne voulait pas soumettre à une trop longue épreuve la patience de ses fils. Il leur livra le surlendemain quelques bottes de foin dont l'emploi fut aussitôt décidé.

Ils allèrent porter un bon déjeuner à un âne de leurs amis, qui, avec son maître Simon, faisait mauvaise chère toute l'année. Ils avaient vieilli ensemble et supportaient patiemment leur mauvaise fortune.

Simon était un marchand ambulant dont le commerce consistait à vendre des petits couteaux qui ne coupent pas, des tasses, des balais, des paniers, des dragées en bouteilles et du pain d'épices. Quand le maître et l'âne avaient la force, ils allaient à la foire des villages voisins.

Le père Simon crut donc rêver en voyant l'abondance entrer dans son écurie. Joseph prétendit que le bonhomme avait goûté au foin. Nos petits laboureurs furent comblés de bénédictions et rentrèrent chez eux le cœur plein de joie.

Cette forme de charité enflamma de zèle les jeunes fermiers. Ils acquéraient vraiment de précieuses connaissances, et si leur teint était un peu hâlé par le travail des champs, ils gagnaient en force et en santé.

La pauvre veuve, qui avait été protégée par Janique, reçut l'année suivante trois boisseaux de seigle. L'œuvre des châteaux , ainsi nommée par Anne, était en pleine prospérité. Mme Liébert et ses filles donnaient aux réunions un charme qui ne nuisait pas à la charité.

XI -- Quand on est jalouse.

Si le professeur de philosophie n'était plus là pour prémunir ses enfants contre l'ambition, ils avaient néanmoins appris que le bonheur est indépendant de la fortune. Que manquait-il au Petit-Château  ? L'ordre et l'économie y avaient insensiblement amené l'aisance, et grâce au savoir-faire des deux sœurs, l'élégance n'en était pas absolument bannie ; Mme Liébert souscrivait à toutes les fantaisies d'Anne, et si la jeune fille profitait de toutes les condescendances, elle n'en abusait pas.

La catastrophe, Dieu merci ! assez rare, qui avait atteint les de Vrières, ne les avait point ruinés ; l'avenir apporterait encore aux enfants une belle fortune. Hélène, voyant son mari s'occuper d'agriculture avec intérêt, ne regrettait rien.

Le temps a marché, le jeune laboureur ne peut plus se contenter des leçons de son oncle, et dans quelques mois il entrera à l'Université de Louvain.

Cependant le silence de M. Aubrun donnait de vives inquiétudes à ses amis. Sa dernière lettre datait de huit mois, il projetait alors une course au désert avant de revenir se fixer en France. L'éloignement n'expliquait pas suffisamment l'absence de nouvelles. Une année entière s'était écoulée. Anne pleurait son ami comme un père.

Hélène et ses enfants avaient profité d'une belle journée d'avril pour aller au Petit-Château . On était réuni au salon dont les fenêtres ouvertes laissaient pénétrer le parfum des lilas ; on disait de ces riens qui reposent l'esprit et auxquels le cœur ne reste pas étranger.

Anne seule était silencieuse ; elle pensait au docteur. Il lui semblait encore le voir assis sur le banc du jardin de l'établissement des eaux ; elle entendait sa voix ; puis le drame dont elle était l'heureuse héroïne revenait à sa mémoire et l'attendrissait.

Au moment où Adrien et Joseph apportaient en triomphe une belle carpe, le bruit d'une voiture éveilla l'attention de ces dames. Un modeste coup de marteau se fit entendre quelques instants après. Janique, d'ordinaire très empressée de faire entrer les visiteurs, n'en finissait pas de causer. Anne se lève ; elle voit son frère parler mystérieusement à la portière d'une voiture de louage. Elle n'ose avancer.

Tandis que le domestique paye le cocher, Adrien prend le bras de l'étranger dont le visage est couvert, et ils se dirigent vers l'escalier.

Sur le rapport d'Anne, Mme Liébert prie Hélène d'aller s'informer de ce qui se passe ; mais avant que Mme de Vrières eût quitté le salon, Janique entrait en pleurant.

« Bonté du ciel ! Faut-il ! Faut-il !

— Explique-toi, Janique. De qui parles-tu ? Pourquoi Adrien ne vient-il pas ?

— Il n'en a pas le courage ; ils se sont renfermés.

— Mais qui donc, Janique ?

— Plus souvent, que je vas vous le dire !

— Mes enfants, il n'y a pas de secrets pour une mère. Attendez-moi, tranquillisez-vous. »

Pendant qu'Hélène et Marie se communiquent leurs appréhensions, Anne va et vient, écoute, tourne ses regards vers la fenêtre de la chambre où était l'étranger. Elle entre à la cuisine. Janique met la main sur sa bouche et lance un regard au domestique étranger qui ne paraissait guère disposé à parler.

Voyant qu'elle n'avait rien à espérer de ce côté, elle alla rejoindre ses sœurs. Évidemment, dit-elle, on nous cache un malheur. Va, ma bonne Marie, on te laissera entrer. Au même instant, Joseph, fier d'avoir une nouvelle à donner, accourait à toutes jambes : « Maman, maman, c'est M. Aubrun : il a mal aux yeux.

— Il est aveugle ! » s'écria Anne, avec l'accent d'une douloureuse conviction. Elle voulut se lever, les forces lui manquèrent ; Marie la reçut dans ses bras.

Mme Liébert vint annoncer à ses enfants qu'effectivement une ophtalmie privait à jamais le docteur de la vue, mais que sa bonne santé et sa résignation adoucissaient autant pour lui que pour les autres cette cruelle épreuve. Anne pleurait, sanglotait, lorsque M. Aubrun fit son entrée au salon. Il demanda sa petite amie, et Anne s'étant approchée de lui, il mit sa main sur les yeux de la jeune fille et dit du ton le plus calme : « Ces yeux-là me suffisent, je n'ai que faire des miens qui sont vieux et laids. »

Rien n'était changé dans le ton de M. Aubrun ; il parla de tout le monde, excepté de lui. Et comme Anne pleurait toujours, il lui dit : « Chère enfant, consolez-vous ; mon malheur n'est pas comparable à celui que vous avez si généreusement supporté. À soixante-douze ans il est bon de fermer les yeux et de se recueillir. J'étais trop curieux. Me voilà mis à la retraite. Que voulez-vous ? Une course imprudente m'a valu une maladie dont j'ai guéri bien des gens là-bas. Je suis tout à fait résigné. Je regrette de ne plus voir votre doux visage, petite amie, mais vous entendre est encore un grand bonheur. Je ne courrai plus les chemins ; et si mes bons amis y consentent, je resterai près d'eux. J'ai déjà acquis une certaine habitude de me conduire, et d'ailleurs vous serez mon bâton de vieillesse.

— Oui, vous ne nous quitterez plus ; je vous conduirai partout, je vous expliquerai tout. »

Mme Liébert et Adrien avaient obtenu sans peine que M. Aubrun se fixât parmi eux. Il avait pour toute famille un cousin de la troisième génération, et cette génération-là n'est pas riche en tendresse. La fortune du docteur ajouterait à l'aisance de ses généreux amis. Les conditions étant faites, on se félicita d'être réunis.

L'émotion causée par le retour de M. Aubrun s'apaisa peu à peu. Le docteur supportait admirablement son infirmité. Il était d'une adresse extrême à se conduire, la moindre indication lui faisait éviter les obstacles qui se trouvaient sur son chemin.

Anne était une lectrice assidue. En se dévouant ainsi, la jeune fille comblait certaines lacunes de son éducation. Elle appelait le docteur son encyclopédie, son dictionnaire, et n'ouvrait plus le sien.

L'hiver fut très agréable pour tout le monde. Chacun vaquait à ses affaires, sans négliger le docteur qui était assez habile au tour et fournissait des ustensiles que Janique et Anne appelaient tout simplement des chefs-d'œuvre. M. de Vrières que de nouveaux intérêts appelaient en Belgique avait confié sa famille à Mme Liébert, ce qui faisait dire à Anne que le Petit-Château jouait un bon tour au grand château.

Le soin de rendre la soirée agréable était partagé entre la jeune personne et son vieil ami : quand elle avait joué les morceaux favoris de chacun, c'était au tour du docteur de prendre la parole et de faire le récit de ses voyages.

Le temps ne passait pas aussi agréablement à la cuisine. Janique avait déclaré qu'elle ne pouvait souffrir Halil, grand garçon maigre, au teint basané, indolent jusqu'à la paresse ; enveloppé d'une longue fourrure, il passait toutes ses journées sous le manteau de la cheminée. Janique ne possédait qu'une certaine dose de patience, et lorsqu'elle l'eut épuisée, elle fit comprendre à Halil que sa présence lui était insupportable. Elle ne perdait pas la plus petite occasion de le déranger ; elle menaçait ses jambes des pincettes ou du tison, lui faisait tomber la boîte à sel sur la tête et semblait par l'incertitude affectée de sa main prête à renverser la marmite sur les pieds de son impassible victime.

Lorsque Janique se plaignait d'Halil à M. Aubrun, il lui disait : « Ma bonne fille, je ne vois qu'un moyen de convertir ce pauvre diable, c'est de l'épouser. »

Janique, hors d'elle, s'enfuyait à toutes jambes. Cependant le rusé Maronite avait si bien joué son rôle que tout le monde, excepté son maître, croyait qu'il ne comprenait pas un mot de français. Comme tous les gens de sa race, il possédait plusieurs langues sans avoir fait d'autres études que d'accompagner des voyageurs européens. Il avait résisté à la tentative de causer avec Janique, de peur qu'elle ne lui demandât quelques services. Quoique chrétien et catholique, cet homme avait tous les vices : joueur, menteur, rusé et vaniteux, il savait au besoin prendre les allures d'un personnage recommandable ; le désir de connaître l'Europe l'avait décidé à suivre M. Aubrun auquel il donnait des soins intelligents. La mauvaise saison lui servit de prétexte pour prolonger son séjour au Petit-Château . On parlait de le renvoyer, mais Halil n'en restait pas moins sous le manteau de la cheminée.

Un matin Janique le surprit prenant un bain de pieds dans la marmite ; à cette vue, la Bretonne entra dans une telle fureur, qu'Halil se sauva au fond du jardin.

L'aventure amusa tout le monde, excepté Janique qui jeta la marmite au fumier. Le lendemain au point du jour, Halil quittait l'Auvergne pour se rendre en Angleterre où il était sûr de trouver, disait-il, quelque amateur du soleil d'Orient.

Le moment où Henri et Joseph devaient quitter l'Auvergne pour aller à Louvain était arrivé. Hélène résolut d'accompagner ses fils et de passer avec eux quelques années en Belgique. Les vacances réuniraient toute la famille.

Cette séparation convenue d'avance n'en fut pas moins pénible, mais les gens raisonnables ont de grands avantages sur ceux qui ne le sont pas. On se sépara tranquillement avec l'espoir de se retrouver à la fin de l'année.

Adrien accompagna ses élèves et resta assez longtemps à Louvain pour être témoin de leurs premiers succès.

Il n'avait pu être question de rétribuer les soins qu'Adrien avait donnés à ses neveux ; toutefois, M. de Vrières n'oubliait pas les preuves de dévouement que son beau-frère lui avait données.

Un jour que les deux amis s'entretenaient de la catastrophe qui avait eu lieu et de la manière dont ce désastre avait été réparé, Adrien demanda à son beau-frère si les actionnaires étaient restés les mêmes depuis l'accident.

« Oui, mon cher, nous en compterons même bientôt un de plus. Le conseil a été un peu récalcitrant, mais j'ai tranché la question en renonçant au vingtième de ma part.

— Le vingtième ! mais songez donc, Charles, que si la mine rapporte prochainement, comme vous paraissez le croire, ce qu'elle rapportait autrefois, ce nouvel actionnaire aura un revenu fort important.

— Je l'espère, et les parents qui lui destinent leur fille unique y comptent aussi.

— Vous avez bien fait ; cher ami, si c'était le moyen d'établir ce jeune homme ; cependant il faut convenir que vous êtes très généreux. Quelle doit être la reconnaissance de ce jeune homme !

— Il ignore encore que M. Holstein désire lui faire épouser sa fille.

— Ah çà ! c'est donc un roman ? Que me contez-vous là ?

— C'est une histoire très simple : j'ai été chargé hier, par M. et Mme Holstein, de vous dire qu'ils seraient charmés de vous avoir pour gendre.

— Moi ! c'est une plaisanterie ! La Belgique est-elle donc la terre des romans ?

— Pas précisément, mon cher, mais il y a parmi les Belges de nobles cœurs qui apprécient le mérite. M. Holstein sait que j'ai épousé Hélène sans fortune, et il ne vous croit pas plus riche que ma femme, ce qui ne l'empêche pas de vouloir vous donner sa fille unique.

— Mais alors, que parliez-vous d'intérêt, de vingtième ?

-- Monsieur mon frère, je suis votre débiteur, et il me plaît de vous témoigner ainsi ma reconnaissance. Certes, j'estime bien au-dessus de ce vingtième l'éducation que vous avez donnée à mes fils. Il convient d'ailleurs, ajouta M. de Vrières avec une expression de dignité vraiment cordiale, qu'il en soit ainsi. » Adrien tendit la main à son beau-frère : « Ce rêve charmant ne peut se réaliser, mon bon Charles ; ma mère... mes sœurs... le Petit-Château .

— Tout est convenu ; ils sont enchantés.

— Anne aussi ?

— Certainement ! À propos, j'ai à vous remettre une lettre d'elle.

— C'était donc un coup monté ?

— Tout à fait, mon ami.

— Voyons ce que dit notre sœur Anne.

« Mon petit Adrien,

« J'ai conspiré, aussi moi, pour ton bonheur. La famille qui t'apprécie si fort m'est déjà chère.

« L'autre jour, j'étais triste sans savoir pourquoi ; aujourd'hui, je vois clairement que c'est ta charmante femme qui me manquait. Mlle Marguerite est d'autant plus charmante qu'elle consent à venir habiter le Petit-Château . Maman et Marie sont très contentes. Hélène te dira elle-même ce qu'elle pense de tout ceci, mais je crois que je suis à moi seule plus joyeuse que les trois autres. Ne vas pas, cher frère, repousser les offres généreuses de Charles. La fortune est très susceptible ; si par hasard on hésite à lui ouvrir sa porte, elle va frapper ailleurs et beaucoup de gens sont disposés à lui ouvrir. Ne fais donc pas la mine à cette gracieuse déesse ; nous lui donnerons des idées raisonnables ; c'est souvent faute d'être dirigée qu'elle commet tant d'erreurs. Nous essayerons de lui enlever le bandeau qui couvre ses yeux.

« Cher Adrien, la photographie de Mlle Marguerite me plaît beaucoup, je cause avec ma belle-sœur chaque matin. Je lis dans ses yeux et dans son sourire que nous sommes d'accord pour te rendre heureux, frère bien-aimé.

« Adrien, sois aimable comme tu sais l'être quand tu veux. Soigne le nœud de ta cravate, c'est essentiel.

« Le bon docteur partage notre joie, et me charge de te le dire.

« Tu vois que les braves gens ont quelquefois leur récompense dès ce monde. C'est du reste l'opinion de Janique. « Mon bonheur, moi, mamzelle Anne, me disait-elle ce matin, c'est d'être entrée en service chez vous. »

« Adieu ! frère chéri, ne te presse pas de revenir. Tout va bien ici.

« Je t'embrasse par contrebande entre deux douaniers belges.

« ANNE. »

Non seulement cette lettre causa un vif plaisir à Adrien, mais elle lui donna un grand repos d'esprit.

Le jeune chef de famille n'osait pas songer à son avenir. Il était lié aux siens par affection et par nécessité. Que de fois, sous prétexte d'aller chasser, il allait rêver au bord d'une source discrète ou sur une montagne inaccessible à ses sœurs ! Et maintenant la fortune venait à lui : « Vraiment, se disait Adrien, le Petit-Château est enchanté ! Les larmes y sèchent, les cœurs y sont vaillants et le travail y reçoit sa récompense. »

Adrien ne dissimulait pas plus sa joie que sa reconnaissance.

L'accueil de la famille Holstein fut cordial, et la sympathie s'établit promptement entre les deux fiancés. L'enthousiasme d'Adrien lui faisait voir. sous le jour le plus favorable la ville de Charleroi, et si l'aimable compagne qu'on lui destinait n'avait pas eu la bonne grâce de consentir à venir habiter l'Auvergne, il fût volontiers resté dans ce triste et sombre séjour.

Selon Anne, il fallait se marier bien vite. M. et Mme Holstein, quoique confiants, étaient moins pressés, et ce fut seulement deux mois plus tard que le jeune ménage quitta la Belgique.

XII -- Ce que devint le Petit-Château.

Anne, qui avait tant désiré une belle-sœur, ne tarda pas à sentir une petite pointe de jalousie. Tout en admirant Marguerite, elle aurait voulu qu'Adrien s'occupât moins d'elle. « Il ne cause plus avec moi comme autrefois, se disait-elle ; ma belle-sœur est plus aimable, plus confiante que lui. » Anne, comme tous les gens jaloux, était bien convaincue qu'elle seule connaissait son mal ; mais il n'en était rien. Son frère voyait clairement ce qui se passait dans l'esprit et dans le cœur de la pauvre petite et il s'efforçait sans y réussir d'apaiser ses souffrances en redoublant de tendresse et d'attentions. Mais la jalousie est sourde et aveugle.

Cette hôtesse chagrine changea l'atmosphère paisible du Petit-Château .

Anne cachait son mal. Cependant tout le monde croyait la chère enfant revenue à la raison, lorsqu'une circonstance enleva toute illusion.

La houillère de Dampreing avait repris sa valeur, et la fortune d'Adrien s'en ressentait sensiblement.

Marguerite aimait l'Auvergne ; pourquoi le Petit-Château était-il si étroit ! Quel bonheur c'eût été pour elle de recevoir sa famille ! La jeune femme ne perdait pas une occasion de parler de ses regrets à son mari.

« Peut-être, dit un jour Adrien, trouverons-nous une propriété à notre convenance comme les de Vrières en ont trouvé une près d'ici.

-- Non, mon ami, telle n'est pas ma pensée. Le Petit-Château vous est cher à tous, je l'aime aussi, moi ! Ne serait-il pas possible de l'agrandir, d'ajouter une aile ? Chacun de nous serait largement à l'aise. J'espère qu'Anne se mariera, quoi qu'elle en dise, et alors cette chère petite sœur ne nous quitterait pas. »

Ce projet occupa les jeunes gens pendant plusieurs mois, sans qu'ils osassent en parler.

Ils gardèrent leur secret jusqu'au jour où ils achetèrent une ferme voisine et plusieurs arpents d'un vignoble très estimé.

Mme Liébert et Marie approuvèrent les projets d'Adrien. C'était une garantie de plus qu'on ne se séparerait pas. Chacun dit son mot et donna ses conseils ; M. Aubrun demandait à conserver sa chambre. Anne feignait de ne rien comprendre au plan que son frère lui présentait. Il était évident que la transformation du Petit-Château aurait ses inconvénients ; mais personne ne pouvait se douter que la jeune fille préméditât de s'éloigner. « Je disparaîtrai, se disait Anne ; rien ne sera plus facile. Ne faudra-t-il pas faire place aux maçons et à tout ce cortège bruyant d'ouvriers ? Une fois que je serai chez Hélène, en Belgique, j'y resterai !... On n'aura plus besoin de moi ici, car il y aura sans doute une femme de charge et des laquais galonnés, tandis que ma sœur de Vrières sera enchantée que je gouverne sa petite Françoise, déjà trop grande pour être confiée à des bonnes. »

Lorsqu'Adrien consultait Anne, elle approuvait tout, mais avec une indifférence affectée.

Vainement le docteur, l'ami intime, essayait-il de provoquer une confidence.

Un jour, Mlle Bravard vint surprendre ses amies à l'heure du déjeuner. Anne retrouva aussitôt sa mine enjouée. « Vous passerez la journée avec nous », dit-elle.

— Impossible, chère enfant : je vais recevoir le fils de mon oncle, qui, mieux avisé que son père, veut habiter la jolie campagne que vous connaissez.

— Vous vous en irez alors ?

— Pas du tout, Georges m'a fait promettre de rester chez lui tant que j'en aurai la fantaisie. Jupiter a reçu la même invitation.

— Mais si votre cousin n'a pas vos goûts ?

— Je me soumettrai aux siens. Mon père passera les vacances avec nous, et rien ne troublera notre petit ménage, soyez-en sûre.

— Que vous êtes heureuse !

— Et vous aussi, Anne ! Pour être heureux en ce monde, il faut s'y appliquer, c'est-à-dire accepter les peines, et même les contrariétés que la Providence nous envoie. La résignation diminue nos chagrins de moitié.

« Je vais renouveler connaissance avec mon cousin Georges Rival, un brave et gentil garçon ! Quoiqu'il ait reçu une bonne éducation, son père n'a jamais su le déterminer à faire choix d'une carrière ; il aime l'agriculture, et comme ma tante ne peut vivre qu'en Provence, mon oncle s'est décidé à confier sa propriété d'Auvergne à Georges. »

Le déjeuner fut très gai. A,nne invita Jupiter à prendre place dans un coin de la salle à manger. Elle poussa l'enfantillage jusqu'à lui attacher une serviette sous le menton, et comme la docilité de l'animal surprenait tout le monde, Ferdinande avoua que ce n'était pas la première fois que Jupiter prenait une semblable précaution pour garantir sa fourrure. Cet aveu fut l'occasion de mille plaisanteries que Mlle Bravard et Jupiter supportèrent en gens d'esprit.

« Maman, dit Anne lorsque l'heure du départ fut arrivée, permettez-vous qu'on attelle et que je reconduise notre amie jusqu'à Romagnat ?

— Certainement, chère petite, tu te trouves toujours bien d'un tête-à-tête avec notre bonne Ferdinande. »

Cocotte arriva, et ces dames montèrent gaiement en voiture. Dès qu'on fut sorti du village, Anne se jeta, tout en pleurs, dans les bras de Mlle Bravard.

« Qu'est-ce que cela signifie, chère Anne ? Vous paraissiez si contente il y a quelques instants !

— Laissons aller la voiture en avant, et reposons-nous sous ce noyer : il faut que je vous dise tout. »

Le désir d'Anne ne trouva pas d'objection.

« Le Petit-Château ... elle ne put continuer.

-- Le Petit-Château va être vendu ?

— C'est bien autre chose, vraiment ; il va devenir un grand château. Adrien est riche ; ma belle-sœur aime Chanonat, et elle veut (car c'est elle qui le veut, dit Anne avec l'accent de la passion), qu'on ajoute une aile, qu'il y ait une cour d'entrée, que sais-je encore ! Et ils ont acheté une ferme voisine ; ils ne parlent que d'agrandissement, d'embellissements.

— Je ne vois pas, chère petite amie, en quoi ces projets peuvent vous désoler si fort.

-- Comment ! vous ne comprenez pas que j'aime notre nid , comme disait papa, et que ce grand château écrasera tous les souvenirs de notre doux passé ? D'abord, je m'en irai. Il me faut une vie simple. Quand je pense que notre vieille porte va disparaître et qu'une grille permettra aux passants de voir ce qu'on fait chez nous, je suis hors de moi !

— Effectivement, Anne, je ne vous reconnais plus. Que dit votre sœur ?

— Marie ? vous savez bien qu'elle est parfaite. Tout ce qui convient aux autres lui plaît. Et pourtant, je suis sûre qu'elle aimerait mieux ne point voir la maison s'agrandir. On est heureux d'avoir un caractère ainsi fait, d'être contente de tout !

— Ce caractère n'est pas un don gratuit, Anne, la générosité, l'oubli de soi-même, conduisent à cette perfection d'humeur et de sentiments qui semble vous irriter. Puisque vous m'avez choisie pour confidente, je vous dirai toute ma pensée. Remontons en voiture : Jupiter s'ennuie. Chère petite amie, laissez-moi vous éclairer sur ce qui se passe dans votre cœur : l'agrandissement du château est un prétexte pour donner l'essor à votre jalousie.

— Je suis jalouse ?

— Oui, vous êtes jalouse de Marguerite, et même du bonheur d'Adrien.

— Non, non, pas d'Adrien, mais seulement de ma belle-sœur.

— Et pourquoi donc ?

— Parce que mon frère l'aime trop.

— Et dans quelle mesure doit-il aimer sa femme ?

-- Je ne sais pas ; mais toucher au Petit-Château , ce n'est pas avoir de cœur. Je n'y reviendrai certes pas ; ils peuvent en être sûrs.

— Il est donc vrai, reprit avec tristesse mademoiselle Bravard, que chacun de nous porte en soi un fond d'égoïsme qui flétrit nos plus nobles qualités ! Vous, Anne, jusqu'ici dévouée, charitable, aimée de tous, vous voulez restreindre la part de bonheur d'un frère qui a si dignement remplacé votre père ! Je n'ignorais pas, chère enfant, que cette passion basse avait touché votre cœur, mais je ne croyais pas qu'elle y fût entrée. »

Anne écoutait froidement son amie dont l'accent était sévère.

Quand elles furent arrivées en silence jusqu'à Romagnat, Anne dit :

« N'allons pas plus loin... je craindrais de rencontrer Mme de Sarlières.

— Adieu, chère enfant ! Je ne tarderai pas à aller vous voir. Nous reprendrons cette conversation... J'ai peut-être trouvé le moyen de tout concilier.

— Parlez, parlez bien vite, je suis si malheureuse ! »

Le regard sévère de Mlle Bravard intimida Anne ; elle garda le silence et se jeta dans la voiture.

Seule avec elle-même, la jeune fille repassa tout ce qui venait d'être dit dans ce court entretien ; l'illusion s'effaça peu à peu, et Anne, toujours de bonne foi, ne chercha plus à pallier ses torts.

« Oui, dit-elle, c'est bien cela ; je suis jalouse, et c'est affreux. Mais par quel moyen peut-elle espérer tout concilier ? Que je reste ici ou que j'aille chez Hélène, j'aurais toujours à souffrir. Pourrai-je vivre loin d'eux ? Ma mère, Marie, cette incomparable sœur, l'ami Aubrun, rien ne me consolera de l'absence de ces êtres chéris. Ferdinande a raison ; cette jalousie est une terrible passion ; elle m'a troublé l'esprit. Oh ! si Adrien savait tout cela ! quel chagrin pour lui ! »

Adrien n'ignorait rien de ce qui se passait dans la tête de sa petite sœur ; il en souffrait et il gardait le silence, attendant un retour de raison. La discrétion avec laquelle il parlait de son bonheur eût touché Anne, si elle eût été capable de réfléchir. Résolue à dominer le sentiment qu'elle venait de surprendre dans son cœur, Anne arriva insensiblement à voir les choses telles qu'elles étaient.

Elle redoubla de tendresse pour son frère et Marguerite ; ses caresses lui étaient rendues comme toujours, mais Anne, revenue à la raison, les appréciait mieux.

Ce changement d'humeur avait de l'influence sur toutes ses actions, et sa physionomie reprit son agréable expression.

Janique, dont nous connaissons le franc-parler, l'aborda un matin par ces mots : « À la bonne heure ! voilà une figure qui me plaît. Je me demandais, pas plus tard qu'hier, quel diable vous travaillait la cervelle depuis que M. Adrien est marié.

— Tu sais, Janique, que depuis la mort de mon père il m'arrive souvent d'être triste.

— Ah ben ! c'est Monsieur qui aimerait c't'air-là ! Bonté du ciel, ça ne vous va guère ! »

Anne se tira d'affaire en faisant une belle révérence à Janique.

Huit jours plus tard, Mlle Ferdinande présentait son cousin à la famille Liébert. C'était un jeune homme de vingt-sept ans, sans prétention, sachant s'intéresser de la meilleure grâce du monde à ce qui intéressait les autres. Il écouta longuement Adrien, et accepta d'aller voir les travaux de la ferme. L'enthousiasme de M. Rival pour l'Auvergne était amusant ; son album était rempli de vues bien choisies.

« Georges, montrez donc à ces dames, dit la bonne cousine, le plan des bâtiments que vous projetez de faire chez vous.

— Mais vous êtes architecte, monsieur, s'écria Marguerite en prenant l'album des mains du jeune homme.

— Je pourrais l'être, madame, mes études ont été poussées assez loin de ce côté : la charrue l'a emporté.

— Vous ne nous refuserez pas vos conseils, j'espère, pour l'agrandissement de notre manoir.

— Je suis à vos ordres, madame.

-- Eh bien ! sans tarder davantage, venez jeter un coup d'œil sur le Petit-Château , et dites-nous quel parti on peut en tirer. »

Marguerite et M. Rival quittèrent le salon ; Anne les suivit, au grand étonnement de Ferdinande.

Le jeune homme, fier de la confiance que les amis de sa cousine lui témoignaient, prononça sans hésiter l'arrêt de condamnation des deux tourelles qui étreignaient les flancs du château.

« Il faut les remplacer par deux belles pièces, élever ensuite un étage, et reconstruire deux belles tourelles, que je verrai de chez moi », ajouta-t-il en souriant.

Marguerite ayant appelé son mari, tout le monde accourut. Le plan de l'architecte fut approuvé à l'unanimité. Une seule voix réclama :

« Prenez garde, Georges, dit mademoiselle Bravard, de vous brouiller avec mademoiselle Anne qui tient à ces tourelles tout de vert habillées !

— Nous respecterons ces jolies robes, elles seront d'abord un peu courtes, mais je réponds que la fraîcheur de la vallée les aura bientôt ajustées à leur nouvelle taille.

— D'ailleurs, répondit Anne en se tournant vers mademoiselle Bravard, le plaisir d'être tous réunis vaudrait bien la peine de sacrifier ce feuillage. »

Tout le monde fut frappé de l'intérêt que témoignait Anne à un projet qui l'avait si fortement troublée. Elle-même s'en étonnait. En dépit de mille petits manèges, il lui fut impossible de se ménager quelques instants d'entretien avec son amie, mais elle lui dit adieu avec une effusion de tendresse qui surprit madame Liébert : « Tes adieux sont trop solennels, mon enfant, Ferdinande et M. Rival veulent bien venir passer la journée avec nous demain. Ton frère consultera notre voisin sur les réparations de la ferme. »

Le lendemain, Anne s'empara de son amie, et l'emmena jusqu'au bord de la petite rivière : « Eh bien ! dit-elle en prenant les mains de Ferdinande, c'est fini : le bonheur d'Adrien et de Marguerite ne me fait plus de peine. J'ai réfléchi, et j'ai honte qu'un si mauvais sentiment ait pu entrer dans mon cœur. Êtes-vous bien sûre que ce soit de la jalousie ?

— Absolument sûre, mais j'espère qu'elle ne laissera pas de traces dans l'âme si généreuse de ma bonne petite Anne.

— Croyez-vous qu'on s'en soit aperçu ?

— Ce n'est pas douteux.

— Adrien aussi ?

— Adrien le premier, et il en souffrait beaucoup.

— Que faire maintenant ?

— Rien du tout. Déjà vous n'êtes plus la même.

— Quel malheur qu'on ait deviné !

— Ce n'est pas un malheur : il est bon que vous soyez un peu humiliée : ne craignez pas, chère enfant, qu'on vous adresse un seul reproche.

— Non seulement je n'irai pas chez Hélène, mais je veux voir abattre les tourelles, avoir la tête cassée, avaler de la poussière. D'ailleurs qui soignerait notre ami en mon absence ?

— M. Aubrun ne restera pas ici pendant les réparations.

— Comment ?

— Il consent à venir chez nous avec la famille Liébert.

— Adrien et Marguerite aussi ?

— Non, ils iront en Belgique.

— Voilà un singulier arrangement ! Je suis étonnée que ma mère l'accepte.

— Pourquoi ? Rien n'est plus simple pour de bons voisins que de se prêter secours.

— Allons ! Et quand les ouvriers commenceront-ils les travaux ?

— La semaine prochaine. Georges ne remet jamais au lendemain. Il veut d'ailleurs profiter de la belle saison.

— Ma mère ne semble nullement s'effrayer de ce bouleversement, et je m'en étonne.

— Une mère n'a d'autres désirs que ceux de ses enfants ; lorsqu'elle vous verra tous bien établis, et certaine que vous ne pouvez être mieux ailleurs, sa satisfaction sera complète ; on ne changera rien à la chambre ni au cabinet de monsieur votre père. »

Anne n'insista pas davantage, quoique fort étonnée de la simplicité avec laquelle on parlait d'aller demeurer chez des voisins. M. Aubrun lui-même témoignait une certaine joie de ce changement.

« Hélas ! mon vieil ami, que gagnerez-vous à quitter le Petit-Château , puisque la lumière vous sera refusée là-bas comme ici ?

— Quoi ! n'ai-je pas les yeux de ma petite Anne ! ils sont bien à moi, j'espère !

— C'est vrai, répondit-elle en mettant un baiser sur le front du vieillard. »

On fait les préparatifs du départ ; à la grande surprise d'Anne, Janique ne témoigne point d'humeur. Adrien et sa femme partirent pour la Belgique. Mlle Bravard apparut sous un jour nouveau à ses amis. Ils s'étonnèrent de trouver la femme savante doublée d'une bonne ménagère : l'accueil qu'ils reçurent ne laissait rien à désirer.

On abattit les tourelles du Petit-Château sans tarder davantage ; leur parure fut sauvée par Julien qui gémissait tout bas de ces changements. Anne finit par trouver assez simple ce qui l'avait tout d'abord affligée. Son goût pour le jardinage ne lui permit pas de rester indifférente aux améliorations que faisait M. Rival dans son parc tout en conduisant activement les travaux de Chanonat.

Le jeune homme s'inspirait du goût de mademoiselle Anne, et il ne se passait guère de jour qu'ils ne tinssent conseil ensemble.

Trois mois plus tard, le Petit-Château ne justifiait plus son nom, ce qui n'empêche pas qu'on le désigne encore ainsi dans la vallée. Mais la prudence s'opposait à ce qu'on l'habitât immédiatement, et madame Liébert annonça à ses filles qu'elle voulait aller passer cinq ou six semaines en Belgique avant de rentrer chez elle.

Cette résolution sembla aussi étrange à Anne que la première. Pourquoi ne pas être allés tout de suite chez Hélène ?

Marie, questionnée par sa sœur, lui faisait des réponses banales qui n'éclaircissaient pas la question. Anne laissa M. Aubrun sous le toit hospitalier de M. Rival, ne doutant pas des soins que la bonne Ferdinande donnerait à son hôte.

Mme de Vrières avait retrouvé avec la fortune la gaieté de la jeunesse ; tout prospérait autour d'elle : Françoise était une charmante enfant qui rappelait sa grand-mère ; elle n'avait pas seulement hérité du charme de sa physionomie, tout annonçait qu'elle aurait ses précieuses qualités. Henri et Joseph se distinguaient à l'Université de Louvain. Le petit Pierre était encore à la maison. Sa ressemblance avec M. Liébert en faisait l'idole de sa tante Marie, qui avait des préceptes tout nouveaux pour l'éducation de ce Benjamin. L'enfant doué d'une riche nature ne souffrait pas de cette méthode, et Hélène, heureuse du bonheur que donnait ce petit être à Marie, fermait souvent les yeux sur les faiblesses de sa sœur et sur les caprices de l'enfant chéri.

Anne n'oubliait pas son vieil ami, et n'ayant pas de confidence à lui faire, elle s'inquiétait peu que ses lettres fussent lues par des yeux d'emprunt : profitons de la permission.

« Cher et respectable ami,

« Je me flatte que vous avez admiré le courage dont j'ai fait preuve en vous quittant. J'étais certaine que rien ne vous manquerait ; toutefois je suis curieuse de savoir comment vous supportez mon absence. N'êtes-vous pas un peu triste de ne plus entendre le son de ma voix ? Ne préférez-vous pas votre petit bâton de vieillesse au bras de la grande Ferdinande ? Je dois vous manquer, surtout pour égayer la soirée. Dites-moi donc que vous vous ennuyez sans moi. Comment se passent les soirées ? Hélène, son mari, la famille Holstein, sont d'une amabilité parfaite pour nous. Maman et Marie ont, selon moi, un peu trop d'à-parté avec Hélène, mais comme je ne suis pas jalouse , je vais gaiement de mon côté avec Charles qui est toujours un aimable frère. Adrien et Marguerite sont accablés de politesses. Ils dînent en ville presque tous les jours, ce qui ne me laisse pas sans inquiétude pour leur vie ; car les dîners belges ne sont pas des dîners de pattes de mouches, et le dévouement doit être à l'unisson de l'estomac pour y faire honneur.

« Il paraît que notre séjour ici sera moins long que je ne l'avais supposé.

« Mon beau-frère a un jardinier fort habile, qui me donnera des boutures précieuses. Je les partagerai entre Julien et le gros Thomas de Ferdinande.

« À bientôt donc, cher et respectable ami. Je vous embrasse de tout mon cœur, comme je le ferai en arrivant. Mille tendresses à notre bonne amie et une caresse à Jupiter.

« Votre petite ANNE. »

Que s'est-il donc passé en l'absence de la famille Liébert ?

Mlle Bravard avait déclaré à son cousin qu'il devait épouser Anne ; c'était la femme qui lui convenait.

La bonne Ferdinande développa toutes ses raisons, fit valoir les qualités de sa jeune amie mieux que ne l'eût fait une mère ; elle ne prit ni détour ni ménagement. M. Bravard lui-même avait approuvé le dessein de sa fille.

Georges écouta respectueusement sa cousine, fit quelques légères objections, afin de laisser croire à la bonne personne que cette idée de mariage lui appartenait entièrement ; mais nous n'avons aucune raison de cacher au lecteur que Georges Rival avait eu la même pensée, tandis que de son côté Mme Liébert se sentait très disposée à donner le nom de gendre au cousin de son amie.

Lorsqu'on fut d'accord sur tous les points, Mme Liébert consulta Anne, qui ne fit point l'étonnée et avoua tout simplement qu'elle avait de la sympathie pour le parent de sa chère Ferdinande.

M. et Mme de Vrières ne retinrent pas leurs hôtes. Adrien et sa femme avouèrent ne pas être étrangers à ce charmant projet.

On revint en Auvergne au commencement d'octobre, par un temps magnifique. Anne jeta un cri en apercevant les tourelles qui, ayant beaucoup grandi, étaient habillées un peu court, mais elle était sûre que l'étoffe ne manquerait pas.

Cependant la jeune fille éprouva une vive émotion en retrouvant le Petit-Château transformé. Par bonheur, Janique vint la première à sa rencontre, le sourire sur les lèvres et les larmes aux yeux, ce qui permit à Anne de chercher querelle à sa brave servante : « Tu n'as pas pleuré quand je suis partie, dis donc, et maintenant tu fais la sensible.

— Je savais bien que vous reviendriez, et puis encore que vous épouseriez M. Georges ! Voyez-vous, mamzelle, c'est aussi comme ça dans mon pays. Quand on a le bonheur à sa porte, on ne fait pas cent lieues pour aller le chercher. »

Anne s'était peut-être dit qu'elle se marierait, voilà tout. Aujourd'hui elle prévoit la douleur de la séparation, en entrant dans sa chambre, elle fond en larmes et se jette dans les bras de Marie, ne pouvant dire que ces mots :

« Te quitter !

— Oui, chère Anne, et comme les sœurs aînées sont des mamans aussi, je te dirai qu'elles ne songent qu'à marier les enfants qu'elles ont bercés. Je suis contente, bien contente, ma petite sœur, de penser que ta destinée sera unie à celle d'un brave jeune homme digne de toi et de toute notre famille. N'avais-tu pas remarqué mes petits frais de coquetterie pour ce charmant Georges ?

— Oui, j'ai bien vu que tu voulais lui plaire.

— C'était le meilleur moyen de gagner sa confiance, de l'encourager à nous visiter souvent, de lui parler de ma petite sœur comme par hasard, de faire valoir ses bonnes et aimables qualités ; il me semble que je n'ai pas trop mal réussi, qu'en dis-tu ?

— Je dis ce que j'ai toujours dit : tu es un ange de bonté. Ainsi, tu n'as pas de chagrin de ne pas te marier ?

— Pas du tout ; je t'avouerai même que j'en suis fort aise. D'ailleurs, tu sais que si par hasard je changeais d'avis, ton vieux maître d'écriture m'adore et...

— Cette plaisanterie me déplaît.

-- Eh bien ! je vais te parler sérieusement, ma chérie : sois tranquille, ma part n'est pas si mauvaise qu'on le croit ; et au lieu de me plaindre, vous devez tous vous féliciter de me voir libre. N'est-ce pas bien commode d'avoir une sœur à volonté  : Marie, viens à Charleroi ; Marie, garde la maison ; Marie, pars bien vite. Voilà ce que vous direz toujours, mes bonnes sœurs, et toujours je vous obéirai. »

Le nuage était passé : l'accent de la sœur aînée était vrai, et Anne comprit que la chère Marie serait le complément de son bonheur.

Le mariage de Mlle Liébert fut bientôt connu de tout le pays. M. et Mme de Sarlières, qui avaient pour elle une tendre affection, se réjouirent de cette bonne alliance. Laure et Elvire, étant venues passer quelques semaines à Clermont, ajournèrent leur départ.

Elvire, établie depuis plusieurs années à Paris, avait déjà perdu de sa beauté et de sa gaieté naturelle ; elle vantait cependant les plaisirs du monde, et parlait avec un certain orgueil de ses belles relations. Laure, devenue châtelaine en Poitou, se montrait plus réservée et se plaisait à rappeler les bonnes soirées de la rue de la Treille.

Elvire donna des conseils qu'on ne lui demandait pas : Anne devrait se marier à la cathédrale de Clermont. Une autre décision avait été prise le matin même ; le mariage d'Anne, serait béni dans l'église du village :

« Nous devons bien cela aux bonnes gens qui nous entourent », disait Anne.

La présence d'un père bien-aimé manquait sans doute à cette grande fête, mais chacun éprouvait le bienfait de son souvenir.

« Mère, disait Anne, papa serait content ; il me semble le voir nous bénir. Je remercie Dieu de m'avoir donné un second père, ce bon docteur à qui je dois la guérison de mes yeux ; mais quel malheur, ajouta-t-elle naïvement, qu'il ne me voie pas dans ma jolie toilette de mariée ! »

L'église est parée comme aux plus beaux jours de fête ; hommes et femmes se tiennent dehors ; tous veulent les voir passer.

La route de Clermont à Chanonat rappelle Longchamps : équipages et piétons se rendent au Petit-Château , par une de ces belles journées qu'on appelle l'été de la Saint-Martin.

L'heure a sonné, heure grave et pleine d'émotion. Anne dirige les pas chancelants de M. Aubrun ; lui, confiant dans l'avenir de sa fille d'adoption, sourit à ceux qu'il ne voit pas, mais dont il connaît les sentiments.

L'intérêt qu'avait inspiré la petite aveugle s'est reporté sur la jeune fille ; aujourd'hui, c'est à qui lui donnera une marque d'amitié.

Mlle Bravard est rayonnante de joie ; elle eût souhaité recevoir à sa table les nombreux amis de Mme Liébert, mais la mère réclama ses droits, et ce fut au Petit-Château qu'on se réunit après la cérémonie.

On n'admira pas seulement le plan de M. Rival, on le félicita aussi d'avoir quitté le Midi pour venir trouver le bonheur dans la jolie vallée de Chanonat.

Anne ne quittait sa mère que pour s'occuper du docteur ; ce jour-là encore, elle le servit et l'entoura de ses soins les plus tendres.

Mlle Bravard, inconnue de la plupart des invités, attirait leur attention ; on oubliait l'originalité de sa personne et même celle de son costume quand on connaissait la bonté de son cœur et l'élévation de ses sentiments.

Anne trouva moyen de dire à l'oreille de son amie :

« Faites-moi donc connaître ce fameux moyen de mettre en fuite la jalousie ! car... qui sait ?...

— Ne craignez rien, chère enfant : votre bonheur vous fera aimer celui des autres. »

Anne ne répondit pas ; elle serra la main de son amie et alla recevoir les compliments d'adieux.

« Passerez-vous l'hiver en Italie ? demanda Elvire.

— En Italie ! non vraiment ! yu se d'Auvergne, yu-z-ame mouon paï, e la damoura (je suis d'Auvergne, j'aime mon pays, et j'y reste). »

Appendix A

Note:
Que venais-tu chercher,
Jeune gars de la montagne ?
Que venais-tu chercher,
Si tu ne voulais pas danser ?

* *

Il ne fallait pas venir,
Jeune gars de la montagne ;
Il ne fallait pas venir,
Si tu voulais dormir.