[109] b.
L'empereur avait envoyé toute la Comédie-Française à Weimar ..... On jouait La Mort de César devant tous les souverains et princes qui d'Erfurt étaient venus à Weimar. Du spectacle, on passa dans la salle de bal .... Après avoir fait le tour de la salle, et s'être arrêté près de quelques jeunes femmes dont il [Napoléon] demandait le nom à M. Frédéric de Müller... qui avait reçu l'ordre de l'accompagner, il s'éloigna de la grande enceinte et pria M. de Müller de lui amener M. Goethe et M. Wieland .... Il alla chercher ces messieurs qui, avec quelques autres membres de cette académie, regardaient ce beau et singulier spectacle. M. Goethe, en s'approchant de l'empereur, lui demanda la permission de les lui nommer .....
»Vous êtes, j'espère, content de nos spectacles,« dit l'empereur à M. Goethe; »ces messieurs y sont-ils venus?« – »A celui d'aujoud'hui, sire, mais pas à ceux d'Erfurt.« – »J'en suis faché; une bonne tragédie doit être regardée comme l'école la plus digne des hommes supérieurs. Sous un certain point de vue, elle est au dessus de l'histoire. Avec la meilleure histoire, on ne produit que peu d'effet. L'homme, seul, n'est ému que faiblement; les hommes rassemblés reçoivent des impressions plus fortes et plus durables. Je vous assure que l'historien que vous autres citez toujours, Tacite, ne m'a jamais rien [110] appris. Connaissez-vous un plus grand et souvent plus injuste détracteur de l'humanité? Aux actions les plus simples, il trouve des motifs criminels; il fait des scélérats profonds de tous les empereurs, pour faire admirer le génie qui les a pénétrés. On a raison de dire que ses Annales ne sont pas une histoire de l'empire, mais un relevé des greffes de Rome. Ce sont toujours des accusations, des accusés et des gens qui s'ouvrent les veines dans leur bain. Lui qui parle sans cesse de délations, il est le plus grand des délateurs. Et quel style! Quel nuit toujours obscure! Je ne suis pas un grand latiniste, moi, mais l'obscurité de Tacite se montre dans dix ou douze traductions, italienes ou françaises que j'ai lues; et j'en conclus qu'elle lui est propre, qu'elle naît de ce qu'on appelle son génie autant que de son style; qu'elle n'est si inséparable de sa manière de s'exprimer que parce qu'elle est dans sa manière de concevoir. Je l'ai entendu louer de la peur qu'il fait aux tyrans; il leur fait peur des peuples, et c'est là un grand mal pour les peuples mêmes. N'ai-je pas raison, M. Wieland? Mais je tous dérange; nous ne sommes pas ici pour parler de Tacite. Regardez comme l'empereur Alexandre danse bien!«
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